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Journal
Nat. Sci. Soc.
Section Repères − Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025036
Published online 16 July 2025

L’agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides

Jean-Noël Jouzel, Giovanni Prete
Presses de Sciences Po, 2024, 286 p.

Jean-Noël Jouzel (Sciences Po, Centre de sociologie des organisations) et Giovanni Prete (Université Sorbonne Paris Nord, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux [Iris]) nous livrent avec cet ouvrage un nouveau jalon, attendu et de grande qualité, dans le champ des travaux qui, à travers les notions de « victimisation » ou de « carrière victimaire », étudient les processus par lesquels des personnes en viennent à rechercher, et parfois à obtenir, la reconnaissance d’un statut de victimes pour les préjudices qu’elles ont subis. Ils retracent avec cette entrée le combat des agriculteurs qui, se regroupant en France en 2011 dans une association, Phyto-victimes, ont voulu montrer les dangers des pesticides et obtenir réparation pour les maladies qui leur étaient imputées. Dans la lignée des recherches conduites initialement par William Felstiner, Richard Abel et Austin Sarat1, les auteurs montrent combien ce « devenir victime » ne va pas de soi et s’attachent à en mettre en évidence les étapes successives.

Il en ressort une narration très claire, qui tire notamment parti du caractère longitudinal de l’enquête menée auprès de ce groupe depuis 2011. Le récit bénéficie également d’une mobilisation judicieuse des travaux menés, dans différents secteurs, sur les mouvements de victimes, qui ouvrent le lecteur à de nombreuses mises en perspectives, sans alourdir pour autant la ligne de la narration. L’ouvrage s’appuie par ailleurs sur un principe d’analyse efficace qui consiste à porter une attention particulière, dans la suite des recherches de Yannick Barthe2, aux interactions complexes que ces agriculteurs entretiennent avec les « intermédiaires » ou « victimisateurs » qui, tout en les soutenant dans leur combat, ont des orientations parfois divergentes et font ainsi peser sur eux des contraintes qui peuvent leur paraître problématiques. Le livre prend enfin en compte d’une façon éclairante les dynamiques plus globales dans lesquelles émerge et prend forme ce processus de victimisation : l’histoire de la diffusion des pesticides dans les fermes françaises, l’évolution du syndicalisme agricole, la transformation de la structure familiale des agriculteurs, la mise en place des structures de prévention des risques professionnels des agriculteurs, l’évolution du droit de la réparation des maladies professionnelles.

L’ouvrage met ainsi en scène un groupe d’agriculteurs qui présentent un profil relativement semblable : des exploitants agricoles qui possèdent des fermes de taille importante, qui sont engagés dans une agriculture « productiviste » et qui font à cet effet une forte consommation d’intrants chimiques. Affectés par des maladies chroniques, ils en viennent, sous l’influence de journalistes, de militants environnementalistes et de professionnels du droit, à faire le lien entre les maladies qui les affectent et l’exposition à des pesticides, et cherchent alors les recours qui leur permettraient d’en être officiellement reconnus comme les victimes. Un point clef de l’analyse est la mise en évidence de l’évolution de ce groupe. Ils sont initialement engagés, au côté de ces intermédiaires – en particulier les militants de l’association Générations Futures – dans une position contestataire vis-à-vis des conditions qui leur ont été imposées par le système d’acteurs qui soutient en France l’agriculture productiviste. Ils en viennent progressivement, selon un processus que l’ouvrage suit fort bien, à se détacher ou « s’autonomiser » de ces soutiens et à adopter une position réformiste. Ils s’attachent alors à trouver les modalités de réparation des maladies et les formes de contrôle des produits compatibles avec le maintien de bonnes relations avec les acteurs puissants dont ils s’estiment dépendants (la Mutualité sociale agricole, la FNSEA comme syndicat agricole prédominant, les autorités publiques).

L’ouvrage ne donne pas pour autant, et c’est l’un de ses mérites, une image monolithique du groupe d’agriculteurs mobilisés dans Phyto-victimes. Le cadre d’analyse permet en effet de montrer les tensions propres à cette construction collective d’une carrière victimaire. Il s’agit, tout d’abord, des tensions en interne. Si les membres du groupe présentent un profil dominant, le livre montre comment les carrières victimaires en viennent à se différencier les unes des autres et à susciter en interne des controverses finement analysées. La distinction entre exploitants et salariés est centrale. Des salariés agricoles sont en effet amenés à rejoindre l’association Phyto-victimes. Leurs conditions d’emploi les amènent à adopter, pour des raisons qui sont bien mises en évidence, des positions souvent plus radicales que celles des exploitants agricoles et à se trouver en conflit avec la ligne réformiste dominante. L’ouvrage indique également les différences de parcours selon que le combat est porté par le travailleur agricole lui-même ou, lorsqu’il est décédé, par l’un de ses proches. Un apport particulier de l’étude par rapport à la littérature existante sur les processus de victimisation est de montrer de façon précise comment le « devenir victime » s’ancre dans la dynamique des relations intrafamiliales.

L’ouvrage compare de façon intéressante le rapport des membres de Phyto-victimes au droit et à la science. Les professionnels du droit jouent dans le récit un rôle d’intermédiaire crucial, à travers notamment un cabinet d’avocats qui en vient à détenir un quasi-monopole de la représentation des agriculteurs victimes de pesticides. Les agriculteurs et leurs avocats convergent pour adopter une position réformiste. Au niveau juridique, celle-ci se manifeste par le type de dispositifs majoritairement investis : des outils d’indemnisation financière sans mise en cause directe de l’État ou des firmes phytosanitaires (inscription aux tableaux de maladies professionnelles, travail de l’association et des avocats pour faire évoluer ces tableaux, participation à la construction d’un fonds d’indemnisation), refus du recours à la justice pénale, jugée trop « radicale ». Cette position se manifeste également par un travail subtil pour réinterpréter dans un sens indemnitaire des recours qui pourraient paraître relever d’une logique accusatoire (par exemple la procédure de « faute inexcusable » devant le Tribunal des affaires de sécurité sociale). L’investissement dans la recherche scientifique paraît plus instable et plus fragile. Les agriculteurs sont décrits comme détenant peu de compétences pour « une appropriation des outils de la science ». Ils hésitent et évoluent concernant les chercheurs auxquels ils doivent apporter du crédit. Ils tissent d’abord des relations avec des intermédiaires qui occupent eux-mêmes des positions marginales dans les institutions médico-scientifiques. Les quelques initiatives engagées auprès d’eux pour construire des recherches sur les dangers des pesticides s’avèrent plutôt des échecs. Selon J.-N. Jouzel et G. Prete, les agriculteurs de Phyto-victimes tendent progressivement à déléguer la construction du savoir scientifique aux segments les plus institués de l’épidémiologie, discipline qui a elle-même pris une place de plus en plus importante dans l’objectivation des risques liés aux pesticides.

Cet ouvrage fort riche ouvre la discussion sur trois points. Le premier concerne la manière dont sont abordés les intermédiaires de la victimisation. C’est un apport de l’ouvrage que d’avoir analysé de façon claire le processus d’autonomisation de Phyto-victimes par rapport à certains de ces intermédiaires (particulièrement les militants environnementalistes). En enquêtant sur Phyto-victimes, le livre traite ainsi des acteurs qui sont proches des agriculteurs engagés dans la victimisation, même si leurs relations sont complexes. Les espaces de professionnels concernés sous d’autres angles par les dangers liés aux pesticides ne sont pas au centre des investigations, tant au niveau de l’analyse de leurs pratiques que de leurs prises de position dans des arènes de débats. Sans être un problème en tant que tel, ce cadrage de l’enquête incite à la plus grande prudence quand il s’agit de formuler des avis sur les pratiques ou les positions des professionnels en question : conseillers de prévention des risques professionnels dans le secteur agricole, inspecteurs du travail agricole, ou médecins du travail agricole notamment. Si la capacité de chacune de ces professions, prise globalement, à contrôler et réparer les risques liés aux pesticides est assez faible au regard de l’ampleur de ces risques et de l’intérêt de les rendre visibles, des enquêtes menées à des échelles plus fines soulignent également l’existence de contrastes spectaculaires dans les pratiques au sein de chacune de ces professions. Ces variations locales, peu présentes dans l’ouvrage, ont-elles également des effets sur les processus de victimisation ? Entre les deux échelles sur lesquelles travaillent principalement les auteurs (les dynamiques globales d’un côté, les processus de victimisation de l’autre), la prise en compte de cette échelle intermédiaire (les espaces de professionnels autour du problème des pesticides) pourrait apporter un éclairage utile.

L’ouvrage permet, second point, de poursuivre les discussions sur les apports et les limites du cadre d’analyse en termes de « victimisation » ou de « carrière victimaire ». À la lecture du livre, la contribution paraît évidente. En même temps, le fait que l’analyse pose l’obtention d’un statut de victime comme une finalité en tant que telle du point de vue des agriculteurs de Phyto-victimes peut présenter également des limites. Nous avons ainsi montré dans un ouvrage récent3 que des personnes qui s’estiment victimes d’une catastrophe collective cherchent plus généralement, au-delà du passage par un statut, à faire valoir, par différents dispositifs, des attentes en réparation, c’est-à-dire tout ce qui peut faire retour sur la situation : la « reconstitution » des personnes concernées, la vérité ou la justice pour ce qui s’est passé, la compensation des dommages. Au-delà de la reconnaissance d’un statut, ce sont ces attentes qui sont mises en avant. Et dans certains cas, c’est même en évitant le passage par une reconnaissance de statut, car ils redoutent les effets néfastes d’une telle officialisation, que les personnes cherchent néanmoins le chemin de la réparation. Si l’ouvrage repère ces différences sur le plan empirique, le cadre d’analyse ne produit-il pas un effet d’écrasement ?

Le troisième point concerne le positionnement des auteurs vis-à-vis des agriculteurs concernés par la question des pesticides. Leur choix est rapidement explicité : compte tenu, selon les auteurs, que la démonstration est faite, par tout un faisceau de recherches scientifiques, que les dangers liés aux pesticides sont réels, et qu’ils ont été longtemps sous-estimés, il s’agit de mettre en lumière la nature des obstacles susceptibles d’entraver l’obtention d’un statut de victime, considéré lui-même, globalement, comme insuffisamment attribué. L’ouvrage fait en conclusion, dans cette perspective, un bilan plutôt positif des avancées auxquelles a concouru l’association Phyto-victimes, tout en indiquant ce qui, dans ces acquis, reste malgré tout fragile. La tonalité assumée du récit est une héroïcisation mesurée du personnage collectif principal (Phyto-victimes portraitisée, par les auteurs, en Ulysse plutôt qu’en Achille).

Si l’une des caractéristiques du cas étudié est la place centrale d’une association (Phyto-victimes) dans l’enquête et dans le processus de victimisation, dans de nombreux cas on se trouve en présence de différentes associations, qui entretiennent des relations conflictuelles quant à la meilleure manière de définir leur cause et de mener le combat. De quelle association de victimes choisit-on, dans ces contextes, de devenir le compagnon de route ? Comment se positionner comme sociologue lorsqu’on a affaire à un espace des victimes plus complexe ?

Nicolas Dodier
(INSERM-EHESS, CEMS, Paris, France)
nicolas.dodier@ehess.fr

Pour une écologie politique. Au-delà du Capitalocène

Michel Aglietta, Étienne Espagne
Odile Jacob, 2024, 461 p.

Saisir les dynamiques du Capitalocène : une économie politique et écologique historicisée

C’est un ouvrage imposant et foisonnant de plus de 450 p. que nous livrent Michel Aglietta, figure majeure et vétéran de l’économie hétérodoxe, l’un des fondateurs de la théorie de la régulation, éminent spécialiste d’économie monétaire et financière, et Étienne Espagne, jeune représentant déjà très en vue de la macroéconomie écologique, actuellement en poste à la Banque mondiale, passé par l’Agence française de développement (AFD) où il a contribué à développer des modèles évaluant les aspects macrofinanciers des politiques bas carbone et les vulnérabilités macroéconomiques liées à la transition.

Voici un opus d’une ampleur et d’une ambition peu communes par la forte appétence théorique des auteurs, l’étendue de la période couverte, les questions ouvertes sur nos futurs – de la planification écologique à l’avenir du capitalisme –, et par la diversité des disciplines convoquées : économie, histoire environnementale, anthropologie, sciences du vivant, etc. Son objet est l’analyse conjointe des dynamiques du capitalisme et des transformations de la nature.

C’est en effet aux dynamiques historiques d’accumulation que sont imputés la destruction en cours des écosystèmes et le franchissement de six limites planétaires sur neuf. D’où la mobilisation de la notion de Capitalocène, par laquelle les auteurs se saisissent à la fois de ce qui fait l’unité transformatrice du capitalisme et de la diversité des formes de capitalisme dans le temps et dans l’espace (en lien avec leur métabolisme) :

« Dès lors, c’est le capitalisme, dans les formes successives qu’il a prises au cours de l’histoire, et encore plus sa configuration financiarisée actuelle, qui conduit l’ensemble de l’humanité sur une trajectoire non viable. […] La particularité des configurations historiques du capitalisme réside dans le caractère global de l’horizon d’accumulation, et donc l’effet potentiellement systémique des menaces portées sur la viabilité. […] Chacune de ces configurations a métabolisé ces cycles [biogéochimiques] de manière spécifique, s’appuyant sur les contradictions de la configuration précédente pour déployer plus avant l’incursion humaine dans les dynamiques biogéochimiques. » (p. 11-12).

Par son inscription dans la longue durée, ce travail nourrit les développements récents de l’approche régulationniste analysant conjointement régimes d’accumulation, modes de régulation, formes institutionnelles, d’un côté, et types de métabolisme des flux de matières et d’énergie, de l’autre (cf. les synthèses de Cahen-Fourot4 et Magalhães5) :

« Les modes de régulation successifs du capitalisme sont eux-mêmes rendus possibles par un régime spécifique du système Terre. De l’esclavage et de l’expansion coloniale favorisant le produit d’hectares de terres vers l’Europe à la combustion actuelle de combustibles fossiles et à la dégradation des terres pour l’extraction de métaux rares, la poursuite de l’accumulation du capital s’est enracinée dans des modes successifs et évolutifs de contrôle et de transformation des flux métaboliques d’énergie et de matières que nous nommerons régime de viabilité du Capitalocène. » (p. 44)

Une histoire globale du Capitalocène et de ses métamorphoses

S’appuyant sur de riches références en histoire environnementale mais aussi en histoire monétaire et financière, les auteurs retracent, dans la deuxième partie de l’ouvrage, une histoire globale du Capitalocène. Elle s’inaugure par une accumulation primitive du capital (chapitre 5). Liée à une conjonction de contingences historiques, cette émergence du Capitalocène I passe par l’essor de relations commerciales entre Europe et Chine, le développement du commerce triangulaire et la destruction des communs transformant la terre et le travail en marchandises et assignant les femmes à la reproduction de la force de travail. Loin du doux commerce, cette mutation et cette interconnexion des mondes reposent sur une histoire de violence et d’exploitation. Elle met en jeu des rapports sociaux de race, de genre et un rapport de plus en plus extractiviste à la nature, là où la période précédente était celle d’un « monde sans ressources6 » reposant sur des renouvelables.

Après la révolution agricole hollandaise et une déforestation massive du nord de l’Europe, se développe, sous hégémonie britannique, un premier capitalisme fossile (Capitalocène II), celui de l’étalon charbon-Sterling (chapitre 6).

Le Capitalocène III (chapitre 7) se traduit par une dépendance croissante au pétrole devenu une ressource-clé des relations géopolitiques. Il va se déployer au sein des institutions de Bretton Woods marquées par l’hégémonie monétaire et géopolitique des États-Unis. Le mode d’accumulation fordiste reposant sur un pétrole bon marché se traduit à la fois par une amélioration des conditions salariales et de vie au Nord et une « grande accélération » des dégradations environnementales.

Le Capitalocène IV (chapitre 8) renvoie au capitalisme néolibéral financiarisé, marqué par une croissance des inégalités et le franchissement de limites planétaires et émaillé de crises financières. La montée des contradictions écologiques nous fait entrer dans une période d’incertitude radicale.

On aurait tort de lire dans cette succession de périodes un « phasisme » : les auteurs ont bien lu Fressoz et savent que les énergies ne se substituent pas les unes aux autres mais s’additionnent. Surtout, ce ne sont pas des transitions d’un équilibre à un autre qu’ils analysent mais des crises et des métamorphoses. Ils s’intéressent « à la formation historique de régimes successifs de viabilité du Capitalocène, aux facteurs de crise que ces régimes engendrent, en relation avec leur environnement immédiat ou lointain, et aux basculements particuliers qui mettent parfois un terme, souvent temporaire, à ces crises de viabilité » (p. 17).

Quelles perspectives pour le (post-)Capitalocène ?

La troisième et dernière partie, « Planification(s) écologique(s) pour le XXIe siècle », s’appuie sur des tendances émergentes pour esquisser une analyse plus prospective. L’exercice est difficile et on sent les auteurs un peu essoufflés sur la longueur face à l’ampleur du propos, ainsi qu’ils le reconnaissent eux-mêmes (p. 454). Le chapitre 9, « Les apories de la gouvernance des biens communs globaux », veut sans doute trop couvrir, de la diplomatie climatique aux instruments économiques et financiers. Si la critique de l’idée néoclassique d’une valeur fondamentale et universelle du carbone sonne juste, de même que celle des évaluations coûts-bénéfices, l’alternative proposée en termes de coût de la tonne de CO2 évitée (p. 268) ne reconduit-elle pas, sous une autre forme, une approche technocratique souffrant de nombreuses limites7 ? En dépit de ces quelques réserves, cette partie regorge d’informations – de la taxe carbone aux frontières à une réforme écologique des droits de tirage spéciaux du FMI. Les auteurs montrent que le capitalisme ne saurait être « verdi » par des ajustements à la marge ou des technologies miracle, de même que les politiques climatiques ne sauraient se limiter à un instrument en forme de panacée comme la taxe carbone universelle jouant sur le seul signal-prix. (p. 262 et suiv.). Ils rappellent aussi que « l’efficacité des mesures ne peut être considérée séparément de leur équité » (p. 264). Toutes les formes institutionnelles doivent muter : « Une transition écologique ne peut se penser comme un changement incrémental de prix relatifs. Il s’agit d’un changement structurel des modes de consommation comme de production qui tend dans un second temps seulement à faire changer les prix relatifs » (p. 359).

Dès lors, face à un contexte de crises multiples (chapitre 10), une planification écologique s’impose. Le chapitre 11 en scrute les formes émergentes en Chine, en Europe et aux États-Unis, avant d’interroger la résurgence d’un État stratège en France (chapitre 12).

Théoriser : régulation, viabilité, institution monétaire et écologie

Revenons à présent sur le cadrage théorique présenté dans la première partie. Le livre s’ancre dans une économie politique institutionnaliste hétérodoxe. Il envoie quelques flèches acérées à l’économie néoclassique de l’environnement, dont le logiciel empêche d’appréhender irréversibilités et incertitudes radicales qui sont au centre des dynamiques écologiques comme des approches hétérodoxes. Ce cadre alternatif rassemble des éléments issus de la théorie de la régulation et de l’institutionnalisme monétaire, augmentés de la théorie de la viabilité et de résultats tirés de modélisations post-keynésiennes comme de l’économie de la complexité de César Hidalgo. L’échafaudage est assez solide : ces approches reposent sur des prémisses convergentes.

Les auteurs s’inscrivent en premier lieu dans l’institutionnalisme monétaire français qui fait de la monnaie une institution sociale fondamentale. Ils la placent « au cœur de la viabilité » (titre du chapitre 3). Reliant monnaie et dette, la notion de dette de vie, chère aux tenants de cette approche, se mue ici en dette écologique dans un chapitre 2 qui se saisit de l’anthropologie, de Scott à Graeber et Wengrow. L’accent mis sur la monnaie fait souvent la force et, parfois, la faiblesse de l’ouvrage. On pense, par exemple, aux passionnants passages sur les relations entre système monétaire international et extractivisme ou encore sur les monnaies coloniales. On pourra néanmoins regretter que les analyses de Stanziani dans son Capital Terre8 ne soient pas évoquées et que la question des formes de mise au travail soit moins bien intégrée que la monnaie aux différentes phases du Capitalocène.

Si les références à la théorie de la régulation sont assez furtives pour un lecteur non spécialiste, l’ouvrage contribue de fait à cette approche, notamment par son histoire écologique des régimes d’accumulation. Les développements du livre confortent aussi la thèse que le rapport social à l’environnement, loin d’être une forme institutionnelle émergente avec l’urgence écologique contemporaine, a toujours été structurant dans l’histoire des économies (capitalistes ou non). L’illusion prométhéenne de maîtrise de la nature, de la fin du XIXe siècle aux Trente Glorieuses et Ravageuses, a sans doute contribué à invisibiliser ce rapport social fondamental9. Les perspectives croisant relation sociale à l’environnement, relation sociale de genre (p. 170 et suiv. notamment) et rapport social de race (p. 35) sont prometteuses pour saisir de conserve dynamiques écologiques et économiques. C’est un autre sujet de convergence avec le « nouvel état des savoirs10» régulationniste.

Les notions de viabilité et de régime de viabilité prennent une place toute particulière dans le livre. Elles reposent sur la théorie de la viabilité fondée par Jean-Pierre Aubin. On saisit bien les affinités de cette théorie mathématique avec les approches en termes de systèmes dynamiques complexes en général et avec une économie écologique hétérodoxe en particulier. Elle est ici mobilisée de manière métaphorique (noyau de viabilité, « régulons »), sans faire appel aux formalisations correspondantes (d’autres formalisations étant utilisées par ailleurs par les auteurs). Ces derniers font de la théorie de la viabilité un métalangage. Le saut épistémologique faisant passer la théorie de la viabilité d’outil de formalisation à un métalangage théorique exprimé en langage naturel mériterait d’être explicité. Dans l’épistémologie d’Ostrom, n’est-ce pas passer en catimini des modèles formels (le niveau le moins général de l’architecture théorique) à la matrice heuristique (framework), soit le niveau le plus général de théorisation ? Ce transfert de la discipline mathématique aux sciences sociales et écologiques ne nécessite-t-il pas a minima que soit clarifié le processus de traduction ?

Par ailleurs, les auteurs fusionnent capitalisme et capitalocène. On en comprend le caractère heuristique et l’intention : renvoyer en un mot à la « part maudite » du capitalisme, une accumulation destructrice du vivant. Néanmoins, en toute rigueur, la notion de capitalocène renvoie à une époque et non à un système économique, et assimiler les deux notions introduit de la confusion. Lorsque M. Aglietta et É. Espagne affirment : « L’écologie politique doit ainsi aujourd’hui plus que jamais s’interroger sur la viabilité du Capitalocène au XXIe siècle » (p. 380) : est-il question de la viabilité d’un système économique, le capitalisme (financiarisé) ou de la viabilité d’une époque, ce qui n’a pas grand sens ?

Enfin, les auteurs se réclament de Rawls et de Sen pour déployer une philosophie non utilitariste du choix social. Si ces deux auteurs sont critiques de l’utilitarisme, ne restent-ils pas tributaires d’une « rechute à l’utilitarisme subtil11 » et prisonniers d’un raisonnement ahistorique ? Le pragmatisme de Peirce, Dewey et James, dont les liens profonds avec l’institutionnalisme historique en économie sont désormais bien connus, n’est-il pas un meilleur candidat philosophique pour tisser des liens entre « nature », économie et société dans une perspective de planification écologique et démocratique ?

Agnès Labrousse
(Sciences Po Lyon, UMR Triangle, Lyon, France)
agnes.labrousse@sciencespo-lyon.fr

Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures

Nelo Magalhães
La Fabrique, 2024, 294 p.

L’auteur, comme l’indique le sous-titre de son livre, s’insère dans le courant, désormais bien établi, des historiens de l’environnement qui s’intéressent à des objets de recherche qui ont une signification directe pour les transformations et transitions sociales et écologiques des sociétés capitalistes. En creusant un peu sa bibliographie, il s’avère que l’ouvrage qui nous intéresse est tiré d’une thèse en économie, l’auteur étant aussi mathématicien comme en témoigne une première thèse de doctorat. Il s’agit d’une sérieuse réorientation, qui rend le lecteur curieux, et qui lui fait supposer platement que l’auteur doit être l’ami des chiffres avec une propension à comprendre leur signification sociétale voire systémique. Nous allons revenir sur ce point.

Le livre de Nelo Magalhães raconte l’évolution du métabolisme matériel de la France à travers le prisme des matières premières et secondaires nécessaires à l’édification et à l’entretien des infrastructures de transport. La question du « comment » traverse le livre qui essaie de repérer les mécanismes capitalistes de la création d’espaces. L’objectif de l’auteur semble être de montrer l’étendue du système sociotechnique « bétons & infrastructures » ainsi que la rigidité et la résilience de ce système qui s’est formé tout au long de l’industrialisation de la France. Après avoir lu les 240 pages de l’ouvrage, il apparaît évident que transformer ce système pour plus de durabilité, d’écologie, de respect environnemental, et moins de consommation de matières et d’espaces, n’impliquera pas qu’une transition.

Le livre compte trois parties qui déploient une logique temporelle et évolutionniste. La première partie nous montre comment les infrastructures de mobilité dépendent d’emblée d’innovations techniques et de travaux de laboratoire ainsi que d’imbrications économiques et commerciales profondes. Nous entrapercevons le rôle du ciment et des machines ainsi que l’importance des sables et autres gravats. Technologies, commerces, espaces naturels et matières entrent dans une danse folle et accélérée pour faire émerger les infrastructures de transport sur l’ensemble du territoire. La deuxième partie du livre développe la « face sombre » et (à peine) cachée de cette course à l’infrastructure bétonnée : crises répétées des dispositifs politiques et institutionnels pour gouverner ces chantiers et infrastructures, fragilités inhérentes des systèmes de mobilité face aux forces de la nature, création de flux de matières-déchets indomptables et donnant lieu à de multiples manigances, développement d’un espace public où les technologies de transport (voitures, TGV…) contraignent l’issue des débats. La troisième partie de l’ouvrage fait une excursion dans la conscience environnementale récente des organismes producteurs et gestionnaires d’infrastructures. On en apprend beaucoup sur la réutilisation de déchets, sur les flux de matières-déchets qui redeviennent matières premières et soutiennent ainsi un nouveau cycle de matières et matériaux… Le livre montre la résilience du système, son autopoïèse, puisque les crises d’infrastructures vont être traitées en créant de nouvelles infrastructures innovantes. Le livre se termine par une ouverture : il présente une série d’intuitions de l’auteur « pour lutter » contre le fait que notre gouvernance politique et démocratique ne sert plus vraiment de régulatrice du système matières-infrastructures.

Le lecteur se familiarise avec la matière (du livre mais aussi de l’objet d’étude) par la voie d’un fort amusant prologue sur la « bétonite ». N. Magalhães reprend d’un roman de Charles Defontaines un imaginaire de « virus » qui attaquerait et rongerait irréparablement le béton, jetant la société moderne dans une catastrophe systémique qui la ramène à l’âge préindustriel et force l’humanité à se réorganiser profondément. Le parallélisme avec la COVID semble fait, même si nous savons aujourd’hui que ce virus-là, bien que très réel, n’a en rien généré un « monde de l’après ». D’emblée, l’auteur suggère que les transitions qui aboutissent à un autre monde n’existent peut-être que dans nos imaginaires.

Il est impossible de parler métabolismes et flux de matières sans se référer à une multitude de chiffres. De fait, N. Magalhães nous confronte avec la matérialité du « capitalocène » en décortiquant des statistiques relatives à des milliards de tonnes de gravats, sable, ciment… On sent les très grands efforts qu’il a déployés dans cette intense recherche archivistique de données, dans ce traitement comptable en catégories et nomenclatures, dans l’agrégation et la spatialisation des flux. Les flux de matières et d’énergies exprimés en leurs unités non monétaires sont, en termes de langages de valuation, des perspectives comptables excessivement importantes et utiles à la formulation de politiques publiques, par exemple. Ces données permettent d’ériger une perspective ; comme celles qui montrent que la plus importante part des matières en flux est la matière première du béton (sables et gravats), et que ces matières génèrent des flux annexes sans valeur commerciale, mais à forts impacts écologiques (sédiments et terre). Ces chiffres démontrent que l’homme est une force géologique, topographique même. Mais ce constat ne relève-t-il pas aujourd’hui du sens commun ?

Le propos le plus convaincant du livre est de développer une analyse précise des flux et stocks du capitalisme à travers leurs espaces et de vouloir contribuer ainsi à « repolitiser les questions environnementales ». Ce faisant, l’auteur emprunte assez logiquement au marxisme économico-géographique. En voulant penser les repolitisations, il s’aligne sur l’écologie politique. En s’intéressant aux flux et à leurs valeurs, il utilise à juste titre certains concepts issus de l’économie écologique. La mobilisation et l’articulation de ces théories fonctionnent très bien.

En donnant au monde inerte des matériaux une signification politique, sociétale et spatiale, et en donnant aux acteurs du commerce et de l’économique, mais aussi à ceux des mondes scientifiques et de l’ingénierie, des rôles dans l’histoire de ces matières, l’auteur se rapproche assez logiquement du constructivisme. Humains et non-humains se mélangent pour faire monde et matérialité sous emprise de savoirs et de compétences. Cette perspective épistémologique fonctionne aussi assez bien. Par contre, il devient moins évident de comprendre le sens de la critique continue que formule N. Magalhães envers « les postmodernistes ». Qu’une historiographie d’un système sociotechnique ne veuille pas déresponsabiliser les humains dans l’avènement de la crise écologique est évidemment compréhensible. Que cette précaution prenne par moments des allures de guerre de chapelles est peut-être inapproprié et nuit au propos.

En matière de politiques et de gouvernance, le livre de Magalhães distille plusieurs messages importants. D’abord, il montre que, dans le cas des infrastructures de transport, la politique de l’économie circulaire – érigée aujourd’hui comme objectif premier pour « écologiser » les flux de matière et d’énergie en Europe et en France – fait… circuler des matières. Si on incite à faire des déchets des matières premières, rien d’étonnant à ce que leurs flux augmentent. Il en va de même de leurs impacts environnementaux. Même si Magalhães n’est pas le premier à le dire, il démontre très finement que la solution proposée par les ingénieurs et les industriels ne transforme rien au niveau du système sociotechnique visé. Au contraire, elle solidifie les flux, crée de nouvelles infrastructures et fait croître les impacts en conséquence. En second lieu, Magalhães argumente – là encore, avec d’autres – qu’il est temps de penser à démanteler au lieu de rendre plus circulaire. Conscient que les acteurs en place n’y verront jamais leur intérêt, il fait du démantèlement un enjeu de luttes sociétales, citoyennes, politiques. Magalhães a raison de pointer ensuite la nécessité de repenser ces luttes à différentes échelles. Certes, les contestations locales insérées dans leurs territoires et contextes sont importantes et – surtout – inspirantes. Mais elles ne suffiront pas ou ne feront pas bouger les choses assez vite. Le livre se referme donc pour moi sur l’ouverture d’un prochain chantier de réflexion : mieux penser les spatialités et les mises à différentes échelles institutionnelles des démantèlements futurs.

Tom Bauler
(Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, Belgique)
tom.bauler@ulb.be

Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique

Cédric Durand, Razmig Keucheyan
Zones, 2024, 253 p.

Comment défaire notre système néolibéral, dominé par les enjeux économiques et la recherche de profit, pour construire un fédéralisme écologique basé sur les vrais besoins des sociétés et une meilleure gestion des ressources ? C’est à cette double question que s’attaquent l’économiste Cédric Durand (Université de Genève) et le sociologue Razmig Keucheyan (Université Paris Cité) dans leur essai, Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique.

Les auteurs n’y répondent pas à distance, mais s’engagent pleinement dans le débat. Il faut, selon eux, bifurquer vers une planification écologique et « fermer certains mondes », et il y a « urgence » pour ce faire. Le livre tente d’imaginer ce nouveau rapport à la nature qui consiste « à bâtir des scénarios de transition fondés sur une évaluation non monétaire des ressources disponibles, à hiérarchiser les besoins politiquement, puis à mettre l’appareil productif au service de leur satisfaction » (p. 201).

Un des points forts du livre est qu’il passe en revue une diversité de cas et d’exemples pour construire son argumentaire. Les auteurs évoquent, entre autres, le système politique et économique de la Chine, le commerce en ligne (notamment la plateforme Pinduoduo), les satellites, le prix et les besoins en charbon durant la Première Guerre mondiale, les happiness studies, le Covid-19 et les AMAP. Ils avancent que ces exemples pourraient préfigurer comment une planification écologique peut fonctionner. Si cette richesse rend la lecture stimulante, le lecteur doit toutefois s’accrocher par moments pour suivre les raisonnements des auteurs à travers cette variété d’illustrations et d’exemples, dont un bon nombre est relativement déconnecté de la question écologique.

On aurait aussi aimé lire une problématisation plus conséquente du terme « bifurquer ». S’il figure dans le titre, il n’est discuté que brièvement dans l’introduction du livre. Cela est d’autant plus regrettable qu’une mise en concept et politisation récente du terme « bifurquer » (même s’il est évidemment plus ancien) s’est opérée à travers des discours et des prises de position concernant les choix professionnels face aux questions écologiques et climatiques. On pense notamment à des discours critiques prononcés lors de cérémonies de remise de diplômes à AgroParisTech, Polytechnique, l’ENSAT, ou encore l’ESSEC en 2022.

Le livre offre, malgré tout, des pistes intéressantes à explorer dans de futurs travaux : comment faire le lien entre le point de vue macroscopique du livre et les récentes analyses psychologiques et sociologiques sur le phénomène de la bifurcation ? Comment situer Comment bifurquer parmi d’autres œuvres grand public, comme les livres Le Courage de renoncer. Le difficile chemin des élites pour bifurquer vers un monde durable12 et La révolte. Enquête sur les jeunes élites face au défi écologique13 ou des films documentaires comme Ruptures (Gosset, 2021) ? Comment, en d’autres termes, faire circuler les analyses entre la question écologique, en tant que chose politique et économique, et la question écologique en tant que geste et concernement éthique, émotionnel et personnel ?

Selon les auteurs, on est face à une incompatibilité. D’un côté, on a un système capitaliste obsédé par le profit et l’efficience. Même si des solutions de marché existent pour aborder les enjeux écologiques, celles-ci ne fonctionnent pas ou ne font que du « greenwashing ». De l’autre côté, se trouve un système dont le livre dresse les contours : un monde basé sur les besoins et plus « socialisé » (les auteurs parlent de socialisation organisationnelle, cognitive, financière, infrastructurelle et politique). Au calcul monétaire, il faut opposer le calcul en nature. Le capitalisme, qui sépare les entités, doit être contrecarré par une socialisation qui, au contraire, créée des liens. Cette façon dualiste de présenter les choses a plusieurs mérites. C’est un geste pédagogique qui offre de nombreuses prises critiques et une mise en forme qui rend le livre engageant et attrayant. On peut toutefois se demander si la question est à ce point-là tranchée. S’agit-il d’un problème parfaitement « indivisible » – pour reprendre le concept du politiste Albert Hirschman – qui relève du tout ou rien ? Des formes hybrides, intermédiaires ou brouillées entre le capitalisme et les « vrais besoins », sont-elles totalement inexistantes et inimaginables ? Si « les besoins réels pourront remplacer les besoins artificiels » (p. 69) et qu’on devra faire un « tri » (p. 76) entre les deux, comment, concrètement, opérer ce tri ?

Le livre perd malheureusement en pouvoir de persuasion à cause de son fil argumentaire très clivant et sa vision du monde actuel qui se réduit grosso modo à une unique forme de capitalisme – d’autant plus que la comptabilité en triple dépréciation est présentée par les auteurs comme une solution quasi parfaite, alors que celle-ci ne fait pas l’unanimité. Le livre est plus convaincant, cependant, dans les moments où il resitue les multiples enchevêtrements entre écologie, économie, politique et société et quand il traite la question de la planification écologique dans toute son épaisseur matérielle et institutionnelle. Pour les auteurs, il ne suffit pas seulement de redéfinir le calcul économique pour que ce dernier devienne écologique. Il faut aussi démanteler certaines infrastructures, aller vers une décroissance matérielle, repenser nos systèmes énergétiques, réagencer et restructurer l’économie pour favoriser la durabilité et la sobriété, reconsidérer les décisions et les choix économiques autour des ressources naturelles.

Pour ce faire, les auteurs mettent sur la table plusieurs propositions. En s’appuyant notamment sur les travaux d’Otto Neurath (1882-1945), ils militent en faveur d’une comptabilité écologique, c’est-à-dire d’un « soin comptable de la nature » (p. 133). Ils suggèrent aussi de s’inspirer de la planification, un dispositif mis en place, en France, sous l’impulsion de Jean Monnet, en 1946, et qui s’est achevé avec le 10e Plan en 1992 (mais qui est en train de retrouver une certaine visibilité politique avec notamment le lancement du plan France Nation Verte en 2022). Des « commissions de post-croissance », à la fois transversales et sectorielles, qui incluraient toutes les parties prenantes, permettraient de dompter l’économie face aux enjeux écosystémiques (p. 222-224). À ces commissions de post-croissance s’ajoute l’importance de services publics renforcés et d’une constitution environnementale. Avec ces propositions, le livre se veut « politiquement utile ». Il ouvre par conséquent des pistes fertiles pour réfléchir à la façon dont pourraient être mis en place et équipés de nouveaux dispositifs pour mieux prendre soin de la nature et des ressources naturelles. Les auteurs pointent du doigt des questions épineuses auxquelles il nous faudra trouver des réponses concrètes et opérationnelles : comment pourra-t-on trancher collectivement et démocratiquement entre différents types de besoins ? Comment mettre en œuvre le type de planification et de hiérarchisation théorisé par les auteurs ?

Car Comment bifurquer reste un essai spéculatif. Des efforts considérables seront nécessaires pour défaire l’ossature et les multiples ramifications des systèmes capitalistes actuels et de nombreuses épreuves devront être surmontées pour passer de la spéculation à l’action. Malgré tout, l’ouvrage soulève des questions très actuelles et essentielles sur la relation entre les humains et la nature. En ce sens, il ne manquera certainement pas d’alimenter les débats sur la mise en politique de l’écologie.

Morgan Meyer
(CNRS, CSI, Paris, France)
morgan.meyer@minesparis.psl.eu

Premières secousses

Les Soulèvements de la Terre
La Fabrique, 2024, 289 p.

Premières secousses revient sur les trois premières années d’existence des Soulèvements de la Terre. Fondés en 2021 sur l’ancienne Zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, les Soulèvements réunissent dans un premier temps des militants issus de l’autonomie et du mouvement climat. Se présentant à la fois comme une « coalition », un « mouvement » et une « organisation partisane » (p. 241), ils s’imposent depuis comme un acteur majeur des mobilisations environnementales en France. Visé durant la rédaction de l’ouvrage par une procédure de dissolution engagée par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, le groupe présente ici ses orientations et choix tactiques.

Son objectif est ainsi de construire un rapport de force à même d’endiguer les atteintes environnementales à partir de luttes territorialisées, qu’il conviendrait de structurer et de coordonner. En rupture avec les pratiques de l’autonomie politique, cette visée stratégique réclame un dépassement des clivages qui traversent l’écologie, à commencer par « l’antagonisme réforme/révolution » (p. 188). En accumulant les victoires locales, les Soulèvements entendent contrer le sentiment d’impuissance qui guette des militants confrontés aux vertigineux enjeux climatiques et à l’effondrement de la biodiversité. Il s’agit ce faisant d’opposer un récit à même de contrer les offensives idéologiques de l’extrême droite, tout en s’imposant comme « une puissance dissuasive » (p. 191) opposée aux filières industrielles les plus destructrices.

Le livre est organisé en quatre parties thématiques, divisées chacune en cinq à sept chapitres. Ceux-ci prennent successivement la forme de récits de luttes, d’hypothèses qui guident l’action, de paradoxes à résoudre et de prises de position. Les parties reflètent les principaux champs d’intervention que se sont choisis les Soulèvements : la première traite de la filière béton, la seconde de l’agro-industrie et la troisième de la question foncière. Une quatrième section revient sur les problématiques induites par la construction de la coalition. L’ensemble est ponctué de quelques photographies.

Premières secousses est donc l’occasion pour les auteurs de défendre leur conception du combat politique. Ils s’opposent ainsi autant au « fascisme fossile », climatosceptique, réactionnaire et autoritaire qu’à une transition énergétique qui « perpétue le mythe du progrès en substituant aux promesses d’abondance un chantage à l’apocalypse » (p. 146). Les « insuffisances de l’autonomie diffuse, les dangers du léninisme et l’étroitesse de vue du réformisme » sont également dénoncés (p. 225). L’enjeu de la lutte est d’aller au-delà des « expérimentations, alternatives et luttes dispersées » qui « restent marginales et échouent », face à un État peu enclin à organiser « la sortie du capitalisme industriel » (p. 218).

La question n’est pas de prendre le pouvoir, mais de se demander « comment construire les conditions d’une belle vie hors du modèle périmé de l’abondance industrielle » (p. 149). À une époque qui a « muré l’horizon politique » (p. 183), les auteurs répondent à cette question en s’inspirant des clubs révolutionnaires parisiens de 1798, des soviets de 1917, des communes anarchistes espagnoles de 1936 ou encore de l’expérience zapatiste. Le syndicalisme révolutionnaire et les Paysans travailleurs figurent également au rang des références mobilisées, liant questions sociales et environnementales, amélioration immédiate des conditions de vie et perspectives de transformations sociales (p. 225). En convoquant le panthéon de la gauche extraparlementaire, les Soulèvements renouent explicitement avec une tradition marxiste jusqu’alors reniée par certains courants de l’autonomie dont ils sont pour partie issus (voir aux éditions La Fabrique les écrits du Comité invisible).

L’ouvrage détaille également les aspects organisationnels de la coalition ainsi que ses choix tactiques et ses perspectives stratégiques. Si de ce point de vue « les luttes locales permettent des victoires situées à partir d’objectifs atteignables » (p. 238), l’urgence environnementale imposerait un changement d’échelle. Cette coordination des mobilisations nécessite la mise en place d’une structure permanente. L’idéal d’horizontalité s’efface au profit d’une formalisation des rôles et des prises de décision (p. 245) visant à concilier « bienfaits du formalisme » et spontanéité des groupes affinitaires (p. 248). Les Soulèvements s’autorisent de même à « prioriser les mobilisations sur lesquelles intervenir » (p. 240) en fonction de leurs propres visées stratégiques.

Pour espérer peser, les luttes écologistes doivent par ailleurs élargir leur base. Les auteurs retiennent de l’expérience de Notre-Dame-des-Landes l’importance de la « composition », entendue comme un travail de construction de larges coalitions hétérogènes. La stabilité de la coalition tient ainsi à une délicate « éthique de la non-dissociation » (p. 258), illustrée par le refus des composantes les plus modérées de condamner les sabotages comme les affrontements avec les forces de l’ordre.

Le répertoire tactique promu par les Soulèvements de la Terre se veut en effet le reflet des différents courants qui les composent. La notion de « désarmement », qu’ils sont parvenus à porter dans le débat public, repose sur l’hypothèse selon laquelle il est légitime de « détruire les armes qui menacent la vie sur terre » (p. 53) en passant outre les limites imposées par l’État. Proche parent du sabotage, le désarmement permet de « renouer avec l’action directe » (p. 47) et la désobéissance de masse (p. 10). Il s’articule avec la perspective plus ambitieuse du démantèlement, qui vise à abattre progressivement les filières identifiées comme écocidaires en mobilisant différents registres tactiques. L’objectif de démantèlement de l’agro-industrie lie par exemple « offensive et alternative » (p. 128), « désarmement » et recours juridiques contre les « méga-bassines » (p. 112), ou encore constitution de « réserves foncières agricoles » pour permettre les installations paysannes (p. 180).

Le principal intérêt de l’ouvrage réside dans son effort d’explicitation des contradictions qui traversent la coalition. D’une part, parce que cet exercice est rare venant d’un mouvement politique, et d’autre part parce qu’il intéressera plus généralement les lecteurs concernés par les mouvements sociaux et les questions écologiques.

La volonté de structurer une organisation extralocale en s’appuyant sur des mobilisations territorialisées ne manque par exemple pas de provoquer des dissonances : « Il y a un paradoxe dans le fait de s’inscrire dans des luttes ancrées faites de rencontres patientes, tout en assumant de traverser régulièrement le pays pour aller prêter main-forte ailleurs sur le temps d’une ou deux journées » (p. 79), admettent les auteurs. C’est là l’un des « paradoxes de l’activisme » : le risque d’une dépossession des habitants d’un territoire des enjeux qui les concernent, au profit de militants hyperactifs et spécialisés.

Les « paradoxes de la confrontation », quant à eux, permettent aux auteurs d’expliciter le rapport qu’ils entretiennent à une violence politique « ni sacrée ni taboue » (p. 137). Le degré de conflictualité assumé doit plutôt s’ajuster au contexte et aux objectifs fixés. Ils empruntent ici le concept de « contre-violence » à Françoise d’Eaubonne en s’interrogeant sur les manières de renverser un rapport de force aujourd’hui largement défavorable aux mouvements sociaux. Le problème, dès lors, n’est pas tant moral que pratique : comment assumer agir au grand jour tout en refusant de s’ériger en martyrs de la répression ? Comment mener des actions « impactantes » quand la criminalisation des contestations mène de plus en plus rapidement à l’« impasse stratégique » du dispositif policier infranchissable (p. 142) ? Si ces questions restent ouvertes, les coucher sur papier constitue un témoignage important des difficultés rencontrées par le militantisme d’aujourd’hui.

Au-delà de ces considérations, Premières secousses appelle à quelques critiques, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme tout d’abord, l’écriture se fait parfois ronflante, comme lorsque les auteurs écrivent que « l’aiguille du sismographe des renseignements généraux s’affole à mesure que se propage l’onde de nos luttes sans épicentre » (p. 271). Le ton triomphaliste de l’ensemble, s’il est attendu venant d’un mouvement présentant ses ambitions, devient gênant lorsque celui-ci s’attribue des victoires pour lesquelles le lien de cause à effet n’est pas démontré. On pense ici à l’abandon de l’extension d’une carrière Lafarge à Saint-Colomban (Loire-Atlantique) : alors que les Soulèvements de la Terre s’en octroient le mérite, la presse locale pointe plutôt les difficultés économiques rencontrées par le pétitionnaire, tandis que le maire dénonce des lourdeurs administratives.

Cette tendance à l’autosatisfaction interroge également concernant les « méga-bassines », ces retenues de substitution destinées à irriguer l’agriculture industrielle. Certes, les auteurs reconnaissent que l’organisation de la seconde manifestation de Sainte-Soline, en mars 2023, a été « dépassée par l’ampleur de l’évènement », face à des forces de l’ordre prêtes à défendre les travaux « quel qu’en soit le coût humain » (p. 105). Mais on apprend également que lorsqu’ils parviennent à être reçus en préfecture, les opposants se voient annoncer la mise en chantier d’une nouvelle réserve (p. 108). Il paraît donc difficile, dans un tel contexte, de clamer victoire pour l’abandon d’une trentaine de retenues (p. 112). D’autant que le récent jugement rendu par la cour administrative d’appel de Bordeaux déclarant quatre d’entre elles, dont celle de Sainte-Soline, illégales, ne remet en rien en cause la maladaptation au changement climatique qu’incarne ce modèle. L’absence d’autorisation de destruction d’espèce protégée pointée par le juge pourra en effet être délivrée ultérieurement, tandis que les arguments concernant la gestion des eaux ont été balayés. Comme pour la construction de l’autoroute A69, on ne peut que constater que les mobilisations peinent à contrer la tactique du fait accompli, qui consiste à construire vite, quitte à légaliser a posteriori l’infrastructure contestée. De plus, si l’arène judiciaire permet parfois de suspendre des chantiers (c’est le cas de l’A69 au moment où s’écrivent ces lignes), elle apparaît de plus en plus incertaine dans un contexte de recul du droit environnemental.

Toutefois, c’est surtout le fond, à savoir la plus-value apportée par cette coalition aux mobilisations locales, qui questionne. Comme la menace de ZAD en son temps, l’appel aux Soulèvements semble devenir un recours pour des luttes locales en quête d’un second souffle. Se placer sous la houlette d’une organisation relativement centralisée qui fixe le tempo des mobilisations, définit une charte graphique, un vocabulaire et les tactiques à privilégier, apporte effectivement des ressources qui manquent parfois aux groupes locaux. On peut toutefois se demander ce que les luttes territorialisées ont réellement à gagner en acceptant cette relative uniformisation, là où leur richesse tient justement à leur diversité. Les travaux en sciences sociales portant sur les effets des mobilisations locales montrent que pour peser, celles-ci doivent conjuguer ancrage territorial, répertoire tactique varié et soutien d’acteurs institutionnels. Autant de travail militant qui ne peut être mené dans le cadre d’une coalition extralocale.

Qu’on souscrive ou non aux thèses exposées, Premières secousses constitue néanmoins un jalon de la pensée écologiste actuelle. Il intéressera tout lecteur attentif aux enjeux environnementaux comme aux dynamiques contestataires contemporaines.

Damien Schrijen
(Sciences Po Bordeaux, Centre Émile Durkheim, Pessac, France)
d.schrijen@sciencespobordeaux.fr

La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages

Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger, Ivaylo Petev
Presses universitaires de France, 2023, 219 p.

L’ouvrage intitulé La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages de Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger et Ivaylo Petev tire son originalité de l’analyse qu’il fait des conditions écologiques des classes sociales14 et vient nourrir les travaux qui investissent le champ des inégalités écologiques15. Les auteurs étudient comment certaines pratiques durables ou de sobriété témoignent d’appropriations différenciées de l’offre environnementale en fonction des groupes sociaux. En effet, l’émergence de la question environnementale dans le champ politique a introduit un glissement sémantique16, où l’écologie est désormais devenue symbole de militantisme, d’action citoyenne et de pratiques quotidiennes (transition écologique, consommation alternative…). La pertinence et l’originalité de l’approche consistent à montrer que l’action en faveur de la cause écologique s’inscrit dans l’épaisseur du social et par conséquent dans les habitudes de vie, les styles de vie socialement situés, autrement dit les rapports de classe. Cette acception des inégalités écologiques renvoie à des rapports de connaissances ou de pratiques différents entre acteurs, en même temps qu’à des ressources hétérogènes à participer à la cause et aux pratiques écologiques17. Tout l’enjeu de l’analyse est de tenir ensemble ces différentes inégalités pour ouvrir la voie à une étude qui appréhende les inégalités sociales face à l’environnement à travers les dispositions différenciées des acteurs à s’inscrire dans l’espace de la cause écologique. Ces capacités d’action inégales se cachent derrière des écarts de niveau de vie, de connaissances et de pratiques et deviennent visibles une fois mises en relation avec des conceptions institutionnelles de l’environnement qui agissent à l’échelle des styles de vie, des pratiques, des rapports à la consommation. Les auteurs décrivent une homogénéité sociale de l’espace de la cause écologique qui traduit des formes de dominations croisées et permet de comprendre comment les enjeux écologiques façonnent des hiérarchies sociales ou renforcent celles existantes.

D’un point de vue méthodologique, les auteurs adossent leur analyse à titre principal, mais non exclusif, sur les données de l’enquête Styles de vie et environnement (SVEN) conduite auprès d’un échantillon représentatif de la population française en 2017. L’ouvrage s’articule autour de trois parties dont une première qui aborde l’entrée des préoccupations environnementales dans l’espace des représentations. Pour ce point, l’étude met en évidence que le souci environnemental des Français reste inégalement partagé. Dans un contexte d’émergence de la cause écologique, la seconde partie aborde l’écologisation18 des modes de vie et des pratiques domestiques. Elle met en exergue la transformation des régimes alimentaires et de consommation sur la seconde moitié du XXe siècle ainsi que l’apparition de contraintes socioéconomiques nouvelles qui pèsent sur les choix des styles de vie. Autrement dit, ces facteurs macroscopiques comme le développement des zones pavillonnaires, l’allongement des durées de transport domicile-travail sont autant de conditions qui ne concourent pas à une écologisation homogène des modes de vie. Enfin la troisième et dernière partie propose la construction d’un espace social des pratiques environnementales structuré autour de trois axes. Un premier oppose les ménages frugaux aux ménages qualifiés de consommateurs. Les modes de vie frugaux sont associés aux ménages les plus modestes et faiblement insérés sur le marché du travail. Ces modes de vies sobres sont également peu concernés par les pratiques étiquetées environnementales, ce qui revient au second axe qui met en relation une consommation éthique (environnementale) avec une autre qualifiée de désinvestie. Enfin le troisième axe décrit le métabolisme des pratiques ou leur empreinte écologique en opposant les modes de vie extravertis à ceux localement ancrés. Tout l’enjeu de l’analyse a été de montrer que, entre le degré de préoccupation environnementale et l’empreinte des modes de vie des classes sociales, cet espace est traversé par des formes de contradictions et d’incohérences. Si les ménages plus aisés consomment davantage, paradoxalement ils sont marqués par des modes de vie et des habitudes davantage orientés vers les causes écologiques. Dans ce rapport pratique à l’environnement, les dispositions attachées au capital culturel19 apparaissent comme structurantes dans l’appropriation et l’orientation vers une consommation éthique et environnementale. Dès lors, le lien entre consommation éthique et niveau de diplôme révèle une disposition des catégories dotées en capital culturel à formuler des idéaux moraux et à inscrire leurs pratiques dans des registres de justification20. Enfin cette troisième partie propose une typologie des modes de vie fondée sur les rapports pratiques à l’environnement. Sur la base de la relation entre sobriété et conscience environnementale, l’analyse formule quatre idéaux types. Le premier profil nommé « consumérisme assumé » représente 28 % de l’échantillon et se caractérise par des modes de vie fortement déliés de la cause écologique. Outre une aisance matérielle de ces ménages, les pratiques sont aussi extraverties du point de vue de l’ancrage spatial avec un usage intensif des modes de transport les plus impactants (avion). Les éco-consuméristes (le second profil) représentent la part la plus âgée (63 % des répondants de ce profil ont plus de 55 ans). Leur mode de vie se caractérise par une attention accordée aux pratiques éthiques (origine biologique et locale des produits alimentaires) tout en conciliant un confort de vie comme le taux d’équipement ménager. L’étude met en évidence les contradictions de l’« éco-cosmopolitisme », la troisième figure. Caractérisé par des pratiques de consommation frugale et fortement inscrit dans un registre de la cause écologique, ce profil se différencie également par des loisirs extravertis. En effet, des pratiques sobres cohabitent avec des loisirs énergivores comme l’usage de l’avion pour des destinations lointaines. Ce profil est essentiellement urbain et diplômé. Enfin, le quatrième et dernier profil renvoie à la situation des classes populaires qui gagnent moins de profits symboliques à inscrire leur pratique dans un registre de la cause écologique alors même que leur mode vie s’avère moins impactant. Ce profil appelé « frugalité sans intention » se différencie par des pratiques sobres mais peu orientées vers la justification environnementale.

Ce dernier profil questionne plus largement la dépossession des enjeux écologiques des classes populaires abordée par les travaux de Jean-Baptiste Comby21. En effet, il décrit un désajustement entre le récit écologique dominant et l’écologisme pratique des classes populaires qui ne trouve pas de lieu d’expression dans l’espace des pratiques environnementales. À ce titre, l’ouvrage revient sur le « goût du raisonnable » qui dicte les pratiques ou les modes de vie faiblement polluants et qui pourrait trouver une reconnaissance dans le registre de la cause écologique. Pourtant, les classes populaires se tiennent à distance de ce type de gratification écologique. Toutefois, cette distance n’est pas synonyme d’indifférence à l’égard de l’écologie mais tient davantage d’une indifférence à l’égard de la gratification symbolique, ce qui peut expliquer une faible propension à déclarer une attitude écologique ou à donner une justification environnementale à ses pratiques.

L’analyse fine, proposée autour d’un espace des pratiques environnementales, ouvre différentes perspectives de discussion, notamment une réflexion autour des modalités d’action en faveur de la cause écologique qui sont construites en extériorité des savoirs et du monde vécu des classes populaires. Face à la technicisation d’un agir sur l’environnement, les référents et les savoirs mobilisés par les habitants sont le plus souvent disqualifiés et ne trouvent guère de résonance parmi les modalités d’actions normalisées. À défaut d’activer la « capacité d’un agir sur l’environnement22 », ces modalités accentuent un sentiment d’impuissance face à la crise environnementale. Pour Lydie Laigle23, il semble indispensable de réfléchir à la hiérarchie des savoirs mobilisés dans la formulation d’un récit en faveur de la cause écologique. L’idée exposée est celle d’une dynamique de transition qui s’appuierait sur des pratiques écologiques facilement appropriables par un nombre important d’acteurs, garants d’une « solidarité écologique24 » à un double niveau. La construction des modes d’action à l’initiative des habitants permettrait non seulement de maintenir et de renouer des formes d’interactions en faveur de la cause écologique, mais envisagerait également la transition écologique comme un outil de cohésion sociale. L’ouvrage pointe l’enjeu de la reconnaissance des savoirs ordinaires, du vécu ou encore d’une écologie du quotidien dans l’énonciation des solutions. Comme l’évoque Laurence Grandchamp25, il semble important de permettre aux classes populaires de « proposer leur propre récit de la transition écologique » en les invitant à énoncer leur « vision de l’écologie », ce qui suppose qu’elles participent au débat sur les enjeux et les savoirs mobilisés par la transition.

Guillaume Christen
(Université de Strasbourg, UMR Sage, Strasbourg, France)
christen@unistra.fr

Construire le droit des ingénieries climatiques. Au croisement des enjeux climatiques et écosystémiques

Alexandra Langlais, Marion Lemoine-Schonne (Eds)
UGA éditions, 2024, 414 p.

Le titre de cet ouvrage est d’abord un programme et même un signal : le droit des ingénieries climatiques est encore à construire. Lorsque l’on sait que lesdites techniques sont en plein essor ou le seront bientôt, à l’invitation même des progrès de la gouvernance internationale du climat ou des rapports scientifiques, sans que le cadre légal et institutionnel y afférent ne soit pourtant clairement balisé, le constat est inquiétant. C’est à ce vide juridique que les directrices de la publication invitent à s’intéresser, pour en comprendre les enjeux et l’urgence, la gravité et les risques, les raisons et les perspectives, dans un contexte d’accélération et de mutation sur le plan des techniques mais aussi des valeurs.

L’ambition d’Alexandra Langlais (directrice de recherche CNRS) et de Marion Lemoine-Schonne (chargée de recherche CNRS) est d’abord de rassembler et d’articuler la myriade de propositions techniques a priori très diverses pour identifier le périmètre des « ingénieries climatiques », ceci afin de mieux problématiser cette matière à l’aune des questionnements en sciences humaines et sociales, et sous l’angle du droit en particulier. Les coordinatrices donnent en effet du souffle et des outils pour alimenter le débat public sur l’éthique de la responsabilité qui devrait accompagner l’émergence de – voire la résistance à – ces techniques tellement particulières qu’elles sont souvent associées, y compris dans l’ouvrage commenté, à l’image de l’apprenti-sorcier ; des « techniques plus ou moins folles, plus ou moins mûres et parfois encore très expérimentales », comme l’indique Sandrine Maljean-Dubois dans son introduction. Par ailleurs, en dressant le panorama des ingénieries climatiques, les coordinatrices veulent rendre visibles les interdépendances entre la protection du climat et la protection des écosystèmes dans la recherche des solutions.

C’est le croisement des perspectives et le dialogue entre regards experts qui sont offerts au lecteur tout au long de cet ouvrage très bien conçu d’environ 400 pages, comme en témoigne d’emblée le chapitre préliminaire déployé sous forme d’interview, où interagissent un spécialiste de la biodiversité et un ingénieur-chercheur. L’ingénierie climatique y est d’abord entendue comme « l’ensemble des techniques et pratiques mises en œuvre ou projetées dans une visée corrective à grande échelle d’effets de la pression anthropique sur l’environnement» (p. 19). Le terme est donc plus vaste que la géo-ingénierie, qu’il inclut cependant, et il est distinct du concept d’ingénieries environnementales (de portée plus locale). Par « géo-ingénierie », ce sont les technologies ayant un impact global sur le système planétaire terrestre qui sont visées (agir sur le réfléchissement solaire, retirer le CO2 de l’atmosphère), mais ce terme serait « de plus en plus abandonné au profit de la terminologie et de l’appellation des techniques elles-mêmes » (p. 20). Dans leur chapitre introductif, les éditrices de l’ouvrage visent d’abord, sous le vocable d’ingénieries climatiques, « l’ensemble des techniques, pratiques et expérimentations, mises en œuvre ou projetées, qui altèrent intentionnellement et à grande échelle le système climatique dans le but de neutraliser les effets de la pression anthropique sur l’environnement» (p. 34). La définition du terme « ingénieries climatiques » au pluriel dans l’ouvrage se stabilise ensuite comme désignant « toutes les techniques de captage-piégeage naturel ou artificiel du carbone, stockage et gestion du rayonnement solaire ayant pour but de limiter ex post les effets des changements climatiques» (p. 40). Les autrices présentent également les différentes techniques (appliquées, par exemple, aux océans ou aux forêts) et exposent l’enjeu de leur classification, qui est lié au champ des possibles concernant les hypothèses et l’échelle de leur gouvernance.

L’ouvrage est une mine de références. Le cheminement proposé est exploratoire et pluriel, riche sur le plan théorique tout en étant pleinement ancré dans l’observation des pratiques déjà existantes. Dans les premiers chapitres sur l’histoire de ces techniques et sur leur rapport à la représentation de la nature, on comprend vite que le bouclier incantatoire ramenant ces nouvelles techniques au champ de la science-fiction est une bien maigre et futile protection car il n’a pas tenu fort longtemps, avec pour conséquence « qu’il faut donner tout leur poids aux questions concrètes de gouvernance et de géopolitique » (Dutreuil, p. 114).

On y découvre ensuite le quotidien des pratiques déjà émergentes, qu’elles concernent les océans ou l’atmosphère, le sous-sol ou les forêts, avec leur lot de principes et règles juridiques déjà mobilisés ou mobilisables et qui sont susceptibles d’accompagner ou même de contraindre ces déploiements techniques nouveaux : principe de prévention du dommage transfrontière, obligation de diligence, évaluation préalable des incidences, principes de prévention et de précaution, etc. Les auteurs se rejoignent sur le constat de l’insuffisance du cadre juridique en place, tout en pointant les directions à emprunter pour véritablement construire, précisément, un droit des ingénieries climatiques, à l’aune des droits humains, de l’exigence de consentement préalable, d’un devoir d’abstention plus radical et, de toute façon, d’un principe d’action – si tant est que les États aient véritablement encore leur mot à dire face à des processus qui ne sont pas nécessairement soumis encore à des exigences d’autorisation préalable et qui aiguisent les appétits commerciaux des acteurs privés.

On comprend au fil des pages de ce livre que les questionnements sur les ingénieries climatiques ne sont pas seulement environnementaux mais aussi et peut-être même surtout culturels, et certainement géopolitiques. Le déploiement de certaines de ces ingénieries, « pour sauver la planète », n’est pas uniquement une affaire technique ou économique. Il s’agit d’un rapport de force, de pratiques à l’égard desquelles les peuples n’ont pas encore de lieux pour donner leur assentiment et en débattre (chapitre sur la gestion du rayonnement solaire et les droits des peuples autochtones, p. 371), peut-être d’une nouvelle hypothèse de colonisation du futur, pour reprendre les termes de David Van Reybrouck26, en les appliquant non pas au changement climatique mais aux réponses qui seraient apportées à ce changement.

L’ouvrage n’épuise certes pas le sujet, mais il ouvre l’imagination et invite à défricher plus urgemment encore le champ des possibles du point de vue de la gouvernance. Qu’en est-il ainsi du statut de l’atmosphère en droit international, largement impensé ? Le projet de nouvelles lignes directrices de la Commission de droit international précise, en 2021, dans une partie spécialement consacrée à la « Modification intentionnelle à grande échelle de l’atmosphère », que « Les activités visant à la modification intentionnelle à grande échelle de l’atmosphère ne devraient être menées qu’avec prudence et précaution, et sous réserve de toute règle applicable de droit international, y compris les règles relatives à l’évaluation de l’impact sur l’environnement » (principe 7). Une bien belle intention, mais sera-t-elle suivie ? Et surtout les sociétés humaines s’en seront-elles souciées à temps pour ne pas se perdre dans d’éventuelles fausses solutions sous la pression de l’urgence de parer au danger climatique ?

L’on notera encore que, le 21 mai 2024, à propos des océans, dont il est beaucoup question dans l’ouvrage, le Tribunal international du droit de la mer a délivré une opinion sur les obligations des États en matière climatique : il décide que les émissions anthropiques de gaz à effet de serre dans l’atmosphère constituent une pollution du milieu marin, que les Parties à la Convention ont l’obligation de prévenir, réduire et de maîtriser. Le Tribunal considère que « le niveau de diligence requise est élevé », compte tenu des risques aigus de préjudice grave et irréversible au milieu marin que font peser les incidences du changement climatique et l’acidification des océans. Il affirme aussi que la géo-ingénierie marine serait contraire à la Convention sur le droit de la mer « si elle avait pour conséquence de remplacer un type de pollution par un autre » (§ 231). On peut y lire entre les lignes que le remède à un problème de pollution n’est certainement pas de favoriser d’autres pollutions. La vue d’ensemble, comme dans l’ouvrage, est importante et absolument nécessaire en ces délicates matières.

Delphine Misonne
(UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, Bruxelles, Belgique)
delphine.misonne@uclouvain.be

Cabane

Abel Quentin
Éditions de l’Observatoire, 2024, 477 p.

Il y a cinquante-deux ans, le rapport des Limites à la croissance, commandé par l’industriel italien Aurelio Peccei, et fondé sur un modèle mathématique du monde, alertait sur le risque d’effondrement que ferait courir la croissance indéfinie de la production et de la population à l’échelle mondiale. Le modèle mathématique World 3 avait été élaboré par une équipe de très jeunes chercheurs sous la direction du physicien Dennis Meadows, et le rapport était signé également de trois autres auteurs : son épouse, la biophysicienne Donella Meadows (rédactrice principale), le Norvégien Jørgen Randers et l’États-unien William B. Behrens. Sur la base d’une série de simulations, l’ouvrage affirmait qu’en l’absence de politiques délibérées pour contrôler la population mondiale et stabiliser l’économie, la technologie ne serait d’aucune utilité pour éviter l’effondrement à venir. Le rapport, publié dans un contexte de forte préoccupation pour l’« environnement » et la croissance démographique, en particulier sur les campus américains, a été massivement diffusé, abondamment commenté et critiqué. Et l’expansion humaine et industrielle s’est poursuivie, avec les conséquences écologiques qu’on connaît. En 2022, pour le cinquantième anniversaire du rapport, D. Meadows a reçu un doctorat honoris causa à l’ENS de Lyon, et un colloque international a été organisé à l’Université de Clermont-Ferrand, auquel J. Randers a participé. L’équipe STEEP de l’Université Grenoble-Alpes, quant à elle, a publié un ouvrage collectif27, sous forme de questions-réponses, sur le rapport Meadows et ses répercussions. Force a été de constater à cette occasion que la publication du rapport des Limites, pourtant mis à jour à plusieurs reprises, n’avait pas eu d’effet sur les déterminants de la crise écologique, et que les tendances décrites par le rapport semblaient s’être inexorablement poursuivies pendant le demi-siècle écoulé.

Ce rapport est pourtant devenu une icône culturelle, une œuvre souvent évoquée lorsqu’il est question d’éveil de la conscience écologique, même si elle a été rarement lue et que les conditions de sa production restent un peu floues, y compris dans la sphère militante. Marqué par cet écrit, le romancier Abel Quentin a choisi d’y consacrer un roman, Cabane, publié en août 2024. Son ambition : imaginer la trajectoire des quatre auteurs du rapport pendant les cinquante années qui ont suivi sa publication. Qu’est-ce que cela fait d’être un jeune chercheur dans une institution marquée par la contre-culture hippie et d’être confronté à des conclusions radicalement pessimistes pour l’avenir de l’humanité ? Comment conduit-on sa vie après une telle publication, en particulier une fois que l’émoi retombe et que la course au « progrès matériel » reprend ?

A. Quentin a choisi de se documenter sur les conditions de production du rapport et sur son contenu, mais de ne pas pousser trop loin l’enquête sur ses auteurs afin que ceux-ci demeurent « comme une page blanche28 » et que leur devenir puisse être librement imaginé. Dans Cabane, tout comme dans la vraie histoire, ces auteurs sont quatre : deux États-uniens, le couple Mildred et Eugene Dundee, qui vont continuer tout au long de leur vie à porter le message du rapport, le Français Paul Quérillot, personnage cynique mais tourmenté par sa mauvaise conscience, qui va rapidement s’investir au service de l’industrie pétrolière, et le mathématicien norvégien Johannes Gudsonn, dont le devenir restera mystérieux pendant la plus grande partie du roman.

La première partie, « Le rapport », s’ouvre en 2007 sur une rencontre entre Quérillot et les Dundee, qui ne se sont pas vus depuis trente-cinq ans et mesurent la divergence de leurs trajectoires. Elle remonte ensuite sur les conditions de production du rapport au début des années 1970, dans un récit où la fiction semble coller assez étroitement à l’histoire : le Club transatlantique (dans la réalité, le Club de Rome), fondé par l’industriel italien Giuseppe Simeoni (Aurelio Peccei), commande un rapport sur l’avenir du monde au professeur Daniel W. Stoddard (Jay Forrester). Cet éminent universitaire est le fondateur de la Dynamique des systèmes (tout comme dans la réalité), une méthodologie de modélisation destinée à optimiser la gestion des entreprises. Puis la fondation Agnetti (fondation Volkswagen) finance une équipe de chercheurs de l’Université de Berkeley (dans la réalité, le travail a eu lieu au MIT) chargée de travailler sur un modèle mathématique du monde. Ces recherches débouchent sur la publication d’un ouvrage grand public, le Rapport 21 (rapport des Limites à la croissance), vendu à quinze millions d’exemplaires, qui crée une véritable onde de choc mondiale.

Le lecteur suit dès lors la tournée mondiale du couple Dundee pour promouvoir les conclusions du rapport, une démarche qui évoque évidemment celle des Meadows, qui ont tout d’abord mené ensemble, puis séparément, cette démarche de sensibilisation (Donella étant décédée en 2001), même si le profil d’Eugene et Mildred Dundee et leurs péripéties semblent imaginés assez librement par Abel Quentin. Dans le roman, le couple échoue à être reçu par des responsables politiques mais rencontre des artistes berlinois d’extrême gauche puis des militants parisiens « contempteurs de la civilisation industrielle » (p. 79). C’est l’occasion pour l’auteur de porter un regard amusé et critique sur ces « groupuscules », sur lesquels il aime écrire (son deuxième roman portait sur le milieu universitaire). Pendant cette période, « Halshey, l’économiste chouchou des milieux d’affaires » (p. 81) (on pense à William Nordhaus) commence à attaquer le rapport des Limites, l’accusant de manquer d’optimisme et d’imagination quant à l’avenir de l’humanité et au potentiel de la technologie. Et rapidement, les Dundee « [font] l’expérience amère des vieux chanteurs d’un seul succès, des has been qui ressassent leurs tubes dans des salles des fêtes après avoir connu l’ivresse du Carnegie Hall » (p. 96), tandis que le rapport « [permet] seulement à des gens très convaincus de l’être encore plus » (p. 96).

La troisième partie met en lumière l’évolution de Quérillot, un personnage qu’il est difficile de rattacher à l’un des auteurs du rapport Meadows mais dont la dilution des idéaux de jeunesse dans un enthousiasme consumériste peut évoquer certaines figures post-soixante-huitardes. Tout d’abord ébranlé par les conclusions du rapport, le jeune chercheur affiche une attitude faussement détachée et s’immerge quelque temps dans la culture hippie avant de rentrer en France pour se faire engager comme chercheur chez Elf. Marié à une fille de la bourgeoisie dont il adopte les codes et les mœurs, il multiplie les aventures homosexuelles décevantes. Au début des années 1990, en voyage à Londres, il croit apercevoir la silhouette du quatrième auteur du rapport, le Norvégien Gudsonn, et s’en trouve profondément troublé.

Dès lors, le roman bascule dans un tout autre récit et un tout autre style. À la première personne, il décrit dans les années 2020 l’enquête de Rudy Merlin, un jeune journaliste plutôt indifférent à la question écologique, mais qui se voit bouleversé par la lecture du Rapport 21. Et se pique d’un très vif intérêt pour le quatrième auteur du rapport, l’intransigeant et mystique J. Gudsonn, qui constitue le personnage le plus énigmatique du récit. La seconde moitié du roman est consacrée à la quête de cet « animal fabuleux29», mathématicien hors pair aimanté par la radicalité écologique (la référence à Grothendieck est explicite dans l’ouvrage). Cette recherche conduira Rudy à explorer de nouveaux milieux : la Drôme néorurale, puis la Norvège sociale-démocrate, avant d’atterrir dans un village auvergnat, au cœur d’une communauté crudivore. En parallèle de la quête de Rudy Merlin, le journal de Gudsonn émerge des fins fonds d’une cabane forestière, celle qui justement donne son titre au roman, et cet écrit fait entendre la « folie porteuse de sens30 » de ce personnage sans concession. Le récit intègre alors la véritable histoire du mathématicien Theodore Kaczynski, dit « Unabomber », dont l’écologisme radical s’est exprimé par une campagne d’attentats entre 1978 et 1996. Peu à peu, on comprend que Kaczynski a été l’enseignant de Gudsonn à l’Université et qu’il a contribué à façonner son radicalisme écologique et son intransigeance face aux responsables de la crise à venir.

Cabane est un roman atypique, qui traite d’un sujet vertigineux dans une veine légère et souvent ironique. Le style évoque tour à tour le réalisme d’auteurs tels que Virginie Despentes ou Michel Houellebecq, le thriller ou le polar nordique. A. Quentin y dépeint une variété de milieux et de cultures et navigue à travers les époques avec finesse et humour. L’auteur semble avoir bien saisi la spécificité du rapport des Limites à la croissance, qui était issu d’une élite scientifique et industrielle, mais portait un message radical de rupture avec la croissance matérielle. Dans le roman, chacun des auteurs du Rapport 21 se débat à sa manière face aux conclusions du document et développe sa propre réponse existentielle. À l’issue de la longue quête de Gudsonn, la fin du roman questionne par son caractère dérisoire et décalé : Quentin prend-il profondément au sérieux la crise écologique et ses lanceurs d’alerte, comme il l’affirme, ou les utilise-t-il surtout au service d’une fiction distrayante et caustique ?

Élodie Vieille Blanchard
(Autrice d’une thèse d’histoire des sciences sur Les limites à la croissance, EHESS, 2011)
elodvb@yahoo.fr


1

Felstiner W.L.F., Abel R.L., Sarat A., 1981. « The emergence and transformation of disputes: naming, blaming, claiming… », Law & Society Review, 15, 3-4, 631-654, https://doi.org/10.2307/3053505.

2

Barthe Y., 2017. Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime, Paris, Seuil.

3

Barbot J., Dodier N., 2023. Des victimes en procès. Essai sur la réparation, Paris, Presses des Mines.

4

Cahen-Fourot L., in Boyer R., Chanteau J.-P., Labrousse A., Lamarche T. (Eds), 2023. Théorie de la régulation. Un nouvel état des savoirs, Malakoff, Dunod, p. 87-95.

5

Magalhães N., in Boyer R., Chanteau J.-P., Labrousse A., Lamarche T. (Eds), 2023. Ibid., p. 280-286.

6

Arnoux M., 2023. Un monde sans ressources. Besoin et société en Europe (XIe-XIVe siècles), Paris, Albin Michel.

7

Quirion P., 2023. « Réduction des émissions : du bon usage du coût de la tonne de CO₂ évitée », The Conversation, 15 août, https://theconversation.com/reduction-des-emissions-du-bon-usage-du-cout-de-la-tonne-de-co-evitee-207509?gad_source=1&gclid=EAIaIQobChMI4J651uaLigMV6YpoCR0kriDEEAAYASAAEgJL7PD_BwE.

8

Stanziani A., 2021. Capital Terre. Une histoire longue du monde d’après (XII-XXIe siècle), Paris, Payot.

9

Boyer R., Chanteau J.-P., Labrousse A., Lamarche T. (Eds), 2023. Op. cit.

10

Cf. Labrousse A., in Boyer R., Chanteau J.-P., Labrousse A., Lamarche T. (Eds), 2023, cit. p. 24. Ibid., p. 19-27.

11

Ricœur P., 2008 (1990). Amour et justice, Paris, Points-Seuil, p. 40.

12

Decka J.-P., 2022. Paris, Payot.

13

Miller M., 2021. Paris, Seuil.

14

Emelianoff C., 2008. La problématique des inégalités écologiques, un nouveau paysage conceptuel, Écologie & politique, 35, 1, 19-31,

15

Faburel G., 2008. Les inégalités environnementales comme inégalités de moyens des habitants et des acteurs territoriaux, Espace, populations, sociétés, 111, 126, https://doi.org/10.4000/eps.2430 ; Chaumel M., La Branche S., 2008. Inégalités écologiques : vers quelle définition, Espace, populations, sociétés, 101-110, https://doi.org/10.4000/eps.2418.

16

Christen G., Hamman P., 2015. Transition énergétique et inégalités environnementales : énergies renouvelables et implications citoyennes en Alsace, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg.

17

Faburel G., 2008. Ibid.

18

Mélard F., 2008. Écologisation. Objets et concepts intermédiaires, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.

19

Lahire B., 2013. Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte.

20

Comby J.-B., 2015. À propos de la dépossession écologique des classes populaires, Savoir/Agir, 33, 23-30, https://doi.org/10.3917/sava.033.0023.

21

Comby J.-B., 2013. Faire du bruit sans faire de vagues, Communication, 31, https://doi.org/10.4000/communication.4439 ; Comby J.-B., 2015. Ibid.

22

Laigle L., 2013. Pour une transition écologique à visée sociétale, Mouvements, 75, 135-142, https://doi.org/10.3917/mouv.075.0135.

23

Laigle L., 2013. Ibid.

24

Laigle L., 2013. Ibid.

25

Grandchamp L., Joly R., 2023. Des écologies sensibles en quartier populaire : Hautepierre, Strasbourg, Espaces et sociétés, 188, 37-54, https://doi.org/10.3917/esp.188.0037.

26

Van Reybrouck D., 2023. Nous colonisons l’avenir, Arles, Actes Sud, 2023.

27

Steep Z., 2023. World3 et le rapport Meadows, les limites à la croissance. Questions raisonnées pour aujourd’hui, Romainville, Excès.

28

Entretien avec la Maison de la Poésie, 26 septembre 2024.

29

Ibid.

30

Ibid.


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