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Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Numéro 4, October-Decembre 2018
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Page(s) | 446 - 453 | |
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2019009 | |
Publié en ligne | 12 mars 2019 |
L’interdisciplinarité en pratique : retour d’expérience de la deuxième école d’été australe sur la vulnérabilité du patrimoine récifal (EEA VulPaRe 2016)
Practicing interdisciplinarity: a review of the Second Austral Summer School on vulnerability of coral reefs heritage (EEA VulPaRe 2016)
1
Géographie, CNRS, UMR5600 EVS,
Lyon, France
2
Anthropologie, IRD, UMR208 PALOC,
Paris, France
3
Biologie, Université de la Réunion, UMR9220 ENTROPIE,
La Réunion, France
4
Économie, Université de Bretagne occidentale, UMR6308 AMURE,
Plouzané, France
5
Géographie, Université d’Abomey-Calavi,
Abomey-Calavi, Bénin
6
Océanographie, Université de Toliara, IHSM,
Toliara, Madagascar
7
Géographie, Université des Comores,
Mvouni, Comores
8
Génie électrique et écologie marine, Mines ParisTech,
Paris, France
9
Anthropologie, Ministère de l’Éducation, des Universités et de la Recherche,
Bologne, Italie
10
Biologie, Université pédagogique du Mozambique,
Maputo, Mozambique
11
Anthropologie, IRD, UMR9220 ENTROPIE,
Perpignan, France
12
Géographie, Université de Toliara,
Toliara, Madagascar
13
Sciences de l’environnement, Université de Toamasina, ISSEDD,
Toamasina, Madagascar
14
Biodiversité marine, Direction générale de l’environnement et des forêts,
Moroni, Comores
15
Géographie, Université d’Antananarivo,
Antananarivo, Madagascar
16
Coordinatrice de projet, Blue Ventures,
Belo sur Mer, Madagascar
17
Biologie, Université d’Antananarivo,
Antananarivo, Madagascar
* Auteurs correspondants : bertrand.morandi@free.fr, francescamarin24@gmail.com, isabelurbinab@gmail.com
En novembre 2016, s’est tenue à Toliara, dans le sud-ouest de Madagascar, la deuxième école d’été australe sur la vulnérabilité du patrimoine récifal (EEA VulPaRe). Coorganisée par l’IRD (Institut de recherche pour le développement, France) et l’IHSM (Institut halieutique et des sciences marines de l’Université de Toliara, Madagascar), cette formation a proposé une approche interdisciplinaire de la thématique des récifs coralliens. Elle a été dispensée sous la forme de cours magistraux, de pratiques de terrain et de débats portant sur les questions environnementales, de connaissance, de valorisation et de conservation de ces milieux. Les participants de l’EEA VulPaRe 2016 souhaitent, à travers le présent article, donner à la communauté scientifique un retour d’expérience critique sur une démarche originale de formation à la recherche interdisciplinaire.
Abstract
In November 2016, the Second Austral Summer School “Vulnerability of coral reefs heritage” (EEA VulPaRe 2016) took place at Toliara (Madagascar). The school was funded and organised by IRD (French Research Institute for Development) and IHSM (Institute of Halieutics and Marine Science, University of Toliara), and proposed an interdisciplinary approach to the study of coral reefs. Environmental issues, different types of knowledge and valorisation of coral reefs were addressed by means of lectures, seminars, discussions and fieldwork. In this paper, the participants of EEA VulPaRe 2016 provide a critical feedback on this original interdisciplinary research training.
Mots clés : patrimoine récifal / socioécosystème / vulnérabilité / interdisciplinarité / conservation
Key words: coral reef heritage / socioecosystem / vulnerability / interdisciplinarity / conservation
© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019
La deuxième édition de l’école d’été australe sur la vulnérabilité du patrimoine récifal (EEA VulPaRe) s’est tenue du 7 au 18 novembre 2016, à Toliara, dans le sud-ouest de Madagascar. Coorganisée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et l’Institut halieutique et des sciences marines (IHSM) de l’Université de Toliara, cette formation a proposé une approche interdisciplinaire de la thématique des récifs coralliens. Elle a réuni 18 participants du niveau master au niveau post-doctoral, de différentes disciplines (anthropologie, océanographie, biologie marine, écologie, économie, géographie, halieutique, ingénierie) et zones géographiques (Bénin, Comores, France [métropole, Martinique, La Réunion], Italie, Madagascar, Mozambique). L’organisation a été prise en charge par des participants de la première édition de l’EEA VulPaRe (Toliara, 2014) et accompagnée par un comité scientifique de chercheurs seniors, eux-mêmes d’horizons disciplinaires et géographiques pluriels1. À ces organisateurs, se sont joints des acteurs locaux (pêcheurs, gestionnaires des ressources marines, politiciens, universitaires) pour la prise en charge des interventions qui ont structuré les quatre premières journées consacrées aux réflexions conceptuelles et méthodologiques. Ces journées ont servi de base à la préparation de quatre jours de pratiques de terrain dans les villages côtiers de Mangily, Sarodrano et Saint-Augustin, sur le littoral du grand récif de Toliara. Les quatre derniers jours ont été consacrés à la restitution des pratiques de terrain et à leur confrontation aux cadres théoriques proposés lors des premiers jours. Cet article constitue un retour d’expérience critique proposé par les jeunes chercheurs participants aux différentes phases constitutives de l’EEA VulPaRe.
Regards sur les concepts-clés de l’EEA VulPaRe
Tenant compte des différents horizons disciplinaires des participants, les premiers temps de formation ont été consacrés à un travail de définition des concepts structurants apparaissant dans l’intitulé de l’EEA : « vulnérabilité du patrimoine récifal ». Cet exercice a constitué un moment important à la fois de présentation et de critique des perspectives théoriques à partir desquelles les jeunes chercheurs appréhendent une problématique de recherche a priori commune.
Les échelles de définition du système « récif corallien »
Le « récif corallien » est apparu, dès les interventions introductives, avant même la question de sa vulnérabilité ou de sa patrimonialité, comme un objet d’étude aux définitions discutées. Si les communications ont donné une dimension consensuelle à la perspective systémique – personne n’a discuté les références fondamentales de la pensée complexe (von Bertalanffy, 1968 ; de Rosnay, 1975 ; Morin, 1977) présentées par Gilbert David (IRD) et Esméralda Longépée (Centre universitaire de Mayotte) –, les débats ont rapidement porté sur la dimension structurelle du système récifal et sur la nature des éléments qui devraient y être intégrés. Tout le monde était d’accord pour parler de « système complexe » mais les avis ont divergé quant à la délimitation du domaine de pertinence de cette complexité appliquée aux « récifs coralliens ». Vouloir intégrer au système les relations avec les sociétés humaines, voire les relations au sein des sociétés humaines, oblige à appréhender une complexité supplémentaire. L’utilisation du concept de « socioécosystème » ou « système socioécologique » pour penser le « récif corallien » a notamment cristallisé les questions sur la place et le rôle des sociétés humaines au sein de cette complexité. Les participants se sont accordés sur la nécessité de considérer l’humain comme partie intégrante du système, mais pour certains l’adjonction du préfixe « socio » traduirait une place spécifique donnée à la dimension sociale, et conduirait à considérer ensuite des formes particulières de relation entre les éléments humains et les autres éléments du système. Certains préféreraient une redéfinition du concept d’« écosystème » (Tansley, 1935) afin de positionner l’humain comme une dimension interne, non différenciée du système. Ces débats d’ordre scientifique posent également un questionnement philosophique sur l’exceptionnalisme de l’action humaine. L’emploi dans plusieurs interventions des termes d’« usage » ou d’« impact » pour qualifier les relations entre humain et non-humain laisse notamment apparaître une dimension éthique des rapports sociétés-nature qui aurait mérité d’être davantage mise en réflexion. Au périmètre philosophique, les discussions ont toutefois privilégié une réflexion empirique, théorique puis méthodologique, sur les périmètres temporels et spatiaux pertinents pour étudier le « récif corallien ». Les interventions des écologues ont servi de point d’ancrage aux discussions de cette question. En introduisant la notion de « construction » dès les définitions biologiques du récif, Bernard Thomassin (CNRS) a insisté sur le caractère évolutif des systèmes et sur la nécessité de penser les démarches de connaissance à différentes échelles temporelles. Cette appréhension de la temporalité n’est cependant pas propre aux sciences naturelles et les coévolutions écologiques, sociales et économiques à l’échelle du grand récif corallien de Toliara (Bruggemann et al., 2012 ; Andréfouët et al., 2013) ont également été discutées. D’abord, par Christian Chaboud (IRD) qui a montré, à travers les modèles de réflexion de l’économie des pêches (Gordon, 1954 ; Schaefer, 1954), la coévolution entre processus biologiques et processus socioéconomiques dans la dynamique de la ressource halieutique. Ensuite, Marie-Hélène Durand (IRD) a usé également d’une perspective temporelle en corrélant les modifications du grand récif corallien de Toliara à l’augmentation observée de la pêche à pied, laquelle est liée aux évolutions démographiques et aux demandes des marchés économiques locaux et internationaux. Les transformations sociales ont aussi été mises en avant lors des débats, mais secondairement, et ont fait l’objet de prises de position souvent subjectives et liées à la manière dont certains participants conçoivent les différences fondamentales entre les démarches méthodologiques des sciences de la nature et celles des sciences humaines et sociales. Cette question a été sensible lors des réflexions sur les changements historiques des pratiques de pêche des Vezo2, lesquels seraient, pour certains participants, la marque d’une disparition des « vrais pêcheurs Vezo », lecture traditionaliste à laquelle se sont notamment opposés les anthropologues présents, qui considèrent que le chercheur ne doit pas qualifier de manière normative les évolutions mais simplement les mettre en exergue et les expliquer. Les démarches méthodologiques des différentes disciplines ne sont évidemment pas « neutres » mais constituent bien une manière pour les chercheurs de construire leur objet d’étude. Le choix des échelles, temporelles et spatiales, de réflexion, par exemple, a été un biais privilégié − bien que n’étant pas l’unique – pour appréhender cette question de la construction scientifique du système « récif corallien ».
Les interventions de Rakamaly Madi Moussa (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement [Criobe]) et de Catherine Aliaume (Université Montpellier 2) ont mis en avant les enjeux écologiques liés à la question des échelles spatiales, notamment concernant les connectivités entre les récifs coralliens, les herbiers, les mangroves et, plus en amont, les bassins-versants. Ce regard compartimentant porté sur le récif corallien − notamment par la séparation terre-mer – relève d’une construction scientifique nettement écocentrée qui n’est pas nécessairement partagée par les sociétés locales, comme l’ont rappelé G. David et E. Longépée qui, en tant que géographes, ont mis en avant le concept de territoire (Di Méo, 1998), lequel ne recoupe pas nécessairement l’espace écosystémique. Proposant une approche socioéconomique dans laquelle le tourisme occupe une place importante, M.-H. Durand a même engagé à réinscrire la connaissance du fonctionnement du système récifal dans une perspective mondialisée.
Le « patrimoine récifal » ou la « patrimonialisation du récif corallien »
La distinction que certains participants ont souhaité établir entre patrimoine « naturel » et « culturel » a cristallisé rapidement les échanges. L’approche défendant cette différenciation est adossée à la distinction, précédemment évoquée, entre humain et non-humain, entre les éléments écologiques du « système récifal » et les éléments anthropiques, matériels ou immatériels. D’autres participants, ne s’attachant pas à l’objet mais aux processus de patrimonialisation, ont tendu toutefois à réfuter cette distinction, considérant tout patrimoine comme culturel arguant du fait qu’il résulte d’une appropriation basée sur une évaluation humaine de l’objet, que cette évaluation soit écologique, économique ou sociale. La définition du « patrimoine » proposée par Marc Léopold (IRD) insiste d’ailleurs sur l’idée d’une appropriation « sur le plan matériel, symbolique et culturel » de l’« ensemble des éléments naturels ». La question débattue est alors celle des critères sur lesquels reposent l’appropriation, et par conséquent, la reconnaissance du « patrimoine ». L’intervention de Sophie Bureau (Université de la Réunion) et Andry Rasolomaharavo (Centre national de la recherche océanographique, Madagascar) a montré, à travers la présentation d’un protocole de suivi de l’état de santé des communautés benthiques et de poissons, que les caractéristiques écologiques du récif corallien (diversité, abondance, espèces remarquables) peuvent constituer des critères d’appropriation en soi. Ces caractéristiques écologiques, qui ont dans certains discours une valeur intrinsèque, peuvent toutefois, dans d’autres, être simplement support d’usages.
Les communications des économistes ont éclairé les liens forts, et souvent premiers, qui existent entre le concept de « patrimoine » et l’économie des ressources naturelles. Les échanges entre participants et intervenants ont montré que le « patrimoine » est souvent considéré comme un « capital » à gérer – et dont l’intégrité doit être garantie – en vue de sa transmission. Le propos de Franck-Dominique Vivien (Université de Reims) a permis de discuter cette conception et par là même de critiquer les notions de « ressources », d’« usages » ou de « services écosystémiques » qui la sous-tendent. Le patrimoine doit, en effet, constituer, selon lui, une perspective de réflexion économique nouvelle ; il ne doit ni être entendu comme synonyme d’un « capital » ni, par conséquent, être adossé à une approche monétaire standard des valeurs économiques, d’usage et de non-usage. En parlant de « patrimoine collectif » davantage que de « patrimoine », F.-D. Vivien inscrit sa réflexion en référence aux travaux institutionnalistes sur la gestion des biens en commun – qui ne se limitent pas à ceux d’Ostrom (1990)3 – et donne ainsi aux réflexions sur les relations sociales entre l’être et l’avoir une place centrale dans le travail sur la notion de « patrimoine récifal ». Il s’agit d’une perspective que l’on pourrait d’ailleurs qualifier de consensuelle au sein des différents discours portés par les intervenants. M. Léopold, par exemple, a posé comme fondamentale la question des « motivations de la mise en patrimoine ». La distinction entre « patrimoine » et « patrimonialisation », soulevée par les participants dès le début de l’EEA, est alors intéressante dans la mesure où elle interroge l’intentionnalité de la démarche. Alors que le « patrimoine » pourrait être appréhendé comme un donné ou comme quelque chose qui se donne à voir comme tel, la « patrimonialisation » conduit à l’appréhender comme un construit. Qui dès lors décide de la « patrimonialité » du système récifal − de certains de ses éléments ou des interactions qui le structurent – et à quelles fins ?
La communication de Danilo Garcia (Université de Quito), en interrogeant les problématiques régionales qui limitent la mise en patrimoine des récifs coralliens, a posé de fait la question des échelles de la patrimonialisation et des potentielles contradictions entre l’idée d’universalité du patrimoine dans le droit international et la réalité des expériences locales. Ces contradictions, Frank Muttenzer (Université de Lucerne) les a également pointées lorsqu’il a évoqué, dans son approche anthropologique du mode de vie Vezo, les transformations que les politiques environnementales de patrimonialisation peuvent produire au niveau des droits coutumiers locaux. La démarche de « patrimonialisation », dans la mesure où elle cristallise des intérêts, souvent divergents, exprimés par une multiplicité d’acteurs à différentes échelles, doit être appréhendée comme une négociation « ininterrompue », pour reprendre les termes de M. Léopold et C. Chaboud.
La « vulnérabilité du patrimoine récifal », des liens étroits entre dimension sociale et dimension écologique
L’intitulé de l’EEA a nécessairement encouragé les participants à questionner les liens entre les concepts de « vulnérabilité » et de « patrimoine récifal ». La finalité de la patrimonialisation est-elle la réduction des vulnérabilités ? C’est le concept même de patrimoine qui est interrogé puisqu’il ne serait peut-être pas envisagé sous l’angle de la conservation s’il n’était pas vulnérable. Existerait-il d’ailleurs seulement ? Lors des premiers jours, E. Longépée a présenté la vulnérabilité du patrimoine récifal comme le degré d’exposition à des dangers pluriels pour lequel ce patrimoine est susceptible de subir des conséquences négatives (Turner et al., 2003). Ces dangers ont ensuite été caractérisés par C. Aliaume, Jacqueline Razanoelisoa (IHSM), Jamal Mahafina (IHSM) et B. Thomassin, sur la base de travaux de recherche réalisés notamment sur le grand récif de Toliara à Madagascar et le récif de Grande-Terre à Mayotte. Les intervenants ont décrit à différentes échelles les facteurs de vulnérabilité de ces récifs coralliens, depuis les processus globaux, comme les changements climatiques, jusqu’aux phénomènes très locaux, comme la surpêche. Souvent, dans ces différentes présentations, la vulnérabilité étudiée était écologique et ses facteurs étaient pour la plupart anthropiques. Toutefois, si le point de départ de la réflexion semblait le plus souvent écocentré, la fragilité sociale était toujours évoquée et liée à la vulnérabilité écologique. La nécessité d’une approche holistique, à l’échelle du sociosystème, a été consensuelle. Les discussions ont eu tendance à montrer que la diversité des formes d’interactions entre vulnérabilités écologiques et sociales est cependant plus délicate à appréhender. La perspective la plus souvent adoptée est celle d’une vulnérabilité écologique qui serait cause de vulnérabilité sociale, alors abordée en termes de perte de « capital », de ressources et d’usages. La fragilité socioéconomique serait liée au fait qu’un récif corallien écologiquement menacé risque de ne plus assurer un certain nombre de « services ». L’orientation des relations entre les vulnérabilités n’est alors pas neutre. Elle sert parfois de base à l’argumentaire en faveur d’une protection écologique du récif corallien. Ainsi Zamil Maanfou (Association Ulanga Mayesha Mayendreleo, Réserve marine de Bimbini) a insisté sur la dépendance des populations aux ressources pour appréhender les enjeux de la conservation de la biodiversité. Cette perspective économique a certainement été dominante dans les échanges au sein de l’EEA mais d’autres formes de vulnérabilités sociales, d’ordre spirituel ou culturel, ont été évoquées. La présentation de Gildas Todinanahary (IHSM) sur le développement de l’aquaculture villageoise a montré parfaitement l’importance d’envisager concomitamment les multiples formes écologiques et sociales de la vulnérabilité. L’aquaculture peut en effet permettre de limiter la pression sur les ressources mais peut accroître la fragilité économique, du fait de dépendances aux industries alimentaires ou de vulnérabilités sociales dues aux modifications dans les modes de vie ou à la perte de certains caractères identitaires au sein de sociétés Vezo, anciennement organisées par la pêche et les migrations, comme l’a montré L.M. Marikandia (Université de Toliara). Les possibles contradictions entre les actions entreprises pour limiter la vulnérabilité écologique et réduire les fragilités sociales ont d’ailleurs été soulignées. Les discussions ont notamment été vives quant aux démarches exogènes de conservation, portées, entre autres, par les ONG. Certains intervenants, comme M.-H. Durand et F. Muttenzer, ont également rééquilibré les liens de causalité entre les formes de vulnérabilité en réfléchissant sur les conséquences écologiques des fragilités socioéconomiques, notamment liées à l’ouverture aux marchés internationaux.
Retours sur les apprentissages méthodologiques
Les organisateurs de l’EEA VulPaRe ont donné une place importante aux approches de terrain, en organisant plusieurs journées de travail dans les villages de Mangily, Sarodrano et Saint-Augustin, au nord et au sud de Toliara.
Une approche illustrative et pédagogique des méthodes de terrain
L’objectif du terrain était, par la mise en œuvre pédagogique de différentes méthodes, de confronter le travail et les échanges conceptuels aux situations locales. Les trois sites avaient été choisis pour leurs caractéristiques contrastées afin que les participants puissent appréhender empiriquement les différentes problématiques telles qu’elles avaient été présentées par les intervenants. Les participants ont ainsi pu s’intéresser au fonctionnement des socioécosystèmes récifaux par des observations à l’échelle du « Massif des Roses4 » dans le lagon récifal face au village de Mangily ou à l’échelle du bassin-versant en amont de Saint-Augustin. Ils ont également pu percevoir certaines des évolutions sociales liées au tourisme à Mangily, au développement de l’algoculture à Sarodrano ou aux interactions agriculture-pêche dans le village de Saint-Augustin. Si les travaux pratiques réalisés ont éclairé les problématiques abordées lors des premiers jours, le peu de familiarité des participants avec les méthodes des autres disciplines, d’une part, avec les terrains, d’autre part, n’a pas permis d’aller au-delà d’une dimension illustrative. Ces journées ont montré que le travail de terrain doit s’inscrire dans la durée, que ce soit dans sa préparation, dans l’apprentissage de sa pratique ou dans la maturation de ses résultats. C’est donc au niveau méthodologique que les apports des journées de terrain et des discussions qui ont suivi, ont été les plus féconds. Au-delà des regards thématiques, les participants ont apprécié les journées de terrain en tant qu’occasions d’apprentissages méthodologiques, de leur conception à leur mise en pratique. Elles ont favorisé les échanges entre disciplines dans la mesure où les discussions méthodologiques ont, le plus souvent, été structurées par la comparaison entre démarches des sciences sociales et démarches des sciences de la nature.
L’expérience des méthodes : différence de pratiques ou différence de regards ?
Au cours de ces journées, des méthodes différentes, en écologie et en sciences sociales, ont en effet été appliquées par les participants : la méthode « Reef Check » pour le suivi écologique des récifs coralliens ; des observations participantes – d’inspiration plutôt naturaliste ou anthropologique – des environnements (coraux, lagons, bassins-versants) et des activités humaines (pêche, aquaculture, agriculture) ; des entretiens semi-directifs auprès des chefs de villages, des habitants, des pêcheurs, des aquaculteurs ou des touristes.
L’observation naturaliste, telle qu’elle est pratiquée par certains écologues, comme B. Thomassin, est une méthode holistique et très ouverte aux influences imprévues venant du terrain. Elle est ainsi assez proche de l’observation en sciences sociales, que Georgeta Stoïca (IRD) a demandé aux participants de mettre en œuvre. Les anthropologues insistent notamment sur la nécessité de la démarche réflexive et sur l’importance de la capacité du chercheur à s’observer lui-même en interaction avec les personnes, et plus largement avec l’environnement lors de sa pratique de l’observation. La compréhension de la part subjective de la méthode occupe une place importante dans la démarche anthropologique. Ce point a été particulièrement discuté au sujet de l’utilisation des guides d’entretiens semi-directifs qui, rédigés en français, ont posé des problèmes aux participants malgaches interprètes sur le terrain. Certains concepts n’avaient pas d’existence en malgache et étaient par conséquent très difficiles à interpréter, et, inversement, certaines réponses n’étaient pas traduisibles en français. La pratique des entretiens semi-directifs, outils souvent utilisés dans les sciences sociales, et notamment en géographie, comme l’a présenté E. Longépée, a montré aux participants qu’il est difficile d’échapper aux « biais (de l’)observateur » et qu’il est nécessaire de les discuter.
Les méthodes des sciences sociales, dont la subjectivité a été questionnée par certains participants biologistes ou écologues, ont ouvert les discussions sur le rapport à la réalité de la démarche scientifique. La méthode « Reef Check », présentée par S. Bureau et A. Rasolomaharavo, utilise un protocole de mesure standardisé, structuré et d’application simple, afin d’obtenir des données comparables. Pourtant, la pratique de terrain par les participants a permis d’attirer l’attention sur les potentiels « biais (de l’)observateur » durant les recensements subaquatiques ou lors des classements taxonomiques quand les relevés de terrain sont centralisés dans les bases de données informatiques nécessaires à l’analyse. Ces biais sont-ils réduits par rapport à ceux de la méthode d’enquête par entretien semi-directif ? Les différentes démarches ont leurs contraintes, que ce soit du fait des limites dues à l’accessibilité des sites d’observation en mer, par exemple, pour des raisons logistiques ou de financement, ou que ce soit dû à la nécessité de faire appel à un interprète lors des entretiens, pour prendre deux exemples rencontrés sur le terrain malgache durant l’EEA. La majorité des participants se sont accordés pour dire que toutes les méthodes nécessitent une réflexivité régulière.
Il est certain que le travail de terrain commun, mêlant participants issus de différentes disciplines, a constitué un outil pédagogique facilitant la compréhension des questionnements méthodologiques propres ou communs aux différentes sciences. Il faut toutefois reconnaître que cette ouverture méthodologique n’a pas complètement permis de dépasser les cloisonnements disciplinaires. Certains participants, issus plutôt des sciences naturelles, ont continué à exprimer des interrogations et des difficultés face au manque de données dites objectives produites selon les méthodes qualitatives des sciences sociales. D’un autre côté, l’effort constant que développent certains participants, notamment en anthropologie ou en géographie, dans la réflexion de leurs propres concepts et outils, rend difficile le travail conjoint avec les autres disciplines. La pratique réflexive continue est parfois difficilement compatible avec des démarches d’étude qui, au contraire, placent au cœur de leur démarche la capacité de « passer à l’action » pour pouvoir analyser et généraliser. Comme l’avait exprimé Jocelyne Ferraris (IRD) lors de l’introduction aux méthodes de terrain, les participants ont pu se rendre compte que la formulation de questions de recherche véritablement interdisciplinaires constitue un travail à part entière, difficile, qui souvent achoppe sur des positions épistémologiques.
Quelques perspectives de réflexions ouvertes par l’EEA
Lors des derniers jours de l’EEA, consacrés à la synthèse et à la restitution critique des expériences de terrain, la question du rôle du chercheur dans la réflexion et la mise en œuvre de mesures de valorisation et de conservation du patrimoine récifal a émergé de manière logique et spontanée pendant les débats. Le travail de recherche sur la vulnérabilité du patrimoine récifal conduit-il nécessairement à un engagement scientifique pour la conservation ? Les désaccords exprimés dans les réponses à apporter à cette question sous-jacente à la thématique de l’EEA ont permis aux participants de s’interroger sur leur manière de concevoir les liens entre science et société. Les discussions ont notamment porté sur la neutralité de la recherche. Si elle est envisagée par certains, attachés à la notion d’objectivité de la démarche scientifique, elle est jugée impossible par d’autres, défendant l’idée que cette démarche repose sur une vision du monde propre à chaque scientifique. Pour plusieurs jeunes chercheurs, tous les regards ne seraient cependant pas équivalents et les scientifiques originaires du territoire d’étude auraient a priori une meilleure connaissance de celui-ci, une meilleure perception de ses enjeux. Cette position a été nettement contestée par d’autres participants qui ne considèrent pas que la proximité d’origine soit toujours garante d’une meilleure compréhension des réalités locales. D’autres facteurs, comme les formations disciplinaires, peuvent d’ailleurs faire varier l’identification des enjeux locaux, leur hiérarchisation et la définition des solutions à apporter. Certains peuvent considérer la préservation de la biodiversité comme une priorité de laquelle découleront des progrès socioéconomiques, alors que d’autres peuvent placer la sécurité alimentaire comme l’enjeu premier, la plupart défendant l’idée d’un équilibre permettant de réduire les différentes formes de vulnérabilité. Dans tous les cas, l’impossibilité d’une vérité scientifique est un facteur à prendre en compte, en particulier dans des projets comprenant, par exemple, un volet applicatif en termes de conservation ou de développement aquacole, et pouvant affecter de manière directe les populations locales. Les scientifiques et leurs travaux ne sont pas des éléments extérieurs aux processus complexes de gouvernance liés aux démarches de conservation. L’EEA a montré que le travail de recherche appliquée doit être conduit sur le long terme en lien étroit avec les acteurs du territoire. Dans cette perspective, les scientifiques locaux ont un positionnement privilégié dans l’observation des effets des programmes de conservation et développement. Inversement, les participants se sont interrogés à plusieurs reprises sur la multiplication des projets de connaissance et de conservation portés par des acteurs extérieurs au territoire, notamment certaines ONG, sans que soient toujours tissés des liens avec les institutions et les acteurs locaux.
Si les échanges n’ont évidemment pas apporté de réponses consensuelles à des questions qui circulent depuis longtemps au sein de la communauté scientifique, ils ont conduit les participants de l’EEA à mieux confronter ces questions et leurs pratiques de recherche. Dans quelle mesure un travail scientifique permettrait-il de définir les nécessités de patrimonialisation et de conservation ? Et dans quelle mesure l’autoriserait-il mieux que des savoirs non scientifiques ? Serait-il envisageable de proposer des solutions de gestion capables d’intégrer les savoirs scientifiques et locaux, mieux adaptées aux contextes d’actions ? En d’autres termes, est-il possible d’établir des convergences entre la diversité des regards exprimés par les différents acteurs (communautés locales, institutions, ONG), les compréhensions que les sciences sociales peuvent avoir de ces regards et les connaissances que les sciences naturelles peuvent construire en termes de fonctionnement et de besoins écologiques des milieux ? Ou bien serait-il préférable de fournir plus d’efforts pour vulgariser les arguments scientifiques en faveur de la conservation de la biodiversité afin de limiter les conflits d’usagers qui pourraient naître des limitations de certaines activités humaines ? Les réflexions ouvertes par ces questionnements ne peuvent qu’enrichir les travaux de recherche des participants et pourraient constituer un axe de travail à développer lors de la prochaine édition de l’EEA VulPaRe.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier chaleureusement le comité d’organisation, le comité scientifique, les autres intervenants et tous ceux (Léa Ravaoarisoa, les étudiants de l’IHSM et les personnes rencontrées sur le terrain) qui ont participé à l’école d’été australe VulPaRe édition 2016 et l’ont rendue possible. Nous tenons également à remercier les organisateurs et bailleurs de fonds (IRD, Initiative française pour les récifs coralliens [Ifrecor], Labex Corail, Agence universitaire de la francophonie [AUF]) ainsi que l’ensemble des partenaires (IHSM, Université de la Réunion, Centre universitaire de Mayotte, Université de Montpellier, Université de Bretagne occidentale, Université pédagogique du Mozambique) qui ont soutenu la réalisation de cette formation. À travers cet article, nous souhaitons témoigner de l’enrichissement et de la stimulation constitués par l’école d’été australe et nous espérons ouvrir des perspectives de réflexion pour ses prochaines sessions.
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- Vicente N., 1997. Les roses d’Ifaty, Océanorama, 28, 12-14. [Google Scholar]
Comité d’organisation : Danilo García (avocat en droit de l’environnement, Université centrale de l’Équateur), Esméralda Longépée (géographe, Centre universitaire de Mayotte), Zamil Maanfou (coordinateur, Réserve marine de Bimbini, Comores), Rakamaly Madi Moussa (biologiste marin, Criobe, Mayotte), Andry Rasolomaharavo (biologiste-océanographe, CNRO, Madagascar), Georgeta Stoica (anthropologue, IRD), Gildas Todinanahary (biologiste-océanographe, IHSM, Madagascar). Comité scientifique : Christian Chaboud (économiste, IRD), Marie-Hélène Durand (économiste, IRD), Jocelyne Ferraris (biostatisticienne, IRD), David Gilbert (géographe, IRD), Marc Léopold (halieute, IRD), Jamal Mahafina (écologue, IHSM). Réseau VulPaRe : https://reseauvulpare.wordpress.com/.
« Dans le sud-ouest de la Grande Ile [Madagascar], au voisinage de la ville de Tuléar, la côte est habitée par des hommes vivant essentiellement de la mer, les “Vezo”. Toute leur activité, toute leur économie reposent sur elle. Leurs croyances sont aussi directement tributaires de l’océan » (Angot, 1961, p. 142). Dans les derniers 40 ans, la production marchande a caractérisé de plus en plus les moyens d’existence des Vezo et changé leur mode de vie. Certains sont devenus plus sédentaires, d’autres ont amplifié les migrations régionales et saisonnières et s’installent maintenant jusqu’à 500 km de distance de leurs villages ancestraux (Muttenzer, 2015).
Pour un point de vue critique, voir Calvo-Mendieta et al. (2017).
« Massif constitué de madrépores dont les contours simulent autant de pétales de roses. Il s’agit de Pachyseris speciosa. Ce massif s’étend sur quelques centaines de mètres carrés » (Vicente, 1997).
Citation de l’article : Morandi B., Marin F., Urbina-Barreto I., Comte A., Chabi R., Behivoke F., Mirhani N., Uger M., Galuppi S., Bandeira B., Delvaux É., Lahitsiresy Max G., Manahirana J.-J., Moma L., Mroimana N.A., Nassuf A., Pereira J., Rakotojanahary F., Randrianandrasana J., Rasolontiavina N., Remisy S., 2018. L’interdisciplinarité en pratique : retour d’expérience de la deuxième école d’été australe sur la vulnérabilité du patrimoine récifal (EEA VulPaRe 2016). Nat. Sci. Soc. 26, 4, 446-453.
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