Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Number 2, April-June 2018
Dossier « La fabrique de la compensation écologique : controverses et pratiques »
Page(s) 159 - 169
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2018029
Published online 31 August 2018

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2018

Introduction

Un processus législatif long et difficile

« C’est peu dire que ce projet de loi a vécu un parcours parlementaire qui va le hisser au niveau des records. Le Gouvernement a, en effet, déposé le projet de loi initial en mars 2014, soit il y a vingt-sept mois1 ! » Le projet de loi « relatif à la biodiversité », plus tard renommé « pour la reconquête de la biodiversité de la nature et des paysages », a en effet connu un parcours long, parfois difficile et il a été l’objet de nombreuses modifications, passant de soixante-douze articles dans le projet de loi initial à cent soixante-quatorze lors de son adoption le 8 août 2016. La compensation écologique, à peine évoquée dans le projet proposé par le Gouvernement, a occupé une place non négligeable dans les travaux des deux assemblées et de leurs commissions et c’est l’objet de cette contribution que de présenter les principaux sujets des débats parlementaires.

Outre les députés et sénateurs, les principaux acteurs du processus législatif sont les deux commissions parlementaires les plus impliquées dans les travaux préparatoires aux discussions en séance : à l’Assemblée nationale, la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, dont la rapporteure est Geneviève Gaillard, et au Sénat, la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, dont le rapporteur est Jérôme Bignon2. Les représentants du Gouvernement sont les ministres chargés de l’écologie successifs, Philippe Martin puis Ségolène Royal, et Barbara Pompili, à partir de février 2016 lorsqu’elle a été nommée secrétaire d’État à la biodiversité.

Quant au processus législatif lui-même, il témoigne de la difficulté des deux assemblées parlementaires à s’entendre sur un texte commun : deux lectures par chacune d’entre elles n’y étant pas parvenues, une commission mixte paritaire est alors réunie, mais celle-ci échoue à trouver un consensus dès l’examen des premiers articles du projet de loi, avant même d’en arriver aux articles traitant de la compensation. Le texte fait alors l’objet de deux nouvelles lectures par l’Assemblée nationale et d’une par le Sénat avant d’être définitivement adopté3.

Comment la compensation écologique devient un objet de débats parlementaires

La compensation était simplement mentionnée à l’article 2 du projet de loi initial en complément de l’article L110-1 du code de l’environnement qui traite du principe de prévention des atteintes à l’environnement, comme ultime phase de la séquence « éviter, réduire, compenser » (ERC). Mais, lors du premier examen du projet par la commission de l’Assemblée nationale, une nouvelle section est ajoutée au texte, comprenant trois articles consacrés respectivement aux obligations de compensation écologique, aux opérateurs de compensation et à la mise en place de « réserves d’actifs naturels »4. Les débats sur la compensation concernent donc tant l’ajout de cette notion à la définition du principe de prévention que les articles plus précis qui lui sont consacrés. Nous avons identifié quatre thèmes de débats à propos de la compensation.

En premier lieu, les discussions s’engagent sur un mode consensuel, les parlementaires partageant une même vision du développement durable, en ce qu’il tend à concilier développement économique et préservation de la biodiversité. Mais le consensus disparaît dès lors qu’à l’occasion de la mention de la compensation, il s’agit d’introduire dans la loi un ordre de priorité entre ces deux objectifs. En second lieu, on observe que la finalité de la compensation comme outil de « prévention » des atteintes à la biodiversité n’est finalement pas discutée en tant que telle, le débat étant « déporté » sur l’étendue de la protection ainsi accordée. Par ailleurs, la question de la durée de la compensation, qui apparaît essentielle, fait l’objet d’un débat tronqué. Enfin, si le débat attendu sur la financiarisation de la nature via l’institution d’une compensation par l’offre a bien lieu, il ne se traduit pas, de notre point de vue, par l’adoption de mesures à la hauteur des enjeux.

Le débat sur protection de la biodiversité versus développement économique : des positions inconciliables

Dans l’exposé des motifs du projet de loi déposé par le Gouvernement, la biodiversité est présentée comme une « préoccupation sociale […] invitant dès lors la puissance publique et les acteurs à questionner les modèles de production », mais aussi comme une « force économique pour la France » et un « capital économique extrêmement important », notamment en raison des services écosystémiques qu’elle fournit. Il s’agit alors, à travers le projet de loi, de « renouveler la vision de la biodiversité et les principes d’action » visant à assurer sa protection. Lors de sa présentation en première lecture à l’Assemblée nationale, la ministre chargée de l’environnement parle des ambitions du projet de loi comme permettant « une nouvelle alliance entre l’homme et la nature. […] Il ne s’agit plus d’agir contre la nature mais d’agir avec elle, de la traiter en partenaire et de faire de l’urgence une chance à saisir ».

Si l’on éclaire l’exposé des motifs de la loi à l’aide des débats parlementaires, et notamment la position exprimée par les rapporteurs des commissions parlementaires et les représentantes du Gouvernement, il apparaît pourtant qu’il ne s’agit pas tant d’un changement de nature des rapports à l’environnement que de la volonté d’affirmer une politique de préservation déjà en cours relevant d’une vision classique du développement durable, qui cherche à concilier activités économiques et préservation de la biodiversité. C’est notamment sous cet angle que sont présentées la séquence « éviter, réduire, compenser » en général et la compensation écologique en particulier qui « témoigne de la possibilité de lier environnement et activité économique5 ».

Dans cette perspective, l’objectif de la loi est de clarifier le droit applicable aux projets portant atteinte à l’environnement, afin de réduire l’insécurité juridique et ainsi les risques de contentieux, tout en diminuant le coût global et des projets et de la protection de la biodiversité6. L’idée est ainsi de rendre plus acceptable la protection de la biodiversité par les acteurs économiques.

Rien d’étonnant dès lors à ce que le consensus disparaisse lorsque sont discutés plusieurs amendements, successivement adoptés puis rejetés par les députés et sénateurs, qui ont trait aux situations pour lesquelles la compensation s’avère techniquement impossible ou considérée comme économiquement disproportionnée. Un ordre des priorités, une hiérarchisation des intérêts et des valeurs entre les activités humaines et la préservation de la biodiversité doivent alors être fixés. De profondes divergences de vues sur les objectifs mêmes de la loi biodiversité apparaissent lorsque les dispositions particulières à la compensation écologique, introduites lors de la première lecture à l’Assemblée nationale, sont discutées. C’est notamment le cas des amendements relatifs aux conditions de refus d’un projet et des aménagements conduits par une collectivité publique.

En effet, un amendement est discuté et adopté en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, en dépit d’un avis défavorable du Gouvernement : « Si les atteintes liées au projet ne peuvent être ni évitées, ni réduites, ni compensées de façon satisfaisante, celui-ci n’est pas autorisé. » Cette disposition a été discutée en commission, qui l’a approuvée au motif qu’elle « démontre que la compensation n’est pas la légalisation d’un droit à détruire au prétexte que l’on mettrait en œuvre des mesures compensatoires » et qu’elle est conforme au principe d’absence de perte nette de biodiversité, également introduit à cette occasion (voir ci-dessous). La disposition est tout simplement supprimée par la commission du Sénat en deuxième lecture, au motif, selon le rapporteur, qu’elle « empiète sur le principe général d’évaluation environnementale qui demeure une composante adossée à différents processus d’autorisation ». Constatant qu’elle témoigne « d’une véritable différence d’approche philosophique entre députés et sénateurs », elle sera finalement réintroduite par la commission de l’Assemblée en nouvelle lecture après l’échec de la commission mixte paritaire.

Mais c’est un amendement adopté lors de la deuxième lecture devant le Sénat qui provoque les plus vifs débats : « Lorsqu’un projet d’intérêt général conduit par une collectivité publique est susceptible de porter une atteinte réparable à la biodiversité, les mesures de compensation exigées ne doivent ni par leur coût, ni par leur délai, être de nature à remettre en cause le projet ». Au Sénat, la disposition est défendue par de nombreux sénateurs à l’aide d’exemples de projets d’aménagements retardés ou dont le coût est fortement augmenté ou encore abandonnés du fait de la présence sur le site d’œdicnèmes criards, de crapauds calamites, de scarabées pique-prune et autres crapauds sonneurs à ventre jaune, les sénateurs semblant prendre un malin plaisir à choisir les noms d’espèces prêtant à sourire pour les mettre en balance avec les intérêts jugés plus sérieux. Face à ces espèces protégées, les sénateurs défendent en effet les aménageurs, les projets déclarés d’intérêt public et finalement « l’avenir de nos enfants qui passe par l’emploi et le développement ». Les échanges avec leurs opposants au Sénat s’engagent rapidement vers la question de la légitimité même du projet de loi et de la protection de la biodiversité7. Avec d’autres sénateurs, la secrétaire d’État appelle à la raison et constate qu’au détour d’un amendement, on touche le fond d’une question essentielle : « Comment dépasser tout ce qui nous paraît si important sur le court terme pour réussir à préserver le long terme […] ? » Au final, l’amendement est adopté par le Sénat. La rapporteure devant l’Assemblée nationale note, avant la réunion de la commission mixte paritaire, que « cette approche diffère totalement de la philosophie de l’Assemblée nationale » et la disposition sera supprimée lors de la nouvelle lecture par l’Assemblée. Quatre amendements qui visent à la réintroduire lors de la nouvelle lecture devant le Sénat sont présentés, sans pour autant être adoptés.

Le débat manqué sur la compensation comme outil de prévention des atteintes à l’environnement

Le fondement juridique de l’obligation de compensation

Dans la rédaction initiale du projet de loi, tel que déposé par le Gouvernement, la compensation apparaît simplement comme le troisième temps de la séquence « éviter, réduire, compenser », laquelle a été ajoutée au principe de prévention des atteintes à l’environnement8. L’exposé des motifs du projet de loi indique qu’il est « utile que cette séquence essentielle trouve une traduction législative au niveau des grands principes […] notamment pour fixer l’ordre de cette séquence et introduire la notion de valeur écologique qui doit servir de référence lors des procédures mises en œuvre ».

Si l’on excepte des amendements visant à diminuer la portée de l’obligation de compensation, la question de savoir si elle relevait bien du principe de prévention des atteintes n’a pas été discutée ni devant les commissions, ni devant les deux assemblées. Laurence Abeille elle-même, députée du groupe écologiste et très critique sur de nombreux aspects relatifs à la compensation, salue cette avancée. Un seul amendement, déposé lors de la première lecture au Sénat par le groupe écologiste, s’oppose au fait de considérer la compensation comme une composante du principe de prévention : « Par dérogation au principe de prévention, pour les atteintes à la biodiversité qui n’ont pu être évitées ou réduites, des mesures de compensation doivent être prises en dernier lieu pour les réparer. » Ronan Dantec, membre du groupe écologiste chargé de défendre cet amendement en séance publique, plaide pour que la compensation « ne soit pas placée sur le même plan que les mesures d’évitement et de réduction ». Son argumentation, juridiquement pertinente selon nous, est la suivante :

« La compensation vise non pas à empêcher la réalisation du dommage, mais bien à apporter une contrepartie à des dommages considérés comme inévitables. Elle se rapproche en ce sens davantage d’une déclinaison du principe pollueur-payeur. C’est d’ailleurs la solution retenue par le droit de l’Union européenne pour les sites Natura 2000 dans l’article 16 c de la directive 92/43/CEE. Les atteintes et, partant, les mesures compensatoires y sont définies explicitement comme des dérogations aux obligations de conservation. »

Il ajoute que « la compensation doit clairement apparaître comme une dérogation au principe d’action préventive. Il s’agit là de l’un des grands débats que suscite le présent projet de loi ». Pourtant, la proposition, qui a fait l’objet d’une discussion commune avec d’autres amendements portant sur le même article, n’est pas véritablement débattue. Jérôme Bignon, rapporteur, s’y déclare défavorable au motif que la nouvelle rédaction du principe de prévention a déjà été discutée en commission ; la ministre ne se positionne pas, préférant s’en remettre « à la sagesse du Sénat ». Et le débat n’a donc pas eu lieu, trop technique peut-être.

On observe d’ailleurs que la question du rattachement de la compensation écologique à tel ou tel principe du droit de l’environnement a finalement été peu traitée dans les publications scientifiques. En 1986, Jean Untermaier, portant un regard très critique sur la compensation, estimait que « compenser, c’est détruire en faisant semblant de protéger », excluant ainsi qu’elle puisse s’analyser comme une mesure de prévention des dommages (Untermaier, 1986). Pascale Steichen place la compensation «  à cheval entre le principe de prévention et de réparation » (Steichen, 2009), suivie en cela par Gilles Martin qui s’étonne, après l’adoption de la loi, « de voir la compensation rattachée aux seuls principes de prévention et de correction, par priorité à la source. Ce faisant, en effet, le législateur oublie du même coup que ces mesures peuvent aussi trouver leur place dans la réparation des dommages, soit au titre de la responsabilité environnementale (article L 161-1 et suivants), soit au titre de la réparation du préjudice écologique… que cette même loi fait entrer dans le code civil ! » (Martin, 2016a, p. 606). Marthe Lucas, auteure d’une thèse en droit sur la compensation écologique, fait de la question du rattachement de la compensation écologique à un principe du droit de l’environnement un point important de son analyse et finit par exclure très clairement le principe de prévention comme fondement de la compensation, parlant de « rattachement artificiel » (Lucas, 2015, p. 60), et démontrant que chaque phase de la séquence ERC relève de logiques différentes. Si les mesures de prévention constituent une application du principe de prévention, celles qui visent à réduire les dommages sont davantage « une expression du principe de correction à la source » (Lucas, 2015, p. 67) ; quant aux « mesures compensatoires n’enrayant pas la survenance du dommage, elles ne le préviennent pas. Au mieux peut-on considérer qu’elles anticipent le dommage et sa remédiation » (Lucas, 2015, p. 68). Aussi, au regard de son fondement, la compensation se rapproche bien davantage du principe pollueur-payeur, même si « la finalité incitative dévolue au principe pollueur-payeur ne transparaît pas dans la mise en œuvre des compensations écologiques » (Lucas, 2015, p. 77 ; p. 79 et suivantes) du fait du coût modéré des mesures compensatoires et du peu d’effet dissuasif des sanctions en cas de défaillance du débiteur de l’obligation de compenser. Compte tenu du renforcement incontestable opéré par la loi sur le mécanisme de la compensation, on peut toutefois penser que le rapprochement avec le principe pollueur-payeur sera plus manifeste.

Le débat sur le fondement de la compensation n’a donc pas eu lieu. On peut le regretter9 tant « l’intérêt d’une réflexion sur les fondements des compensations écologiques consiste à éclaircir la place et le rôle des mécanismes de compensation en droit de l’environnement » (Lucas, 2015, p. 59). En effet, le rattachement de la compensation au principe de prévention des dommages à l’environnement traduit une certaine conception de la biodiversité, conçue comme un ensemble indifférencié, un capital naturel, où des actifs peuvent compenser des passifs, voire même se traduire par des « gains ». Et c’est bien cette approche qui est retenue par les parlementaires et le Gouvernement. Les débats se sont focalisés sur l’objectif « d’absence de perte de biodiversité, voire d’un gain » via le mécanisme de la compensation et sur la portée de l’obligation de compensation, en termes de moyens ou de résultat.

L’objectif et la portée de la compensation

L’introduction de l’objectif « d’absence de perte nette, voire d’un gain de biodiversité» à l’article deux du projet de loi est le fait d’un amendement du groupe écologiste à l’Assemblée nationale en première lecture. L’amendement est adopté sans véritable opposition et complète ainsi la rédaction du principe de prévention à l’article L.110-1 II du code de l’environnement : « Ce principe doit viser un objectif d’absence de perte nette, voire tendre vers un gain de biodiversité ». C’est lors du premier examen du projet ainsi modifié par la commission du Sénat que la disposition est supprimée aux motifs qu’elle serait « dénuée de toute portée normative » et que « l’absence de perte nette de biodiversité est difficilement caractérisable et mal définie ». En première lecture, toutefois, d’autres amendements ont pour objet de réintroduire la disposition ; Hervé Poher, membre du groupe écologiste, la justifie en ces termes : « En acceptant le principe “éviter, réduire, compenser”, vous allez de facto valider la notion d’absence de perte nette. Si vous évitez les impacts sur la biodiversité, le capital de biodiversité reste le même. Si vous réduisez et compensez les impacts sur la biodiversité, le capital de biodiversité reste, dans ce cas aussi, le même. En acceptant la démarche “éviter, réduire, compenser”, on officialise donc la notion “d’absence de perte nette”. Autant l’afficher clairement ! », adoptant ainsi la rhétorique, désormais classique, visant à faire de la biodiversité une entité parfaitement dématérialisée.

Ce discours est combattu par Évelyne Didier du groupe communiste, non à propos de cette disposition mais lors de la discussion des articles spécifiques à la compensation ; elle s’oppose au mécanisme même en ces termes :

« La biodiversité est unique, elle est liée au vivant, à un écosystème spécifique lié, quant à lui, à un territoire. L’idée que l’on pourrait reconstruire ou reproduire ailleurs ce que l’on détruit à un endroit donné est erronée ; elle n’est juste ni scientifiquement ni politiquement. Elle banalise au fond la perte de biodiversité en laissant croire qu’il pourrait y avoir des équivalences. Or, en matière de vivant, il ne peut y avoir vraiment d’équivalence : toute perte de biodiversité est une perte nette. Il peut y avoir gain ailleurs, mais cela ne sera jamais équivalent. »

Techniquement, l’opposition est formulée à propos de l’article unique à l’époque traitant spécifiquement de la compensation (article 33A) et visant à sa suppression totale. La députée, consciente qu’elle ne sera pas suivie, retire d’elle-même l’amendement qu’elle proposait, ajoutant que c’était pour elle « une manière de dénoncer un système ».

Face à l’avis défavorable du rapporteur, la référence à « l’absence de perte nette, voire au gain de biodiversité » est éliminée par le Sénat, pour être réintroduite par la commission de l’Assemblée nationale avant la deuxième lecture. Par la suite, la disposition est systématiquement supprimée par le Sénat jusqu’à la quatrième et dernière lecture, malgré des amendements contraires du groupe écologiste, et réintroduite à chaque fois par l’Assemblée nationale, qui l’emportera. C’est d’ailleurs l’une des dispositions qu’aurait dû examiner la commission mixte paritaire si elle n’avait échoué avant d’arriver à ce stade.

On notera que les débats sur le sujet ont eu lieu moins en séance publique devant chacune des assemblées que devant chacune des commissions et qu’ils ont principalement porté sur la référence à l’absence de perte nette et au gain de biodiversité comme ajout au principe de prévention (actuel article L.110-1 II). Si certains des arguments portaient sur le caractère réaliste de l’objectif même d’absence de perte nette, voire de gain, les discussions ont principalement concerné la portée symbolique d’un tel objectif accentuée par sa position dans le code de l’environnement au sein des « grands principes » du droit de l’environnement. Il s’est agi véritablement d’en faire une affaire de principe et d’affirmer pour les députés et sénateurs qui y étaient favorables un objectif essentiel de la loi. Le « principe » d’absence de perte nette, voire de gain, de biodiversité, est d’ailleurs repris dans le chapitre dédié aux mesures de compensation (article L.163-1 et suivants) en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, et comme dit précédemment supprimé par le Sénat lors des deux lectures suivantes, pour finalement être réintroduit par l’Assemblée et adopté dans la loi. Les discussions ont alors été plus techniques et le plus souvent traitées conjointement avec celles portant sur la question de l’obligation de résultat qu’il convenait d’associer à la compensation écologique, cette mesure étant vue comme la mise en œuvre, ou la suite logique, de l’objectif d’absence de perte nette.

En effet, lors de l’examen du projet en commission à l’Assemblée nationale avant la deuxième lecture, la disposition selon laquelle « les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité visent un objectif d’absence de perte nette, voire tendent vers un gain de biodiversité. Elles doivent se traduire par une obligation de résultats et être effectives pendant toute la durée des atteintes » a été ajoutée au premier article ouvrant le chapitre dédié à la compensation. Deux amendements identiques ont pour objet de supprimer la mention selon laquelle les mesures compensatoires doivent se traduire par une obligation de résultat aux motifs qu’une telle obligation est « irréaliste » et « totalement contradictoire avec la réalité des retours sur le terrain, car il est très compliqué − voire impossible − de pouvoir garantir un résultat, que ce soit d’un point de vue technique ou bien juridique »10. La rapporteure, qui recueille l’avis conforme du Gouvernement, reconnaît « que l’on ne peut pas toujours tout contrôler », mais estime que « lorsque le maître d’ouvrage aura mis en œuvre des mesures de compensation sans parvenir au résultat escompté, l’administration fixera un nouveau délai afin qu’il puisse remplir ses obligations ». Elle maintient la disposition, argumentant que « conformément au principe d’absence de perte nette de biodiversité ou de gain de biodiversité, il faut que la compensation produise des résultats. C’est un enjeu très fort de ce texte qui tend à la reconquête de la biodiversité ».

La référence à l’obligation de résultat est discutée lors de la deuxième lecture par le Sénat, juste après les débats qui avaient cristallisé les oppositions sur l’amendement concernant les projets conduits par des collectivités publiques (voir ci-dessus). La mention de l’obligation de résultat est fermement défendue par la secrétaire d’État représentante du Gouvernement qui affirme que « dès lors que des atteintes sont autorisées, les mesures compensatoires doivent impérativement constituer une obligation de résultat ». Elle estime que « ne retenir qu’une simple obligation de moyens n’est pas dans l’esprit de la législation déjà existante » et que « revenir sur cet aspect fondamental de la législation constituerait une véritable régression ».

La disposition bénéficie de l’avis favorable du rapporteur au Sénat qui juge qu’elle « s’impose » et le Sénat l’adopte. Si la disposition demeure inchangée lors des deux lectures suivantes par chacune des assemblées, les débats reprennent, après passage devant la commission mixte paritaire, lors de la nouvelle lecture devant l’Assemblée, au cours de laquelle plusieurs amendements visant à supprimer la référence à l’obligation de résultat ou à la remplacer par une obligation de moyens sont déposés. Les arguments soutenant ces amendements s’appuient sur les aléas importants qui affectent les résultats des opérations de restauration de milieux naturels. L’un des députés précise que « s’il est facile de mesurer les impacts environnementaux du réchauffement climatique et de les compenser par un ajustement du prix du carbone, cela devient beaucoup plus complexe lorsqu’il s’agit d’atteinte à la biodiversité ». Les débats opposent les députés ayant déposé ces amendements à la rapporteure, soutenue par le Gouvernement, qui exprime le point de vue suivant :

« Ces amendements sont fondés sur une philosophie tout à fait différente de la nôtre. Pour moi, compenser suppose une obligation de résultats, pas de moyens. Si on se contente d’essayer de compenser, on n’aboutira jamais à une compensation réelle. L’obligation de moyens correspond, peu ou prou, aux pratiques actuelles ; l’un des apports fondamentaux de ce texte est précisément de rompre avec ces pratiques et d’imposer une obligation de résultats, sans laquelle le projet n’est pas autorisé en l’état. De ce point de vue, le texte est parfaitement cohérent. »

Sans nier la complexité de l’appréciation des atteintes à la biodiversité et des mesures visant à les compenser, elle estime cette compensation néanmoins possible. La discussion oppose également des arguments juridiques des porteurs des amendements. Par exemple, « une obligation de moyens dont s’acquitte celui auquel elle incombe vaut mieux qu’une obligation de résultat inatteignable, et qui finit par porter atteinte à l’autorité de la loi », et la question est posée, sans recevoir de réponse, des responsabilités en chaîne des conseillers et prescripteurs des mesures compensatoires. La discussion se clôt finalement par l’affirmation de la rapporteure selon laquelle il est « indispensable de prévoir une obligation de résultat. Sinon, jamais on n’y arrivera ».

Les discussions ont donc été longues sur l’objectif illusoire, selon nous, d’absence de perte nette, voire de gain, de biodiversité et sa conséquence logique qui conduit à faire de l’obligation de compensation une obligation de résultat. En visant l’absence de perte nette de biodiversité, on fait de la compensation l’outil magique censé remettre à zéro le compteur de la biodiversité, effaçant ainsi la faillite des mesures d’évitement et de réduction des dommages prévues. Or la fiction de l’absence de perte nette de biodiversité est concevable dès lors que la compensation n’est pas considérée en soi, indépendamment des mesures d’évitement et de réduction des dommages. Le débat sur le fondement juridique de la compensation aurait précisément permis de distinguer la compensation des mesures d’évitement et de réduction, en montrant qu’elle relève d’une logique différente qui ne se fond pas dans le principe de prévention des atteintes. En consacrant la compensation comme une mesure de prévention des dommages, le législateur a entériné l’idée même que ces mesures, qui relèvent de logiques différentes, puissent être traitées dans une seule « séquence », à propos de laquelle Gilles Martin (2016a, p. 607), que nous rejoignons sur ce point, observe qu’elle est « porteuse d’un vice inscrit dans ses gènes ». En effet, en fondant la décision administrative d’autoriser ou non le projet sur « le respect des trois “obligations”, le risque est évidemment que le promoteur ou l’aménageur réalise des arbitrages (notamment financiers) et essaye de “déporter” sur la compensation ce qu’il ne veut (ou ne peut économiquement) ni éviter, ni réduire » (Martin, 2016a).

Le débat tronqué : la durée de la compensation

Un aspect important de la compensation écologique est la question de sa durée. En pratique et jusqu’à présent, la durée de l’obligation fixée par l’administration est variable de quelques années à trente ans, ou parfois déterminée par la durée d’une concession d’autoroute, soit soixante ans (Lucas, 2015, p. 435), mais elle n’est pas, sauf cas exceptionnel, égale à la durée des atteintes occasionnées, laquelle est souvent indéfinie.

C’est précisément cette nouvelle solution qui a été retenue dans la loi, par une disposition introduite en deuxième lecture par l’Assemblée, selon laquelle les mesures compensatoires « doivent se traduire par une obligation de résultats et être effectives pendant toute la durée des atteintes ». Or, peut-être parce que la mention de la durée figurait dans la même phrase que la question de l’obligation de résultat, c’est cette dernière qui a absorbé tous les débats. La disposition selon laquelle les mesures compensatoires doivent « être effectives pendant toute la durée des atteintes » n’a pas donné lieu à discussion, alors même qu’elle posera vraisemblablement d’importants problèmes en pratique. D’une part, elle implique que la durée de l’obligation administrative pesant sur le maître d’ouvrage soit elle-même alignée sur la durée des atteintes, laquelle peut être infinie. D’autre part, et surtout, elle suppose que le site de compensation ne soit pas utilisé à un usage contraire aux mesures de compensation. Pour respecter son obligation, le débiteur de l’obligation devra donc s’assurer de la maîtrise de l’usage de ce site de manière éventuellement perpétuelle. On touche donc ici très précisément à la question de la maîtrise juridique des terrains de compensation11. Or si ce point a été débattu par les députés et sénateurs, il ne l’a été qu’au travers d’une disposition prévoyant l’hypothèse selon laquelle les mesures de compensation sont mises en œuvre sur un terrain appartenant à un tiers.

En effet, lors de l’examen du projet de loi par la commission de l’Assemblée nationale avant la première lecture, une disposition est adoptée qui prévoit que, lorsque des mesures de compensation sont mises en œuvre sur un terrain appartenant à un tiers, une convention sera établie entre le maître d’ouvrage et le propriétaire foncier, afin de définir les mesures de compensation, les modalités de leur mise en œuvre et leur durée. La disposition précise qu’au terme de cette convention, le propriétaire recouvre la liberté d’affecter son terrain à un autre usage. La précision, conforme à la situation déjà existante en droit positif, est adoptée sans débats de fond par l’Assemblée, puis reprise par la commission du Sénat avec quelques modifications mineures. C’est lors de la première lecture devant le Sénat qu’un amendement est proposé qui prévoit que, dans cette hypothèse, le propriétaire peut proposer la rétrocession de son bien à un organisme en charge d’une mission de protection, par exemple, le Conservatoire du littoral. La défense de cet amendement est exprimée en ces termes : « Il semble inconcevable que nous laissions ouverte la possibilité de détruire, du jour au lendemain, des efforts consentis des années durant pour restaurer ou préserver la biodiversité ! » Un amendement « de repli » est également déposé, qui conserve la disposition, mais propose d’y ajouter « sous réserve que ce changement d’usage n’affecte pas l’équivalence écologique » pour les mêmes motifs12. Le rapporteur, suivi par la ministre, s’y déclare nettement défavorable au regard du droit administratif de la compensation, d’une part, et du droit des contrats, d’autre part13.

La disposition est dès lors débattue à l’Assemblée nationale, en commission puis lors de la deuxième lecture, avec plusieurs amendements visant à assurer la vocation écologique du site de compensation à l’issue de l’obligation. La rapporteure ainsi que la secrétaire d’État y sont fermement opposées au nom de la liberté contractuelle, estimant de plus la contrainte contre-productive, au motif « qu’aucun contractant n’entre dans la logique de la compensation […] si, au terme du contrat, on empêche le signataire de recouvrer sa liberté », et aucun des amendements n’est adopté. Il en va de même en deuxième lecture au Sénat, au cours de laquelle un seul amendement est déposé par le groupe écologiste14, auquel la secrétaire d’État oppose le « principe constitutionnel du droit de propriété ». Le débat est stoppé lors du nouvel examen du projet par la commission de l’Assemblée après l’échec de la commission mixte paritaire, au cours duquel la rapporteure explique que « sur un plan purement logique, la commission a supprimé l’alinéa prévoyant qu’au terme du contrat, les contractants retrouvent toute liberté. En effet, cette disposition tautologique est juridiquement inutile ». La mention de la liberté recouvrée à l’issue d’obligations contractuelles, juridiquement inutile, n’avait effectivement de sens qu’en termes de message adressé aux propriétaires fonciers. Elle aura néanmoins été l’occasion de comprendre que certains, dont les représentantes du Gouvernement, n’envisageaient pas que dans cette hypothèse la compensation puisse être infinie, comme le sont certaines des atteintes qui ont pu la générer.

Le débat attendu sur le risque de financiarisation de la biodiversité

C’est à l’occasion de l’institution des « réserves d’actifs naturels », par la suite renommées « sites naturels de compensation15 », introduite dès l’examen du projet par la commission de l’Assemblée nationale, que la question de la « financiarisation de la nature » (Bonneuil, 2015) est débattue. Schématiquement, certains dénoncent la création même de ces sites et s’y opposent, en ce que ces derniers instituent un marché de la compensation par l’offre, qu’ils perçoivent comme porteur d’un risque de financiarisation de la biodiversité16. Les débats, lors des deux premières lectures par chacune des assemblées avant la commission mixte paritaire, portent sur la création ou non de ces sites et opposent deux visions difficilement conciliables. Ces débats s’orientent par la suite sur les moyens de contrôler ce nouvel outil de gestion de l’environnement dès lors qu’une majorité de parlementaires y est favorable. L’opposition est portée essentiellement par les députés et sénateurs des groupes écologistes et communistes, tandis que les rapporteurs des commissions et les représentantes du Gouvernement se positionnent nettement en faveur de l’institution de mécanismes de marché et sont majoritairement suivis par les députés et sénateurs des autres groupes.

Les arguments des opposants à l’institutionnalisation d’une compensation par l’offre reposent sur l’inadéquation, par nature, d’outils relevant d’une logique marchande pour assurer la protection de la biodiversité. Ils sont développés lors du travail en commission de chacune des assemblées et lors des débats parlementaires, à l’occasion de dépôt d’amendements visant la suppression des articles instituant les sites de compensation en particulier et celle, moins appuyée, des opérateurs de compensation. Le groupe communiste du Sénat est, sans surprise, le plus engagé dans cette voie :

« Les mécanismes de compensation mis en œuvre dans cet article ouvrent la voie à la création d’un véritable marché de la compensation […]. Or qui seront demain ces opérateurs de compensation gérant des unités ? Ce seront des banques, la Caisse des dépôts en tête. Nous recréons ainsi un marché potentiellement spéculatif sur la biodiversité. […] Les marchés financiers n’ont que faire des intérêts écologiques et humanistes : ils ne comprennent que la finance et le retour sur investissement ! […] Nous considérons qu’il ne faut pas adapter le système capitaliste aux impératifs environnementaux, mais bien au contraire […] oser changer de modèle économique, parce que ce modèle est celui-là même qui a souvent conduit aux plus grands désastres écologiques pour satisfaire les intérêts économiques et financiers des plus puissants17. »

L’opposition met également en avant l’échec de mécanismes similaires aux États-Unis notamment (Hassan et al., 2015) et dans la plaine de Crau à propos de l’opération Cossure menée par la CDC Biodiversité, ainsi que les incertitudes scientifiques et techniques, le manque de connaissances et l’absence d’évaluation et de recul sur les expérimentations d’opérations de compensation par l’offre :

« L’expérimentation lancée par le ministère de l’Écologie sur ce système n’étant pas encore aboutie et aucune évaluation n’ayant encore été réalisée, il est prématuré de l’instaurer dans la loi. L’exemple de la compensation menée dans la plaine de la Crau doit nous inciter à être prudents, et une analyse de ce projet devrait être menée en amont. […] De nombreuses questions se posent en effet sur la généralisation possible du système, que ce soit en termes d’impact sur le foncier ou de respect du principe d’équivalence écologique. Enfin, il ne faudrait pas qu’une généralisation hâtive de ce dispositif se traduise par de la précipitation en faveur des mesures compensatoires, au détriment d’une réflexion de fond conduite par le maître d’ouvrage autour des trois étapes consistant à éviter, réduire et compenser18. »

Outre les demandes de suppression des articles relatifs aux sites et aux opérateurs de compensation, un amendement est déposé, mais non adopté, lors de la première lecture au Sénat afin d’en limiter l’application à des opérateurs publics uniquement et ainsi fermer la voie à un marché ouvert aux acteurs privés.

Face à ces arguments, les tenants de l’institution d’une compensation par l’offre, et notamment les deux rapporteurs de commissions parlementaires, ne cherchent pas à nier les risques de financiarisation de la nature, le manque de connaissances et les incertitudes pouvant affecter ce nouvel outil. Mais ils estiment que la création d’une offre de compensation est précisément la voie pour améliorer l’efficacité de la compensation elle-même19, notamment en « professionnalisant » les opérations de compensation. En outre, lors de sa présentation en première lecture au Sénat, le rapporteur relève que « les réserves constituent une modalité de mise en œuvre de la compensation particulièrement intéressante à plusieurs titres : mutualisation et agrégation plus efficace de la compensation, garantie de mise en œuvre de la compensation ex ante, meilleure insertion de la compensation dans le territoire ».

On notera que chacun des deux rapporteurs des commissions parlementaires développe et s’appuie sur l’exemple du département des Yvelines, qui met en place en 2014 une offre de compensation environnementale destinée aux porteurs de projets publics et privés20, sans d’ailleurs véritablement mettre en avant le fait qu’il s’agit ici d’une collectivité publique et non d’un opérateur privé. Le rapporteur de la commission au Sénat détaille assez longuement cet exemple, lors de la première lecture, parce qu’il illustre, selon lui, « tout le potentiel que présente le mécanisme de réserve d’actifs naturels pour améliorer la mise en œuvre de la compensation ». Sa position vis-à-vis de la création d’un marché n’est d’ailleurs pas dénuée d’une certaine ambiguïté, son argumentaire semblant davantage privilégier l’institution d’offres de compensation par des collectivités publiques, « version française » des banques de compensation21.

La secrétaire d’État représentante du Gouvernement répond aux critiques relatives à certains travaux scientifiques montrant l’échec de dispositifs de compensation par l’offre en citant Arnaud Béchet, de l’association Nature et citoyenneté en Crau, Camargue et Alpilles, qui estime que « nombre d’entre elles valent pour la compensation en général22 ». De plus, selon Barbara Pompili, l’auteur aurait aussi déclaré qu’« en résumé, il faut reconnaître à l’expérimentation de Cossure une qualité : celle d’être une opération de restauration écologique à grande échelle, ce qui est vraiment la seule pratique susceptible d’aboutir à la reconquête de la biodiversité et à des gains de biodiversité dans des opérations de compensation écologique23. »

Finalement, la solution adoptée face aux oppositions et aux craintes exprimées par certains parlementaires consiste à prévoir un contrôle administratif sur les sites ainsi qu’à renforcer le contrôle existant sur les mesures de compensation prévues par les maîtres d’ouvrage24. Face à la détermination des rapporteurs et au consensus parlementaire, la question de la pertinence même d’un mécanisme de marché pour mettre en œuvre les opérations de compensation ne va finalement pas beaucoup plus loin que la confrontation de positions radicalement opposées. Après l’échec de la commission mixte paritaire, les jeux sont faits, l’institution d’un marché sous contrôle administratif l’a emporté. La députée Laurence Abeille du groupe écologiste à l’Assemblée nationale clôt ainsi le débat, lors de la nouvelle lecture : « À l’issue des longs travaux, des multiples lectures de ce texte, nous sommes arrivés à un compromis à peu près acceptable, et c’est la raison pour laquelle nous n’avons pas déposé d’amendements, […] mais nous avons de nombreuses inquiétudes. »

Outre un renforcement substantiel du contrôle administratif des opérations de compensation, la régulation du marché de la compensation repose essentiellement sur un dispositif d’agrément des sites de compensation. L’agrément des « réserves d’actifs » est prévu par la commission de l’Assemblée nationale, qui institue les nouveaux articles spécifiques à la compensation. C’est d’ailleurs l’un des arguments forts qui est opposé aux détracteurs d’un tel mécanisme, comme garantie des risques de « marchandisation » de la biodiversité. Au Sénat, la majorité s’exprime pour un agrément et l’étend même aux opérateurs de compensation25, malgré quelques oppositions fondées sur le souhait d’ouvrir ce nouveau marché aux petites entreprises qui pourraient être bloquées par une obligation d’agrément. Cette dernière est supprimée par l’Assemblée nationale. C’est donc bien un contrôle administratif, certes substantiellement renforcé, qui est finalement prévu, alors même qu’un nouveau marché, portant sur la préservation de la biodiversité, est ouvert, pour lequel « une régulation sérieuse » (Martin, 2017) n’a pas pourtant pas été envisagée.

Conclusion

À l’issue de ce processus législatif, qui a duré plus de deux ans et donné lieu à pas moins de trois lectures au Sénat et quatre à l’Assemblée nationale, on peut regretter que le législateur français n’ait pas profité de l’occasion pour construire un véritable « droit de la compensation », permettant de répondre aux trois fonctions de « qualifier des faits ou des rapports, de réglementer ou de régir des pratiques, des usages ou des comportements, enfin de réguler les relations qui naissent de ces usages ou de ces comportements » (Martin, 2015).

Concernant la qualification, nous avons vu que la compensation est désormais explicitement rattachée au principe de prévention, dont elle est l’une des « implications », et que, ce faisant, les phases d’évitement, de réduction et de compensation sont comprises dans une seule « séquence ». Le choix de ce fondement particulier conduit à qualifier la compensation de mode de prévention des atteintes à l’environnement, ce qu’elle n’est manifestement pas puisqu’elle naît au contraire de la certitude qu’un dommage ne pourra être évité. Cette qualification conduit à nier le dommage, à le faire disparaître du « monde du droit » (Hermitte, 1999), lequel institue désormais la nature comme un tout indifférencié dont chaque élément est substituable aux autres. En posant comme présupposé que la compensation efface le coût écologique d’un projet, on s’interdit ainsi d’évaluer, lors de la décision administrative d’autorisation, l’utilité sociale et économique d’un projet au regard des atteintes qu’il génère. Il aurait fallu, selon nous, considérer la compensation comme une obligation juridique différenciée de celles visant à prévenir et à réduire les atteintes à l’environnement, conduisant ainsi à la qualifier comme un mode de réparation particulier des dommages à l’environnement, tout simplement parce que compenser un dommage n’est pas le prévenir.

Quant à la réglementation de la compensation, la loi a incontestablement renforcé ses conditions d’application26, en particulier en liant l’autorisation d’un projet à des mesures d’évitement, de réduction et de compensation « satisfaisantes », ces dernières devant être de surcroît « effectives »27. L’« oubli » des mesures de compensation dans les études d’impact et les décisions d’autorisations administratives n’est donc en théorie plus possible. Néanmoins, de nombreuses incertitudes demeurent quant aux méthodes et indicateurs présidant aux choix des mesures de compensation, d’autant plus que celles-ci trouvent leur place dans différents corps de règles (loi sur l’eau, sur la nature, sur les installations classées, etc.) qui poursuivent des objectifs distincts. On peut même penser que les incertitudes et aléas caractérisant les opérations de génie écologique rendent très difficile, voire impossible, la définition d’un « régime juridique précis, complet et généralisable » (Martin, 2015). Ce vide, qui ne pourrait être comblé par un régime réglementaire « dur », laisse alors place à des pratiques, éventuellement consignées dans des « guides » comme ceux déjà créés sous la houlette du ministère de l’Écologie28, et des normes élaborées par les professionnels de la compensation. Les risques pouvant résulter d’une élaboration de règles mal contrôlée par les autorités publiques sont accrus du fait de la quasi absence de régulation des opérations résultant de l’application de l’obligation de compensation écologique.

Si la création par la loi d’un marché de la compensation et les effets potentiels d’un tel marché ont pris place dans les débats parlementaires, la solution retenue repose toute entière sur un contrôle administratif, en particulier des sites de compensation. Rien n’est donc prévu pour garantir que ce nouveau marché fonctionne efficacement, c’est-à-dire que la concurrence entre des opérateurs très divers (entreprises, exploitants agricoles, associations, collectivités publiques) soit loyale et interdise, par exemple, des abus de position dominante. Or, si la solution consistant à faire relever de mécanismes de marché la poursuite d’intérêts publics comme la protection de l’environnement n’est, à notre sens, pas condamnable en soi, elle devrait à coup sûr être accompagnée de procédures ad hoc, qui n’ont pourtant pas été envisagées. Et c’est là sans doute l’une des failles les plus importantes de la loi.

Références

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  • Bonneuil C., 2015. Une nature liquide ? Les discours de la biodiversité dans le nouvel esprit du capitalisme, in Thomas F., Boisvert V. (Dir.), Le pouvoir de la biodiversité. Néolibéralisation de la nature dans les pays émergents, Versailles, Éditions Quæ, 193-213. [Google Scholar]
  • Denizot A., 2016. Obligation réelle environnementale ou droit réel de conservation environnementale ? Brève comparaison franco-chilienne de deux lois estivales, Revue trimestrielle de droit civil, 949. [Google Scholar]
  • Hassan F., Levrel H., Scemama P., Vaissières A.-C., 2015. Le cadre de gouvernance américain des mesures compensatoires pour les zones humides, in Levrel H., Frascaria-Lacoste N., Hay J., Martin G., Pioch S. (Dir.), Restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement. Analyse des mesures compensatoires pour la biodiversité, Versailles, Éditions Quæ, 45-57. [Google Scholar]
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1

Rapport au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur le projet de loi, n° 3748, G. Gaillard, 14 juin 2016.

2

Par la suite, sous les termes de  « commission de l’Assemblée nationale » et « commission du Sénat », il faut entendre chacune de ces deux commissions.

3

Le Conseil constitutionnel a également été saisi pour examiner certains articles, sans rapport toutefois avec la compensation. L’ensemble des débats et des rapports des commissions parlementaires sont disponibles sur les sites de l’Assemblée nationale et du Sénat.

4

Articles 33 A et B de la Section 1A « Obligations de compensation écologique » ajoutée au chapitre 2 « Mesures foncières et relatives à l’urbanisme » au sein du Titre 5 « Espaces naturels et protection des espèces ». Ces articles figurent aujourd’hui dans le code de l’environnement dans un titre relatif à la « Prévention et réparation de certains dommages causés à l’environnement » (article 163-1 et suivants).

5

Rapport de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, J. Bignon, n° 607, 8 juillet 2015.

6

« Dans le contexte actuel, plus les règles sont claires, plus les infrastructures peuvent être construites rapidement. » Présentation du projet de loi en première lecture à l’Assemblée nationale par la ministre.

7

Chantal Jouanno : « […] si nous adoptons ces amendements, c’est toute forme de protection de la biodiversité qui n’est pas légitime. Ce débat rejoint celui que nous avons eu sur l’objectif même de ce projet de loi, qui ne serait pas en soi légitime », Sénat, deuxième lecture.

8

Lequel figure à l’article L.110-1 II du code de l’environnement : « Le principe d’action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable. »

9

Pour un avis contraire, voir Martin (2016a, p. 607).

10

D’autres amendements proposent de remplacer le terme « résultats » par « moyens ».

11

On notera que l’« obligation réelle environnementale » introduite par la loi (article L.132-3 du code de l’environnement) peut constituer un outil de mise en œuvre de la compensation. Sur cette obligation, cf. Denizot (2016), Hautereau-Boutonnet (2014), Martin (2016b), Mekki (2016), Reboul-Maupin et Grimonprez (2016).

12

« On le sait très bien, les phases de compensation commencent par quelques années de baisse de la biodiversité. C’est seulement dans un second temps qu’apparaît la hausse. Cela signifie qu’à l’heure même où l’on atteindrait un climax, on risquerait d’imposer d’autres modes de culture, d’autres pratiques agricoles. Cela reviendrait à raser d’un coup de bulldozer le travail accompli. Ce n’est pas envisageable ! »

13

« La durée des obligations de compenser est fixée par l’autorisation administrative. Adopter la disposition proposée dans cet amendement obligerait à aller plus loin que ce qui avait été convenu, sans contrepartie […]. »

14

« Sous réserve que ce changement d’usage n’affecte pas l’équivalence écologique ».

15

Lors de la deuxième lecture à l’Assemblée nationale, en raison du risque de confusion avec les réserves naturelles. L’auteur de l’amendement précise : « Même si les actions concernées par les réserves d’actifs naturels sont destinées à être vendues, il est fondamental de préférer la terminologie “site naturel de compensation” qui renvoie à la finalité et pas au moyen. » Sa proposition ne rencontre pas d’opposition et l’amendement est adopté.

16

Sur les risques des banques de compensation, cf. H. Levrel et al., 2015.

17

Évelyne Didier, groupe communiste, première lecture, Sénat. La même, en deuxième lecture, propose de supprimer « un outil de compensation fondé sur des conceptions libérales de la protection de l’environnement ».

18

Laurence Abeille, lors de la deuxième lecture à l’Assemblée nationale.

19

Lors de la première lecture à l’Assemblée, la rapporteure indique que « cette forme de compensation permet, in fine, de savoir par quoi la compensation va se faire. C’est l’efficacité qui est recherchée. On saura, dans les actifs prévus, qu’en tel lieu de compensation se trouve telle forme de biodiversité. Progressivement, on connaîtra mieux les choses et l’on pourra mesurer la compensation à la hauteur requise ».

21

« […] On peut parfaitement concevoir que la création de réserves d’actifs soit assurée par des collectivités, par exemple aux niveaux régional ou départemental […]. On peut parfaitement faire de ces réserves un outil pertinent, compatible avec les valeurs de la République, qui permettra d’éviter le mitage, de prévenir la multiplication de petites opérations difficiles à articuler, pour, au contraire, élaborer une politique véritablement dynamique. » Rapporteur de la commission en première lecture au Sénat.

22

« Il critique en effet les dysfonctionnements observés dans la mise en œuvre de la réglementation − ratios surfaciques incohérents, marchandage entre administration et maître d’ouvrage, étape d’évitement trop vite évacuée. » Assemblée nationale, deuxième lecture (Béchet et Olivier, 2014).

23

B. Pompili, Assemblée nationale, deuxième lecture.

24

Voir notamment l’article L.163-4 du code de l’environnement.

25

« L’agrément doit notamment permettre de garantir que l’opérateur possède l’expertise technique, les capacités financières et l’indépendance nécessaires pour mettre en œuvre les mesures de compensation pour le compte d’une personne soumise à une telle obligation. Un tel agrément sécurise la mise en œuvre de la compensation, et complète l’agrément prévu pour les réserves d’actifs naturels. » Rapport de la commission du Sénat en première lecture.

26

Cf. articles L.163-1 à L.163-5 du code de l’environnement.

27

Les mesures de compensation « doivent se traduire par une obligation de résultats et être effectives pendant toute la durée des atteintes. Elles ne peuvent pas se substituer aux mesures d’évitement et de réduction. Si les atteintes liées au projet ne peuvent être ni évitées, ni réduites, ni compensées de façon satisfaisante, celui-ci n’est pas autorisé en l’état » (L.163-1 al. 2).

Citation de l’article : Doussan I., 2018. Quand les parlementaires débattent de la compensation écologique : des occasions manquées. Nat. Sci. Soc. 26, 2, 159-169.

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