Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 30, Numéro 3-4, Juillet/Décembre 2022
Page(s) 299 - 306
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023011
Publié en ligne 14 mars 2023

© V. Leblan et al., Hosted by EDP Sciences, 2023

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Introduction

Le colloque « L’animal à l’Anthropocène », organisé par le CNRS et le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), s’est tenu en ligne les 10 et 11 décembre 20201. Il est la concrétisation de différents ateliers tenus lors des prospectives de l’Institut écologie et environnement du CNRS (Bordeaux, 2017). Ce colloque avait pour objectif d’analyser l’évolution des rapports utilitaires et affectifs entre humains et animaux à l’heure de l’Anthropocène, grâce à une grande diversité de disciplines. Il s’est articulé en quatre sessions thématiques : 1) la domestication, 2) les animaux sauvages entre défaunation et réensauvagement, 3) les animaux sentinelles des risques globaux et sanitaires et 4) les animaux porteurs de savoirs. Une conférence introductive cadrait les enjeux politiques associés à la définition de l’Anthropocène. Nous commençons par une synthèse des interventions. Ensuite, nous revenons sur trois aspects saillants du colloque : la mobilisation du concept de culture sur l’interface humain-animal, les usages de la notion d’Anthropocène au sein du colloque et ses effets sur l’interdisciplinarité entre sciences sociales et sciences naturelles.

Compte rendu du colloque

Dans la conférence introductive, Christophe Bonneuil (CNRS), historien des sciences, est revenu sur l’origine du concept d’Anthropocène et ses périodisations possibles, en s’attachant à démontrer les implications politiques de chacune d’entre elles. En se focalisant sur le XIXe siècle, il a détaillé les trois dynamiques qui, selon lui, caractérisent le « forçage anthropique » : la transformation de la carte biologique du monde, l’industrialisation des vivants et la transformation des vivants en ressources.

Session 1 : La domestication animale, de la révolution néolithique à l’édition génétique

L’archéozoologue Jean-Denis Vigne (CNRS) a d’abord détaillé les conditions préalables à l’émergence des domestications et les scénarios associés, qui recouvrent deux modalités : innovation locale ou diffusion. Il a abordé la domestication comme un cas particulier de l’anthropisation de la biosphère, remontant à environ 10 000 ans, période caractérisée par un réchauffement important de la température moyenne sur Terre (+ 7 °C), une augmentation de la population humaine et l’adoption de l’agriculture. Cela a recomposé le partage des espaces et des ressources entre humains et animaux. Pour l’auteur, la domestication se comprend comme l’intensification d’une interaction entre humains et animaux, l’intentionnalité des humains ne la renforçant qu’en seconde instance.

Charles Stépanoff (EPHE) a ensuite analysé en anthropologue notre conceptualisation de la domestication. Il en a d’abord rappelé la première définition : la domination de la nature par l’espèce humaine, largement pensée et développée au sein du jardin d’acclimatation de Paris au XIXe siècle. Il s’agissait là d’une vision ethnocentrée de la domestication, ici révélée par contraste avec d’autres cosmologies. En Sibérie, par exemple, les rennes sont domestiques sans pour autant être gardés, nourris ou protégés, la seule intervention directe se limitant à la sélection des mâles reproducteurs. La domestication ne se réduit donc pas à un processus prédéterminé aboutissant à une dépendance aux humains, il existe aussi une grande diversité de situations et de cosmologies résultant de pactes entre humains et animaux qu’il convient à chaque fois de resituer.

Ludovic Orlando (CNRS), en archéologie moléculaire, a cherché à dépasser les approches de l’histoire de la domestication fondées sur la diversité génétique actuelle des animaux dont les inférences se révèlent peu fiables en raison de paramètres qui lui échappent : populations éteintes et ne pouvant donc pas être échantillonnées, aveuglement aux déplacements des foyers de domestication, explications basées sur la magie du gène. Il a ainsi déconstruit les connaissances concernant la domestication du cheval : les chevaux de Przewalski, jusqu’à présent considérés comme les « derniers chevaux sauvages », sont en fait des animaux féraux. À l’instar de l’anthropologie, l’archéologie moléculaire met en avant la diversité et la complexité des processus.

Enfin, l’archéozoologue Thomas Cucchi (CNRS) a traité de l’évolution anatomique des espèces domestiquées. Les effets physiologiques et anatomiques de la domestication, à ses débuts, ne sont pas toujours décelables dans les restes archéologiques. L’orateur a donc comparé l’anatomie de trois groupes de sangliers vivant dans des conditions de mobilité et d’alimentation différentes. Cette expérimentation a permis de mieux distinguer les influences respectives du mode de vie et de la sélection pour la reproduction sur l’anatomie des individus domestiqués. Finalement, la réponse d’un phénotype à son environnement ne laisse pas nécessairement de marqueurs génétiques.

Session 2 : Les animaux sauvages entre défaunation et réensauvagement

Dans son introduction, Denis Couvet (MNHN) a souhaité rendre aux animaux un rôle de protagonistes de l’Anthropocène, là où cette notion tend à être pensée univoquement en termes d’impacts humains sur la nature. L’écologue a plaidé pour fonder les politiques publiques de « refaunation » sur la théorie dite du cycle adaptatif, qui définit la résilience des écosystèmes comme leur aptitude à persister à travers quatre stades qu’ils traverseraient systématiquement : exploitation, conservation, crise, réorganisation. Dans la phase de réorganisation actuelle, une approche désanthropocentrée consisterait d’après lui à reconstruire des interactions mutualistes avec la faune selon des stratégies différenciées tenant compte du caractère naturel, agricole ou urbain des écosystèmes.

L’écologue Jane Lecomte (Université Paris-Saclay) lui a emboîté le pas en communiquant sur les conséquences de la défaunation qui se manifestent sur un triple plan génétique, fonctionnel et taxonomique. L’oratrice a insisté sur l’augmentation exponentielle des taux d’extinction de la faune et sur son caractère phylogénétiquement non aléatoire. À l’échelle planétaire, une homogénéisation de la faune est à l’œuvre et s’exprime principalement via la biomasse du bétail, aujourd’hui bien supérieure à celle des mammifères sauvages. Pour rééquilibrer cette relation, elle a proposé de mobiliser l’approche des « contributions de la nature aux populations » (nommée également approche IPBES [Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques]), recouvrant l’ensemble des avantages matériels et écologiques que les humains en retirent.

Cédric Sueur et Marie Pelé (Université de Strasbourg), biologistes reliant perception des animaux et propositions éthiques, ont quant à eux fait valoir qu’il serait utile de distinguer la faune selon sa capacité à cohabiter avec les humains. Certains biais caractérisent les relations humaines aux animaux : soit que notre empathie soit inversement proportionnelle à leur distance phylogénétique, soit que les espèces les plus remarquables de l’imaginaire collectif (panda, etc.) soient à tort perçues comme épargnées par les risques d’extinction. Il faudrait alors intégrer ces biais et exploiter les émotions générées par les animaux pour susciter l’adhésion aux politiques de conservation.

La communication suivante, par le juriste Simon Jolivet (Université de Poitiers), a mis en relief les insuffisances du droit actuel, marqué par le cloisonnement des politiques de la biodiversité, de l’agriculture et de l’aménagement du territoire. La jurisprudence récente fait toutefois émerger des potentialités insoupçonnées, qu’il s’agisse de passer d’une logique de moyens à celle d’obligation de résultats, ou de réinterpréter le droit de la protection des espèces à l’aune des principes du droit de l’environnement, tels ceux de non-régression (ne pas céder sur les acquis) ou de solidarité écologique, à même selon lui de surmonter les approches juridiques préexistantes.

Valérie Chansigaud (laboratoire Sphère) a ensuite traité des inégalités sociales comme moteur de l’érosion de la biodiversité, bien trop négligées selon l’historienne. La politisation de la défaunation reste une perspective marginale, car elle entrerait en contradiction avec les désirs d’objectivité des scientifiques. Or il faudrait selon elle convertir les discriminations subies par les animaux et certaines classes d’humains en une cible politique commune, car opérant selon des mécanismes identiques.

En fin de session, François Sarrazin (Sorbonne Université) a examiné sur un plan éthique les options qui s’offrent à l’écologue et au politique pour réaménager les rapports humains-animaux en contexte de défaunation : restauration, réensauvagement, translocation, libre évolution. L’écologue a évalué ces approches à l’aune de leur fonctionnalité écologique et de leur capacité à encourager le potentiel d’évolution biologique des animaux, qui serait le gage d’un dépassement de l’Anthropocène.

Session 3 : Les animaux sentinelles des risques globaux et sanitaires

L’enrôlement des animaux dans des dispositifs de biosécurité

Pour commencer la session, Frédéric Keck (CNRS) a examiné le statut des animaux-sentinelles mobilisés dans la détection précoce de zoonoses en Chine. À travers l’uniformisation génétique et l’usage d’antibiotiques et de vaccins, l’industrialisation de l’élevage a créé des conditions propices à la mutation des virus de grippes aviaires. Pour y remédier, des poules sentinelles non vaccinées sont placées dans les élevages afin d’alerter sur la présence d’un virus. Toutefois, les virus continuent de muter chez les oiseaux sauvages, rendant caduques les mesures d’abattage de masse. Ainsi la biosécurité, historiquement basée sur le durcissement des frontières étatiques, se manifeste aussi par un renforcement des frontières entre espèces tout comme entre les notions de sauvage et de domestique.

Dressant une anthropologie historique de la peste, Christos Lynteris (University of Saint Andrews) a analysé l’image d’ennemi public du rat en Europe. Il a distingué deux approches de la « guerre contre le rat » : éradication versus conception de l’habitat humain pour mettre le rongeur à distance. Les campagnes de dératisation ont participé de l’émergence de nouvelles formes d’interactions homme/rat, ainsi que de la compréhension scientifique de l’espèce, de son comportement spatial et des processus zoonotiques. Cette histoire mêlant rats, puces, bactéries et humains a ainsi transformé de manière durable la manière de penser les rongeurs commensaux en Occident.

L’anthropologue Luděk Brož (Czech Academy of Sciences) a étudié les conditions sociohistoriques et économiques ayant fait passer les sangliers de la quasi-extinction à la surabondance en deux siècles en Tchéquie. Alors qu’ils recolonisent l’Europe, la menace de la peste porcine africaine depuis 2007 fait de cette espèce un « cheval de Troie » de la propagation de la maladie. Les sangliers – mais aussi les chasseurs – sont ainsi devenus des sentinelles dont les signaux sont scrutés par l’industrie porcine. Les relations interespèces et la manière d’habiter des humains et des sangliers en sont transformées : abattage massif, zones fermées, frontières clôturées. Le sanglier a tiré avantage des monocultures, du tissu urbain et de l’industrialisation de l’élevage.

Zones de contact et gestion des risques pour les maladies émergentes

Gwenaël Vourc’h (INRAE), écologue de la santé, a montré l’impact des activités humaines sur les risques de maladies à tiques. Tout d’abord, les tiques répondent aux changements climatiques par une élévation de l’altitude et de la latitude de leur habitat, mais aussi par un allongement de leur période d’activité. Les maladies qu’elles peuvent transmettre dépendent aussi des changements rapides d’usage des terres qui perturbent les communautés écologiques. Ainsi, la fragmentation des écosystèmes amoindrit l’effet de dilution (soit une moindre prévalence de maladies dans une communauté d’hôtes plus diversifiée). Afin de mieux anticiper les risques zoonotiques, l’oratrice a insisté sur la nécessité d’une vision écosystémique prenant en compte les relations interespèces.

Postulant que l’Anthropocène implique des modifications rapides des interactions humains-animaux, Victor Narat (primatologue, CNRS) et Romain Duda (anthropologue, Institut Pasteur) ont abordé les risques zoonotiques sous l’angle de la notion de contact, physique ou environnemental. À partir de projets de recherche en Afrique centrale, ils ont développé une méthodologie interdisciplinaire. Comprendre les mécanismes d’émergence nécessite de comprendre la complexité et la diversité des modes d’interactions humains-animaux et ce qui les détermine. Ce regard sur les modes d’engagement entre espèces au sein d’un socioécosystème permet de remettre en question une distinction souvent trop nette entre sauvage et domestique.

Enfin, Vincent Leblan (anthropologue, IRD) a examiné l’évolution récente de la fonction des aires protégées. À celle de la conservation s’est greffée une thématique sanitaire : limiter les contacts pour protéger les humains des réservoirs zoonotiques, tout en protégeant les animaux contre les menaces anthropiques. Toutefois, cette politique d’écosanté, initialement intégrative, aboutit paradoxalement à une proposition extrêmement dualiste : l’interconnexion des santés humaines et animales implique un programme normatif de création d’aires protégées pour séparer humains et non-humains.

Session 4 : Les animaux porteurs de savoirs

Pour inaugurer cette dernière session, le vétérinaire Dominique Grandjean (École nationale vétérinaire d’Alfort) nous a entretenus sur les « savoirs des chiens » mobilisés, voire développés, par leurs maîtres. Sans chercher à trancher le débat inné/acquis, dont les termes ont été très brièvement rappelés, il a dressé un inventaire éclectique de domaines dans lesquels les compétences olfactives canines sont exploitées par les humains (militaire, policier, environnemental et sanitaire, dont la détection de la Covid-19 chez des patients), souvent au terme de processus d’apprentissages qui paraissent relever du conditionnement opérant.

Dans la première communication, Estelle Cruz (laboratoire Ceebios), architecte et biologiste, s’est penchée sur le vivant en tant que source d’inspiration d’édifices énergétiquement sobres. Cette approche, qui revient à abstraire une propriété d’un matériau vivant pour lui trouver une fonction architecturale, s’inspire surtout des animaux, alors que ceux-ci ne représentent qu’une infime part du vivant en termes de biomasse. Parmi ceux-ci, les insectes et les termites constituent une source de biomimétisme récurrente, qui lui a paru trop limitative : quid des autres règnes ?

La communication de la biologiste Emmanuelle Pouydebat (CNRS) visait à illustrer la pluralité des « intelligences animales ». Au préalable, une définition de l’intelligence a été posée, fondée sur la capacité d’un organisme à s’adapter à son environnement, c’est-à-dire à trouver des solutions à des défis imposés par le milieu. Les situations ont concerné l’accès à la nourriture (chimpanzés, baleines, corvidés), l’autoprotection (pieuvres) ou les soins (primates)… La notion d’intelligence se comprenant non comme relevant d’un gradient unique de compétences mais seulement en rapport avec des processus contextualisés.

Pour sa part, Sabrina Krief (MNHN) s’est penchée sur des rapports qualifiés de « croisés » entre automédication animale et médecine humaine. Dans un cas (Laos), des maîtres (mahouts) s’autoadministrent les racines consommées en forêt par leurs éléphants si eux-mêmes tombent malades. Dans un autre cas (Ouganda), des chimpanzés ingèrent des végétaux localement réputés pour leur pouvoir de guérison. Selon la primatologue, la fragilisation de ces savoirs médicaux, consécutive à l’expulsion des habitants des réserves forestières ougandaises, rend concevable de leur substituer les chimpanzés afin de pérenniser ces pharmacognosies.

La dernière communication, par l’avocat de la cause animale Steve Wise (Université de Harvard), a porté sur la personnalité juridique des animaux aux États-Unis. En dénonçant l’anthropocentrisme du monde juridique, l’orateur a résumé trois décennies de tentatives pour amener les juges à regarder les animaux comme des personnes. C’est en cherchant à faire admettre le principe de l’Habeas corpus à l’endroit de chimpanzés, puis d’autres animaux (éléphants, orques, etc.) par la suite, qu’il a pu susciter cette conversion du regard. Le principe guidant son action a été de persuader les juges de protéger le principe d’autonomie, que celui-ci s’exprime chez un humain ou un non-humain, afin de dépasser le « biais taxonomique » de la justice.

Retour sur le colloque

En finir avec le concept de culture ?

Sans surprise, l’une des postures récurrentes de ce colloque a été celle d’une symétrisation absolue des humains et des non-humains. À ce titre, le journaliste scientifique Frédéric Denhez, animateur des débats, n’a-t-il pas affirmé dans les discussions associées à la session 4 qu’il convient désormais de parler d’« animaux non humains » ? Si cette expression vise à se défaire de l’ancienne dualité humain/animal et de la notion d’exception humaine qu’elle recouvre, elle contient également un « sous-texte antispéciste » qui, en outre, rabat l’humain sur le pôle biologique (Michalon, 2017). Cette approche pourrait sans peine être rattachée à une sociologie pour les animaux (plutôt que via ou avec les animaux), consistant à « […] revendiquer une forme d’égalité – voire d’indifférence ou d’indifférenciation – axiologique entre les humains et les animaux » (Michalon et al., 2016), bien que cette définition contienne aussi une composante épistémologique qui n’a pas toujours été observée à l’occasion de ce colloque.

Cela n’a sans doute nulle part été plus visible que dans les mobilisations, même furtives, du concept de culture, appliqué à des comportements d’animaux : référence à une communication posturale ou sonore des animaux domestiques accessible aux éleveurs, ici qualifiée de « culture partagée » (J.-D. Vigne, R.-M. Arbogast), cette même notion ayant aussi été maniée comme synonyme de coopération entre humains et animaux d’élevage (C. Stépanoff). Des recherches récentes en sociologie ont en effet établi de façon convaincante que de telles interactions interspécifiques aboutissent à l’élaboration de « protonormes » intériorisées par les protagonistes, humains ou pas, en réglant mutuellement leurs conduites par ajustements successifs, sans nécessiter ni théorie de l’esprit (humaine ou animale), ni conditionnement béhavioriste (Guillo, 2019).

Qu’y a-t-il à gagner, dès lors, à qualifier ces dynamiques de culturelles ? Ces usages du concept de culture puisent dans une acception naturaliste du terme, renvoyant à des comportements socialement appris et indépendants de toute cause écologique ou génétique. C’est aussi celle à laquelle souscrit S. Krief, lorsqu’elle a avancé que la notion de culture s’avère toujours utile pour décrire les comportements variant entre groupes sociaux de chimpanzés. Cette notion a donc été envisagée, au cours du colloque, comme un acquis définitif de l’éthologie, supposé faire écho à la récente remise en cause du dualisme nature/culture par les sciences sociales, alors même que son auditoire ne cesse de se rétrécir chez ces dernières (Descola, 2009).

Elle correspond en fait à un type de culturalisme nouveau, paradoxalement biologiste celui-là, contribuant incidemment à stabiliser l’opposition nature/culture plutôt qu’à la faire chavirer. En effet, cette opposition est reconduite par l’opposition de facteurs biologiques et sociaux dans l’analyse des comportements et s’en trouve, ainsi, confortée et figée. Par ailleurs, la biologie ne manque pas de faire subir une distorsion épistémologique au concept en expliquant la transmission de « traits culturels » par des modèles phylogénétiques (par exemple Whiten et al., 2011), comme si une méthode visant à organiser des faits relevant d’un processus de sélection naturelle pouvait rendre compte de phénomènes conçus comme indépendants de cette dernière (Leblan, 2017). Il est donc probable que la migration du concept de culture de l’anthropologie à la biologie, avant de revenir aux sciences sociales via l’animal-acteur, masque de profondes dissimilitudes dans l’emploi de la notion de « culture partagée » entre humains et animaux qui gagneraient à être collectivement explicitées à l’avenir.

En fait, la notion de « cultures animales » en elle-même n’apporte pas d’éléments décisifs, sur le plan méthodologique, pour décrire les relations humains-animaux. La possibilité d’une telle entreprise découle plutôt de la faculté des acteurs, qu’ils soient humains ou non, à mettre en œuvre leurs compétences sociales et communicationnelles pour produire des inférences à propos des intentions de l’autre et donner un sens à leurs pratiques qui puisse être partagé d’une façon minimale (Leblan et Roustan, 2017). Selon nous, cette approche est plus à même de rendre compte du chevauchement entre univers humains et animaux induits par le concept d’Anthropocène que celui de culture : même partagé au-delà de l’humain, ce dernier ne pourra jamais qu’être exprimé par antinomie avec la notion de nature.

Le concept d’Anthropocène au sein du colloque

Afin de mieux saisir le sens donné au terme « Anthropocène » lors du colloque, nous avons repéré ses occurrences dans les captations vidéo de chaque intervention. Au total, « Anthropocène » a été prononcé 22 fois, par 13 des 22 orateurs. Dans la session 1, le mot renvoie à la longue durée des processus d’anthropisation des milieux, domestication et Anthropocène étant ici chronologiquement coextensifs. Dans la session 3, le terme exprime une recomposition de l’interface humains-animaux augmentant le risque de transmission de maladies zoonotiques. Dans les sessions 2 et 4, le mot équivaut à un diagnostic de rapports dégradés entre humains et animaux, susceptible d’appeler à des politiques de conservation toujours plus interventionnistes (translocations, etc.). Au total, il s’agit de repenser nos relations aux animaux et les effets de nos relations sur les animaux, sur une multitude de plans : écologiques et évolutifs, juridiques, politiques, cognitifs…

Notons au passage que l’économie est ici absente, bien que les périodisations de cette ère (C. Bonneuil en ouverture) comportent une dimension explicitement économique et que les scénarios de transition écologique discutés à l’occasion du colloque paraissent inséparables de l’idée d’une transition économique à mener. D’aucuns, d’ailleurs, préfèrent à « Anthropocène » des concepts comportant une charge économique et politique plus accentuée, non mobilisés dans le colloque, comme Capitalocène ou Plantationocène (juste cité par L. Brož). Les enjeux économiques ne sont apparus que de façon tangentielle à certaines communications, par exemple via les références à la biomasse planétaire du bétail (J. Lecomte), aux modes d’élevage productivistes (F. Keck, S. Morand) ou aux changements d’usage des terres (L. Brož, G. Vourc’h).

Le terme « Anthropocène » a donc finalement été peu employé et explicité dans ses fondements (chronologiques, spatiaux, conceptuels, cognitifs, sociaux, politiques…). Au total, il est surtout apparu ici comme une notion visant à alerter sur la magnitude des transformations de nos liens aux animaux. Pour des orateurs considérant le concept comme synonyme de « contemporain » ou d’« actuel », à l’instar des présents auteurs, son usage a pu paraître superflu, d’autant que le texte de cadrage du colloque2 n’invitait pas à le discuter. Une autre interprétation possible du faible nombre de références à ce concept tient peut-être à l’absence d’unanimité de la communauté scientifique quant à sa pertinence, ne serait-ce que pour désigner une nouvelle ère géologique, et par conséquent à sa charge polémique.

Les occurrences du terme dans l’ouvrage collectif issu du colloque (Hossaert-McKey et al., 2021) s’inscrivent dans la même tendance3 : au nombre de neuf, elles renvoient systématiquement au contexte des processus étudiés (la défaunation par exemple, p. 92) ou constituent un élément de périodisation (dans l’idée d’une quête « d’indicateurs de l’Anthropocène » par exemple, p. 152) marqué par une intensification des zoonoses, une pression anthropique sans précédent sur les écosystèmes ainsi que l’attribution des qualités de sujet moral aux animaux. Un unique cas déroge à ces acceptions, lorsqu’un effet d’action (ou agentivité) est prêté à l’Anthropocène (celui-ci produisant des « effets » sanitaires, p. 162), ce qui le rend quasi synonyme du concept d’anthropisation ou d’action humaine.

Certains « marqueurs » de la notion d’Anthropocène étaient tout de même bien présents au sein du colloque : vision inquiète de l’avenir marquée par l’incertitude (Cynorhodon [groupe], 2020), approches militantes de la question animale par les juristes ou via les questions éthiques soulevées en session 2. Enfin, environ la moitié des communications avaient des finalités pratiques (droit, zoonoses, conservation…).

Ce que le concept d’Anthropocène fait à l’interdisciplinarité

« Anthropocène » apparaît au terme de ce bref inventaire comme un concept éminemment malléable. Cela tient sans doute à l’absence de définition stabilisée, y compris au sein des sciences de la Terre (Ruddiman, 2018), ainsi qu’à la volonté de chacun de ne pas s’exclure d’un concept certes flou mais dont on pressent le rôle de plus en plus structurant dans les programmes de recherche. Ce flou est d’ailleurs de nature à favoriser les échanges scientifiques (Strunz, 2012).

Il est généralement admis que la notion d’Anthropocène est apte à susciter l’interdisciplinarité entre sciences naturelles et sociales. Chacun, pour autant, s’en saisit-il pour les mêmes raisons ? Tout d’abord, il est intéressant de noter que le terme a été employé par tous les naturalistes associés à la session 2, écologues et éthologue, à l’exclusion des chercheurs en sciences humaines (juriste et historienne). En sessions 1 et 4, les deux chercheurs en sciences humaines (respectivement anthropologue et juriste) ne l’ont pas utilisé non plus. Lors de la session 3, il fut surtout mobilisé par une épidémiologiste et deux anthropologues mais pas par les autres membres du panel (tous anthropologues ou primatologues). Ensuite, seul un petit nombre de communications (4/22) ont elles-mêmes pratiqué cette interdisciplinarité élargie, ce qui n’est pas un frein à la connaissance de l’Anthropocène en soi mais permet de rappeler que cette interdisciplinarité-là demande toujours à être problématisée en amont (d’une rencontre scientifique, d’un projet éditorial…) pour être mise en œuvre.

Enfin, on notera qu’« Anthropocène » a suscité des postures différentes entre chercheurs en SHS et écologie. Le terme semblait comporter une charge positive chez les premiers, comme si sa généralisation témoignait de l’admission, au-delà de leur périmètre académique, de la remise en cause des distinctions humain/animal, nature/culture, sauvage/domestique. La notion d’Anthropocène permettrait d’acter une fois pour toutes ce progrès conceptuel. En revanche, il a paru procéder d’une charge plus négative dans le discours écologique : source de défis pour la coexistence humain-animal, voire horizon à dépasser pour que la « nature » puisse regagner ses droits (à librement évoluer, par exemple). Aussi, toujours concevoir le concept d’Anthropocène comme un catalyseur d’interdisciplinarité peut sembler hâtif : ces appréciations et usages différents, quoique pas toujours exclusifs, ne peuvent-ils y faire obstacle ?

Conclusion

On retiendra des communications, prises ensemble, qu’il serait vain de se mettre en quête d’un détonateur primordial des débuts de l’Anthropocène. La conjonction de facteurs politiques, économiques et environnementaux en jeu dans les relations humains-animaux constitue une gageure pour qui voudrait déterminer un point de départ dans un tel continuum de transformations. La controverse scientifique à ce sujet paraît si tenace qu’il est sans doute préférable d’admettre que la principale motivation à en déterminer les origines est avant tout de nature politique (Finney et Edwards, 2016), ce que suggère également sa fonction susmentionnée d’alerte au sein du colloque. C’est aussi la raison pour laquelle le concept d’Anthropocène ne semble pas avoir généré des échanges plus fructueux sur un plan scientifique, et plus nombreux que si la conférence s’était simplement intitulée « L’animal au XXIe siècle ». Il est également possible que la tenue de ce colloque en distanciel, du fait du contexte sanitaire, ait limité les échanges.

Enfin, à nous trois, africanistes, les débats ont souvent semblé eurocentrés : quels sens la notion d’Anthropocène revêt-elle dans d’autres sociétés ? La réponse à cette question inviterait sans doute à pluraliser le concept, comme y invitait C. Stépanoff à propos des processus de domestication, ou comme l’a récemment fait un autre colloque interrogeant l’application de la notion d’Anthropocène aux milieux marins (Artaud, 2021). Le texte de cadrage du colloque témoigne aussi de cet eurocentrisme en évoquant la révolution néolithique comme une « première mise à distance » du sauvage, alors que nombre de sociétés agricoles n’opposent pas la nature à l’espace cultivé mais ne voient qu’une rotation permanente entre ces deux pôles. Ce n’est pas le moindre des intérêts de ce colloque que d’avoir amené à penser des domestications sans domination, à même de mettre en cause l’anthropocentrisme du concept d’Anthropocène.

Références


3

Le terme n’a d’ailleurs pas été retenu pour l’intitulé de cet ouvrage. Mais peut-être n’a-t-il pas été jugé adéquat pour un livre destiné à un large public ?

Citation de l’article : Leblan V., Duda R., Narat V. Retour sur le colloque « L’animal à l’Anthropocène ». Nat. Sci. Soc. 30, 3-4, 299-306.

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