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Journal
Nat. Sci. Soc.
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025029
Published online 14 July 2025

© F. Bontems, Hosted by EDP Sciences

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« Le monde allait s’en sortir parce que le destin n’existait pas. Parce que la fin n’existait pas ». Kim Stanley Robinson, Le ministère du futur, 2023, p. 546

Dans une année 2024, imaginée en 2020 par l’écrivain Kim Stanley Robinson, lors de la COP 29, il est décidé de créer un organe subsidiaire permanent, s’appuyant sur la disposition 4 de l’article 16 de l’accord de Paris (COP 211), chargé « de plaider la cause des générations futures des citoyens du monde » et de « défendre toutes les créatures vivantes et à venir qui sont incapables de s’exprimer par elles-mêmes, en promouvant leur statut légal et leur protection physique ». Cette agence, rapidement surnommée le ministère du futur par la presse, s’installe à Zurich. Elle est dirigée par Mary Murphy, diplomate irlandaise, secondée par Badim Bahadur, son chef de cabinet, et réunit une poignée d’expertes et experts internationaux (droit, infrastructures, assurances, climat, océan, agriculture, géo-ingénierie, économie, économie politique, intelligence artificielle, migration et réfugiés). Peu de temps après, à la suite d’une vague de chaleur humide inédite, vingt millions de personnes meurent en Inde, conduisant le gouvernement à prendre des mesures radicales et poussant la société indienne dans une trajectoire en complète rupture avec son passé. Ainsi commence Le ministère du futur 2.

Ce livre majeur de Kim Stanley Robinson peut être vu comme un contrepoint du cycle constitué par sa Trilogie du climat (Les 40 signes de la pluie, 50° au-dessous de zéro, 60 jours et après), sa Trilogie martienne (Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue) et 2312. Dans la Trilogie martienne – chef-d’œuvre associant hard science, philosophie politique et description fouillée des personnages et des paysages martiens –, Kim Stanley Robinson donne une seconde chance à l’humanité en réalisant un fantasme : la colonisation de Mars initiée par une centaine de scientifiques, sa terraformation (ou plutôt son aréoformation) et la refonte d’une société radicalement nouvelle autour de valeurs et d’institutions politiques âprement disputées. Dans Le ministère du futur, au contraire, Kim Stanley Robinson part de l’évidence qu’il n’y aura pas de plan B, ne serait-ce que parce qu’il existe une forte présomption que le sol martien est toxique3. Ayant exploré ce que pourrait être une utopie martienne, il s’attache donc à construire ce que pourrait être un chemin possible vers une Terre restée habitable.

Kim Stanley Robinson ne construit pas un monde parfait. Il endosse des valeurs et positions (une planète décarbonée, habitable partout et par toutes et tous, nettement moins inégalitaire que l’actuelle, partagée entre humains et non-humains, sur laquelle une classe « parasite » a été largement neutralisée). L’acceptation de ce monde, à la description duquel le livre ne consacre que peu de place au demeurant, n’est pas présentée comme allant de soi, car il entraîne des résistances et impose des renoncements. Il n’est présenté ni comme inéluctable ni comme définitif. Il est le résultat d’un processus partiellement accidentel résultant des rapports entre des acteurs humains et non humains, dont la description constitue l’essentiel du récit.

Le livre n’est pas une œuvre de science-fiction à proprement parler. La lectrice ou le lecteur peut rester sceptique à l’idée que l’on puisse réellement pomper assez d’eau sous les glaciers de l’Antarctique pour ralentir efficacement leur glissement et le désagrègement de la banquise, ou qu’une économie fondée sur le carbon quantitative easing et les blockchains puisse suffire à réorienter en profondeur les comportements pour provoquer une décarbonation du monde ; mais à l’exception notable du « missile nuée », arme imparable rendant de fait toute guerre impossible, toutes les technologies et moyens mis en avant ont déjà été envisagés et ont pour la plupart fait l’objet d’études documentées. Aucun n’est, de plus, présenté comme évident et magique. Il n’y a que des solutions partielles et fragiles. L’échec est toujours envisageable. Le futur proposé n’est pas l’inéluctable résolution des contradictions du capitalisme.

L’équipe dirigée par Mary Murphy n’est pas non plus formée de super-héros : la puissance du ministère est très limitée (ce que ses membres passent leur temps à se rappeler) et ses ressources réduites. En fait, son action n’est pas sans évoquer La stratégie du choc de l’essayiste Naomi Klein4 : utiliser des crises, catastrophes, bouleversements… pour avancer ses pions et promouvoir ses solutions. De ce point de vue, on ne peut ignorer la place de l’activisme et de la violence dans le roman. Des actions capables d’ébranler l’ordre du monde sont mises en scène, dont le ministère ou d’autres acteurs vont tirer parti. Certaines relèvent du terrorisme : réorienter les modes de transport aériens et maritimes en provoquant la disparition en vol ou en mer d’avions et de porte-conteneurs. D’autres apparaissent plus acceptables : ébranler le système bancaire mondial en suscitant une grève du remboursement de la dette étudiante américaine (l’une des plus importantes dettes privées à ce jour).

En termes de forme, l’œuvre est atypique. En 106 courts chapitres de deux à trois pages en général, elle nous fait croiser une multitude de personnages et d’acteurs. Aux côtés de Franck, miraculé de la vague de chaleur humide qui submerge une partie de l’Inde, de Mary, la directrice du ministère du futur, et de Badim, son chef de cabinet, on rencontre les collègues de Mary, des scientifiques, des ingénieures et ingénieurs, des banquières et banquiers, des militaires, des militantes, militants et activistes, des agents et agentes des services secrets suisses, des Gilets jaunes, des réfugiés et réfugiées climatiques, des paysans et paysannes, les habitantes et habitants d’un village sacrifié sur l’autel du réensauvagement, les enfants de Kali, le Soleil, un photon, un atome de carbone, la société à 2 000 watts, l’Université de Mondragon, l’Idéologie, le Marché, l’Histoire…

Le livre aborde sous forme de courtes présentations des questions variées. Une part importante est consacrée à des points d’économie et de finance. L’un des enjeux majeurs du texte est en effet de montrer au lecteur l’aspect arbitraire et artificiel de mécanismes généralement acceptés, de façon à renverser les logiques traditionnelles et à promouvoir d’autres mécanismes qui soient « une façon d’investir dans la survie, de jouer à la hausse sur la civilisation, par opposition à tous ces procédés ingénieux par lesquels la finance [a] porté atteinte à ladite civilisation dans le but de faire entrer l’essentiel de la plus-value des quarante dernières années dans la poche des deux pour cents d’êtres humains les plus fortunés de la planète, les rendant si riches qu’ils [peuvent] dès l’ordre espérer survivre à l’effondrement » (p. 287). Un second fil rouge est la question des conséquences des changements sur les plus fragiles, en particulier celle du traitement accordé/imposé aux réfugiés climatiques, une pierre de touche de ce qui constitue une société respectable pour l’auteur. Les personnages de ces 106 chapitres vont être les protagonistes d’une série d’effondrements, subis ou provoqués, et d’émergences, qui vont converger vers un nouveau monde, dont le côté partiellement providentiel est accentué par le fait que peu de repères temporels sont donnés dans le livre et que les évènements ne sont clairement pas présentés de façon chronologique.

Quelles raisons peut-on avoir de discuter du Ministère du futur dans les pages d’une revue scientifique comme Natures Sciences Sociétés qui veut questionner la capacité d’une recherche impliquée et responsable à contribuer à la transformation du monde vers la durabilité ? De façon plus générale, la fiction et, plus particulièrement, la science-fiction peuvent-elles apporter quelque chose aux recherches inter- et transdisciplinaires qui y sont présentées ? Une première réponse est que la science-fiction peut être un matériau digne d’intérêt pour la sociologie et la philosophie (voir les œuvres de Julien Wacquez, Yannick Rumpala, Colin Pahlisch ou Fredric Jameson, entre autres). C’est bien le cas ici, en donnant matière à réfléchir et à débattre sur les technologies et ingénieries, ou sur les façons d’établir des rapports de force permettant d’influencer le cours des choses, en particulier sur le recours à différentes formes de violence, que Kim Stanley Robinson choisit de mobiliser. Mais ce n’est pas la seule raison, l’ouvrage ayant un intérêt en lui-même et pas seulement comme objet d’étude ou de réflexion. Le ministère du futur est une œuvre de fiction, pas un ouvrage universitaire. Cependant, il donne à penser un monde dans lequel nous pourrions vivre et la façon dont nous pourrions le construire. Il en discute la possibilité – et les résistances – dans le cadre d’une démarche globale, impliquant des acteurs et des problématiques du Nord comme du Sud, des riches et puissants comme des pauvres et démunis, ceux qui disposent de pouvoirs étendus comme ceux qui subissent. Il mobilise des savoirs et technologies documentés relevant de la politique, de l’économie, de la finance, de l’écologie, de la glaciologie, de l’ingénierie – voire de la géo-ingénierie –, de l’agriculture, de la gestion des réseaux sociaux, de la justice climatique… Cette synthèse se fait au prix de simplifications importantes et les connaissances présentées sont à la portée des usagers et usagères de Wikipédia, mais, outre le fait que le livre ne se veut pas un traité, cela fait déjà un nombre de portes d’entrée impressionnant pour provoquer la réflexion du lecteur, de la lectrice.

Au-delà, ce texte permet de nous interroger aussi sur la relation entre projet, recherche et action. Les études publiées par Natures Sciences Sociétés s’inscrivent aujourd’hui dans un contexte très particulier. Les recherches que nous conduisons, ou pas, et ce qui en est fait, ou pas, peuvent prendre un caractère existentiel. Le futur en train de se construire dépend de décisions prises en ce moment sur lesquelles nous espérons peser par nos travaux. Ces derniers, cependant, sont généralement présentés en dehors des enjeux axiologiques qui les orientent, même si on peut très bien concevoir de faire coexister dans un article la nécessaire objectivité des démarches et résultats et le caractère impliqué/situé des questions (comme discuté dans l’éditorial du numéro 2 de 2024 de NSS, « Manifeste NSS : pour une interdisciplinarité processuelle5 »). Les futurs auxquels espèrent contribuer nos travaux, les trajectoires sur lesquelles ils espèrent influer, les choix réalisés en amont, ne sont généralement pas explicités. De ce point de vue, la force du roman est de pouvoir inverser la logique des choses et d’ouvrir ainsi un espace pour une écriture scientifique moins corsetée.

L’une des facilités que l’on pourrait reprocher au Ministère est d’être construit à partir d’un projet cohérent pour le futur ; les forces présentées comme progressistes visent toutes au même avenir et ne s’affrontent pas sur ce qu’il devrait être, comme c’est le cas dans la Trilogie martienne, par exemple. Cependant, ce que le roman perd en puissance narrative, il le gagne en puissance politique et réflexive. En faisant ce que ne peut pas faire une revue scientifique : décider de ce que devrait être le futur, il provoque la réflexion sur ce qui le rendrait, ou pas, désirable. Il pose aussi la question de la faisabilité/vraisemblance et de la légitimité des moyens déployés et de la trajectoire décrite. Les moyens proposés sont spéculatifs et n’ont jamais été expérimentés, en tout cas jamais aux échelles envisagées, et nul ne sait ce qu’il résulterait de leur mise en œuvre. Mais en tant qu’expérience de pensée, le livre permet de s’interroger sur les conditions de réussite de son projet. Il permet peut-être aussi de poser la question des recherches (et des politiques de recherche) qu’il serait souhaitable de mettre en œuvre, et donc d’ouvrir une réflexion sur le contexte dans lequel déployer des études qui nous sembleraient prioritaires.

Parler du Ministère du futur est donc une autre façon d’aborder la question de l’interdisciplinarité. Les chercheurs et chercheuses ont une légitimité particulière à produire des énoncés objectifs. Ils et elles peinent souvent à les intégrer de façon ouverte dans des dispositifs pour l’action et à expliciter les contours des futurs qu’ils visent. La parole d’autres acteurs et actrices peut participer à ce travail d’intégration et de réflexion sur le sens et la pertinence des travaux conduits et des futurs potentiellement construits. Parmi ces autres personnes, les auteurs et autrices de fiction et, plus particulièrement, de science-fiction pour ce qui nous concerne, constituent certainement des voix importantes. Il semble de ce point de vue significatif que Kim Stanley Robinson ait choisi de dédier son livre à Fredric Jameson.

Dans Archéologies du futur 6, Fredric Jameson construit en effet une longue réflexion sur l’utopie en tant que genre littéraire mais aussi en tant que geste politique, à partir d’une analyse de grands textes du genre (La République de Platon, Utopia de Thomas More, Looking backward d’Edward Bellamy, News from nowhere de William Morris, Walden 2 de Burrhus Frederic Skinner, entre autres) et de nombreux récits de science-fiction (dont la Trilogie martienne). Au cœur de l’ouvrage, à la fin de la première partie, il introduit à côté des utopies et des dystopies deux autres formes littéraires : les apocalypses et les anti-utopies. Il montre que les utopies et dystopies jouent des rôles similaires. Les utopies visent à faire réfléchir sur le monde tel qu’il est en présentant ce qu’il pourrait être, et ce généralement en altérant ou supprimant un élément présenté comme délétère : la propriété privée, les inégalités, le genre, l’argent… Les dystopies, ou utopies critiques, visent, quant à elles, à montrer ce que le monde risquerait de devenir si une tendance était poursuivie ou accentuée, un exemple célèbre étant « la cartographie de l’enfer » réalisée par John Brunner : la surpopulation et la perte d’ancrage dans Tous à Zanzibar (1968), les conflits raciaux dans L’orbite déchiquetée (1969), la pollution dans Le troupeau aveugle (1972), la manipulation de l’information et la surveillance généralisée dans Sur l’onde de choc (1975). Ces récits cherchent à convaincre de la nécessité de changer le monde, à défaut de pouvoir le faire directement.

Face aux utopies et dystopies, Fredric Jameson introduit les deux autres catégories. Les apocalypses ne mettent pas tant en récit la fin du monde que la survie ou la renaissance de l’humanité une fois ce monde disparu. Elles peuvent bien sûr déplorer cette disparition, mais elles instillent l’idée qu’elle n’est pas si grave puisqu’il y aura un après et que cet après pourra être l’occasion de bâtir une société meilleure (La planète des singes constituant un contre-exemple). Les anti-utopies (dont fait partie 1984 de George Orwell, aux yeux de Fredric Jameson) visent, quant à elles, à disqualifier le geste utopique en affirmant que la nature humaine est telle que toute tentative pour penser et construire un autre monde ne peut déboucher que sur un échec, la catastrophe ou le totalitarisme. Cette pensée est prégnante dans les pays occidentaux après la Seconde Guerre mondiale, pour contrer l’influence communiste qui peut encore apparaître comme porteuse d’utopie à cette époque, et sous une forme renouvelée depuis les années 1990 où elle s’incarne dans le célèbre TINA (« There is no alternative ») attribué à Margaret Thatcher. Si les utopies et dystopies plaident pour changer le monde, les apocalypses et les anti-utopies visent à ce que rien ne bouge, puisque vouloir réformer le monde ne peut qu’aboutir au pire et que la fin du monde peut être l’occasion de bâtir une société nouvelle, en faisant l’économie d’une réflexion sur la façon de la faire advenir à partir du présent. Il ne sert donc à rien de se battre maintenant, il suffit d’attendre la fin et de se projeter après − et tant pis pour ceux qui vivront, et mourront, d’ici-là.

La confrontation entre utopie-dystopie, d’un côté, et apocalypse-anti-utopie, de l’autre, n’est bien évidemment pas que littéraire. Elle est profondément idéologique et structurante. La tendance de fond des systèmes économiques dominants actuels est de privilégier la prévisibilité à toute autre considération : « voir le futur neutralisé, comme une forme d’assurance, de planification et d’investissement, comme une sorte de colonisation actuarielle de l’inconnu. Ici, il ne s’agit pas simplement de priver le futur de son caractère explosif, mais de l’annexer pour en faire un nouveau secteur que le capitalisme pourra investir et coloniser7 ». On n’est pas loin de la description que fait l’économiste et ancien ministre de l’économie grec Yanis Varoufakis8 du crédit comme extraction minière des richesses dans le futur pour les ramener dans le présent, avec tous les risques que cela implique. Cette façon de penser impose de rejeter la possibilité des utopies, dans la mesure où elles affirment que le futur peut être autre, qu’il n’est pas enfermé – de façon mortifère – dans le présent et qu’il peut, pour reprendre une expression de Jürgen Habermas utilisée par Fredric Jameson, constituer une perturbation du présent.

Privilégier les utopies et les dystopies est donc une façon d’affirmer que des choses inattendues sont à attendre, et à espérer. De ce point de vue, Le ministère du futur s’inscrit de façon résolue du côté du pôle du changement. Il le fait, non seulement en posant sa désirabilité et sa nécessité, mais aussi en construisant une trajectoire montrant qu’un futur radicalement autre est atteignable à partir de ce dont nous disposons aujourd’hui. Il donne de la crédibilité à l’idéal utopique en constituant une forme de prolongement des travaux de recherche sur lesquels il s’appuie, en les intégrant et en les combinant le long de cette trajectoire. Il confère de fait une valeur effectrice à ces travaux, qu’ils n’avaient peut-être pas de façon indépendante, en poussant le lecteur à les prendre au sérieux et à se demander s’il n’y aurait pas quelque chose à faire de ce côté. Mais il permet aussi de réaffirmer que la recherche peut avoir à faire avec l’utopie, dans la mesure où elle porte en elle cette imprévisibilité du futur. Cela rappelle que la recherche ne peut probablement pas être enfermée dans un cadre qui ne viserait qu’à préserver le présent (ce qui reste paradoxalement le but de toute la rhétorique de l’innovation) mais doit aussi être acceptée, voire souhaitée, comme une des modalités de cette perturbation de l’existant que peut être le futur.

Le passage par Fredric Jameson permet d’aller un peu plus loin, avec l’idée que les nouvelles utopies devront s’inscrire dans un cadre de contraintes, non pas celles des sociétés de marché (parfaitement révocables), mais celles de la physique, de la thermodynamique et de l’écologie. Ce sont la planète, élargie à la biosphère, et sa thermodynamique qui contraindront ce que le monde pourra devenir, et qui devront donc contraindre les récits, les imaginaires, que nous pourrons en construire. On peut ajouter que ce sont la sociologie, la philosophie politique, l’histoire… qui donnent les cadres conceptuels dans lesquels penser ce qui est humainement possible et souhaitable et comment le bâtir en commun. C’était une très grande force de la Trilogie martienne d’intégrer les contraintes imposées par la planète tout en mettant en scène les confrontations autour des différents destins/systèmes promus par les protagonistes. C’est aussi un point central du Ministère du futur.

Dans l’article d’introduction au dossier « La recherche au défi de la crise des temporalités » paru dans NSS en 2023, Pierre Cornu et Jacques Theys écrivaient :

Pour autant, les enjeux d’une ressaisie cohérente et actionnable du “temps du monde” s’imposent à la recherche scientifique avec une urgence inédite à l’échelle historique, lui conférant une responsabilité presque écrasante […] De fait, ce n’est pas telle ou telle province du temps qui est en crise […] mais bien son empire tout entier, menacé dans son habitabilité à moyen terme, invitant la recherche à une extraversion résolue, non pas pour se dissoudre elle-même dans l’action, mais pour y développer une intelligence inter- et transdisciplinaire à la hauteur des enjeux de la réinvention de futurs désirables et viables, et de chemins pour les atteindre9.

Au travers du geste consistant à bâtir un récit sur la façon dont on pourrait faire advenir un futur souhaitable (en tout cas souhaité par l’auteur) sous les contraintes du réel (la thermodynamique de la Terre) et avec des valeurs fortes, Kim Stanley Robinson manifeste, d’une façon qui fait remarquablement écho à la citation précédente, l’importance de l’alliance entre des travaux de recherche inter- et transdisciplinaires, tels que tente de les promouvoir Natures Sciences Sociétés, et des mises en récit issues des univers de la fiction, pour contribuer à imaginer et à construire des futurs et des trajectoires variés, possibles et désirables, et sortir de l’attitude mortifère consistant à considérer que seul le présent est envisageable.


1

« La Conférence des Parties agissant comme réunion des Parties au présent Accord fait régulièrement le point de la mise en œuvre du présent Accord et prend, dans les limites de son mandat, les décisions nécessaires pour en promouvoir la mise en œuvre effective. Elle exerce les fonctions qui lui sont conférées par le présent Accord et : a) elle crée les organes subsidiaires jugés nécessaires à la mise en œuvre du présent Accord ; b) elle exerce les autres fonctions qui peuvent se révéler nécessaires aux fins de la mise en œuvre du présent Accord. » (Nations unies, 2015. Accord de Paris sur le climat, New York, Nations unies, article 16, disposition 4, https://fr.wikisource.org/wiki/Accord_de_Paris_sur_le_climat).

2

Robinson K.S., 2023. Le ministère du futur, Paris, Éditions Bragelonne. Traduit de : The ministry for the future, New York, Orbit, 2020.

3

Wadsworth J., Cockell C.S., 2017. Perchlorates on Mars enhance the bacteriocidal effects of UV light, Scientific Reports, 7, 4662, https://doi.org/10.1038/s41598-017-04910-3.

4

Klein N., 2010. La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Paris, Actes Sud. Traduit de  : The shock doctrine. The rise of disaster capitalism, New York, Metropolitan Books, 2007.

5

Comité de rédaction de NSS, 2024. Manifeste NSS : pour une interdisciplinarité processuelle, Natures Sciences Sociétés, 32, 2, 125-126, https://doi.org/10.1051/nss/2024047.

6

Jameson F., 2021. Archéologies du futur. Le désir nommé utopie et autres sciences-fictions, Paris, Éditions Amsterdam/Les prairies ordinaires. Traduit de : Archaeologies of the future. The desire called utopia and other science fictions, New York, Verso Books, 2005.

7

Jameson F., 2021. op. cit., p. 313, lui-même reprenant Habermas J., 1988. Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 14-15.

8

Varoufakis Y., 2016. Mon cours d’économie idéal, Paris, Flammarion.

9

Cornu P., Theys J., 2023. Dossier « La recherche au défi de la crise des temporalités » : introduction, Natures Sciences Sociétés, 31, 4, 411-415, https://doi.org/10.1051/nss/2024010.

Citation de l’article : Bontems F., 2025. À propos du Ministère du futur de Kim Stanley Robinson. Pourquoi parler de science-fiction et d’utopies dans Natures Sciences Sociétés ? Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2025029

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