Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Numéro 4, October-Decembre 2018
Page(s) 454 - 462
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019010
Publié en ligne 22 mars 2019

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019

Les champs de l’écologie industrielle (EI), de l’écologie territoriale (ET) et de l’écologie industrielle et territoriale (EIT) regroupent de nombreux travaux menés dans des communautés scientifiques distinctes qui étudient les interactions société-nature dans une perspective de transition vers un développement soutenable1. Nous utiliserons la dénomination « EI, T » pour désigner ces champs. Les 13 et 14 avril 2017 se sont tenues les premières « Rencontres doctorants et jeunes chercheurs en écologie industrielle, écologie territoriale et écologie industrielle et territoriale » à l’Université de technologie de Troyes (UTT). Rassemblant 28 chercheurs d’horizons disciplinaires variés, cet évènement a permis de questionner les fondements épistémologiques de ces champs ainsi que l’interdisciplinarité qui en découle, en vue d’enrichir les recherches menées et de fédérer un réseau de jeunes chercheurs2.

Structuration d’une communauté francophone

Émergeant au début des années 1990 aux États-Unis, l’écologie industrielle s’inscrit dans la continuité des travaux qui ont été menés depuis les années 1960 sur la prise de conscience de l’impact grandissant des activités humaines sur l’environnement. La communauté internationale, principalement nord-américaine, dans un premier temps, s’est progressivement institutionnalisée au cours des années 1990 à travers la publication de rapports et d’articles scientifiques (Wernick et Ausubel, 1997), l’organisation de conférences internationales et, en 1997, le lancement de la première revue dédiée, le Journal of Industrial Ecology (MIT Press), puis, en 2001, la création de l’International Society for Industrial Ecology (ISIE). En France, la première conférence scientifique européenne en écologie industrielle est organisée en 1999 par l’UTT. Les actes ont été publiés dans l’ouvrage dirigé par Dominique Bourg et Suren Erkman (2003), Perpectives on industrial ecology. En 2001, D. Bourg fonde le Centre de recherches et d’études interdisciplinaires sur le développement durable (CREIDD), la première équipe en France à consacrer ses travaux à l’écologie industrielle. En partenariat avec plusieurs grands groupes industriels, le CREIDD inaugure, en 2005, à l’UTT, la chaire d’écologie industrielle, puis publie à partir de 2007 les Cahiers de la chaire d’écologie industrielle. De 2007 à 2009, Nicolas Buclet, nouveau directeur du CREIDD, coordonne un atelier de réflexion prospective sur l’écologie industrielle (ARPEGE), financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et réunissant une pluralité d’acteurs (associations, entreprises, bureaux d’études, universitaires), qui a pour objectif de cadrer le champ de l’écologie industrielle en proposant une définition et des perspectives en termes de recherche (Buclet, 2009).

Suite à cet atelier, deux projets de recherche financés par l’ANR sont lancés, qui associent des membres du consortium d’ARPEGE. D’une part, le projet COMETHE (2008-20113), coordonné par l’association Orée, avait pour objectif de concevoir des outils d’aide à la décision pour la mise en œuvre de l’écologie industrielle sur un parc d’activité ou un territoire. D’autre part, le projet CONFLUENT (2009-20134), sous la direction de Sabine Barles, proposait de contribuer à une meilleure caractérisation du métabolisme, mais également à une réflexion d’ensemble sur les modalités de la gouvernance des flux et l’élaboration de projets de territoires coconstruits. Le projet CONFLUENT marque surtout l’émergence du champ de l’écologie territoriale. Un séminaire dédié est organisé en 2012 par S. Barles et N. Buclet au CNRS, à Paris, afin de fédérer une communauté de chercheurs. Cette même année, ont lieu à Troyes les premières RFEIT (Rencontres francophones d’écologie industrielle et territoriale), ainsi que la première édition du COLEIT (Colloque interdisciplinaire sur l’écologie industrielle et territoriale5) organisée par Sabrina Brullot et Guillaume Junqua (Junqua et Brullot, 2014 ; Brullot et Junqua, 2017), là aussi, dans l’optique de fédérer une communauté de chercheurs sur la thématique de l’EIT. Les RFEIT et le COLEIT seront réitérés en 2014, puis le RFEIT une nouvelle fois en 2016.

D’autres initiatives émergent, témoins de la dynamique de recherche enclenchée. En 2013, un colloque sur la thématique du lien entre écologie industrielle et écologie politique est organisé à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, par Arnaud Diemer, Catherine Figuière et Marilys Pradel (2015). La même année, une école thématique du CNRS se tient à Aussois sur l’écologie territoriale, organisée par S. Barles, Josette Garnier et N. Buclet (Buclet, 2015a). À noter qu’il y a souvent porosité entre les participants à ces événements, tour à tour étiquetés EI, ET ou EIT. Il est également intéressant de souligner l’évolution des relations entre les mondes académique et de l’entreprise. Très étroites lors des premières manifestations, elles se sont peu à peu relâchées, donnant lieu à l’organisation de conférences distinctes. Les RFEIT sont désormais dédiées aux acteurs professionnels, tandis que le COLEIT rassemble essentiellement des chercheurs du monde académique.

Pourquoi une rencontre jeunes chercheurs en EI, T en 2017 ?

Après une vingtaine d’années de réflexions autour de ces thématiques, il y a, aujourd’hui, une nouvelle génération de chercheurs – doctorants, post-doctorants – qui arrive à maturité et entend se structurer. Les différentes dénominations – EI, EIT, ET – témoignent de clivages et de divergences de points de vue ayant émergé entre les auteurs et courants à l’initiative de cette communauté francophone. De plus, la montée en puissance de l’économie circulaire, notamment à travers des politiques publiques, soulève de nouveaux questionnements scientifiques.

Cela oblige la communauté de l’EI, T à se repositionner. D’une part, parce que cette dernière pourrait voir une nouvelle traduction politique de ses travaux et recommandations. D’autre part, parce qu’à l’inverse, pourrait advenir à l’occasion de cette reconnaissance de l’économie circulaire une marginalisation de cette communauté de l’EI, T.

L’objectif de ces rencontres était donc de comprendre les clivages entre les différentes dénominations, de les dépasser et de structurer un réseau de doctorants et jeunes chercheurs en EI, T. Reflétant des enjeux forts, les questionnements épistémologiques et ontologiques, ainsi que l’interdisciplinarité qui en découle, sont apparus comme les éléments incontournables pour renouveler le dialogue entre chercheurs en vue de la structuration d’une communauté.

Synthèse des interventions sur les fondements épistémologiques en EI, T

Quatre interventions liminaires de scientifiques – comprenant deux économistes et deux géographes/aménageurs – ont permis d’aborder les réflexions épistémologiques suivant différents angles.

Aperçu historique du champ de l’EI

Lors de la première intervention, Franck-Dominique Vivien (Université de Reims Champagne-Ardenne) est revenu sur les fondements de l’écologie industrielle. Puisant dans les concepts de l’écologie scientifique et les principes de l’industrie, l’écologie industrielle apparaît dans les années 1960 et 1970. Toutefois, sa médiatisation et son opérationnalisation interviennent à la fin des années 1980, avec la publication de l’article de Frosch et Gallopoulos (1989), dans un contexte marqué par la publication de l’ouvrage Sustainable development of the biosphere (Clark et Munn, 1986) et du rapport Brundtland (World Commission on Environment and Development, 1987) ainsi que par la tenue du Sommet de Rio (1992). Plusieurs membres fondateurs de l’écologie industrielle se trouvent engagés dans ces évènements. À ses débuts, la question des disciplines ne se pose pas tellement dans ce nouveau champ, ni celle de l’épistémologie, l’objectif étant d’apporter des réponses concrètes à des problèmes environnementaux complexes en faisant appel à un ensemble de principes d’action et d’analyses (métabolisme, optimisation des ressources, analyse de cycle de vie, etc.). C’est aussi une façon de relégitimer les entreprises et l’industrie, dont on a beaucoup souligné la responsabilité dans la crise environnementale. Dans un premier temps, cette nouvelle communauté est plutôt portée par des ingénieurs, comme Braden Allenby, prônant une approche technocentrée ne remettant pas fondamentalement en question l’économie de marché dans laquelle elle s’inscrit (durabilité faible). Peu à peu, les chercheurs en sciences humaines et sociales se sont emparés du sujet de l’écologie industrielle, interrogeant les modes de consommation et de production actuels (y compris dans une perspective de durabilité forte) et portant une attention particulière à l’intentionnalité des acteurs dans les démarches d’écologie industrielle.

Critiques de l’écologie industrielle

Comme tout champ en construction, des questions sont restées en suspens au terme de cette première intervention : quel est le modèle des sciences naturelles à mobiliser ? Quelle est la place de l’humain dans les modèles et raisonnements de l’EI, T ? Comment se fait-il que l’EI ait une position aussi ambiguë vis-à-vis du développement durable, avec des argumentaires peu détaillés sur la position entre durabilités faible et forte ? Une des difficultés rencontrées par les chercheurs en écologie industrielle provient du passage du modèle (voire de l’analogie, de la métaphore) à l’action. Pour illustrer ce point, l’exemple du bouclage de flux de matière et d’énergie, qui est parfois classé au rang de « super innovation environnementale », paraît des plus pertinents. Peut-on arriver à un bouclage parfait ? Ce bouclage est-il viable écologiquement ? Ce sont les questions auxquelles s’est attelé Romain Debref (Université de Reims Champagne-Ardenne) dans une deuxième intervention qui s’appuyait sur les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen (1975). Il a insisté sur le fait que le bouclage parfait se confronte, d’une part, au phénomène d’entropie et, d’autre part, à son autonomie énergétique et matérielle, car aucune technologie ne peut produire son propre substrat biophysique. En améliorant l’écoefficience des systèmes de transformation et de production, il est possible d’arriver à « produire plus avec moins », réduisant ainsi l’impact environnemental et améliorant la performance économique. Cependant, il a été démontré que la réduction des consommations à l’échelle microsociale n’empêche pas la hausse des consommations à l’échelle macrosociale et peut mener à l’existence d’effet rebond.

Le territoire pour repenser l’intentionnalité et l’espace

Dans la communauté francophone, une attention particulière est portée à la question de l’intentionnalité et de l’espace à travers le concept de territoire et la dénomination EIT. Les réflexions sur la manière de penser l’espace dans la modernité amènent les champs de l’EI, T à s’intéresser aux travaux menés en géographie, notamment par Augustin Berque (1987). Le concept de territoire prend, en effet, tout son sens dans l’interaction société-nature (Beaurain et Varlet, 2014 ; Cerceau et al., 2014). Se posent alors deux questions centrales sur lesquelles Juliette Cerceau (Université Grenoble-Alpes) s’est penchée lors de son intervention : de quel(s) territoire(s) parle-t-on ? Et le seul fait de territorialiser l’EI permet-il de lui octroyer une dimension territoriale dès la formulation ? Plusieurs éléments de réponse peuvent se dessiner au travers de différentes conceptions du territoire. Le territoire comme milieu est une conception déterministe dans laquelle le milieu naturel ou social a une place prépondérante dans l’explication des sociétés humaines. Le territoire comme système d’acteurs est une conception possibiliste dans laquelle l’homme a une influence déterminante sur la nature et peut s’affranchir de son conditionnement. L’approche déterministe semble donc poser la question de sa soutenabilité tandis que l’approche possibiliste pose celle de la transcendance humaine. Une troisième approche, qualifiée d’« émergentiste », considère que l’homme fait partie de la biosphère, qu’il ne transcende pas la nature, mais qu’il est fondamentalement à l’interface entre la nature et l’artificiel.

À partir de cette posture « émergentiste », deux définitions du territoire en écologie territoriale peuvent être distinguées : d’une part, le territoire comme « objet », vu comme un système socioécologique dans lequel se jouent les interactions de chaque acteur avec un espace et, d’autre part, le territoire comme « projet » dans lequel une propriété nouvelle de « faire territoire » se manifeste. Ces manières d’appréhender le territoire nécessitent de passer de représentations individuelles à un projet collectif, par l’intermédiaire d’un processus de délibération permettant la construction collective d’objectifs et de règles de fonctionnement. Dans ce sens, lors de son intervention, Christophe Beaurain (Université de Limoges) a justifié l’intérêt d’une approche pragmatiste en EI, se démarquant à la fois de l’éthique écocentrique et de l’éthique biocentrique individualiste. L’approche pragmatiste, définie par John Dewey (1958), est une philosophie de l’expérience et de l’enquête, qui se construit par un refus des dualismes qui opposent l’individu et le collectif, les faits et les valeurs, les moyens aux fins. L’enquête sert à former les valeurs pertinentes dans et pour l’action par une délibération collective. Cette délibération ne peut être déconnectée des actions à entreprendre et de leurs conséquences. Une approche pragmatiste des démarches d’écologie industrielle, a plaidé C. Beaurain, permettrait d’établir un cadre analytique pertinent par rapport aux enjeux épistémologiques précédemment soulevés, notamment sur les comportements de la firme et de son territoire. Ce cadre analytique serait également susceptible de redonner sa place aux « faits géographiques » et aux « interactions ».

Synthèse des débats

Les participants de ces journées avaient été conviés à préparer en amont un court texte présentant leur conception de l’EI, T et la manière dont ils en concevaient l’interdisciplinarité. La présente synthèse rend compte de ce travail, qui a conduit à la production de vingt contributions, et des échanges qui ont eu lieu à partir de celles-ci, les 13 et 14 avril.

Ce qui nous inscrit dans les champs de l’EI, T

Un des points de départ était de comprendre ce qui nous inscrit dans les champs de l’EI, T. D’une part, la diversité des concepts et théories mobilisés dans les textes des participants a confirmé que l’approche interdisciplinaire est une caractéristique forte de ces champs, car elle se présente comme une nécessité pour traduire et comprendre les problèmes complexes à l’interface entre sociétés et nature. Ces contributions ont montré qu’il existe plusieurs manières de justifier son inscription dans ces champs. Il est possible de s’inscrire en EI, T par : l’objet étudié (parc industriel, territoire, système agroalimentaire, filière) ; la mobilisation de l’analogie écologique (concepts d’écosystème, de métabolisme, de bouclage des flux, de symbiose, etc.) ; la manière d’étudier un objet (approche systémique et étude des interactions de sous-systèmes ou de différents niveaux d’échelles) et de produire des résultats ; les outils et/ou méthodes (analyse de cycle de vie, analyse des flux des matières et d’énergie, modes d’interaction des acteurs, etc.) (Fig. 1). Chacune de ces entrées est en partie guidée par l’inscription disciplinaire d’origine, mais aussi et surtout par l’ouverture à d’autres disciplines.

thumbnail Fig. 1 Disciplines, concepts et outils mobilisés par les jeunes chercheurs en EI, T présents aux rencontres.

Source : Auteurs.

Une difficile articulation des sciences de l’ingénieur, sciences naturelles et sciences sociales

L’un des enjeux de l’interdisciplinarité réside dans l’articulation entre les sciences de l’ingénieur, les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales. Ces trois grands champs disciplinaires sont historiquement très cloisonnés, relevant d’une certaine vision de la relation entre l’homme et la nature. Comme l’a souligné C. Beaurain lors de son intervention : « il ne suffit pas d’accoler deux termes relevant de champs épistémologiques originellement distincts [...] pour croire résolue la fracture épistémologique introduite par les sciences modernes à partir du XVIe siècle, dans la continuité de la philosophie classique. On ne tire pas facilement un trait sur trois ou quatre siècles d’épistémologie [...] ».

Le problème posé par la mise en œuvre d’une innovation technique, et son passage vers un modèle juridico-économico-organisationnel, soit le transfert d’une innovation technique vers la société, est l’une des problématiques récurrentes dans les recherches en EI, T et fournit une bonne illustration de cette difficile articulation interdisciplinaire. Ce transfert est trop souvent considéré comme une succession d’étapes : on produit, dans un premier temps, un modèle en faisant abstraction totalement de la société, puis on essaie, dans un second temps, de l’appliquer. Les dimensions humaines et sociales (les normes, les valeurs, les institutions, la confiance, les interactions entre acteurs, la proximité, etc.), traitées de manière « secondaire », sont souvent considérées comme des freins, des barrières à la mise en œuvre des projets ou, au mieux, comme étant « utiles » pour cerner l’acceptabilité sociale des innovations. Or, si l’on souhaite s’inscrire dans une approche interdisciplinaire, l’enjeu est de parvenir à une approche intégrée des sphères techniques de l’ingénieur, des sciences de la nature et des SHS, et de prendre en compte, dès la modélisation et la recherche en amont, les dimensions sociales et humaines, voire politiques, de la technique et des flux de matière et d’énergie. Comment parvenir à cette approche intégrée ? Certains entrevoient des pistes de réflexion en mobilisant les théories de l’acteur réseau ou le champ des science and technology studies, qui envisagent une approche relationnelle de l’objet technique avec la société, c’est-à-dire que l’objet technique n’existe pas de manière autonome mais émerge d’un ensemble de relations à son milieu. La piste pragmatiste présentée par C. Beaurain semble aussi répondre à cet enjeu de non-dualité, d’articulation et de prise en compte de la dimension sociale et politique de l’innovation technique.

Cette intégration des disciplines permet-elle de répondre au problème de l’intentionnalité de l’innovation : y a-t-il une intentionnalité « masquée », ou non voulue, dans la neutralité apparente de l’ingénieur ? Les débats ont mené à la problématique suivante : plutôt que de se demander « comment » on innove, ne faudrait-il pas se demander « pour quoi » ou « pour qui » ? Ces questions – et les réponses qui y seront apportées – sont intimement liées à la posture et la légitimité du chercheur vis-à-vis de la science, de son terrain et des acteurs qui y habitent et travaillent, ou encore vis-à-vis de la société en général.

EI, EIT, ET, EC : l’importance de la terminologie

Avant de discuter de la coexistence de ces termes, il convient d’en dessiner les contours. Ainsi, la définition de l’écologie industrielle la plus répandue dans la communauté francophone est probablement celle issue de l’atelier de réflexion prospective sur l’écologie industrielle (Buclet, 2009, p. 14) :

« L’écologie industrielle s’inscrit dans l’écologie des sociétés industrielles, c’est-à-dire des activités humaines productrices et/ou consommatrices de biens et de services. L’écologie industrielle porte une attention particulière à l’analyse des échanges entre les sociétés et la nature et à la circulation des matières et de l’énergie qui les caractérisent, ou qui caractérisent les sociétés industrielles elles-mêmes. Ces flux sont analysés d’un point de vue quantitatif (métabolisme industriel) voire naturaliste, mais aussi d’un point de vue économique et social, dans une perspective systémique. L’écologie industrielle constitue ainsi un champ de recherche pluri- et interdisciplinaire, mais aussi une démarche d’action dans la perspective d’un développement durable. Sa mise en œuvre vise à rendre compatibles les actions humaines avec les capacités de la biosphère. En ce sens, l’écologie industrielle appelle un changement de paradigme et de représentation. »

Souvent incomprise sur le plan sémantique par les acteurs de terrain, une partie des chercheurs en EI a proposé de faire évoluer cette terminologie en ajoutant le terme « territoriale ». C’est ainsi qu’est née l’écologie industrielle et territoriale. Entre autres, il s’agissait de spécifier que l’écologie industrielle ne s’intéressait pas seulement au secteur de l’industrie, mais à une pluralité d’acteurs, d’enjeux (industriels, urbains, agricoles) et d’espaces (Buclet, 2011). L’EIT s’est rapidement institutionnalisée par l’intermédiaire de l’Ademe et de l’Institut de l’économie circulaire qui en proposent une définition opérationnelle et restreinte au bouclage de flux de matière et d’énergie (Brullot et al., 2017).

L’écologie territoriale est apparue presque conjointement à l’EIT. Contrairement à l’EIT, elle visait avant tout la production de connaissance. Son objet d’étude n’est plus le système industriel d’un territoire, mais le territoire lui-même. Bien que l’écologie territoriale mobilise des concepts et outils similaires à l’écologie industrielle (métabolisme, étude des systèmes d’acteurs, etc.), ce champ souhaite se démarquer par « son ancrage interdisciplinaire, sa distance critique vis-à-vis des approches à caractère prescriptif, normatif ou opérationnel, et son entrée à la fois sociale, écologique et spatiale » (Barles, 2017, p. 821).

L’émergence de nouvelles terminologies et l’engouement qu’elles suscitent (à l’exemple de l’économie circulaire) posent la question de la coexistence de ces termes. Est-ce que l’écologie industrielle sera vue comme une sous-partie de l’économie circulaire – comme le proposent les schémas de l’Ademe (Geldron, 2014) – ou comme une notion fondamentalement différente ? Deux réponses se dessinent. Pour certains, l’institutionnalisation des notions est tout aussi primordiale à appréhender que la notion elle-même, le plus important étant de comprendre les problématiques véritablement traitées et les cadres théoriques mobilisés au travers de ces notions. Autrement dit, pour certains, peu importe la terminologie, si le contenu est défini ou explicité. Pour d’autres, au contraire, le sens des mots est très important, que ce soit l’adjectif « industriel » ou « territorial », tout est porteur de sens et de visions. La terminologie semble importante en écologie territoriale, car elle représente pour ses porteurs une volonté de se démarquer des autres champs et de promouvoir une réelle rupture épistémologique et ontologique.

La question de la terminologie a amené à débattre à nouveau de la notion de territoire. Il a été dit qu’en écologie industrielle, la dimension territoriale est très « sud-européenne », particulièrement en France. Autrement dit, le territoire est plutôt considéré comme « un espace vécu » dans la littérature francophone, alors que, dans la littérature anglo-saxonne, « territory » renvoie davantage à un territoire politique, constitué et institutionnalisé (Pecqueur, 2009). D’où la difficulté de communiquer et débattre à l’international sur le sujet, car cela demande un effort de définition du concept. Ce travail est en cours, notamment grâce à un rapprochement avec la notion de systèmes socioécologiques6.

Diversité des visions et compatibilité ontologique

Les questions précédentes font apparaître des différences de posture et d’approche, soulevant ainsi la question de l’ontologie des travaux, c’est-à-dire la manière de définir et de concevoir la réalité sur laquelle est construite un type de connaissance, à l’aide de méthodes spécifiques. En d’autres termes, l’ontologie renvoie à la définition d’une vision du monde. Du positionnement ontologique, basé sur des cadres théoriques mobilisés dans diverses disciplines, découlent différentes manières de voir et de faire de l’EI, T. Ces différentes postures relèvent des représentations de la relation société-nature et du type de transition écologique souhaitée.

Relation société-nature

Dans les contributions préparées pour ces journées, nous distinguons deux représentations différentes de la relation société-nature. Une première représentation « cause-conséquence » consiste à voir une discontinuité entre la société, d’un côté, et la nature, de l’autre. La société existe indépendamment de la nature et ses activités ont des impacts sur la nature. Une autre représentation, « dialectique », consiste à intégrer les activités humaines dans la nature, dans une continuité entre la société et son environnement. La nature et la société se transforment l’une l’autre, dans une logique de coévolution. Cette seconde représentation appelle à dépasser les catégories de « nature » et de « société » qui renvoient in fine à une certaine ontologie occidentale (Charbonnier, 2015). À cet effet, le concept de métabolisme territorial est mobilisé en EIT et ET afin de comprendre les processus biophysiques et culturels de manière entrelacée.

Transitions

La première vision de la transition qui apparaît dans les recherches en EI, T consiste à intégrer la contrainte de l’environnement dans les modes de production actuels. L’écoefficience et la réduction des impacts environnementaux sont les buts poursuivis, mais le modèle de production reste le même, sans remise en cause fondamentale du fonctionnement de l’économie et de la société. L’autre vision, au contraire, est celle d’une transition considérée comme passant par une transformation de l’économie et de la société (Metereau et Figuière, 2017). Elle rejoint ce que C. Beaurain a nommé dans son intervention « la posture écocentrique » : «l’écologie industrielle est ainsi présentée comme porteuse d’un nouveau paradigme dans lequel l’économie serait désormais réencastrée dans la nature ».

Cette distinction rejoint l’un des questionnements précédents sur l’articulation entre sciences de l’ingénieur, sciences de la nature et sciences humaines et sociales. L’idée d’« étapes successives » que nous mentionnions précédemment, qui renvoie au développement d’une innovation technique que l’on adapte ensuite à la société, correspond à la première vision de la transition (Fig. 2), car la technique est ici considérée comme autonome. À l’inverse, une intégration complète des disciplines, dans une approche relationnelle de l’innovation technique (qui veut que l’innovation n’émerge pas de manière autonome mais par l’ensemble des relations à son milieu, qu’elles soient politiques, sociales, biogéochimiques, etc.), correspondrait à la deuxième vision de la transition, laquelle se rapproche de la notion de durabilité « forte ». L’économie circulaire (entendue comme concept permettant de produire des biens et des services en diminuant la consommation de matière et la production de déchets) serait potentiellement compatible avec la première vision de la transition, mais serait incompatible avec une posture ontologique de volonté de transformation structurelle de la société. Tout du moins, rien, dans les discours sur l’économie circulaire, ne le laisse penser (Buclet, 2015b). Alors que l’ET s’inscrit explicitement dans la deuxième vision de la transition, il est plus difficile de conclure que l’EI porte l’une ou l’autre. Les recherches en EI et EIT sont plutôt hétéroclites et bien qu’une part considérable de ces travaux soit compatible avec la première vision, plusieurs s’inscrivent dans la seconde.

La notion même de transition pose également un certain nombre de questions. Comment celle-ci, qui signifie le passage d’un état à un autre, peut-elle constituer une finalité en soi ? La finalité ne serait-elle pas plutôt à rechercher dans l’état visé, dans la soutenabilité ? La notion de transition semble actuellement supplanter celle de développement durable dans les discours et les dispositifs car celui-ci est assimilé à une croissance sans limite (Larrère et al., 2016). La transition appelle, elle, à de nouveaux paradigmes, une transformation des représentations et des valeurs. Encore qu’il faille se souvenir que les premières références à la « transition » écologique furent le fait d’auteurs, comme Kahn et ses collègues de l’Hudson Institute, qui, dans les années 1970, critiquaient le premier rapport du Club de Rome (Kahn et al., 1976).

L’interdisciplinarité est nécessaire et caractérise les champs de l’EI, T, mais il en existe des conceptions différentes, qui engendrent différentes manières de faire de l’EI, T. Il ne faut pas perdre de vue quels sont les présupposés ontologiques engagés dans les cadres théoriques et méthodologiques de ces différents champs. Cet oubli peut conduire à l’émergence d’un champ disciplinaire hétéroclite, voire « fourre-tout » (Spash, 2012). Cela requiert de solides positionnements ontologiques pour clarifier la manière dont les sciences de l’ingénieur, sciences naturelles et sciences sociales peuvent coopérer et dans quelle mesure elles peuvent être intégrées et donner du sens pour produire de nouvelles connaissances.

thumbnail Fig. 2 Deux représentations de la notion de transition dans les champs de l’EI, T.

Source : Auteurs.

Bilans et perspectives

La richesse des interventions et débats a soulevé de nombreux questionnements auxquels plusieurs éléments de réponse ont été apportés, remplissant ainsi l’un des objectifs initiaux des rencontres : amener chacun des participants à se poser les questions pertinentes dans le cadre de ses recherches en EI, T. Quelques-unes de ces réflexions ont d’ailleurs pu être approfondies lors de l’atelier d’écriture de la dernière journée des rencontres, au cours de laquelle ont émergé des pistes de travaux collectifs. Somme toute, ces rencontres ont montré une dynamique favorable à la structuration d’un réseau de doctorants et jeunes chercheurs en EI, T, qui était l’un des objectifs initiaux. Elles ont ouvert la voie à un dialogue entre les disciplines afin de poser les premiers jalons dans la construction d’une culture et d’un langage communs. L’enjeu est désormais double, d’une part, entretenir cette dynamique et, d’autre part, s’appuyer sur ce réseau de jeunes chercheurs pour être moteur dans la structuration d’une communauté plus globale de chercheurs sur les champs de l’EI, T. La question de la recherche-action, qui peut constituer une base pour renouveler ce type de journée, est ainsi ressortie à l’issue des rencontres, avec de nouvelles questions à la clé : quelle est la place du chercheur sur le terrain (recherche en action) ? Comment la création de connaissances peut-elle participer à l’action des praticiens (recherche orientée vers l’action) ?

Références

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1

Nous remercions les évaluateurs de l’article, en particulier Franck-Dominique Vivien, qui ont permis d’en améliorer la structuration, ainsi que l’Ademe et l’Université de technologie de Troyes qui ont financé ce rassemblement.

2

Le programme du colloque est disponible en ligne : http://creidd.utt.fr/fr/projets/rencontreseit2017.html.

3

COMETHE : Conception d’outils méthodologiques et d’évaluation pour l’écologie industrielle, http://www.comethe.org.

4

CONFLUENT : Connaissances des flux urbains, empreintes environnementales et gouvernance durable.

5

Voir dans NSS le compte rendu de ce colloque (Nieddu, 2013).

6

À noter qu’il existe d’autres concepts anglophones pouvant faire écho à celui de territoire, tel que celui du « place », par exemple. Voir les travaux de Barreteau et al. (2016).

Citation de l’article : Jambou M., Herbelin A., Chebbi A., 2018. Écologie industrielle, écologie territoriale : les jeunes chercheurs s’emparent des questions épistémologiques et d’interdisciplinarité. Nat. Sci. Soc. 26, 4, 454-462.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1 Disciplines, concepts et outils mobilisés par les jeunes chercheurs en EI, T présents aux rencontres.

Source : Auteurs.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2 Deux représentations de la notion de transition dans les champs de l’EI, T.

Source : Auteurs.

Dans le texte

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