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Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Numéro 1, January-March 2019
Dossier « Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie »
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Page(s) | 53 - 62 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2019021 | |
Publié en ligne | 12 juin 2019 |
Dossier : Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie – Les réseaux Rad et Rede Capa : la technique au service du projet politique d’un autre modèle agricole ?★
The RAD and Rede CAPA networks: technology at the service of the political project of an alternative agricultural model?
1
Ergonomie, agronomie, Inra, UR055 Aster,
Mirecourt, France
2
Agronomie systémique, Iapar-Ase,
Londrina, Brésil
3
Accompagnement du changement, communication interne, réseau Civam,
Cesson-Sévigné, France
4
Agronomie systémique, CPRA,
Pinhais, Brésil
* Auteur correspondant : xavier.coquil@inra.fr
Reçu :
28
Novembre
2017
Accepté :
4
Mars
2019
La transition agroécologique en France et au Brésil appelle à impulser un autre développement dans les territoires ruraux dominés par l’industrialisation agricole. Deux réseaux structurés autour d’un projet politique, le réseau Agriculture durable (Rad) et le Centro de Apoio e Promoção da Agroecologia (Capa) œuvrent pour le développement d’une agriculture plus durable selon des gouvernances très différentes. Ces deux réseaux contribuent au développement de systèmes agroécologiques. L’acquisition d’une pensée autonome des agriculteurs est une condition de participation au Rad et non au Capa : cette différence d’orientation structure le développement, le fonctionnement, les actions, les connaissances mises en circulation tout en répondant au projet politique respectif des deux réseaux. Au sein de ceux-ci, les interactions avec la recherche convergent en partie sur l’évaluation des performances des systèmes agroécologiques comme outil de promotion des projets politiques des réseaux.
Abstract
The agroecological transition in France and Brazil calls for an impetus for alternative development in rural areas dominated by agricultural industrialization. Two networks structured around a political project, réseau Agriculture durable (RAD) and Centro de Apoio e Promoção da Agroecologia (CAPA – more socially equitable) work for the development of a more sustainable agriculture under quite different governance systems. These two networks contribute to the development of agroecological, more self-sufficient farming systems. While the acquisition of autonomous thinking by the farmers is a precondition for their participation in RAD, such is not the case in CAPA: this orientates the development project, the functioning, actions, and knowledge that are put into circulation and the circulation modalities to the profit of the respective political project of the two networks. RAD supports volunteer farmers towards self-sufficiency and autonomy, and CAPA leaders aim to persuade farmers in the community to maintain a diversified agro-ecological system. Interactions with research partly converge in these two networks on the evaluation of system performance as a tool for promoting network policy projects.
Mots clés : développement / agroécologie / réseaux / autonomie
Key words: development / agroecology / networks / autonomy
© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019
La mise en politique de l’agroécologie en France et au Brésil est un appel à impulser un nouveau développement de l’agriculture dans ces pays. La création du ministère du Développement agraire au Brésil en 1999, puis l’élection de Lula en 2002 comme le projet agroécologie pour la France lancé en 2012 par Stéphane Le Foll, ministre en charge de l’agriculture, sont autant de moments qui conduisent à introduire l’agroécologie dans les référentiels des politiques publiques en matière de développement agricole dans ces deux pays (Muller, 2000 ; Lamine et Abreu, 2009). Ces politiques, dans leur volonté de mettre en œuvre l’agroécologie sur une large échelle, se heurtent toutefois à de fortes résistances car celle-ci constitue un changement profond des métiers et de l’organisation du secteur agricole et alimentaire (Coquil et al., 2018a), et est difficilement compatible avec les formes d’agriculture industrielle également présentes dans ces pays. En effet, elle offre un autre projet promouvant l’autonomie ou la souveraineté alimentaire et la reconstitution du lien social (Altieri et Toledo, 2011 ; Bellon et Ollivier, 2011), s’appuyant en cela sur des mouvements sociaux, en France et particulièrement au Brésil (Wezel et al., 2009). Ces mouvements reposent sur une triple dimension, technique, éthique et politique. Sur le plan technique, l’agroécologie propose de mobiliser les principes de l’écologie dans les systèmes agricoles (Gliessman, 2007), en se référant à un ensemble de pratiques mobilisant les cycles naturels (processus écologiques, biodiversité…) et préservant les ressources naturelles. Elle vise la mise au point de systèmes agricoles productifs répondant aux enjeux écologiques, la mobilisation des services écosystémiques susceptibles d’être fournis par les agrosystèmes et la limitation de leurs impacts négatifs sur l’environnement (Altieri et Toledo, 2011). L’éthique du mouvement agroécologique est essentiellement axée sur le respect de l’intégrité du vivant et une forme de justice sociale, notamment l’accès des populations à une alimentation saine. Sur le plan politique, l’agroécologie est fondée sur une critique des modèles agricoles et alimentaires dits industriels. Son développement, tel que pensé par ses fondateurs, nécessite des changements profonds des secteurs agricole et alimentaire, et s’oppose à une forme d’industrialisation de l’agriculture et de marchandisation de la nature. En France et au Brésil, les partisans des formes d’agriculture industrielle et marchande soit s’opposent au développement de l’agroécologie, soit cherchent à s’y associer en la cantonnant dans sa déclinaison technique : elle devient alors une forme d’agriculture industrielle et marchande plus respectueuse de l’environnement en mobilisant moins d’intrants et en offrant plus de régulations biologiques. Dans de telles circonstances, les modalités de son développement doivent être questionnées afin de gagner en efficacité et permettre un essor de ces formes durables d’activité agricole.
Dans ce cadre, l’appareil de recherche et développement est nécessairement interpellé, en particulier dans sa capacité à accompagner les mouvements pionniers d’agroécologie dans ces pays afin de mieux cerner les conditions de leur généralisation. Ainsi, Compagnone et al. (2018) analysent les effets de l’irruption des mouvements agroécologiques sur la construction et le partage de connaissances dans le secteur agricole français selon trois angles : celui du caractère singulier et local des savoirs, celui de la mise en forme et de la circulation de ces savoirs locaux et celui de la tension entre encapsulation et incorporation des savoirs1. La mise en œuvre de l’agroécologie nécessite de nouveaux savoirs en grande partie construits par les agriculteurs en situation : l’expérience située et son développement dans le cadre de la transition agroécologique deviennent alors un enjeu pour l’ensemble de l’appareil de recherche et de développement du secteur agricole, ce qui est de nature à changer le travail d’acteurs plutôt adeptes d’une forme de « prescription du travail » (Coquil et al., 2018a).
Au cours des 30 dernières années, des agriculteurs pionniers en France et au Brésil se sont organisés afin de développer des systèmes agroécologiques, des circuits de commercialisation spécifiques, des groupes d’échanges de pratiques leur permettant de progresser sur les plans technique, environnemental, social, et de se fédérer autour d’un projet rompant avec le mouvement d’industrialisation agricole. Ces réseaux rassemblent des agriculteurs, des techniciens, des animateurs, des citoyens qui interagissent avec des chercheurs, des politiciens, des enseignants… Par leurs orientations techniques et politiques, ils contribuent à définir des formes d’agricultures susceptibles de proposer un futur plus durable au secteur agricole. Mais comment contribuent-ils dans les faits au développement de l’agroécologie dans leurs territoires d’intervention ? Par quelles modalités concrètes ces réseaux parviennent-ils à exister, à résister face à l’agriculture majoritaire et à attirer de nouveaux agriculteurs ?
À travers l’analyse comparative de deux réseaux d’agriculteurs, le réseau Agriculture durable (Rad) en France, et le réseau Capa (Centre d’appui et de promotion de l’agroécologie), référence pour l’agriculture familiale dans l’État du Paraná au Brésil, nous abordons la contribution des réseaux d’agriculteurs au développement de l’agroécologie dans des zones de forte concurrence avec l’agriculture industrielle. Le Rad et le Capa ont prouvé leur efficacité au cours des dernières décennies pour fédérer des agriculteurs autour d’un projet agroécologique. Comment ces deux réseaux contribuent-ils au développement de l’agroécologie dans des zones de forte concurrence avec une industrialisation de l’agriculture ? Quels enseignements peut-on en tirer en termes de connaissances mises en circulation, d’organisation de la recherche et du développement (R&D) via la structuration de réseaux professionnels au service de la transition agroécologique ? Ce texte souhaite apporter des éléments de réflexion à une question plus large : comment les réseaux d’agriculteurs peuvent-ils faciliter le développement de l’agroécologie dans les territoires ?
L’analyse que nous proposons a été construite de manière inductive à partir de données produites par des chercheurs collaborant avec Rad et Capa. Cette méthode d’analyse, inspirée des théories ancrées (Glaser et Strauss, 1967), nous conduit à nous intéresser (i) à la constitution historique, aux finalités et à la gouvernance de ces réseaux ; (ii) aux modalités des échanges entre agriculteurs qu’ils permettent ; (iii) aux interactions entre acteurs du réseau et la recherche, analysées en suivant les transformations du travail des techniciens/animateurs et des chercheurs impliqués2.
Dans un premier temps nous présentons l’émergence des réseaux, leur gouvernance, leurs finalités et leurs modalités d’intervention chez les agriculteurs. Nous discutons ensuite les connaissances spécifiques de l’agroécologie mises en circulation au service de la transition agroécologique et les évolutions du travail d’agriculteur, d’animateur et de chercheur dans le cadre de ces réseaux.
Réseau Agriculture durable et Capa : deux réseaux d’agriculteurs fondés sur une contestation de l’agro-industrie
Le Réseau Agriculture Durable est une association d’agriculteurs qui pratiquent une autre forme d’agriculture et militent contre l’intensification et la dépendance de l’agriculture vis-à-vis de l’agrofourniture. Alors que se poursuivent un usage intensif des ressources naturelles, le recours aux intrants et une augmentation de la productivité du travail au service d’une production agricole de masse, le Rad soutient le développement de systèmes agricoles économes en intrants et autonomes sur le plan décisionnel.
Cette contestation est née très tôt, vers 1950, face à une modernisation agricole présentée comme incontournable à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En effet, c’est à cette époque que le gouvernement français décide de moderniser l’agriculture afin d’assurer l’autosuffisance du pays en produits alimentaires, mais aussi de libérer de la main-d’œuvre agricole au profit d’une expansion de l’industrie. Cette modernisation vise l’augmentation de la productivité des terres et des animaux par l’amélioration génétique et l’usage d’intrants, mais aussi l’augmentation de la productivité du travail via la mécanisation de l’agriculture. Pour soutenir ce développement, l’État monte un appareil de recherche et de développement dans le cadre d’une cogestion avec la profession agricole. Des voix minoritaires s’élèvent face à ces politiques d’intensification agricole et des expérimentations en rupture apparaissent dans les campagnes françaises. Le Rad en est une : les systèmes agricoles économes et autonomes se sont développés dans l’ouest de la France à partir de plusieurs dynamiques convergentes (Deléage, 2004). Dès les années 1950, André Pochon, agriculteur et éleveur de vaches, cofonde le Centre d’études des techniques agricoles3 (Ceta) de Corlay. Le Ceta dénonce la perte de rentabilité provoquée par les deux révolutions fourragères successives impulsées par la recherche et le développement agricole français dans les exploitations d’élevage de l’ouest de la France (Béranger, 2009 ; Béranger et Lacombe, 2014). Ces révolutions incitaient à l’artificialisation des prairies (mise en place de prairies mono-spécifiques de ray-grass) puis à leur remplacement par du maïs fourrage au détriment des prairies de ray-grass et de trèfle blanc auto-fertiles et peu coûteuses en termes d’implantation, de fertilisation et de complémentation alimentaire nécessaire pour les herbivores. Une seconde dynamique, d’ordre syndical, voit aussi le jour dans les années 1950 autour de la gauche paysanne. Restructurée sous l’impulsion de la ministre chargée de l’agriculture, afin de parler d’une seule voix, elle acquiert une légitimité qui se traduit dans la création d’un syndicat paysan de gauche unique (la Confédération paysanne en 1987) et est à l’origine de mouvements minoritaires et associatifs, parmi lesquels les premiers groupes du Rad. Ces groupes minoritaires tels que le Cedapa (Centre d’étude pour un développement agricole plus autonome) dans les Côtes d’Armor, l’Aldis (Action locale pour un développement international plus solidaire : groupe d’éleveurs laitiers) en Mayenne, fonctionnent sur la base d’échanges entre pairs. Ces dynamiques convergent alors avec les mouvements écologistes qui se développaient dans le Grand Ouest et particulièrement en Bretagne depuis les années 1970 : des groupes se forment dans d’autres départements. L’élargissement du Rad est ensuite stimulé par l’institutionnalisation du concept de développement durable : onze groupes départementaux se fédèrent au sein du Goad (Groupes ouest agriculture durable) puis du Rad suite à la réforme de la Politique agricole commune de 1992 et au mécontentement des paysans défendant les systèmes autonomes. Enfin, la crise de la vache folle (en 1996) conduit à la création de huit nouveaux groupes départementaux. Ainsi, le Rad est une association d’agriculteurs née de la contestation du développement d’une agriculture productiviste portée par les appareils de recherche et de développement sous l’impulsion de la cogestion de l’État français et du syndicat agricole majoritaire.
Le Centre de soutien et de promotion de l’agroécologie (Centro de Apoio e Promoção da Agroecologia, Capa) est une entité non gouvernementale travaillant dans cinq noyaux géographiques du sud du Brésil (les villes de Pelotas, Santa Cruz do Sul et Erechin dans l’État de Rio Grande do Sul et les municipes4 Verê et Rondon dans l’État du Paraná). Capa s’occupe des problèmes des agriculteurs familiaux touchés par le processus d’industrialisation et de marchandisation de l’agriculture. Il propose, face à un tel processus, une alternative à l’exode rural et à la crise économique et sociale en orientant les agriculteurs familiaux vers une labélisation agroécologique, une agriculture diversifiée permettant une forte autoconsommation et une commercialisation sur les marchés locaux (Vanderlinde, 2002 ; 2006).
Au Brésil, la modernisation de l’agriculture, grâce à la diffusion des innovations scientifiques et technologiques, a entraîné une profonde transformation des zones rurales (Hort et Berwaldt, 2018). Ce processus a généré une grande dépendance de l’agriculture à des facteurs pétrochimiques de production et à un petit nombre de technologies génériques telles que les produits chimiques et les semences, ce qui a conduit à une homogénéisation des cultures agricoles (Hort et Berwaldt, 2018). Les petits paysans de l’ouest du Paraná, comme nombre de ceux qui travaillent au Brésil, ont souffert de la modernisation de l’agriculture. Beaucoup n’ont pas réussi à suivre les changements qui ont commencé à se produire dans les années 1960 et se sont traduits dans l’exode de nombreuses familles d’agriculteurs contraintes de quitter la campagne et de changer de vie. À la fin des années 1970, face à l’exode rural et à la précarité du travail à la campagne, l’Église évangélique de la confession luthérienne au Brésil (IECLB) a décidé de venir en aide aux populations touchées. Le réseau Capa se centre progressivement sur la question de l’agriculture familiale qui entre sur l’agenda des politiques publiques dans les années 1990 avec le Programme national de renforcement de l’agriculture familiale (PRONAF) et la création du ministère du développement agraire (Hort et Berwaldt, 2018 ; Voir aussi dans ce numéro l’article de Lamine et al., doi: 10.1051/nss/2019015).
Une gouvernance entièrement prise en charge par les agriculteurs au Rad, et par des leaders à Capa
Rad : émancipation et autonomisation des agriculteurs qui créent et portent leur propre institution
Les groupes locaux d’agriculteurs du Réseau Agriculture durable fonctionnent selon une autonomie que l’on peut qualifier de politique au sens de Castoriadis (1975) : ils décident eux-mêmes de leurs modalités d’organisation et du contenu des animations qu’ils partagent.
Les modalités de fonctionnement des groupes du Rad sont inspirées des Ceta. Elles privilégient l’animation de dynamiques collectives à partir de l’idée selon laquelle un groupe d’agriculteurs poursuivant un objectif commun détient une bonne part des réponses aux questions qu’il se pose. Les animateurs salariés de ces groupes locaux Rad (départementaux ou régionaux) organisent et rendent productifs ces échanges horizontaux, tout en recherchant des fonds pour financer leur propre poste, souvent précaire du fait de la fluctuation des subventions décrochées auprès des instances publiques locales, et en assurant la gestion administrative de leur groupe constitué en association (loi 1901). En complément, ces groupes peuvent faire appel à des intervenants experts sur des questions partagées par les agriculteurs ou solliciter la recherche pour avancer sur des questions difficiles à travailler en interne. Ainsi sont nés divers programmes de recherche sur les systèmes économes (Alard et al., 2002 ; Lusson et al., 2014). Les agriculteurs de ces groupes définissent ensemble les sujets qu’ils veulent aborder. L’animateur/animatrice leur propose des méthodes. En 2016, les cinq animateurs nationaux du Rad sont à l’affût des préoccupations qui se font jour dans les groupes locaux. Si ces préoccupations sont partagées par plusieurs groupes locaux, un chantier commun (souvent un programme de recherche-action) peut être organisé et une recherche de financement est mise en place, notamment dans le cadre de réponses à des appels à projets : les programmes de recherche et développement « Systèmes terre et eau » (Stéréo), conduit de 1995 à 2000, Praiface, de 2011 à 2014, puis Transaé, de 2017 à 2020, répondent à cette logique.
Le Rad a aussi un projet politique défini par les groupes locaux qui le composent au sein du conseil d’administration (qui accueille deux représentants de chaque groupe). Il s’est donné pour mission d’influer sur les politiques publiques nationales, notamment pour une meilleure reconnaissance des systèmes économes et autonomes. Le conseil d’administration définit les lignes à tenir.
Le Rad privilégie le développement des systèmes économes et autonomes à partir d’une organisation très horizontale et ascendante au service des préoccupations des agriculteurs qui le constituent. Il adhère à des réseaux nationaux partageant ses valeurs et son organisation horizontale tels que (i) le réseau des Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), qui fonctionne selon les mêmes principes et méthodes de l’éducation populaire sur les thématiques de systèmes alimentaires territorialisés, de l’accueil social ou pédagogique en milieu rural, et sur la création et la transmission d’activités dans les territoires ruraux avec des acteurs du monde rural ; ou (ii) le mouvement Cohérence pour un développement durable et solidaire qui regroupe les associations de paysans avec des associations de défense de l’environnement ou des consommateurs dans le grand ouest de la France. En 2017, le Rad, la Fédération nationale des Civam et l’Afip (Association de formation et d’information pour le développement des initiatives rurales) fusionnent pour devenir Réseau Civam. Une de ses commissions porte la marque explicite des objectifs du Rad : « Système de production économe et autonome ».
Capa : Un groupe de citoyens ruraux qui pensent et anticipent l’avenir de la communauté
Capa est une communauté de vie incluant des agriculteurs et embauchant des techniciens. Capa est né d’une initiative de l’IECLB : c’est une action sociale de l’Église dirigée vers les agriculteurs familiaux. Historiquement, l’IECLB a toujours été liée à l’agriculture car ses membres sont principalement des agriculteurs. Capa, à l’origine issu d’une activité ecclésiale exclusivement luthérienne, se tourne ensuite vers les autres agriculteurs familiaux du sud du Brésil, indépendamment de leur croyance religieuse. Capa, cependant, s’identifie aux aspects identitaires de l’Église et sa médiation se fonde sur des présupposés spirituels. Il conclut des accords avec les mairies et les administrations proches de ses opérations (contrat de fourniture des cantines scolaires en aliments locaux…). En plus des agriculteurs, le réseau travaille avec les populations autochtones : les communautés de quilombolas et les pêcheurs artisanaux.
Les leaders de Capa ont choisi la voie de la certification des agriculteurs familiaux en agroécologie pour les raisons suivantes : (i) promouvoir une agriculture écologiquement saine, économiquement viable et durable ; (ii) maintenir une agriculture diversifiée qui puisse favoriser l’autoconsommation des familles et contribuer à une alimentation locale (marchés locaux, fourniture des cantines scolaires…) ; (iii) tenir les agriculteurs familiaux à distance des firmes en quête d’agriculteurs favorables à l’agriculture industrielle et marchande.
Dans ce texte nous nous intéressons à l’un des cinq berceaux géographiques de Capa, le municipe de Marechal Cândido Rondon dans lequel des techniciens travaillent avec 140 agriculteurs familiaux. Capa rémunère ces techniciens à partir de fonds publics provenant du ministère du Développement agraire et de fonds privés venant de l’entreprise ITUPAI, industriel de l’énergie en quête d’une image de durabilité et qui soutient toute forme d’agriculture lui permettant un accès à l’eau en quantité et en qualité suffisantes pour développer son activité, comme c’est le cas de l’agriculture familiale.
La gouvernance de Capa est verticale : des leaders (agriculteurs, citoyens, techniciens) cadrent l’orientation du réseau dans un contexte territorial de concurrence entre agriculture familiale et agriculture industrielle. Son travail consiste notamment à convaincre les agriculteurs familiaux que l’agroécologie est une voie durable tant pour leur activité de production que pour le bien-être de leur famille.
Deux réseaux pour construire un futur plus agroécologique
Comme on l’a vu, le Rad œuvre pour le développement de systèmes agricoles économes et autonomes dans le grand ouest de la France, plus précisément une agriculture de polyculture élevage (bovins laitiers ou allaitants) et de grandes cultures. Sur le principe, il s’agit de réduire au minimum les achats et les importations de produits de synthèse dans le système de production et, par là même, de s’affranchir des connaissances encapsulées (Compagnone et al., 2018) dans ces intrants. Cette réduction des achats extérieurs est garante de la durabilité écologique, économique et sociale des systèmes promus par le Rad (Alard et al., 2002 ; Dieulot et Falaise, 2015 ; Dieulot et al., 2016 ; Garambois et Devienne, 2012 ; Le Rohellec et al., 2011), ce qui permet aux agriculteurs qui s’y conforment d’obtenir la certification agriculture biologique (AB). Cette diminution des achats, véritable transition professionnelle pour les agriculteurs (Coquil et al., 2017), leur permettra d’acquérir de nouveaux savoir-faire pour conduire un processus de production à partir des ressources naturelles disponibles sur la ferme et de développer progressivement un mode de pensée autonome axé, notamment, sur une prise en charge de la conception de leur système de production. Cette minimisation des intrants est aussi une vraie prise de position technique et politique dans un contexte dominé par l’industrialisation de l’agriculture et un développement économique considérant la croissance (de la consommation) comme incontournable. Ainsi, le Rad se donne pour mission d’accompagner les transitions vers des systèmes économes et autonomes, mais aussi de démontrer et administrer les preuves de la durabilité de l’agriculture économe et autonome dans les territoires et convaincre les décideurs politiques, aux niveaux régional et national, qu’il s’agit, pour l’agriculture, d’une voie de développement durable sur le territoire français.
Capa travaille essentiellement à la structuration de la commercialisation locale des produits agricoles variés et issus de l’agriculture familiale du municipe de Marechal Cândido Rondon. La certification des agriculteurs familiaux à l’agroécologie est un moyen de maintenir une agriculture produisant des aliments variés pour l’alimentation des agriculteurs eux-mêmes et de la population locale, mais permet également de fournir des aliments de qualité. L’agroécologie, du fait d’une minimisation des intrants chimiques et de la mobilisation des régulations biologiques, invite les agriculteurs familiaux à conserver une diversification de leurs productions animales et végétales (légumes notamment) afin de garder la cohérence technique et pratique de leurs systèmes de production. Capa a donc pour mission d’accompagner des agriculteurs dans la commercialisation de leurs produits mais aussi de faire la preuve de l’intérêt de ces systèmes de production par rapport aux systèmes industriels concurrents afin de maintenir les 140 agriculteurs familiaux dans un mode de production agroécologique ou s’en rapprochant.
Le soutien aux agriculteurs
Les enjeux du soutien aux agriculteurs sont très différents dans ces deux réseaux. Du côté du Rad, les agriculteurs adhérents sont tous volontaires pour mettre en place des systèmes agricoles économes et autonomes. Il s’agit alors pour le réseau de favoriser l’échange et la remise en question des savoirs et des expériences des uns et des autres afin qu’ils consolident ou développent leurs savoir-faire en matière de système économe et autonome. Cette aide nécessite parfois des apports extérieurs, par exemple lorsqu’il s’agit de thématiques peu connues des agriculteurs. Du côté de Capa, les agriculteurs familiaux ne perçoivent pas tous l’intérêt des systèmes agroécologiques pour le maintien de leur activité et certains sont attirés par les systèmes agricoles plus industriels sans anticiper toutes les conséquences sur leur ferme et leur famille. L’aide de Capa consiste (i) à consolider la présence de ces systèmes agroécologiques en favorisant les échanges et la discussion des savoirs pratiques locaux (et parfois ancestraux) entre agriculteurs (Hort et Berwaldt, 2018) ; (ii) à expliquer aux agriculteurs tout l’intérêt des systèmes agroécologiques diversifiés.
Au Rad et au Capa, le soutien aux agriculteurs est essentiellement assuré par des collectifs d’échange entre agriculteurs. Quelques groupes du Rad apportent une aide individuelle aux agriculteurs en complément des temps d’échanges collectifs. Au Rad et au Capa, les collectifs d’agriculteurs sont définis de manière géographique afin de permettre le déplacement des agriculteurs sur les fermes lors des journées d’échange, mais aussi en fonction des thèmes abordés.
Les thématiques des journées d’échanges sont définies par les agriculteurs participant au groupe du côté du Rad : par exemple, des journées rallyes « herbe » portent sur l’observation de l’herbe et sont l’occasion de discuter de la gestion des pâturages ; des journées rallyes « poils » portent sur l’observation de troupeaux appartenant à des agriculteurs du groupe afin de discuter du lien entre alimentation et état de santé du bétail. Tous les agriculteurs participant reçoivent le groupe sur leur ferme à un moment de la vie du collectif : les échanges sont issus de questionnements partagés sur les pratiques, les raisonnements, les observations de collègues, dans une perspective de progression en commun. L’agriculteur accueillant le groupe entend des points de vue externes distanciés de son quotidien, mais sur une thématique qui fédère les participants. On se connaît entre membres du réseau, ce qui permet des échanges concrets qui intègrent les spécificités des exploitations et les singularités de chacun.
Les thématiques et les fermes, supports des journées d’échanges, sont choisies par les leaders de Capa. Par ce choix, ils veillent à identifier des fermes dont les systèmes agroécologiques sont diversifiés et dont les performances technico-économiques ont été objectivées par les « réseaux de référence sur l’agroécologie » (Rede referencia para agricultura familiar), fruit d’un partenariat entre l’Institut de recherche agronomique du Paraná (Instituto Agronômico do Paraná, Iapar) et Capa. Ils testent parfois des innovations proposées par la recherche ou venant d’autres fermes (par exemple des soins par les huiles essentielles…) dans le champ de l’agroécologie. Les journées d’échanges ont pour but d’apporter des preuves de la durabilité des systèmes agroécologiques et d’en faire la promotion auprès des agriculteurs familiaux de Capa. Des temps d’échanges portant sur les savoirs et les expériences concrètes pour pratiquer et raisonner ce système sont également aménagés au cours de la journée.
Les difficultés pour se maintenir et même s’élargir
Le maintien des agriculteurs de Capa dans une dynamique agroécologique est un enjeu pris en charge grâce à l’aide fournie par les techniciens aux agriculteurs. Il s’agit de fédérer et de remobiliser grâce à l’apport de références faisant la preuve de la pertinence technico-économique de ces systèmes.
Pour le Rad, l’élargissement du réseau est un enjeu que partagent agriculteurs et animateurs. Les systèmes économes et autonomes connaissent aujourd’hui un développement très modéré malgré leur durabilité (Alard et al., 2002 ; Dieulot et al., 2016 ; Garambois et Devienne, 2012 ; Le Rohellec et al., 2011). Ce développement marginal questionne leurs fondateurs. En effet, le changement vers l’autonomie n’est pas simple à négocier : pour l’agriculteur qui doit en partie rompre avec son environnement professionnel passé (Coquil, 2014), la nouveauté est totale, du point de vue de son mode de production, de ses référentiels comme de ses réseaux professionnels. La mise en œuvre de l’autonomie, c’est un autre rapport à la nature, pour l’agriculteur comme pour la RFD (recherche-formation-développement), qui doivent construire un nouveau système à partir des ressources naturelles du territoire.
Afin d’aller vers un tel modèle agroécologique, le Rad mène en partenariat avec la recherche des chantiers visant à :
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Poursuivre l’effort d’objectivation des performances économiques, sociales et environnementales, déjà largement commencé dans l’observatoire des fermes du Rad (Dieulot et al., 2016) afin de permettre la comparaison des performances des exploitations visant l’économie et l’autonomie avec les performances de celles ayant recours à des intrants. Ces références sont destinées à être mobilisées (i) par les pouvoirs publics lorsqu’ils souhaitent encourager le développement d’initiatives plus durables par des soutiens spécifiques (aides aux systèmes économes et autonomes via le dispositif des « mesures agro-environnementales ») ; (ii) par les animateurs et les administrateurs du Rad, comme argumentaire auprès des agriculteurs qui utilisent des intrants et affichent des réserves vis-à-vis de la viabilité économique de ces systèmes agricoles économes et autonomes ; (iii) par les animateurs du Rad, comme ressources pour l’accompagnement des transitions ;
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Analyser et formaliser les parcours d’agriculteurs ayant fait le choix de la transition vers des systèmes économes et autonomes afin de comprendre les processus de changement qu’ils mettent en œuvre ainsi que les ressources qu’ils mobilisent pour changer de paradigme dans le cadre de leur activité (Coquil et al., 2017). La formalisation du processus de développement des agriculteurs autonomes vise à fournir des ressources pour concevoir des modalités d’accompagnement de ces transitions ;
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Analyser et suivre la progression de ces modalités d’accompagnement mises en place de façon autonome par les animateurs du Rad.
Le développement professionnel des agriculteurs nécessite un développement professionnel des acteurs de la recherche et du développement participant au réseau
À partir de ces deux exemples de réseau confrontés à l’industrialisation, nous discutons les connaissances mises en partage, la place des référentiels dans ces connaissances et les relations entre recherche et développement dans cette mise en réseau.
Connaissances de l’agroécologie dédiées au développement professionnel des agriculteurs : les connaissances techniques au service du projet politique
Au Rad, le projet politique d’économie et d’autonomie passe par la réduction de la dépendance de l’agriculteur vis-à-vis des intrants. Comment acheter moins pour dépenser moins, et être ainsi moins dépendant des savoirs encapsulés dans les intrants et du paradigme technique que véhiculent les techniciens qui les commercialisent ? Comment accompagner les agriculteurs dans le développement de systèmes économes et autonomes ? Les acteurs du Rad postulent que l’engagement des agriculteurs dans la transition vers des systèmes économes et autonomes les place en situation d’acquérir une pensée autonome. Le développement de la pensée autonome passe en partie par la participation (i) au partage d’expériences pratiques et de connaissances entre agriculteurs (ii) à la vie et à la coanimation du collectif d’agriculteurs local Rad auquel ils prennent part. Ces participations renvoient à une forme d’engagement dans l’acquisition d’une analyse critique des expériences et des savoirs ainsi que dans la construction, l’orientation et la défense d’une organisation au service des questionnements d’un groupe.
La technique est une entrée privilégiée : les agriculteurs échangent des expériences sur la conduite du pâturage (gestion de l’entrée et de la sortie des animaux des parcelles, du piétinement, observations et décisions sur les reports de stock d’herbe sur pied…), sur la conduite du troupeau (lien entre alimentation et santé des animaux…). La pensée autonome nécessite aussi un déplacement des façons de penser la technique et d’être un acteur de sa propre expérience. L’agriculteur devient un paysan chercheur : c’est le processus de développement professionnel dont font état Coquil et al. (2017). La pensée autonome implique la mise en place d’un processus de recherche continu, stimulé par les interactions entre personnes du réseau : les agriculteurs mettent en discussion leurs finalités, découvrent de nouvelles expériences qui les inspirent et qu’ils expérimentent sur leur ferme.
Au Capa, le projet politique n’est pas réellement porté par les agriculteurs eux-mêmes. La certification agroécologique est une garantie pour accéder à un marché local et assurer une alimentation variée aux familles de la communauté. Les leaders de Capa mobilisent l’appui technique pour stimuler l’envie et convaincre de l’intérêt des systèmes agroécologiques. Comment impliquer les agriculteurs dans la construction du projet politique de Capa ? Comment leur faire prendre la mesure de l’intérêt de l’agroécologie ? Comparés à l’agriculture industrielle, les systèmes diversifiés ne véhiculent pas forcément une image innovante et moderne, ce qui interpelle la conception qu’on peut avoir de la notion de modernité (Batistela, 2009) : les savoirs et les expériences partagés par les agriculteurs familiaux sont, pour partie, ancrés de longue date dans les familles. Des innovations sont introduites par la recherche (huiles essentielles…) et font l’objet d’échanges d’expériences entre agriculteurs. La recherche et les techniciens Capa apportent de nouveaux éclairages sur les systèmes techniques via le développement d’analyses systémiques prenant en compte la complexité de ces systèmes diversifiés : l’analyse technico-économique de ces systèmes est une entrée privilégiée afin de mettre en débat leur viabilité.
Les réseaux et la recherche : une communauté de pensée
Les deux réseaux interagissent et travaillent avec la recherche. La mise au point de référentiels est l’un des angles exploités dans le cadre de cette collaboration, la mise au point d’innovations agronomiques en est un autre, et la réflexivité sur les démarches d’accompagnement des transformations vers des systèmes plus économes et autonomes en est un troisième, tout au moins pour le Rad.
La question de la mise au point du référentiel conduit, dans les deux réseaux, à une remise en cause et à une évolution de l’approche systémique et des indicateurs développés par les chercheurs. La logique économe et autonome des systèmes développés au Rad apparaît de manière évidente avec des indicateurs de type valeur ajoutée (Garambois, 2011) et revenu social (Dieulot et Falaise, 2015), alors que les indicateurs usuels de comparaison des performances économiques des exploitations dans les réseaux agricoles français sont le produit brut et l’excédent brut d’exploitation ainsi que leur ratio. Via ces indicateurs, le Rad attire l’attention sur la capacité des exploitations, non pas à créer du profit pour rémunérer le capital et le travail, mais à créer de la valeur ajoutée sans aide publique au profit des emplois agricoles et donc sur la capacité des fermes à rémunérer le travail. Ainsi, ces indicateurs prennent en compte une logique économe générale (prenant en compte intrants et structure) mais aussi la contribution potentielle de la ferme à créer des emplois. La pluralité des systèmes agroécologiques de Capa permettant l’autoconsommation des agriculteurs familiaux a exigé une révision de l’approche systémique développée par les Rede : le niveau de diversification très élevé de ces systèmes et les interactions entre les ateliers de production ont conduit les chercheurs à concevoir une approche globalisante intégrant l’autoconsommation (qui peut atteindre jusqu’à 25 % du produit total) comme un résultat de la ferme familiale.
Cet exemple de construction d’un nouveau référentiel illustre comment des chercheurs, lorsqu’ils interagissent avec les réseaux, sont amenés à revisiter leur objet de recherche. Une expérience qui, au-delà de cet exemple, peut les amener à découvrir des cohérences systémiques qu’ils ignoraient jusqu’alors. Dans le cadre du projet Transaé, qui vise à accompagner les transformations du travail des agriculteurs et des animateurs du réseau Rad, les chercheurs font état d’une transformation de l’objet, des méthodes de recherche et de conduite de projet : ils se mettent au service du questionnement des agriculteurs et des animateurs chemin faisant, au service de la progression des transformations opérantes du travail, ce qui implique qu’ils revisitent leurs propres méthodes de travail pour définir, dans cette conduite de projet, un objet de recherche (Coquil et al., 2018b).
Conclusion
Rad et Capa sont des réseaux d’agriculteurs pionniers dans la mise en œuvre de l’agroécologie dans des territoires où domine l’industrialisation de l’agriculture. Leurs fondements historiques sont très différents. Au Rad, construit et gouverné par des agriculteurs, l’acquisition d’une pensée autonome est la condition indispensable pour participer au réseau. Au Capa, construit et gouverné par une communauté religieuse, ce sont des leaders qui proposent les orientations pour l’ensemble de la communauté locale.
Ces configurations particulières ont des répercussions sur les finalités des réseaux, les connaissances qui y circulent et sur les modalités d’interactions entre le réseau et la recherche. Le Rad vise avant tout l’accompagnement des agriculteurs qui veulent s’engager dans une démarche d’autonomie et d’économie en intrants. Sur le plan politique, les agriculteurs et les animateurs du Rad tentent de convaincre le reste de la profession agricole de l’intérêt des systèmes économes et autonomes qu’ils développent en multipliant les actions et les démonstrations, indicateurs technico-économiques à l’appui. Cet argumentaire a également pour but de solliciter les pouvoirs publics afin d’obtenir des financements destinés à soutenir la transition vers ces systèmes. Capa vise avant tout la sauvegarde de l’agriculture familiale dans les exploitations de petite taille (moins de 20 ha) du municipe de Marechal Cândido Rondon, en promouvant l’agroécologie comme un système technique diversifié permettant l’accès à un marché local et rémunérateur. Les leaders de Capa cherchent donc à convaincre les agriculteurs de la communauté de rester dans cette orientation et de ne pas se laisser tenter par le système agro-industriel, moins rémunérateur, qui les conduirait à leur perte, d’un point de vue économique. Les connaissances échangées dans les réseaux renvoient, pour les agriculteurs des systèmes économes et autonomes au sein du Rad, à l’acquisition d’une expérience nouvelle et, pour les agriculteurs de Capa, à la transmission de savoirs et d’expériences plus anciens et revisités, modernisés, via de nouvelles techniques (huiles essentielles). Les références technico-économiques, censées convaincre les agriculteurs de l’intérêt de l’orientation agroécologique, font l’objet de peu d’échanges entre agriculteurs du Rad alors qu’elles sont très mobilisées par les animateurs de Capa. Les interactions du Rad avec la recherche sont très finalisées, orientées par les problématiques sur lesquelles les agriculteurs et les animateurs du réseau souhaitent progresser en réfléchissant avec les chercheurs. Celles de Capa avec la recherche visent, en partie, à donner un crédit, une légitimité scientifique aux systèmes agroécologiques pour contrebalancer la modernité véhiculée par les systèmes agro-industriels concurrents sur le territoire.
Dans les deux situations, les interactions entre chercheurs, animateurs et techniciens de réseaux et agriculteurs favorisent l’évolution des façons de travailler des acteurs. Ainsi, les chercheurs revoient leurs méthodes afin de mieux considérer les nécessités des systèmes agroécologiques telles que la part de l’autoconsommation des ménages dans le produit de l’exploitation ou la complexité des systèmes techniques due aux connexions entre les nombreux ateliers des fermes (les réseaux de référence n’étaient pas capables, à l’origine de la collaboration avec Capa, de prendre en charge cette complexité). Il leur faut aussi mieux définir leur rôle et leur apport dans ces réseaux fondés sur l’échange de savoirs et d’expériences et non sur la mobilisation de connaissances externes. On peut d’ailleurs avancer que ce processus interactionniste participe à la transition agroécologique des communautés de recherche et de développement impliquées, qui revoient non seulement l’objet de leur travail mais aussi les modalités du travail collaboratif.
Ces deux réseaux, au cours des dernières décennies, ont prouvé leur capacité à développer des systèmes de production agroécologiques dans leurs territoires respectifs. Bien que gardant un statut d’agriculture alternative, le Rad a vu son audience augmenter, tandis que les systèmes agroécologiques permettaient à la communauté Capa de maintenir une agriculture familiale dans le municipe de Marechal Cândido Rondon. Au-delà de leur action locale, ces réseaux d’acteurs pionniers, grâce au développement technique de leur système en interaction avec des communautés de recherche, contribuent à faire évoluer les objets et les méthodes. La collaboration entre réseaux et chercheurs révèle les spécificités des systèmes techniques dans leur environnement local où ils restent minoritaires, tout en offrant la possibilité de leur approfondissement en vue de conforter le projet politique qui leur est sous-jacent. Ainsi en est-il du choix d’évaluer la création de valeur ajoutée des systèmes économes non sur l’excédent brut d’exploitation mais sur leur capacité à faire de l’agriculture une activité créatrice d’emplois. En cela, l’agroécologie est bien aussi un projet politique.
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Citation de l’article : Coquil X., Soares Junior D., Lusson J.-M., Miranda M., 2019. Les réseaux Rad et Rede Capa : la technique au service du projet politique d’un autre modèle agricole ?. Nat. Sci. Soc. 27, 1, 53-62.
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