Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, 2021
Pour une géologie politique
Page(s) S43 - S54
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2021044
Publié en ligne 25 novembre 2021

© P. Chavot et al., Hosted by EDP Sciences, 2021

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Jusqu’au milieu des années 2010, la géothermie profonde a bonne presse en France : il s’agit d’une énergie durable, verte, et qui exercerait un faible impact sur l’environnement. À la fin des années 1970, l’exploitation de la chaleur géothermale est reconnue comme une alternative à l’utilisation des énergies fossiles pour le chauffage urbain. De nombreux projets de moyenne profondeur et de basse énergie sont menés en région parisienne. Dans les années 1980, les expérimentations conduites sur le site pilote de Soultz-sous-Forêts (Soultz) au nord de l’Alsace laissent entrevoir la possibilité de produire de l’électricité en valorisant des sources de chaleur proche de 180 °C situées à près de 5 000 m de profondeur. Ce site devient producteur en 2008. La géothermie de haute énergie s’inscrit alors durablement dans les agendas des politiques énergétiques nationales et locales. Les lois Grenelle I et II (2009 et 2010) intègrent un ensemble de dispositions permettant d’accompagner financièrement les collectivités et les industriels dans leurs projets (Chavot et al., 2018a). Cependant, la transposition des résultats de Soultz à d’autres contextes géologiques s’avère difficile. En Suisse et en Allemagne, plusieurs projets de forage induisent des séismes d’une magnitude supérieure à 2 : à Bâle (2006), à Landau (2009), à Insheim (2010) et à Saint-Gall (2013) (Ineris, 2017). Le projet de Bâle sera d’ailleurs stoppé net après un séisme de magnitude 3,4. Ces précédents donnent corps à la controverse. En 2014, alors que la presse locale fait état d’une véritable « ruée vers l’eau » en Alsace1, des riverains et des élus se mobilisent pour stopper les projets de géothermie profonde à Strasbourg et dans ses environs.

Cet article prend pour terrain les débats entourant la mise en place de projets de géothermie profonde au sein de l’Eurométropole de Strasbourg entre 2014-20162. De prime abord, ces débats semblent obéir aux canons des controverses sociotechniques, avec une forte asymétrie des forces en présence (Lemieux, 2007). Du côté des collectivités alsaciennes, l’intérêt de cette technologie semble indiscutable. Le contexte géologique est favorable et les travaux menés à Soultz ont affÛté les compétences scientifiques, techniques et industrielles. D’un autre côté se développe une opposition portée par des associations de riverains et par les mairies des petites communes appelées à héberger les projets. De fait, sur les six projets envisagés au sein de la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS)3 en 2014, seuls deux débouchent sur des travaux de forage (Fig. 1). Pour autant, la volonté politique demeure constante et un ensemble de mesures sont prises pour favoriser l’acceptabilité sociétale des projets. Une mission énergie est mise en place en 2017 par la métropole de Strasbourg dont l’objectif est d’assurer un meilleur ancrage territorial des projets. La préfecture du Bas-Rhin institue des comités de suivi de site afin d’apporter une plus grande transparence. Ces efforts sont anéantis en 2019 et 2020, lorsque plusieurs épisodes sismiques se produisent à proximité de l’un des forages.

De nombreux travaux analysent les développements de la géothermie profonde et les controverses qu’ils suscitent (pour une synthèse, voir Meller et al., 2018). Ainsi, Pellizzone et al. (2017) montrent l’influence des facteurs contextuels, comme la prise en compte de problématiques environnementales ou la confiance accordée aux institutions politiques, dans la perception des projets de géothermie. Les auteurs examinent ici de façon pragmatique la relation qui se tisse entre les riverains et les industriels ou les institutions à l’origine d’un projet. Par ailleurs, s’opposant à l’approche orientée vers l’acceptabilité sociétale de projets, plusieurs chercheurs invoquent la nécessaire prise en compte des demandes et identités sociales lors de la mise en place de projets, via notamment une utilisation raisonnée du principe de Responsible Research and Innovation (Manzella et al., 2019 ; Chavot et al., 2019). Dans cette perspective, c’est la mise en place d’un mode de gouvernance des projets adapté aux réalités locales et adossé à une véritable politique des énergies qui importe : la participation ou l’engagement des riverains constitue alors une solution adaptée. Cependant, à l’analyse, il s’avère que de nombreux décalages existent entre la façon dont les riverains et les porteurs de projet perçoivent la participation (Ruef et al., 2020). Et ce sont justement ces décalages qui peuvent poser question dès lors que des solutions techniques et sociétales sont envisagées pour répondre à une controverse.

Notre intention est de suivre via une approche diachronique la trajectoire d’arguments ou d’ensemble d’arguments au travers de différentes arènes. Ces dernières sont appréhendées comme des lieux où sont exposés et mis en récit tout un ensemble de problèmes, d’incertitudes, d’éléments factuels, où se construisent les représentations et s’établissent des consensus sur ce qui doit être dénoncé ou décidé. Comment une technologie adulée, la géothermie profonde, s’est-elle peu à peu transformée en un « problème public » (Cefaï, 1996), auquel la préfecture et la métropole concernées doivent apporter des solutions ? Ainsi, la géothermie, les risques qui y sont associés et la façon dont les projets sont accompagnés par les institutions deviennent « des enjeux de définition et de maîtrise de situations problématiques, et donc des enjeux de controverses et d’affrontements entre acteurs collectifs dans des arènes publiques » (Ibid., p. 51-52).

Il s’agit dès lors de mettre en exergue les moments et les lieux de basculement et de rendre compte de la portée des différents arguments (Chateauraynaud, 2011). Nous examinerons les trajectoires de deux ensembles d’arguments ayant joué un rôle moteur dans la controverse et dans la formalisation des réponses apportées par les pouvoirs publics : l’un concerne les impacts des projets sur l’environnement ; l’autre le manque d’engagement de l’Eurométropole de Strasbourg dans le dossier géothermie. Nous verrons que le premier ensemble d’arguments occupe une place centrale dans les premières phases de la controverse et joue un rôle d’étendard pour les opposants au projet. Cependant, il n’a qu’un faible impact sur la définition des projets et la façon dont ils sont mis en œuvre. La trajectoire des arguments portant sur la responsabilité de l’Eurométropole de Strasbourg a débouché, quant à elle, sur des décisions concrètes. Ils ont été repris et transformés dans différentes arènes en intégrant des préoccupations d’ordre informationnel qui ont conduit la préfecture, les industriels et l’Eurométropole à revoir leur approche concernant la gouvernance des projets.

Ce texte s’organise autour des différents moments de la controverse : la genèse des projets, l’émergence d’une opposition, le moment des enquêtes publiques et la formalisation d’une nouvelle gouvernance des projets. Notre attention se portera sur les différentes arènes publiques où la géothermie a été discutée : associations de riverains, arènes médiatiques et politiques, arènes des enquêtes publiques. Les débats entourant le projet du port aux pétroles, qui ont conduit à un effritement du consensus concernant l’intérêt de la géothermie profonde, ont joué un rôle moteur.

Nous fonderons notre analyse sur les corpus que nous avons commencé à constituer en 2015 :

  • un corpus média regroupant plus de 3 500 articles de presse publiés sur la période 2002-2020, dont 2 545 issus de la presse régionale ;

  • un corpus enquêtes publiques, regroupant les documents relatifs aux six enquêtes publiques portant sur des projets de géothermie profonde ciblant l’Eurométropole de Strasbourg ou ses environs : dossiers portés par les industriels, contributions citoyennes, documents produits par les commissaires enquêteurs ;

  • une soixantaine d’entretiens avec des acteurs concernés par les projets (scientifiques, commissaires enquêteurs, élus, représentants d’associations et journalistes) ;

  • l’observation de la plupart des réunions publiques portant sur le sujet et des réunions des comités de suivi de site organisées par la préfecture depuis 2017.

L’analyse de ces corpus a été menée à l’aide du logiciel d’analyse de contenu Atlas.ti qui permet de suivre l’évolution des discours sur le long cours et de procéder à des analyses socio-discursives à des moments clés de l’évolution du débat.

Genèse des projets de géothermie profonde au sein de l’Eurométropole de Strasbourg

Un contexte favorable au développement de la géothermie profonde

Le plan climat national de 2004 et l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto en 2005 ont conduit les collectivités territoriales à reconsidérer la question des énergies. Elles ont notamment élaboré des plans climats territoriaux qui fixent des objectifs en matière d’économie d’énergie et de valorisation des énergies vertes. En Alsace, la ville d’Illkirch-Graffenstaden (Illkirch), située au sud de la Communauté urbaine de Strasbourg, est pionnière. L’équipe municipale élabore un plan climat volontaire dès 2005 et envisage d’exploiter les ressources du sous-sol. En 2009, elle mandate Électricité de Strasbourg (ES) pour étudier la faisabilité d’un tel projet. ES est liée de longue date aux villes du Bas-Rhin4 et affiche, en sa qualité d’acteur clé du projet de Soultz, une solide expérience dans le domaine de la géothermie. Au fil des échanges avec la ville, l’électricien formalise un projet permettant de produire de la chaleur destinée aux réseaux de chauffage urbain et, en marge, un peu d’électricité durant la saison estivale. Dans le même temps, la CUS adopte son plan climat en 2009 et s’associe en 2011 au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) pour réaliser un relevé des potentiels géothermiques sur le territoire5.

Cependant, les cartes sont largement rebattues avec l’adoption des lois Grenelle en 2009 et 2010. Le cadre politique et juridique national devient alors très favorable à la géothermie profonde pour la production de chaleur et d’électricité et représente une aubaine pour les entreprises désireuses d’investir dans les énergies renouvelables. ES dépose des demandes de permis haute et basse température au nord de l’Alsace et sur le secteur d’Illkirch. Une autre entreprise, le groupe aquitain Fonroche, spécialisé dans les énergies vertes, adresse des demandes similaires sur de larges secteurs du département du Bas-Rhin. À force de compromis et via l’arbitrage de l’État, ES et Fonroche se répartissent le territoire bas-rhinois pour des permis de géothermie haute et basse température.

Projet « ancré » versus projets « hors-sol » : la relation comme facteur déterminant de l’adhésion d’une population au projet

Cependant, l’engagement des deux énergéticiens avec les communes appelées à héberger les projets est très différent. À Illkirch, ES entend répondre aux sollicitations locales, jetant ainsi les bases d’un projet « ancré » dans le territoire6. Il s’agit là d’une politique particulière, puisque le même opérateur se positionne sans concertation préalable sur un projet basse température à Mittelhausbergen, à l’ouest de la CUS. Fonroche, contrairement à ES, ne peut pas s’appuyer sur une solide implantation sur le territoire et dans le domaine. Créée en 2008, l’entreprise a acquis sa notoriété dans le secteur du photovoltaïque, en s’adossant à plusieurs fonds d’investissement. Elle diversifie ses activités en 2010 lorsque les aides d’État pour le solaire sont revues à la baisse et investit dans les secteurs du biogaz et de la géothermie (Durupt, 2019). En 2012, elle annonce un investissement de près de 400 millions d’euros dans le secteur de la géothermie profonde7.

Pour ces projets, même s’ils entrent en cohérence avec le plan climat de la CUS, la collectivité locale n’est ni initiatrice ni partenaire de Fonroche : elle assure simplement le rôle de prestataire accompagnant l’entreprise dans sa recherche de sites8. En outre, on observe un décalage entre les intérêts de Fonroche et les projets imaginés par la CUS. En lieu et place de forages de profondeur moyenne contribuant au mix-énergétique local via la production de chaleur, Fonroche entend privilégier des forages de très grande profondeur, à plus de 4 000 m, en misant sur la production d’électricité. Le retour sur investissement est alors garanti par un prix de rachat de l’électricité par EDF avantageux, de l’ordre de 20 cents du kilowattheure. La valorisation de la chaleur résiduelle pour le chauffage urbain ou des utilisations industrielles ou maraîchères se ferait après coup, en fonction des demandes locales. Dès lors, ces projets peuvent être considérés comme « hors-sol ».

Enfin, les riverains n’interviennent ici qu’en bout de chaîne, lorsque le permis de recherche est délivré par le ministère et que le projet de forage est validé par la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal). La préfecture organise alors des enquêtes publiques à visée consultative dans le cadre de la demande d’autorisation des travaux d’exploration soumise par l’entreprise (Tab. 1)9. Ce manque de concertation en amont n’est pas sans conséquences sur la perception de ces projets hors-sol par les habitants.

Tab. 1 Types de consultations obligatoires des publics pour la géothermie basse et haute température dans les années 201010.

Hors zones volcaniques actives, les projets basse température exploitent des aquifères situés entre 200 et 3 000 m de profondeur, les projets haute température des ressources localisées entre 3 000 et 5 000 m de profondeur. Les réformes du code minier initiées en 2019 gomment partiellement cette distinction entre les régimes de basse et haute température (ordonnance n° 2019-784 du 24 juillet 2019 modifiant les dispositions du code minier relatives à l’octroi et à la prolongation des titres d’exploration et d’exploitation des gîtes géothermiques).

Bonne et mauvaise géothermie : la géothermie profonde dans les médias avant la controverse

Entre 2009 et 2014, les médias locaux constituent un relais important pour les actions de communication des entreprises. Le projet d’Illkirch porté par ES, notamment, fait l’actualité dans les pages du quotidien régional Les Dernières Nouvelles d’Alsace. Il est au centre d’une exposition et d’un débat sur les défis énergétiques proposés aux habitants en 2011. En marge de ces événements, le journal consacre une pleine page à la vulgarisation du projet. Il s’appuie sur l’expérience positive de Soultz et d’autres projets seraient en cours de définition. Les débouchés seraient énormes : outre la production d’électricité, l’énergie géothermale permettrait aussi, selon ses promoteurs, le « chauffage de serres, de bassins d’élevage de crevettes, le séchage de céréales, la pasteurisation de conserves, le chauffage urbain ».

Ce projet est également publicisé en 2012 dans l’arène ouverte par le Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles, le SPPPI Strasbourg-Kehl11, qui offre une tribune à ES pour présenter un retour d’expérience des travaux menés à Soultz et pour détailler le projet d’Illkirch. La question des risques est abordée par un ingénieur d’Électricité de Strasbourg en poste à Soultz. Son intervention sur « les impacts environnementaux » des projets se focalise sur la sismicité induite, la pollution radioactive et les mesures prises pour les contrôler (Cuénot, 2012). Il précise que l’évolution des techniques de stimulation hydraulique et chimique permet désormais de réduire fortement le risque sismique.

Dans ces arènes, une frontière rhétorique (Gieryn, 1999) est tracée entre la bonne géothermie, celle qui est développée à Soultz depuis 2003, et les autres pratiques, mises en œuvre en Suisse et en Allemagne. La bonne géothermie mobilise des techniques de stimulation de la roche relevant de l’approche Enhanced Geothermal System qui faciliteraient la circulation de l’eau dans les failles ou les fissures préexistantes avec un très faible impact sismique. Cette approche douce tranche avec l’utilisation d’eau à haute pression destinée à « casser la roche » et pouvant conduire à des accidents industriels, comme ce fut le cas à Bâle en 200612.

Ce n’est qu’en septembre 2013, lorsque le permis ministériel a été obtenu, que Fonroche annonce ses deux projets situés sur le territoire la Communauté urbaine de Strasbourg. Les propos du directeur de Fonroche se veulent rassurants : « Le forage se fera sans pression, donc sans risque sismique13. »

Ce travail de frontière rhétorique vient rappeler que la géothermie profonde est, déjà à cette époque, un terrain chargé en incidents et controverses. Plusieurs projets sont contestés en Allemagne et en Suisse, et les médias révèlent régulièrement des incidents qui obscurcissent le tableau idyllique de la géothermie profonde. Ainsi, le démantèlement de la plateforme de forage géothermique de Bâle est annoncé en 2010, en conséquence des séismes induits par les travaux en 2006 et 2007. En 2012, un forage géothermique de faible profondeur génère des mouvements de sol à Lochwiller, un village situé à une trentaine de kilomètres de Strasbourg. La colère des habitants qui voient leurs rues et leurs maisons se fissurer est largement couverte par les médias. En 2014, les médias relayent l’initiative citoyenne (Bürgerinitiative) contre un projet de géothermie situé à Kehl, ville frontalière de Strasbourg outre-Rhin14. Cette mobilisation constitue un point de référence important dans la controverse qui éclate à Strasbourg à l’automne 2014.

Genèse et trajectoires des arguments opposés aux projets de géothermie

Les riverains s’insurgent contre le projet du port aux pétroles

En 2013-2014, cinq demandes de travaux miniers sont déposées à la préfecture. L’un des projets hors-sol porté par Fonroche sera particulièrement débattu dans l’espace public en 2014 : son implantation est prévue sur le site industriel du port aux pétroles, une zone classée Seveso située à proximité du quartier strasbourgeois de la Robertsau, sans que les riverains ne soient informés. Alertés par des représentants de l’initiative citoyenne de Kehl, plusieurs membres de l’Association pour la défense des intérêts de la Robertsau (Adir) s’engagent dans un travail d’investigation pour en connaître les détails. Un dossier à charge contre ce projet sera publié en septembre 2014 dans le journal de l’association, l’Écho de la Robertsau15. Il est signé par un ingénieur à la retraite formé à l’École polytechnique de Zurich, qui devient vite une des figures de proue de l’opposition à la géothermie. Ce dernier s’inspire assez librement du retour d’expérience présenté au SPPPI en 2012. Il s’agit pour le membre de l’Adir de démontrer que tout projet de géothermie a des impacts environnementaux. En effet, selon lui, dès lors que l’on stimule la roche, le déclenchement de phénomènes sismiques est inévitable : ils tiennent aux interactions hydromécaniques qui ont lieu en profondeur. Les autres risques semblent, selon lui, tout aussi difficiles à maîtriser. En guise de preuves, l’ingénieur cite les expériences menées en Suisse et en Allemagne, qui ont amené de nombreux riverains à déposer plainte. Enfin, il remet en cause la soutenabilité du projet du port aux pétroles et le modèle économique qui le sous-tend. En conséquence, il invite la municipalité de Strasbourg16 à s’aligner sur les actions menées depuis peu par la ville de Kehl, cette dernière venant de déposer plainte contre le district de Fribourg (Regierungsbezirk Freiburg) qui a autorisé un premier forage d’exploration à Neuried. Face au projet hors-sol de la Robertsau, deux groupes d’arguments émergent : l’un concernant les impacts environnementaux des projets, l’autre le manque d’engagement de l’Eurométropole de Strasbourg. Ces arguments opposés au projet du port aux pétroles sont ensuite largement relayés et retravaillés par les politiques et les médias locaux.

Réappropriations des arguments par les arènes médiatique et politique

La Robertsau est un quartier résidentiel de Strasbourg où vivent scientifiques, intellectuels et politiques. Ce quartier est un village dans la ville, ses habitants s’investissent de longue date dans la préservation de leur espace de vie face aux plans d’urbanisation de la ville de Strasbourg. Deux associations de riverains défendent leurs intérêts, l’Adir et l’Asser (Association pour la sauvegarde de l’environnement de la Robertsau). Elles s’engagent ensemble, au début des années 2010, contre l’adoption du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) du port aux pétroles, ce qui leur permet de se forger une expertise quant à la question des risques industriels.

De par sa population et son activisme, le quartier de la Robertsau constitue donc un terreau particulièrement propice à la migration d’arguments des arènes associatives vers les arènes médiatique et politique. Plusieurs politiques résidant à la Robertsau montent au créneau. En octobre 2014, un conseiller centriste alerte le conseil municipal de Strasbourg sur l’existence de risques importants associés aux forages17, reprenant les arguments techniques mis en exergue par l’Adir. Selon lui, la municipalité doit prendre la mesure des risques avant d’agir et doit en informer la population. L’argument évoquant un manque d’engagement de l’Eurométropole intègre désormais une dimension informationnelle, ce qui restera une constante dans la controverse. En outre, cette « interpellation », largement reprise dans les médias locaux et les blogs engagés, déplace un débat jusque-là contenu dans un périmètre plutôt technique vers le plan politique. Cette stratégie s’avère payante pour les opposants au projet, à l’approche des élections départementales. Un candidat du canton de la Robertsau prend position dans une lettre ouverte : il déplore qu’aucune réunion d’information n’ait été organisée par la mairie et dénonce la passivité des élus de la majorité, alors que la ville de Kehl a pris fermement position contre le projet situé outre-Rhin18.

En décembre, la Communauté urbaine de Strasbourg réagit en annonçant la création d’un comité consultatif chargé de trois missions essentielles : animation du débat public, information neutre des citoyens et suivi des éventuels travaux de forage19. Toutefois, ce comité, aussi appelé comité des sages, ne deviendra jamais un lieu de débat et de concertation20 : l’Adir quitte très vite cette arène, arguant du fait que la parole des experts (notamment celle des industriels) occupe une place prépondérante.

De leur côté, les industriels restent fortement engagés dans une communication d’acceptabilité. Ils utilisent une nouvelle fois la tribune du SPPPI pour présenter leurs projets21, organisent des rencontres-expositions à proximité des sites d’implantation22 et investissent la tribune médiatique. Dans ce cadre, des informations techniques et des arguments de bon sens sont mobilisés pour rassurer élus et riverains. Ainsi, le directeur de Fonroche Géothermie réaffirme qu’il ne peut y avoir de séisme puisqu’on ne fracture pas la roche23. Il précise également que les habitants de l’Eurométropole seront les grands bénéficiaires des projets puisque les centrales géothermiques pourront « fournir 80 % des besoins en chaleur de l’agglomération » et ce « à un tarif inférieur de 30 à 40 % à celui du gaz naturel ». Fonroche affirme sa fiabilité : « Nous ne pouvons pas nous permettre le moindre échec qui impliquerait un moratoire pour toute la filière24. »

Les riverains ne semblent pas sensibles à ces arguments. À l’approche de Noël, un collectif d’associations mené par l’Adir organise une première réunion publique qui regroupe près de 130 personnes. Plusieurs élus sont présents, certains provenant de l’ouest de la Communauté urbaine de Strasbourg où Fonroche porte un second projet. Tous s’indignent qu’un forage risqué soit envisagé au cœur d’une zone Seveso. Un mot d’ordre s’impose à la fin de la réunion : « Allons voir les élus !25» Le collectif organise une seconde réunion en mars 2015 à laquelle participe l’ensemble des candidats du canton. Tous manifestent leur opposition au projet du port aux pétroles en mettant en avant l’existence d’un PPRT pour la zone industrielle et les impacts potentiels d’un tel projet (sismicité, pollution, explosion). Pour plusieurs candidats, si de tels projets sont envisagés, ils doivent bénéficier d’une forte adhésion populaire. Enfin, lors de la réunion, le premier adjoint de la ville de Strasbourg annonce que la municipalité émettra un avis négatif sur le projet lors de l’enquête publique et qu’elle « n’achèterait pas l’énergie produite au port-aux-pétroles »26.

Ainsi, à la veille des enquêtes publiques, les trajectoires des deux groupes d’arguments sont assez différentes. Si la mise en exergue des risques permet de mobiliser les politiques contre le projet du port aux pétroles, le dialogue avec les industriels demeure limité. Toutefois, sous le feu de la critique, l’Eurométropole s’oppose au projet du port aux pétroles et montre qu’elle est attachée au débat démocratique en créant un nouvel espace de concertation.

Les arènes des enquêtes publiques : du manque d’information à l’opposition

L’enquête publique, lieu d’expression des préoccupations citoyennes

En mars 2015, l’annonce officielle est publiée par les Dernières Nouvelles d’Alsace : quatre projets de géothermie profonde seront soumis à enquêtes publiques du 15 avril au 18 mai 201527. ES porte les projets d’Illkirch et de Mittelhausbergen. Fonroche est à l’initiative des projets à Eckbolsheim, dans le secteur ouest de l’Eurométropole, et au port aux pétroles. Devant les médias, Fonroche justifie le maintien de ce dernier projet en précisant que « l’enquête, c’est le moment où tout le monde s’exprime et où on a la vraie information », suggérant ainsi que l’opposition était née du seul contexte électoral28.

Le fait que quatre enquêtes publiques soient organisées simultanément, sur le même type de projet, confère une existence publique locale à la géothermie profonde et aux arguments de l’opposition. Les enquêtes publiques, à l’exception de celle d’Illkirch, suscitent une forte mobilisation des citoyens. À la Robertsau, 135 avis français et 756 contributions allemandes sont déposés, ce qui constitue un cas de figure plutôt rare pour ce type de dispositif (Blatrix, 1996). À l’ouest de l’Eurométropole, on compte 86 contributions à Eckbolsheim et 138 à Mittelhausbergen.

La grande majorité des avis sont négatifs et les critiques citoyennes intègrent plusieurs types d’arguments. Les premiers sont plutôt techniques et révèlent une « proto-expertise » déployée par les riverains (Nowotny, 1993). Les riverains estiment qu’ils ne sont pas à l’abri d’un séisme induit par le projet, ils craignent des remontées de gaz et une pollution de la nappe phréatique par le fluide géothermal. Ils redoutent une explosion dans les installations de surface liée à l’utilisation d’isobutane dans le processus de transformation de la chaleur en électricité. Ces avis font écho à la hiérarchie des risques proposée par l’Adir. Le choix des lieux d’implantation des projets est également mis en cause. Les contributeurs de la Robertsau jugent qu’il est inacceptable qu’un projet « risqué » puisse être implanté à proximité d’un complexe industriel. Ceux du secteur ouest de l’Eurométropole ne comprennent pas pourquoi le choix s’est porté sur la couronne périurbaine, alors que la chaleur produite sera utilisée dans un quartier de la ville de Strasbourg. Les citoyens mettent enfin en défaut les dossiers présentés par les opérateurs. Pour eux, la géothermie profonde est une « technologie non mature », une formule empruntée à un scientifique strasbourgeois (Serrano et al., 2019).

On retrouve également dans les avis citoyens des critiques portant sur le manque d’engagement de l’Eurométropole : les riverains s’indignent du fait que des projets aussi sensibles soient laissés aux mains « d’industriels aventureux » qui ne seraient pas en mesure d’assumer leurs échecs et d’en assurer la responsabilité en cas d’accident. De fait, ces citoyens exigent une gouvernance plus horizontale, démocratique et fiable des projets. Le droit à l’information pour tous est avancé. En effet, lors des enquêtes publiques, seuls les habitants des communes concernées par le projet sont destinataires des informations29.

La trajectoire des arguments durant l’enquête publique

Les documents produits lors de l’enquête publique renseignent sur la trajectoire des arguments émis par les citoyens. Ainsi, après le recueil des avis, les commissaires enquêteurs adressent un premier document au porteur de projet qui devra répondre, sous forme d’un « mémoire en réponse ». Puis, tenant compte de cette réponse, les commissaires émettent leurs avis sur la question, adressés à la préfecture.

Dans leurs « mémoires en réponse » ES et Fonroche abordent la question des risques en restant sur la ligne du discours qu’ils diffusent dans les médias depuis 2014 : les risques sont maîtrisés et ils en assument la responsabilité. Les industriels répondent méticuleusement aux critiques, parfois avis après avis dans un document pouvant faire plusieurs centaines de pages. Ils soulignent que toutes les éventualités ont été considérées, en accord avec l’intégration du principe de précaution dans la démarche scientifique sur laquelle s’appuient leurs projets. Ainsi, Fonroche précise dans l’une de ses réponses : « Nous avons donc dès le départ appliqué le principe de précaution en invitant un nombre très important de scientifiques à apporter leur savoir-faire pour réduire les incertitudes30 ». ES précise que les documents soumis à la Dreal prouvent que toutes les mesures ont été prises pour « prévenir tout risque dans les domaines de l’environnement, de la santé ou de l’alimentation31 ». Par ailleurs, Fonroche se justifie face aux critiques concernant son manque de communication en remarquant que la communication autour des projets a débuté dès le mois de juillet 2013 et que l’entreprise a pris l’initiative d’organiser plusieurs réunions avec les différentes parties prenantes bien en amont des enquêtes publiques. L’industriel se dit favorable à plus de transparence et à la mise en place d’un comité de suivi pour ses projets.

En été 2015, les commissaires enquêteurs délivrent leur avis sur les projets : trois sont négatifs, et les enquêteurs en appellent à l’application du principe de précaution. Trois arguments motivent ce rejet : la prise en compte des impacts environnementaux potentiels, la localisation des projets et des lacunes présentes dans les dossiers (concernant notamment la description des failles explorées, l’orientation des forages ou encore les effets cumulés des forages). La portée du premier groupe d’arguments est donc ici à son apogée, puisque la prise en compte des impacts environnementaux (ou les incertitudes concernant ces impacts) doit conduire selon les commissaires enquêteurs à l’abandon de la plupart des projets. Seul le projet ancré d’Illkirch bénéficie d’un avis « positif avec réserves ».

Le second groupe d’arguments bénéficie d’un traitement à part. Dans les conclusions soumises à la préfecture, les commissaires reviennent sur la question de l’information et sur le rôle qu’elle doit jouer dans l’appropriation des projets par les publics. Pour le commissaire enquêteur du projet du port aux pétroles, l’Eurométropole n’a pas été suffisamment transparente et n’a pas tenu son engagement d’organiser un véritable débat sur le sujet, notamment via le comité des sages initié en décembre 2014. Pour lui, le « manque de concertation préalable ou d’approche démocratique, [a] écart[é] de fait toute association des citoyens aux décisions qui les concernent » (p. 76). Il est rejoint sur ce point par les deux autres commissaires, qui estiment que l’Eurométropole s’est peu impliquée, au point de ne donner aucune indication quant à sa politique des énergies. Ainsi, pour l’enquêtrice de Mittelhausergen : « L’information en amont de la population n’a donc pas été faite à [la] juste mesure en vue de son adhésion espérée/supposée avant les enquêtes publiques » (p. 204).

Les évolutions de la gouvernance des projets

À l’issue des enquêtes publiques, le groupe d’arguments ciblant l’Eurométropole acquiert une véritable portée et oblige les élus et la préfecture à réagir. Interrogé par un journaliste des Dernières Nouvelles d’Alsace, le président de l’Eurométropole parle d’un « quiproquo sur la communication […] même si l’on navigue dans l’inconnu, il faut faire un tri au niveau des informations à diffuser et prendre le temps du débat public ». Il annonce qu’il ira chercher une meilleure connaissance de la géothermie, des problèmes qu’elle suscite et de la façon de les résoudre en Islande, pays où la géothermie est reine32. Interrogé dans le même article, le secrétaire général de la Préfecture se dit « frappé qu’on invoque un manque de concertation au moment où on organise une enquête publique, c’est un paradoxe. Des procédures organisent cette concertation. Des gens ont exprimé quelque chose. Faut-il en tenir compte au regard de l’intérêt général ? »33.

Les propos de la préfecture confrontent la question de l’information à celle de l’intérêt général : assurer la transition énergétique. Le secrétaire général réaffirme la supériorité de l’intérêt général après la signature des arrêtés autorisant les travaux sur les sites d’Illkirch et d’Eckbolsheim : « Les citoyens s’estiment désormais fondés à obtenir des renseignements toujours plus complets et ne se sentent jamais assez informés des projets qui les concernent. […] La chaîne de décision doit intégrer cette nouvelle donne, tout en faisant comprendre au public qu’il s’agit de prendre en compte l’intérêt général et non ce que chacun souhaite pour soi […]. Il serait dès lors souhaitable de réaliser le travail d’information en amont.34 »

Cette lecture de la controverse renforce le modèle du déficit qui fonde ce type de communication (Wynne, 1992). Les citoyens seraient simples demandeurs d’information, alors que les entreprises et des institutions seraient productrices d’information et maîtresses de la pédagogie.

Deux projets sont abandonnés par les industriels à l’issue des enquêtes publiques, ceux du port aux pétroles et de Mittelhausbergen. Toutefois, au printemps 2016, la préfecture autorise un troisième projet, porté par Fonroche, à Vendenheim au nord de l’Eurométropole, ce qui atteste de la volonté politique de soutenir ce type de projet industriel. Des changements dans la gouvernance des projets se dessinent, à la suite du voyage en Islande de plusieurs élus de l’Eurométropole. Pour le président de l’Eurométropole, il faut « qu’on aille devant la population. Les collectivités doivent mettre en œuvre un processus de dialogue. Il faut absolument que les élus soient accompagnés de techniciens, de scientifiques et de chercheurs, sinon les peurs vont prendre le dessus35 ». L’acceptation passerait également selon lui par un rééquilibrage de la balance coÛt-bénéfice : les communes devraient recevoir une contrepartie à l’acceptation des projets.

L’objectif est donc de mieux informer pour vaincre les réticences et les peurs, mais aussi faire en sorte que les élus et la population s’approprient les projets. Les déclarations de l’Eurométropole se traduisent rapidement en actions. Une mission énergie est instituée ayant pour objectif « l’accompagnement des opérateurs afin d’intégrer leurs projets dans le cadre du développement du territoire » et le renforcement de leurs échanges avec les communes36. L’Eurométropole accentue également sa communication vers un public large. De son côté, la préfecture institue des comités de suivi de site (CSS) pour chaque projet. L’objectif est ici de « favoriser l’échange d’informations entre les différents acteurs concernés, notamment les élus et les riverains, dans un souci de transparence au vu de l’émoi suscité par l’émergence des projets de géothermie profonde dont les recherches et techniques innovantes en matière d’énergie renouvelable sont encore mal connues du public » (CSS Illkirch du 28 février 2017). Ces garanties sociétales ne font pas taire toutes les critiques, mais les premiers travaux des forages sont réalisés à Vendenheim en juin 2017, et un an plus tard à Illkirch.

Conclusion

Afin de comprendre comment la géothermie profonde, qui était longtemps une technologie adulée, s’est peu à peu transformée en un « problème public », nous avons suivi la construction de récits autour des projets prévus à l’Eurométropole de Strasbourg dans plusieurs arènes, en adoptant une approche diachronique. Nous avons vu que, loin d’avoir été délégitimés ou ignorés, les arguments portés par un collectif d’associations qui défend le bien commun de résidents ont fragilisé le consensus établi sur l’intérêt de la géothermie profonde et ont conduit les élus de l’Eurométropole, l’autorité préfectorale et les industriels à revoir la façon dont ils entendaient mettre en place les projets. D’un point de vue sociologique, ce retournement s’explique à travers différents facteurs. Les premières critiques émanent d’un quartier où résident nombre d’intellectuels engagés dans différents mondes sociaux (scientifiques, politiques, journalistiques…), ce qui a facilité le déplacement des arguments depuis les arènes associatives vers les arènes médiatiques et politiques. Ensuite, les critiques étaient suffisamment ajustées, légitimes et parfois fondées sur des données techniques précises pour atteindre les politiques et les élus clés et les amener à prendre une position claire sur le sujet. Enfin, les arrêtés pris par la préfecture à l’issue des enquêtes publiques intègrent également, certes en les modifiant, une partie des arguments portés par les riverains.

Dans ce cadre, nous avons examiné les trajectoires des questionnements argumentatifs autour : a) des impacts des projets sur l’environnement et b) du manque d’engagement de l’Eurométropole de Strasbourg dans le dossier géothermie. Le devenir et le poids des arguments concernant les impacts environnementaux ont effectivement pesé dans les prises de décision, même s’ils ont été systématiquement réfutés par les industriels. Ils ont été largement repris dans les arènes médiatique, politique et lors des enquêtes publiques. Les récits qui s’imposent au sein de ces arènes ont conduit les industriels à renoncer à deux projets, dont celui de la Robertsau. Cet abandon a permis de couper court à la controverse. En ce qui concerne les autres projets, il est à souligner que ces arguments sont pris en compte dans l’arène des décisions. En effet, l’évocation de potentiels impacts environnementaux a amené la préfecture à exprimer des préconisations censées mieux garantir la maîtrise des risques, notamment le risque sismique37. Ainsi, la préfecture semble avoir entendu les critiques des élus et des riverains tout en préservant la nature des projets.

Le groupe d’arguments dénonçant le manque d’engagement de l’Eurométropole a, quant à lui, été repris, débattu, reconfiguré dans presque toutes les arènes. Les riverains, les élus de l’opposition et les commissaires enquêteurs associent ces arguments avec le fonctionnement de la démocratie. C’est ainsi que le droit à l’information est réaffirmé, car elle serait garante de transparence et concertation. La reprise de cet argument par les élus majoritaires de l’Eurométropole et la préfecture conduit à un basculement. Tout se passe comme si ces deux acteurs assumaient désormais leur responsabilité face à la question informationnelle. Un ensemble de dispositifs est mis en place favorisant le dialogue et un meilleur ancrage territorial des projets. L’approche critique déployée par les riverains se focalisait sur les manques d’information concernant les projets, leurs impacts potentiels, ainsi que sur les incohérences des politiques locales en matière d’énergie. Désormais, sur le plan politique, le manque d’information des riverains et l’absence de dialogue avec les industriels est mis en rapport avec la faible acceptation sociétale des projets. Ce faisant, le centre de la problématique politique se déplace vers les populations et se traduit par la mise en œuvre d’une approche didactique voire éducative dans la publicisation des projets. Les intérêts et les perceptions du bien commun défendus par la préfecture et les élus eurométropolitains sont ainsi préservés : participer à la transition énergétique via la production d’électricité et intégrer l’utilisation de la chaleur géothermale dans le mix-énergétique de l’Eurométropole.

On peut donc en conclure que l’irruption des arguments des citoyens, et plus particulièrement des associations, a ouvert l’arène des négociations. Des préoccupations d’ordre informationnel, notamment, ont été prises au sérieux, ce qui a conduit la préfecture, les industriels et l’Eurométropole à revoir les modalités de gouvernance des projets. Cependant, cette ouverture n’a pas signifié que de nouveaux acteurs étaient appelés à participer. En réalité, les arguments des citoyens ont été repris et transformés par les élus et les opérateurs. On peut donc considérer que la controverse a été partiellement constructive. Cette semi-résolution de la controverse reste toutefois fragile. En effet, les prises de décision n’impliquent les riverains qu’à travers la manière dont ils sont représentés par des élus. Enfin, leur implication dans des arènes de concertation dédiées, comme par exemple les comités de suivi de site, éloigne les citoyens de l’arène décisionnaire.

Références


1

« Communauté urbaine de Strasbourg. Transition énergétique. La ruée vers l’eau », Dernières Nouvelles d’Alsace, 10 décembre 2014.

2

Recherche soutenue par le Labex G-Eau-Thermie Profonde (Unistra/CNRS) et réalisée dans le cadre du projet H2020 Destress (projet n° 16/309/E05, WP 3.3).

3

La Communauté urbaine de Strasbourg (1967-2014) est l’entité administrative qui existait antérieurement à l’Eurométropole de Strasbourg, instituée le 1er janvier 2015.

4

La ville de Strasbourg détenait la majorité des parts de l’entreprise jusqu’en 1954, avant de les céder à EDF (Kuntz, 1989).

5

Il s’agit du projet GeOrg, de type Interreg IV : https://www.geopotenziale.org/home?lang=3 [consultée le 2 mars 2021]. CR des réunions du conseil de Communauté des 27 mai 2011 et 29 septembre 2011.

6

Un projet « ancré » dans le territoire est un projet ayant bénéficié d’une maturation concertée entre acteurs politiques et économiques locaux. Un projet « hors-sol » quant à lui est initié à la faveur d’avantages économiques et/ou de programmations politiques nationales, en faisant peu de cas des spécificités du territoire local (Chavot et al., 2018b).

7

« Fonroche ajoute de la géothermie au solaire », Les Echos, 6 juin 2012.

8

Entretiens menés en 2017 avec plusieurs membres de la Mission énergie de l’Eurométropole.

9

Régies par le code de l’environnement (article L 123-1) les enquêtes sont obligatoires dès lors que des impacts sur l’environnement sont potentiellement exercés par les forages de géothermie profonde.

10

« Illkirch-Graffenstaden. Géothermie profonde. Le début d’une filière », Dernières Nouvelles d’Alsace, 27 juillet 2011.

11

Les SPPPI sont des espaces de dialogue entre élus, associations, acteurs économiques et représentants de l’État. Les échanges sont menés au sein de différentes commissions thématiques.

12

« Illkirch-Graffenstaden. Géothermie profonde. Le début d’une filière », Op. Cit.

13

« Énergie. Fonroche investit à Strasbourg. La géothermie, c’est pour demain », Dernières Nouvelles d’Alsace, 12 septembre 2013.

14

« Kehl. Deux projets de géothermie profonde. La défiance des citoyens », Dernières Nouvelles d’Alsace, 13 mai 2014.

15

« Environnement. Séismes à la Robertsau ? », L’Écho de la Robertsau, n° 254, sept. 2014.

16

Le port aux pétroles étant situé sur le territoire communal de Strasbourg, les membres de l’Adir entendent ainsi placer les élus strasbourgeois face à leurs responsabilités.

18

« Courrier des lecteurs. Géothermie profonde », Dernières Nouvelles d’Alsace, 15 novembre 2014.

19

« Communauté urbaine de Strasbourg. Transition énergétique. La ruée vers l’eau », Dernières Nouvelles d’Alsace, 10 décembre 2014.

20

Le comité était constitué de plusieurs élus de la Communauté urbaine de Strasbourg et membres d’associations. L’Ademe, l’université, le SPPPI, la ville de Kehl étaient également représentés.

21

« Eurométropole de Strasbourg. Séminaire sur la géothermie profonde. Géologie du… débat », Dernières Nouvelles d’Alsace, 7 février 2015.

22

« Communauté urbaine de Strasbourg. Fonroche expose ses projets à l’Ares. Géothermie : il va falloir creuser… le sujet », Dernières Nouvelles d’Alsace, 8 janvier 2015.

23

En 2014-2015, les deux opérateurs insistent sur l’idée que la géothermie est peu intrusive. Lors des entretiens que nous avons menés, ils soutenaient qu’un gîte géothermal peut être exploité sans stimuler la roche ou à l’aide de substances faiblement acides, comparables à du « jus de citron ».

24

« Énergie. 240 millions d’euros d’investissement annoncés. Géothermie profonde : l’an prochain à Strasbourg », Dernières Nouvelles d’Alsace, 20 novembre 2014.

25

« Robertsau. Géothermie profonde au port aux pétroles. Un projet à… enterrer », Dernières Nouvelles d’Alsace, 16 décembre 2014.

26

« Strasbourg-Robertsau. Géothermie profonde au port aux pétroles. Il n’y aura pas de forage, c’est promis ! », Dernières Nouvelles d’Alsace, 12 mars 2015.

27

Sur le fonctionnement des enquêtes publiques, voir, par exemple, Blatrix (1996).

28

« Eurométropole. Géothermie profonde. Quatre projets à l’enquête publique le 15 avril », Dernières Nouvelles d’Alsace, 7 avril 2015.

29

Le modèle économique sous-jacent aux projets est également remis en cause. Les avis citoyens s’interrogent sur l’intérêt d’une technologie lourde dont la production de chaleur ne sera utilisée que 6 mois dans l’année.

30

Fonroche Géothermie, 2015. Demande d’autorisation de travaux de forage géothermique haute-température sur la commune d’Eckbolsheim, Réponses de Fonroche Géothermie aux remarques du procès-verbal de la commission d’enquête, Strasbourg, p. 32.

31

Groupe ES, 2015. Demande d’autorisation d’ouverture de travaux de forages à Mittelhausbergen, réponses à l’enquête publique, Strasbourg, p. 24.

32

« Eurométropole. Géothermie profonde. Pourquoi les avis divergent », Dernières Nouvelles d’Alsace, 13 aoÛt 2015.

33

Ibid.

34

SPPPI, 2015. Compte-rendu de séance du 15 octobre, Dreal Grand Est, Schiltigheim, http://www.grand-est.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Compte_rendu_de_seance_CO-et-AP_SPPPI_15oct15_definitif.pdf

35

« Islande. Voyage au pays de la géothermie. La chaleur pour moteur », Dernières Nouvelles d’Alsace, 5 mai 2016.

36

EMS, 2018. Rapport d’activité 2017 de l’Eurométropole de Strasbourg, Strasbourg, p. 158.

37

Les arrêtés d’autorisation de travaux imposent qu’un dispositif de surveillance sismique soit installé à proximité du site de forage, la Dreal et les scientifiques de l’École et Observatoire des sciences de la Terre de Strasbourg étant mandatés pour apporter leur expertise en cas d’événement sismique de magnitude supérieure à deux.

Citation de l’article : Chavot P., Masseran A., Serrano Y., Zoungrana J. L’information comme enjeu ? La controverse autour de la géothermie profonde à l’Eurométropole de Strasbourg. Nat. Sci. Soc. 29, S43-S54.

Liste des tableaux

Tab. 1 Types de consultations obligatoires des publics pour la géothermie basse et haute température dans les années 201010.

Hors zones volcaniques actives, les projets basse température exploitent des aquifères situés entre 200 et 3 000 m de profondeur, les projets haute température des ressources localisées entre 3 000 et 5 000 m de profondeur. Les réformes du code minier initiées en 2019 gomment partiellement cette distinction entre les régimes de basse et haute température (ordonnance n° 2019-784 du 24 juillet 2019 modifiant les dispositions du code minier relatives à l’octroi et à la prolongation des titres d’exploration et d’exploitation des gîtes géothermiques).

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Localisation des projets de géothermie profonde en Alsace du Nord et aux alentours de Strasbourg en 2018. Fond de carte IGN, Corine Land Cover (taux d’imperméabilisation et forêts).

Dans le texte

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