Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Number 1, January-March 2019
Dossier « Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie »
Page(s) 89 - 95
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019020
Published online 28 May 2019

Introduction

Dans un contexte où les enjeux de reconnexion entre les questions agricoles et les questions alimentaires apparaissent de plus en plus présents dans les débats sociétaux et scientifiques (Maréchal, 2008 ; Bricas et al., 2013), le Brésil a été pionnier dans la manière dont certaines formes d’action publique mettent en relation production agroécologique et alimentation.

Si ce pays a mis en œuvre bien avant la France une politique agroécologique ambitieuse à l’échelle nationale – bien qu’elle ne touche que l’agriculture familiale et qu’elle soit fortement remise en question depuis 2016 – il fut encore plus pionnier dans ses politiques en matière d’accès à l’alimentation et en particulier d’alimentation scolaire. Comme le montrent certains auteurs dans d’autres contextes, les politiques publiques d’alimentation scolaire constituent un thermomètre de l’engagement d’une société en termes de développement social car elles touchent des êtres en formation, mais elles relèvent aussi d’une écologie complexe qui implique de synchroniser de multiples variables (Morgan et Sonnino, 2007). Le programme national d’alimentation scolaire brésilien, mis en place au milieu des années 1950, est la politique publique la plus ancienne en matière de sécurité alimentaire. Cette politique a connu diverses phases, avec deux bifurcations majeures. D’abord, en 1994, la décentralisation, qui se traduisit concrètement par le transfert de la gestion aux États (le Brésil est une fédération d’États) et communes mais aussi par une nouvelle liberté de choix dans l’acquisition des produits (alors qu’auparavant une liste de produits était définie au niveau national) permettant une réorientation vers les produits locaux et issus de modes de production plus durables comme l’agroécologie (Melão, 2012). Ensuite, en 2009, l’obligation de consacrer au minimum 30 % des fonds à l’acquisition de produits issus de l’agriculture familiale1.

Le programme national d’alimentation scolaire (Programa Nacional de Alimentação Escolar, PNAE) touche à l’échelle du pays 42 millions d’élèves de l’enseignement public, 5 570 communes, 161 991 écoles, un investissement de 4,15 milliards de reais et une part de produits issus de l’agriculture familiale de 24,8 % en 2017. Au Paraná, il s’agit de 1,1 million d’élèves, inscrits dans 2 340 écoles dans les 399 communes de l’État (programme d’État d’alimentation scolairePrograma Estadual de alimentação Escolar – PEAE). En 2018, l’approvisionnement de la restauration scolaire par l’agriculture familiale représente 13 300 tonnes de produits (sur un total de 23 800 tonnes), 53 millions de reais (sur un total de 117 millions), et repose sur environ 150 coopératives et groupements agricoles, soit près de 22 000 agriculteurs familiaux (environ 8 % de l’ensemble de ceux du Paraná). Les produits de l’agriculture familiale représentent ainsi 55 % de la quantité totale d’aliments utilisés dans l’alimentation scolaire, faisant du Paraná l’État brésilien qui acquiert le plus de produits de l’agriculture familiale pour ses écoles (Fundepar, 2018).

La part de produits biologiques dans l’ensemble des produits de l’agriculture familiale est passée de 6 % à 14 % entre 2011 et 2018 (voir Tab. 1). À noter que le volume acquis (qu’il s’agisse de produits biologiques, de l’agriculture familiale et du total) a fortement diminué à partir de 2015, comme cela a été le cas à l’échelle nationale, à cause du coup d’arrêt donné à ces politiques. Au Paraná, l’État a pris le relais des financements fédéraux pour relancer ces programmes, ce qui a permis en 2018 de quasiment rattraper le niveau de 2014 pour le volume global, et de le dépasser pour les produits de l’agriculture familiale et biologique (Stolarski, 2014).

Faisant le pari que l’expérience de la politique de l’alimentation scolaire dans l’État du Paraná pouvait offrir des pistes de réflexion plus large sur les enjeux de reconnexion entre les questions agricoles et les questions alimentaires, nous avons demandé à deux de ses protagonistes de confronter leur point de vue autant sur le caractère pionnier de cette politique que sur sa capacité à contribuer à une telle reconnexion entre agriculture et alimentation.

Tab. 1

Évolution des achats de produits biologiques dans le PNAE – Paraná en volume entre 2011 et 2018.

Entretien : L’alimentation scolaire au Paraná

Au moment de notre entretien, en 2016, Márcia Cristina Stolarski était en charge, au niveau du secrétariat d’État à l’éducation du Paraná, de la coordination des programmes d’alimentation scolaire. Nutritionniste diplômée de l’Université Fédérale du Paraná (UFPR-Universidade Federal do Paraná), elle a réalisé, pour son diplôme de maîtrise en politique de développement (Stolarski et Castro, 2007), un travail de spécialisation analysant l’application des programmes alimentaires dans tous les États brésiliens.

Carlos Alves de Souza est gérant de la coopérative de producteurs Coaprocor (Coopérative de producteurs située à Corumbataí do Sul, petite ville de 4 000 habitants du Centre-Ouest du Paraná), qui a été créée en 1997 et rassemble aujourd’hui plus de 1 000 producteurs. Fondée à l’origine pour accompagner la reconversion de producteurs de café, après l’important gel de 1975 qui a détruit les récoltes, vers la production fruitière, l’association de producteurs devenue ensuite coopérative est montée en puissance graduellement. Depuis 2012, elle travaille avec les programmes publics d’alimentation scolaire et d’acquisition d’aliments. Les producteurs sont des « agriculteurs familiaux » (surfaces de l’ordre de 5 ha), pour 14 % d’entre eux en agriculture biologique à l’heure actuelle.

Claire Lamine et Moacir Roberto Darolt : Le Paraná apparaît comme l’un des États pionniers dans la mise en œuvre du PNAE. Quelles furent les principales étapes et conditions de déploiement de ce programme ?

Márcia Cristina Stolarski : Dans ce nouveau contexte, il était nécessaire de rapprocher les administrations et services en charge de l’éducation et de l’agriculture au niveau de l’État du Paraná. Au début, des responsables du secrétariat d’État à l’Éducation, de l’extension rurale (conseil agricole) et du Ministère du Développement Agraire ont organisé des réunions dans les différentes régions du Paraná pour que les techniciens de l’éducation et du conseil agricole comprennent la nouvelle législation et les processus d’achat publics qui allaient être mis en œuvre.

Il est important de rappeler qu’avant 2010, le secrétariat d’État à l’Éducation n’avait jamais acheté d’aliments périssables, et jamais eu recours à des coopératives ou associations de producteurs. Dans la pratique, certaines écoles se procuraient parfois quelques produits auprès des agriculteurs locaux, mais pas selon un mode institutionnalisé.

Dans une deuxième étape, nous avons réalisé un diagnostic de la production disponible au Paraná, avec les techniciens de l’Emater (Instituto Paranaense de Assistência Técnica e Extensão Rural – Institut d’Assistance Technique et d’Extension Rurale du Paraná)2. Cette étape de diagnostic fut fondamentale, car nous avons constaté que cela serait impossible d’acheter les mêmes aliments dans toutes les régions de l’État du Paraná. Il y avait globalement une grande diversité de produits, des spécificités importantes selon les régions, et une absence de certains produits dans certaines régions. Autrement dit, chaque région avait ses caractéristiques propres. Nous avons ainsi compris qu’il fallait une flexibilité dans les catégories d’aliments à acheter.

La troisième étape fut le développement d’un outil informatique pour faciliter le processus de soumission des offres sur le marché public, ce qui fut fait en 2010. Il y a au Paraná 399 communes, 1 100 000 élèves, 2 340 écoles, une saisonnalité des produits, un grand nombre de facteurs qui interagissent dans la production et la distribution, et divers critères de classification pour la commande publique. De ce fait, un processus manuel aurait pris beaucoup de temps à tout le monde. Ce problème fut solutionné avec le développement de cet outil permettant aux coopératives ou aux associations de producteurs d’enregistrer leurs propositions sur internet, et ensuite aux services de l’État, de produire une classification en accord avec les critères définis. L’outil informatique a été conçu pour que le processus d’enregistrement soit très simple, afin que les agriculteurs et les coopératives n’aient pas de difficulté à établir leurs offres. Cet outil reste unique à l’échelle nationale.

Dans l’appel d’offres de cette année, en plus d’avoir mis au point un tutoriel expliquant pas à pas comment établir et enregistrer l’offre, nous avons aussi proposé une option de géo-référencement pour faciliter le repérage des écoles et le calcul des distances pour les coopératives et les producteurs. Dans les premiers appels d’offres, certaines coopératives faisaient des offres et ensuite se désistaient, parce que le lieu de livraison s’avérait très lointain. C’est pourquoi dans la nouvelle version, nous avons introduit une option qui permet de voir la distance entre la coopérative et l’école, par géo-référencement, ce qui permet de mieux étayer la prise de décision. L’idée est de fournir le maximum d’information pour que les propositions faites soient les plus sûres possible.

C.L. et M.R.D. : Quels sont les critères de sélection et comment ceux-ci traduisent dans la pratique les principes d’équité ?

Márcia Cristina Stolarski : Au début nous avons eu beaucoup de difficultés, parce que la législation, établie au niveau fédéral, était très ambivalente, et générait des interprétations ambiguës. Par exemple, cette législation disait que la priorité, c’était l’origine locale, le bio, les assentados (communautés d’agriculteurs issues de la réforme agraire), les indigènes et les quilombolas (communautés rurales issues de descendants d’esclaves). Dans la première version de cette législation, tout était prioritaire ! Comme nous devions mettre en place concrètement le système, il fallait que nous priorisions les priorités ! Nous avons décidé que le premier critère devait être l’origine locale, ensuite le type d’agriculteurs (assentados, indigènes et quilombolas), enfin le bio. Ce que nous avons mis au point ici au début, fut d’ailleurs finalement incorporé dans la législation fédérale.

Il n’y a pas de mise en concurrence par le prix, les critères de sélection sont ceux que je viens de citer. En termes d’origine, la première priorité est le local, s’il n’y en a pas, on cherche des produits de la région, ensuite de l’État, voire d’un autre État. Il y a ainsi 4 niveaux : local, régional, Paraná, extérieur. Ce système de classement est intéressant, car le plus important est d’avoir des produits venant de l’agriculture familiale. En 2015, il y a 154 coopératives et associations qui ont participé, et 148 qui ont été retenues.

Comme le Paraná était pionnier dans l’application de la législation, nous avons eu l’opportunité d’observer où étaient les trous et les difficultés et où il fallait ajuster. Une des difficultés fut de définir ce qui est « local ». Le local est prioritaire, mais quels sont les critères pour considérer qu’une coopérative est « locale » ? Dans les premiers appels d’offres publics, on prenait en compte le siège de la coopérative ou de l’association. On a alors remarqué que certaines coopératives installaient leurs sièges dans la commune où elles voulaient livrer (notamment en fonction des facilités d’accès), même si elles n’avaient pas d’agriculteurs dans cette commune. Dans les appels d’offres suivants, on a commencé à prendre en compte la commune où les agriculteurs étaient réellement implantés, et maintenant, la coopérative doit préciser le nombre de ses agriculteurs présents sur la commune. On essaie de rendre le système plus juste.

Nous avons aussi eu des difficultés face au critère favorisant les communautés indigènes et quilombolas. Là aussi, nous avons vu que certaines coopératives commençaient à chercher des indigènes ou des quilombolas pour les enregistrer chez elles et être ainsi classées comme prioritaires. Nous avons alors ajusté les règles : désormais, pour que la coopérative soit considérée comme prioritaire, il faut qu’elle ait au moins 50 % de public prioritaire (indigènes, quilombolas, assentados). Ce critère a ensuite été repris par la législation fédérale en 2013.

Un des défis est d’approvisionner toutes les écoles, régions et communes de l’État avec tous les groupes d’aliments. À partir de 2016, dans le groupe d’aliments correspondant aux jus de fruits, nous avons réussi à approvisionner toutes les écoles du Paraná. Cela a été le premier groupe pour lequel nous sommes parvenus à un approvisionnement généralisé. Progressivement, les coopératives et les associations se professionnalisent et améliorent leur organisation logistique. Elles peuvent choisir les communes et les écoles où elles sont réellement capables de livrer ; mais c’est aussi pour cela que quelques communes et écoles restent encore non approvisionnées pour certains types de produits.

Une des innovations que nous avons introduites dans l’appel d’offres de 2015 est liée aux pratiques agricoles, au respect de l’environnement et à la santé : nous exigeons des coopératives et des associations qui utilisent des intrants chimiques, qu’elles déclarent explicitement n’employer que les produits autorisés pour les cultures concernées et dans le respect de la réglementation. L’objectif est de favoriser une prise de conscience quant à l’utilisation de ces produits.

C.L. et M.R.D. : Quel est l’impact du PNAE pour les agriculteurs et leurs associations et coopératives ?

Carlos Alves de Souza : Je travaille à la Coaprocor, à Corumbataí do Sul. Il y a 20 ans, c’était une région où nous produisions du café. La coopérative a commencé sous forme d’association en vendant du café, mais il y a eu des problèmes de gel et une baisse des prix. Nous avons alors planté du maracujá (fruit de la passion) pour que les exploitations s’en sortent. Nous avons commencé en 1997 avec 10 producteurs, et nous avons augmenté chaque année, maintenant nous avons plus de 1 000 coopérateurs. Il y a encore du café, mais en petite quantité, bien moindre que les fruits. On produit maintenant du fruit de la passion, du kaki, des figues, du raisin, des fraises, de l’acerola, de la goyave, des oranges, de l’ananas, etc.

L’association a évolué en coopérative en 2009, parce que nous voulions développer la transformation, accéder aux commandes publiques, et aussi vendre à des industries. Par exemple, on fournit des semences de fruit de la passion pour Natura, une grande entreprise de cosmétique brésilienne, qui exige que le contrat soit avec une coopérative, pour des raisons de fiscalité.

Nous avons commencé à construire une unité de transformation en 2005, en partie grâce aux financements issus de la vente au programme d’alimentation scolaire. Nous avons pu le faire parce que nous avions ce débouché, nous aurions eu beaucoup de mal sans cela, car le marché des fruits transformés est très difficile d’accès au Brésil. L’agriculture familiale n’a pas un niveau d’organisation suffisant pour cela. Le marché institutionnel nous a permis d’avoir un contrat et une sécurité, c’est à ce moment-là que nous avons pu commencer notre industrialisation.

De façon générale, le marché institutionnel est plus facile que le marché « privé », il permet une planification de la production, les prix sont très bons, ils n’oscillent pas. Nous avons un contrat, une régularité sur l’année, ce qui permet au producteur de planifier la production et les plantations, c’est très avantageux pour lui.

Le marché institutionnel a aussi facilité l’augmentation de la production biologique. De nombreux producteurs évoluent vers le processus de certification de leur exploitation, nous avons déjà 30 % des fermes qui sont certifiées en agriculture biologique. À l’échelle de la coopérative, nous avons déjà 8 produits pour lesquels nous avons une production certifiée bio.

C.L. et M.R.D. : Quel est l’impact de ce processus de certification pour les agriculteurs ?

Carlos Alves de Souza : Pour les agriculteurs, la certification a un impact sur leurs pratiques. Nous nous sommes rendu compte qu’elle permet de mieux valoriser les produits, avec un écart de prix de 30 % garanti pour l’alimentation scolaire. En outre, avec le processus de certification, nous abordons une série de questions liées à la préservation de l’environnement, cela favorise une prise de conscience des enjeux sociaux, cela génère une diversité de bénéfices pour le producteur.

En dehors de la certification, il y aussi des techniques biologiques que nous utilisons déjà dans les systèmes conventionnels, comme le compostage et le contrôle du puceron, par exemple. Nous employons aussi le contrôle biologique. À la place des produits chimiques, nous utilisons, par exemple, la bouillie bordelaise qui est autorisée en agriculture biologique. Ainsi nous avons beaucoup réduit l’usage des intrants chimiques. Nous avons un carnet de traitement pour tous les coopérateurs, où ils doivent noter tout ce qu’ils utilisent, et éventuellement justifier la non-disponibilité d’un produit, car ils doivent seulement employer les produits de faible toxicité.

Márcia Cristina Stolarski : En 2014, le secrétariat d’État à l’Éducation a mis à disposition toutes ses statistiques pour une équipe universitaire, car nous voulions savoir si la politique que nous mettions en œuvre avait des effets positifs sur l’économie locale. L’analyse de ces économistes a montré des choses intéressantes.

C.L. et M.R.D. : Est-ce qu’il existe un risque de dépendance des producteurs par rapport aux programmes publics ? Que deviendraient ces producteurs par exemple, si les programmes s’arrêtaient ?

Carlos Alves de Souza : Bien sûr, il y a une dépendance réelle, mais nous essayons en permanence de chercher d’autres débouchés. Malgré tout, si ces programmes s’arrêtaient, cela nous poserait vraiment de gros problèmes. L’idéal, ce serait que ce marché institutionnel se maintienne car c’est un marché important, même si en parallèle nous cherchons à développer l’exportation, les marchés privés, les supermarchés. Ce programme public, grâce au contrat, permet aux coopératives de planifier la quantité à produire et de se développer. Jusqu’à ce que ce programme soit mis en place, nous avions très peu de coopératives d’agriculteurs familiaux organisées au Paraná. La majorité d’entre elles se sont créées pour approvisionner le marché institutionnel, dont elles sont dépendantes. Dans notre coopérative, nous souhaitons arriver à ce que 30 % des produits soient destinés au marché institutionnel, aujourd’hui nous en sommes à 50 %. Au début, en 2012, 100 % de notre production de pulpe de fruits était destinée au marché institutionnel (Programme d’acquisition alimentaire – Programa de Aquisição de Alimentos – PAA). Les fruits frais se vendent davantage sur le marché libre (marchés de gros et autres). Aujourd’hui, nous essayons de réduire la dépendance au marché institutionnel pour une question de survie. Ainsi, actuellement, nous démarchons des chaînes de supermarchés, d’entreprises, et nous commençons à exporter en Allemagne. Je suis allé à la Biofach3 et nous sommes en train de négocier sur de la pulpe de fruits congelée, c’est notre principal produit exporté. Aujourd’hui, la proportion de vente de pulpe de fruits sur le marché institutionnel est descendue à 50 %. Nous cherchons d’autres marchés, mais l’alimentation scolaire reste très importante pour nous.

C.L. et M.R.D : Le marché institutionnel ne génère-t-il pas de la concurrence entre les coopératives ?

Carlos Alves de Souza : Si, bien sûr, il y a de la concurrence sur le marché institutionnel. Dans l’appel d’offres lui-même, il existe quelques critères qui montrent que le gouvernement est de plus en plus attentif à ce que les producteurs locaux soient avantagés. Ce processus fait que les coopératives changent progressivement de débouchés, parce que d’autres coopératives s’organisent pour approvisionner le marché institutionnel et qu’elles ont des droits (assentados, quilombolas, etc.). Pour moi, c’est un processus normal, c’est laisser de l’espace aux autres.

C.L. et M.R.D. : C’est une vision plus collective de la transition ?

Carlos Alves de Souza : Oui, c’est ouvrir le chemin et ensuite laisser les autres entrer, mais ce processus n’a été possible que parce que nous avons d’abord ouvert ce marché pour que d’autres puissent ensuite entrer.

C.L. et M.R.D. : Comment les différentes institutions et politiques publiques sont-elles engagées dans la mise en œuvre de ce programme ?

Márcia Cristina Stolarski : Nous entretenons un partenariat très solide avec l’Emater et le secrétariat à l’Agriculture. Dans les premières années, leurs techniciens ont collaboré avec les agriculteurs pour la programmation, l’élaboration de la proposition et la mise en adéquation de la production. L’appui technique est fondamental pour le succès de cette politique.

Avec le secrétariat à la Santé aussi, nous entretenons une bonne relation. Nous procédons avec eux au contrôle de la qualité des aliments achetés aux agriculteurs familiaux. En outre, avec la Pastorale de l’enfance, une ONG qui travaille sur la nutrition infantile, les techniciens de l’Emater accompagnent des écoles pour encourager la production dans les jardins scolaires.

Mais surtout, il existe une forte articulation avec la politique de sécurité alimentaire parce que depuis 2005, l’alimentation scolaire est l’un des deux axes structurants de la politique nationale de sécurité alimentaire et nutritionnelle (Política Nacional de Segurança Alimentar e Nutricional), et ce aussi à l’échelle de l’État du Paraná. Nous participons aussi au conseil régional de sécurité alimentaire et nutritionnelle et à la chambre intersectorielle de sécurité alimentaire et nutritionnelle, instance officielle régionale qui réunit des représentants de tous les secrétariats qui mettent en œuvre les politiques de sécurité alimentaire et nutritionnelle. C’est un espace important pour l’articulation des politiques gouvernementales.

C.L. et M.R.D. : Quels liens au territoire essayez-vous d’établir au travers de ces politiques ?

Márcia Cristina Stolarski : Le respect des habitudes alimentaires locales est un aspect très important du programme. Depuis 1997, nous avons compris la nécessité d’élaborer des programmations différenciées, et on a ainsi créé différentes listes types d’aliments selon les régions, parce que nous avons observé que les pratiques alimentaires étaient différentes. Le Paraná est formé de beaucoup d’ethnies différentes, et cela se reflète directement dans les préférences alimentaires. Nous le voyons de manière très marquée dans le cas du feijão (haricot, base de l’alimentation brésilienne). Dans la région Nord et Nord-Ouest du Paraná, on consomme le feijão carioca, comme dans l’État de São Paulo (au nord), alors que dans la région Sud et Sud-Ouest, on préfère le feijão noir, comme dans les États de Santa Catarina et Rio Grande do Sul (au sud). Dans la région centrale, de Curitiba et du littoral, les deux types sont acceptés. Nous avons fait une recherche et nous avons mis au point une carte, ce qui a permis de mieux ajuster les programmations.

Une autre situation bien différenciée concerne la préférence pour les préparations salées. Les élèves issus de familles à bas niveau de ressources préfèrent celles-ci au sucré, parce que souvent, ils ne mangent pas assez à la maison. L’alimentation scolaire représente dans ces cas, un argument fort pour attirer ou maintenir les élèves dans les écoles. Dans d’autres endroits, les élèves préfèrent plutôt un goûter (sucré). Avec ces programmations différenciées, nous avons réussi à nous ajuster à ces particularités. Les écoles elles-mêmes choisissent le type d’aliments qu’elles veulent. Il y a aussi une liste type pour les écoles qui n’ont pas d’infrastructure pour cuisiner. Cette adaptation a été rendue possible par la décentralisation du processus, qui facilite le respect des cultures alimentaires.

C.L. et M.R.D. : Quel est le rôle de la société civile dans le programme ?

Márcia Cristina Stolarski : La loi de 19944 a introduit un principe de décentralisation des fonds pour l’alimentation scolaire, qui sont transférés aux États et aux communes qui deviennent alors les « entités exécutrices », et elle a également entraîné la mise en place d’un dispositif de contrôle social sous la forme du conseil de l’alimentation scolaire (CAE – Conselho de Alimentação Escolar) qui a dû être institué dans toutes les communes, puisque c’est un prérequis pour l’obtention des fonds. Ces conseils sont composés de 7 représentants de la société civile, des personnels de l’éducation, des élèves, des parents d’élèves et du pouvoir exécutif. La société civile participe donc au travers de ce conseil.

Carlos Alves de Souza : Moi je suis aussi producteur, je produis des fruits, et ma fille mange les fruits que je produis. Le PNAE est donc très important parce que cette politique présente deux avantages : en plus d’offrir des meilleurs prix aux agriculteurs, nous avons des aliments plus sains et qui viennent de plus près. Je vois dans les écoles les élèves qui ont pour la première fois de la pulpe dans les jus de fruits 100 % naturels, ils aiment beaucoup. Quand la fin de la période de production arrive, ils sont déçus. Auparavant, ils n’avaient que des jus industriels.

C.L. et M.R.D. : Quels sont les problèmes et difficultés majeurs avec ces programmes ?

Márcia Cristina Stolarski : Pour le PNAE, le gouvernement fédéral transfère le même montant (R$ 0,30/élève) qu’il s’agisse d’aliments de l’agriculture familiale ou non, de l’agriculture biologique ou non. Mais les aliments de l’agriculture familiale et/ou biologique sont plus chers. Le montant que nous recevons du gouvernement fédéral diminue, parce que le nombre d’élèves diminue, mais le pourcentage d’aliments de l’agriculture familiale et/ou biologique augmente. Il faudrait que nous ayons des montants différenciés pour l’acquisition d’aliments de l’agriculture familiale et biologique, pour que nous puissions augmenter ces achats.

Concernant le PAA, les ressources financières diminuent, du fait de la situation économique du pays. Les contrats des coopératives avec le PAA ont été réduits. Beaucoup de fils d’agriculteurs qui avaient quitté la ferme sont revenus en pensant qu’il y avait un débouché sûr, et maintenant de nouveau, les choses changent. Nous sommes à un tournant.

Carlos Alves de Souza : Ce qui est compliqué pour les agriculteurs, c’est d’accéder à ces programmes. Pour le PNAE, il y a plus de ressources, mais pour le PAA, il y a beaucoup de difficultés, pour faire passer les projets.

Conclusion

Cet entretien a été réalisé début 2016. Les fragilités potentielles soulignées ici se sont révélées tout à fait réelles dans le contexte difficile que vit le pays. Ainsi, pour des raisons qui restent peu explicites, le gouvernement du Paraná a inversé les critères de priorité dans l’appel d’offres de 2016, faisant passer le critère du nombre de producteurs avant les autres. De ce fait, l’association qui livrait les légumes pour les écoles de la ville de Curitiba (Coaopa, Cooperative pour le développement de l’agroécologie du Paraná, issue de l’Aopa, association créée dès 1995 – voir article Lamine et al. dans ce numéro) a perdu ce marché, qui correspondait à environ 60 tonnes de produits par semaine, une situation fragilisant évidemment fortement les producteurs qui ont certes d’autres circuits, comme les marchés biologiques de la ville, mais dont la capacité d’absorption reste bien moindre. La Coaopa a toutefois retrouvé ce débouché en 2018.

Par ailleurs, l’État du Paraná a mis en place en 2018 un groupe de travail intersectoriel, qui associe des institutions publiques de l’État et des organisations de la société civile dans l’objectif d’aller vers une alimentation scolaire 100 % biologique d’ici à 2030 dans le réseau d’éducation publique de l’État, ce qui suggère que des politiques conduites à l’échelle régionale peuvent en partie compenser les orientations prises à l’échelle nationale.

Références


1

Loi no 11 947/2009 sur l’alimentation scolaire.

2

Entreprise d’appui technique et d’extension rurale publique, qui joue un rôle équivalent à celui des chambres d’agriculture en France

3

Biofach est considéré comme le plus important salon professionnel international totalement dédié à l’alimentation biologique et naturelle et se tient annuellement à Nuremberg en Allemagne.

4

Loi no 8 913/1994 sur le système municipal d’alimentation scolaire.

Citation de l’article : Stolarski M.C., Alves de Souza C., Darolt M.R., Lamine C., 2019. Initiatives et politiques agroécologiques à l’échelle territoriale : le cas de l’alimentation scolaire au Paraná. Nat. Sci. Soc. 27, 1, 89-95.


© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019

Liste des tableaux

Tab. 1

Évolution des achats de produits biologiques dans le PNAE – Paraná en volume entre 2011 et 2018.

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