Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Numéro 2, April-June 2018
Dossier « La fabrique de la compensation écologique : controverses et pratiques »
Page(s) 129 - 135
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2018036
Publié en ligne 13 août 2018

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2018

L’actualité autour de la compensation écologique s’est accélérée au cours de la dernière décennie. La compensation écologique consiste en une opération de compensation des dommages, qui ne peuvent être ni évités ni réduits, qu’un projet cause à l’environnement, par des mesures visant à restaurer, voire à créer, en d’autres lieux, les fonctions écologiques et milieux perdus. En France, comme dans d’autres pays, aux États-Unis en particulier, l’application de la compensation écologique a été progressive. En effet, si la compensation écologique fait son entrée dans la loi française dès 1976, elle restera peu appliquée jusqu’à la fin des années 2000, au moment où les lois des 3 août 2009 et 12 juillet 2010, dites Grenelle 1 et 2, renforcent les procédures de contrôle des mesures d’évitement, de réduction et de compensation (ERC) des dommages à l’environnement − procédures qui s’accompagnent du lancement d’une réflexion sur la méthodologie de la compensation par le ministère en charge de l’écologie. Cette réflexion aboutit en 2012 à l’élaboration d’une « doctrine relative à la séquence éviter, réduire et compenser les impacts sur le milieu naturel1 », puis en 2013 à la publication de « lignes directrices2 », qui apportent des précisions scientifiques, techniques et juridiques lors des phases de préparation, d’instruction, de mise en œuvre, de suivi et de contrôle d’un projet. Ces documents, dépourvus de caractère obligatoire, élaborés en concertation entre les services administratifs et les acteurs concernés, sont destinés à l’usage des maîtres d’ouvrage, de leurs prestataires et des services de l’État.

Le processus de normalisation des phases ERC culminera dans la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages qui vient préciser le principe de prévention, lequel implique désormais « d’éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu’elle fournit ; à défaut, d’en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, de compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées ni réduites, en tenant compte des espèces, des habitats naturels et des fonctions écologiques affectées » (article L 110-1 II du code de l’environnement). Quant à la compensation écologique proprement dite, la loi de 2016 lui consacre un chapitre spécifique au sein du code de l’environnement (articles L163-1 à L163-5 du code de l’environnement), lui assignant notamment « un objectif d’absence de perte nette, voire de gain de biodiversité » et précisant que les mesures de compensation « doivent se traduire par une obligation de résultat et être effectives pendant toute la durée des atteintes ».

Incontestablement, la compensation écologique s’impose et se concrétise. Les mesures compensatoires s’installent dans le paysage procédural des projets soumis à évaluation environnementale, la multiplication des normes et pratiques venant en préciser davantage les contours. Pour autant, les critiques et les interrogations que suscite la compensation écologique restent d’actualité. L’objectif de ce numéro spécial est de donner des éléments de connaissance et de compréhension de cette fabrique en cours de la compensation écologique à travers les controverses dont elle fait l’objet, mais aussi les expériences auxquelles elle donne lieu.

En France, l’accélération de l’actualité autour de la compensation écologique n’a bien évidemment pas échappé aux scientifiques. Ceux-ci y ont consacré plusieurs numéros de revue, pour analyser ce phénomène de manière parfois critique. De ce fait, ce numéro spécial intervient dans un contexte éditorial déjà marqué par un certain nombre de publications importantes.

Parmi celles-ci, Vincent Devictor a coordonné un numéro de la revue Biological Conservation qui interrogeait le sens, en termes écologiques, de la compensation écologique (Devictor, 2015). Partant du fait que ce dispositif apparaît, selon lui, comme une politique anti-environnementale, destinée à contourner les arguments d’opposants à des aménagements (Bonneuil, 2015 ; Calvet et al., 2015), il présente la compensation écologique comme étant à la fois « le rêve et le cauchemar du conservationniste » (Devictor, 2015, p. 484) : un rêve parce qu’elle permet de limiter l’érosion de la biodiversité, un cauchemar parce qu’elle réduit la biodiversité à des unités comptables et qu’elle risque d’encourager des aménagements. La compensation, pour les auteurs de ce numéro spécial, ne saurait être fondée sur une approche de la nature qui considère cette dernière comme substituable, mesurable, réductible à des catégories, des fonctions, que l’on peut remplacer : un bilan comptable ne peut être appliqué à de tels phénomènes. Alors que cette notion est avancée pour réguler des conflits naissant des grands projets d’aménagement du territoire, Vincent Devictor appelle au contraire à ce que la compensation devienne un objet de conflit, pour débarrasser cette notion de ses oripeaux consensuels.

Les conclusions auxquelles parviennent les auteurs de l’ouvrage coordonné par Harold Levrel, Nathalie Frascaria-Lacoste, Julien Hay, Gilles Martin et Sylvain Pioch (2015), dont un compte-rendu est proposé dans ce dossier, sont assez comparables. Même si ces auteurs estiment que la compensation écologique peut limiter les coûts écologiques d’un projet, ils considèrent que les défauts affectant sa mise en œuvre sont tels qu’elle peut servir à légitimer la destruction d’espaces naturels. Ils parviennent à cette conclusion en s’intéressant aux procédures de compensation elles-mêmes, en entrant dans le détail de leur fonctionnement. Ils analysent les défauts qu’ils pointent dans les procédures comme des résultats de l’absence de dispositifs institutionnels suffisamment contraignants.

Le numéro spécial de la Revue internationale de droit économique « Construire des marchés pour la compensation et les services écologiques : enjeux et controverses », dirigé par Isabelle Doussan et Ali Douai (2015), propose également des analyses critiques de la compensation écologique. Les auteurs, juristes et économistes, partent de l’hypothèse que cette obligation juridique ne se réduit pas à être un instrument réglementaire classique de l’action publique, en ce qu’elle appelle à la création de savoir-faire, voire de marchés, et qu’elle s’inscrit, par sa proximité syntaxique et opérationnelle, dans la même logique que la notion de services écosystémiques (Arnauld de Sartre et al., 2014). Ils interrogent les enjeux ouverts par la logique de création de « marchés de biodiversité » afin de comprendre « les ressorts et les conséquences de la logique néolibérale ou financière de conservation de la nature ». Ce faisant, ils positionnent leurs analyses en dehors du face-à-face entre postures apologétiques et critiques « abstraites » des instruments de marché, pour entrer dans la complexité des rapports qui se nouent entre les différents acteurs (représentants de l’État, maîtres d’ouvrage, associations, experts, etc.), à l’occasion notamment de la définition et de la mise en œuvre des mesures compensatoires.

Les controverses qui traversent ces publications collectives sont de trois ordres : elles portent sur l’idée même de compensation, sur les modalités de sa mise en œuvre et sur la manière dont on évalue la nature dont la destruction ne peut être évitée. Elles conduisent à interroger, plus largement, le contexte dans lequel apparaît ce dispositif − qui, au fur et à mesure qu’il se met en place, s’institutionnalise.

Le présent dossier revient, bien entendu, sur ces controverses, mais il nous est apparu qu’aujourd’hui celles-ci passent en quelque sorte au second plan, qu’elles constituent une toile de fond pour l’analyse de la mise en œuvre des procédures de compensation. En effet, ce numéro de Natures Sciences Sociétés intervient après la parution de la loi du 8 août 2016 – loi qui aurait pu constituer une opportunité pour stabiliser certains des éléments problématiques mis en évidence par les trois numéros spéciaux de revue cités ci-dessus. Or, les dispositions législatives institutionnalisent et renforcent le mécanisme de la compensation écologique, sans pour autant apporter de véritables réponses aux questions d’ordre écologique, économique, juridique et politique mises en avant par la communauté scientifique. Prenant acte de ces lacunes, et de la liberté − ou de l’incertitude − qui laissent une large part d’initiative aux acteurs de terrain, les auteurs de ce dossier s’interrogent sur ce que la loi et sa mise en œuvre révèlent de la compensation écologique en tant que dispositif : au niveau des objectifs de cette compensation, de la lutte contre l’érosion de la biodiversité, mais aussi au niveau de la gouvernance environnementale que la compensation écologique donne à voir.

Certains textes de ce dossier − ceux de Vincent Devictor, d’Isabelle Doussan et de Pierre Scemama et al. (dont Harold Levrel est co-auteur) − émanent pour partie de coordinateurs des publications collectives citées précédemment et interrogent le processus de compensation lui-même. Les auteurs reviennent sur leurs analyses antérieures pour les confronter à l’actualité récente de la compensation, afin de regarder si, telle qu’elle est définie (notamment par la loi), la compensation écologique remplit les objectifs qui lui sont assignés. Ils font ainsi apparaître les questions non résolues qui sont traitées dans ce dossier. Ainsi les textes de Pellegrin et al. et Dutoit et al. s’intéressent-ils aux processus écologiques, tandis que ceux de Rémi Petitimbert, Marthe Lucas et l’entretien avec les cadres du conservatoire d’espaces naturels (CEN) portent sur les procédures de compensation elles-mêmes. L’ensemble de ces contributions pose la question de la régulation par les pouvoirs publics de la compensation et renvoie ainsi au processus de « modernisation écologique ».

Une opération de substitution de la nature insuffisamment régulée par les pouvoirs publics ?

Pour définir la compensation écologique, l’article de Vincent Devictor aborde les controverses qui la traversent, en interrogeant l’épistémologie de la notion et deux de ses présupposés, que sont les notions d’équivalence écologique et les enjeux d’espace-temps. Après avoir comparé le cadre épistémique de cette notion avec celui de l’écologie scientifique, il conclut que la science qui est derrière la compensation écologique est d’ordre technoscientifique, c’est-à-dire qu’elle n’est pas mue par des objectifs de compréhension de la complexité, mais par un agenda politique et les avancées techniques. Ce faisant, Vincent Devictor cadre le débat, en situant la compensation hors du champ de la science écologique fondamentale, plutôt dans le monde du pilotage de l’action d’aménagement.

C’est dans un autre champ disciplinaire que se situe l’article écrit par Pierre Scemama, Charlene Kermagoret, Harold Levrel et Anne-Charlotte Vaissière. Ces auteurs s’intéressent à l’efficacité de la compensation écologique, définie comme sa capacité à atteindre l’équivalence entre les pertes et les gains écologiques devant être générés par les mesures compensatoires. Si la logique de substitution, qui sous-tend la compensation, devrait conduire à privilégier le cadre d’analyse de l’économie standard de l’environnement, les auteurs se tournent pourtant vers celui de l’économie néo-institutionnelle. Celle-ci permet en effet de mettre l’accent sur les problèmes d’organisation des acteurs, évoluant dans des contextes institutionnels et environnementaux diversifiés, et surtout devant faire face à une incertitude forte, liée précisément à la complexité des milieux et processus écologiques concernés. Sachant que le « coût organisationnel » d’une régulation étatique de type hiérarchique est très élevé, les auteurs en appellent à d’autres formes institutionnelles, plus complexes.

Isabelle Doussan, quant à elle, analyse le processus d’élaboration de la loi du 8 août 2016 comme une occasion manquée pour élaborer un véritable « droit de la compensation ». Elle montre en effet que si des débats parlementaires ont bien eu lieu, ils ont laissé de côté des questions de fond, comme celle de l’institutionnalisation de la compensation comme outil de prévention des atteintes à l’environnement. Quant à la création d’un « marché de la compensation », les débats ont essentiellement porté sur l’étendue et les modalités du contrôle administratif à opérer, laissant de côté la question de la pertinence de l’adoption de mesures ou d’institutions nouvelles visant à réguler ces échanges marchands.

Ces trois articles permettent de mettre en évidence les éléments qui, en dépit de la nouvelle loi, continuent de poser problème concernant la compensation écologique, en particulier concernant la définition et la mise en œuvre des mesures compensatoires.

Un des problèmes centraux porte sur la question de la mesure de la biodiversité, de la définition d’équivalence qui est essentielle à l’opérationnalisation de la compensation écologique : pour définir ce qui doit être compensé, il faut mesurer ce qui a été détruit en des termes comparables à ce qui peut être reconstruit ailleurs. Il faut donc standardiser. Cela pose non seulement des questions éthiques, qu’il faut reconnaître pour ne pas oublier qu’une compensation n’enlève rien au fait qu’un écosystème est détruit, mais aussi des problèmes opérationnels : mesurer ce qui est détruit pour estimer ce qui doit être compensé pose d’importantes questions scientifiques, qui courent le risque d’être résolues par une compensation a minima. Cette mesure est pourtant nécessaire pour juger de l’efficacité d’une mesure compensatoire, d’autant plus que la loi impose désormais des objectifs de résultats aux acteurs de la compensation. La standardisation pose également des problèmes fondamentaux, comme ceux des « unités de compensation » définies pour estimer ce qui doit être compensé, ou la qualification des fonctions des écosystèmes, obligeant les écologues à se positionner par rapport à des débats exprimés en des termes qui ne sont pas les leurs.

Ce débat ouvre sur d’autres questions sans réponse, liées au « déplacement » de la nature impactée − en fait, à la création d’une autre nature, ailleurs. Notamment sur la question du lieu où sont effectuées les compensations et où sont implantés les « sites naturels de compensation » institutionnalisés par la loi de 2016. Si des fonctions doivent être restaurées, où doivent-elles l’être ? Que nous disent les expériences de sites de compensation sur la possibilité offerte par la loi de réaliser la compensation par l’achat d’unités de compensation ? La question du lieu pose aussi la question de l’additionnalité des mesures compensatoires : comment faire en sorte qu’une action de compensation ne vienne pas se substituer à une action de conservation qui aurait de toute façon eu lieu ?

Enfin, le dernier débat posé par les auteurs de ces trois articles est relatif au temps et à la durée de la « substitution » effectuée une fois que la nature a été « déplacée » : la loi dispose désormais que les mesures de compensation doivent être « effectives pendant toute la durée des atteintes », mais cela pose des problèmes pratiques considérables. Dans le cas des compensations dont la durée des atteintes n’est pas limitée dans le temps, cette obligation nécessite souvent l’acquisition du foncier. Et cela limite le recours à des contrats avec des exploitants ou des propriétaires terriens à la compensation d’atteintes dont la durée est limitée dans le temps.

Au fond, ces débats vont reposer la question de la complexité de la nature, que la compensation entend réduire au travers d’une standardisation de la nature destinée à donner l’illusion du déplacement et de la substitution de cette dernière. Venue du monde de la technoscience, pensée dans un langage économique qui, au départ, s’inscrit dans une perspective de soutenabilité faible, la compensation telle qu’elle est définie par la loi appelle à la création d’indicateurs amenant à une standardisation de la nature, contraire au fonctionnement écologique des milieux naturels. Ce faisant, elle court le risque d’accélérer des transformations contre lesquelles elle se proposait d’agir. Les autres textes de ce dossier vont chacun à leur manière regarder comment ces éléments clés sont posés et résolus, ou non. Nous avons en effet voulu entrer dans la fabrique de la compensation en donnant aussi la parole à des acteurs de la compensation.

Trois articles scientifiques et deux textes permis par la diversité des modes d’expression dans NSS (un entretien et une contribution dans la rubrique « Vie de la recherche ») analysent la manière dont la compensation se met en place en France, que ce soit pour suivre ou lutter contre la tension entre complexité et standardisation des processus écologiques. On peut différencier ces textes entre ceux qui se situent dans le champ de l’écologie et ceux qui abordent les aspects organisationnels.

D’un point de vue écologique, deux textes (l’article de Claire Pellegrin, Rodolphe Sabatier, Claude Napoléone et Thierry Dutoit, d’une part, et le compte-rendu de l’expérience de la Crau de Thierry Dutoit, Renaud Jaunatre, Jean-François Alignan, Adeline Bulot, Axel Wolff et Élise Buisson, d’autre part) tirent les conséquences du fait que la loi de 2016 invite à prendre en compte les fonctionnalités des écosystèmes. L’article coordonné par Claire Pellegrin interroge la notion de nature ordinaire, qui, selon les auteurs, permet de répondre, peut-être plus facilement, à la question des fonctionnalités écologiques, lesquelles sont désormais expressément visées par la loi (article L110-1 II du code de l’environnement). Les auteurs posent l’hypothèse que la compensation peut répondre aux objectifs qui lui sont assignés dès lors que les atteintes ne concernent pas des milieux remarquables et complexes, ce qui conduit alors à penser la compensation dans une politique plus large d’aménagement et d’usage des espaces. Catherine Mougenot, dans un court texte qui doit être lu comme un contrepoint à cet article, interroge la différence faite entre nature ordinaire et nature remarquable, laquelle serait fondée sur la complexité des structures écologiques considérées. Mettant en avant les dimensions socio-historiques de la nature dite ordinaire, elle montre que l’attachement à cette nature considérée comme non remarquable peut être très fort. Son point de vue renforce la dimension technocratique de la nature telle qu’elle est perçue par la compensation écologique, et rappelle que, du point de vue des habitants, comme du point de vue écologique, la compensation ne saurait être perçue comme une substitution.

Le texte coordonné par Thierry Dutoit s’intéresse, quant à lui, au premier site naturel de compensation français, celui de la plaine de la Crau − dont Isabelle Doussan a montré, dans son article, l’importance dans les débats parlementaires autour de la loi de 2016. Une analyse précise de cette expérience, de sa mise en place, en montrant comment celle-ci permet de réhabiliter des composantes et des fonctions de paysage, est extrêmement précieuse. Elle permet de comprendre ce que l’on peut attendre, ou pas, des sites de compensation − et les points qui restent en suspens. La compensation n’apparaît pas comme une substitution, mais comme un remplacement.

Trois textes s’interrogent, eux, sur l’aspect organisationnel et nous montrent comment se met en œuvre la compensation écologique.

L’article de Marthe Lucas regarde comment le droit intervient en aval, en particulier antérieurement à l’adoption de la loi de 2016, au travers de la jurisprudence. Le juge règle en effet des litiges tout autant qu’il produit une norme de droit positif. Pourtant, la jurisprudence n’a comblé que partiellement les manques et les zones de flou laissés par les textes antérieurs. L’auteur montre que le juge n’a pas clarifié le droit relatif à la compensation − même si progressivement ses décisions en matière d’éloignement des sites de compensation, de faisabilité ou d’efficacité de mesures, l’amènent à dessiner des règles. L’obligation faite par la loi de 2016 d’obtenir des résultats en matière de compensation notamment pourrait néanmoins inciter le juge à sortir de sa réserve en lui donnant des moyens de contrôle supplémentaires.

La contribution de Rémi Petitimbert porte sur la place des consultants dans la mise en œuvre de la compensation écologique. Ainsi, le fait que le droit, même après la loi de 2016, laisse subsister des zones d’ombre en matière d’équivalence ou d’additionnalité donne une place importante aux acteurs chargés de définir et mettre en œuvre les mesures compensatoires. L’auteur observe la dynamique de professionnalisation de la compensation, en analysant comment les cabinets d’étude s’emparent de la doctrine et des lignes directrices publiées par le ministère chargé de l’écologie. Ces derniers participent à définir tout autant la perception de la biodiversité au sein des politiques publiques qu’à délimiter le débat autour des standards techniques, occultant ainsi les enjeux politiques. C’est par ce biais que se construisent progressivement des normes en matière de compensation écologique.

Enfin, l’entretien avec des cadres des conservatoires d’espaces naturels permet de voir comment des opérationnels se détachent de la seule expertise technique pour se poser la question du sens de la compensation et se prémunir contre ses dérives potentielles. On voit notamment comment, faute d’un cadrage qu’ils estimeraient suffisant par l’administration ou la loi, les CEN s’imposent eux-mêmes le respect d’une charte. Cette charte répond à des éléments clés posés plus haut : elle vise à limiter les conflits d’intérêts, à assurer la possibilité de la compensation au-delà de la durée légale, à limiter les problèmes d’additionnalité, etc. La lecture croisée de l’analyse de Rémi Petitimbert et de l’entretien réalisé avec les CEN est intéressante en ce qu’elle met en regard deux formes de production de normes privées, celle des bureaux d’étude, d’un côté, et celle d’associations investies d’une mission d’intérêt général de préservation et de gestion de sites naturels, de l’autre. Ces normes3, chartes, guides de bonne conduite sont élaborés par des acteurs mus par des logiques différenciées, mais tous amenés à répondre à la demande de compensation écologique. Ces référentiels techniques, qui présentent une dimension axiologique − assumée ou implicite −, se déploient dans les vides institutionnels laissés par l’État. La question ici n’est pas de pointer des lacunes de la réglementation, mais de pointer le besoin d’une régulation des opérations de compensation. En l’absence de règles du jeu et de procédures spécifiques, venant accompagner le contrôle administratif classique, le risque est grand que la concurrence qui s’installe entre les différents acteurs de la compensation (entreprises, exploitants agricoles, associations, collectivités publiques) ne mette à mal, plus qu’elle ne la serve, la « reconquête » de la biodiversité.

L’ensemble de ces articles dessine une situation dans laquelle la prise en compte d’enjeux environnementaux, au travers des obligations de compensation écologique, se fait dans un contexte de profonde transformation de l’action de l’État. En ceci, la loi du 8 août 2016 s’inscrit dans un contexte bien particulier, qu’elle contribue à éclairer.

Compensation et modernisation écologique

La compensation apparaît comme un outil qui dirige dans un sens particulier l’intégration de l’environnement dans les politiques publiques et, plus largement, dans l’économie capitaliste : elle oblige à cette intégration, la contraint au travers d’une standardisation, mais sans résoudre, en termes de gouvernance, un certain nombre de problèmes fondamentaux qui sont laissés aux experts, au juge et à l’autorégulation, par les acteurs de terrain, d’un secteur d’activité spécialisé. La controverse entre ceux qui voient dans ces dispositifs une étape vers la marchandisation de la nature et ceux qui pensent que c’est plutôt à une écologisation du marché que l’on assisterait prend une autre forme à l’aune de ce que révèlent les articles de ce dossier − ouvrant de la sorte des chantiers pour des recherches à venir.

Au fond, la compensation écologique approfondit l’écologisation de la modernité dans un sens particulier, celui qu’analysaient − et appelaient de leurs vœux − les auteurs du courant dit de la modernisation écologique. La compensation écologique permet d’organiser les rapports entre nature et capitalisme par une triple opération : une standardisation de la nature (à travers des indicateurs), associée à un déplacement de la nature endommagée, afin de donner l’illusion d’une substitution − le tout devant être réalisé par des acteurs appelés à s’autoréguler − en attendant une hypothétique prise en charge par le droit. Cette intégration suit les logiques de standardisation du nouvel esprit du capitalisme. Certes, ce n’est pas la tant redoutée « marchandisation de la nature » qui a lieu, mais une opération de standardisation / déplacement / substitution qui doit permettre de gérer, par une gouvernance peu régulée, les impacts des activités humaines sur l’environnement. À lire les théories de la modernisation écologique (Mol et al., 2009), qui ont été exposées notamment dans NSS (Buttel, 2000a), cette triple opération de la nature dans le capitalisme permet d’en approfondir les logiques.

Frédéric Buttel définit ainsi les principaux postulats de la modernisation écologique : « Une perspective de modernisation écologique fait l’hypothèse qu’alors que les problèmes environnementaux les plus graves de ce siècle ont été et sont causés par la modernisation et l’industrialisation, leur résolution repose nécessairement dans plus de modernisation et d’industrialisation. Dit autrement, on considère que non seulement le capitalisme est suffisamment flexible institutionnellement pour se transformer en un capitalisme durable, mais que les outils du marché peuvent, sous certaines conditions, permettre l’éco-efficacité dans les processus de production » (Buttel, 2000b). Cette assertion, qui a presque vingt ans, prend un sens particulier au regard des débats sur la compensation écologique. Il ne s’agit certes pas de mise sur le marché de la nature, mais de l’utilisation d’outils de gestion et de marché (la standardisation, la régulation par la concurrence) afin de justifier une éco-efficacité venant compenser les défaillances du capitalisme.

Mais rien ne dit que la compensation pourra, de la sorte, régler les conflits qu’elle était censée résoudre. Frédéric Buttel considérait en effet la modernisation écologique comme une réponse à ce qu’il qualifiait « d’environnementalisme radical ». De fait, en plus d’être un outil de régulation des conflits, la compensation apparaît comme un outil devant favoriser « l’acceptabilité par les parties prenantes » d’un projet − comprendre, par celles qui, de longue date, s’opposent aux aménagements pour des raisons environnementales. En fait, l’article de Marthe Lucas, notamment, montre que la compensation ouvre un nouveau front de contestation selon les modalités de sa mise en œuvre. Ce front pourrait être temporaire, jusqu’à ce que la jurisprudence établisse la gamme des pratiques acceptables, mais les articles de Vincent Devictor et d’Isabelle Doussan montrent bien que la compensation fait l’objet d’une contestation sur son principe même, alors que ceux de Pierre Scemama et de ses collègues ou de Rémi Petitimbert montrent que les modalités de mise en œuvre de la compensation ne rencontrent pas les espoirs attendus. La compensation écologique apparaît comme un outil technocratique de gestion des impacts sur l’environnement, comme un outil de la modernisation écologique, et elle va à ce titre rencontrer les oppositions des mouvements dits de « green on green » − autrement dit, des contestations reprenant des arguments environnementaux pour justifier des technologies ou des mesures supposées aller dans un sens « favorable » à l’environnement. À ce titre, le dossier manque sans doute d’un article sur les ressorts des oppositions dans les ZAD qui portent sur la compensation elle-même.

Le dernier point de débat, insuffisamment abordé dans ce dossier, est relatif à la place de la compensation écologique dans le processus de décentralisation. L’ouvrage coordonné par Harold Levrel et al. (2015) a montré comment la compensation écologique devait à la fois être souple pour être adaptée à la diversité des milieux et des situations dans lesquels elle est mise en œuvre, mais aussi contraindre les acteurs concernés. Le défaut d’un droit de régulation de la compensation a pour corollaire, on l’a vu, qu’il revient aux acteurs de terrain, éventuellement sous contrôle du juge administratif s’il est saisi, de définir les normes et bonnes pratiques de compensation. Or, on voit émerger, notamment dans l’entretien avec les CEN, des pratiques territorialisées, dans le sens où les opérateurs de la compensation non seulement mettent en place cette dernière à proximité des aménagements, mais le font en pensant une continuité entre différentes actions de compensation, et en établissant progressivement des rapports avec des acteurs avec lesquels ils n’ont pas l’habitude de travailler. Ce faisant, la compensation suit les modalités de l’action publique qui sont privilégiées dans le cadre d’autres changements globaux, notamment le changement climatique pour lequel les échelons politiques locaux (les collectivités territoriales en France, les villes en Angleterre) ont pour tâche d’en définir les politiques d’adaptation et d’atténuation (cf. le numéro spécial de NSS [Bombenger et Larrue, 2014]). Dès lors, cela permet de penser que le flou en matière de compensation environnementale ouvre une porte aux dynamiques territoriales. L’analyse concrète de la manière dont se mettent en œuvre les rapports entre acteurs et dont sont gérées les absences de cadrage par la loi ou des institutions propres reste à faire.

Références


1

Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer : La séquence « éviter, réduire et compenser », un dispositif consolidé, Théma, mars 2017, 4 p.

3

Voir notamment la norme NF X10-900, élaborée à l’initiative de l’Union des professionnels du génie écologique (UPGE), intitulée « Méthodologie de conduite de projet appliqué à la préservation et au développement des habitats naturels − Zones humides et cours d’eau ».

Citation de l’article : Arnauld de Sartre X., Doussan I., 2018. Introduction. La fabrique de la compensation écologique, un approfondissement de la modernisation écologique ?. Nat. Sci. Soc. 26, 2, 129-135.

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