Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Numéro 1, January-March 2019
Dossier « Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie »
Page(s) 39 - 52
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019016
Publié en ligne 21 juin 2019

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019

Au Brésil, l’agroécologie a été à partir des années 20001 le modèle central dans les politiques publiques liées à l’agriculture familiale (voir l’article de Lamine, Niederle et Ollivier dans ce numéro)2. Ceci a conduit à valoriser davantage, dans les pratiques de conseil et d’accompagnement des agriculteurs, les connaissances des agriculteurs et les modalités participatives, vues comme favorisant les processus de transition agroécologique, comme le suggèrent aussi les théoriciens aujourd’hui les plus connus de l’agroécologie. Selon eux, en effet, la connaissance doit se construire à partir des savoirs des agriculteurs, de manière participative et dans une perspective d’adaptation locale (Altieri, 1995 ; Gliessman, 1998 ; Warner, 2008). Dès lors, le rôle attribué aux conseillers agricoles change fortement par rapport au modèle associé à la modernisation agricole, puisqu’il s’agit de passer d’une vision diffusionniste et asymétrique à un « processus d’intervention de caractère éducatif et transformateur, basé sur des méthodologies de recherche-action participative » (Caporal et Costabeber, 2004, p. 64). Ce changement de posture s’inspire, pour de nombreux auteurs et acteurs de l’agroécologie, et plus largement pour des agricultures dites « alternatives », sur la notion de pédagogie émancipatrice développée justement au Brésil par Freire (1980). Ce dernier s’appuie sur une critique du « messianisme techniciste », qui met au premier plan le conseiller agricole comme le sujet qui sait et qui définit les choix techniques à faire pour l’agriculteur, alors réduit à un statut d’objet.

Cette revalorisation des savoirs des agriculteurs rejoint les travaux de Jean-Pierre Darré sur les connaissances pratiques (Darré, 1996, 1999), qui ont montré que ces dernières ne se réduisaient pas à des formes de pensées incorporées, sensibles et implicites, mais s’élaboraient aussi dans les interactions entre agriculteurs. Ces travaux ont ainsi souligné l’importance des normes locales et des façons de voir dans un contexte local donné (d’un groupe professionnel ou d’un réseau d’agriculteurs). Enfin, ils ont inspiré la construction de dispositifs de construction collective de connaissances permettant aux agriculteurs de définir leurs problèmes et d’élaborer, avec des conseillers et des chercheurs, des solutions adaptées (Darré, 2006).

Dans les cercles académiques et pratiques de l’agroécologie en Amérique latine, mais aussi en France et dans les « pays du Nord » (Van Dam et al., 2012), cette revalorisation des savoirs des agriculteurs prend souvent une tournure normative : l’agroécologie doit s’appuyer sur la valorisation des connaissances et savoir-faire des agriculteurs. Selon cette perspective normative, certaines formes de construction et de circulation des connaissances favoriseraient la transition agroécologique (Compagnone et al., 2018). C’est cette assertion souvent peu étayée que nous souhaitons mettre à l’épreuve ici, à partir d’une enquête conduite auprès d’agriculteurs familiaux de la région de Curitiba (Paraná)3, en analysant la façon dont, chez ces agriculteurs, les modes d’apprentissage influent sur l’ampleur et la robustesse des processus de transition agroécologique.

Pour ceci, nous nous appuyons sur l’approche développée dans une perspective ancrée dans les sciences de l’éducation par Gaston Pineau (1991) autour du concept d’écoformation. Cette approche nous paraît en effet complémentaire de celle proposée par J.-P. Darré, en ce qu’elle invite à prêter attention non seulement aux dimensions interindividuelles des modes d’apprentissage, mais aussi à leur dimension sensible. Cet auteur définit l’écoformation comme l’apprentissage par le contact direct avec l’environnement. L’écoformation résulte ainsi de la relation sensible qui se construit au cours des interactions directes, réflexives de la personne avec son milieu. Elle qualifie donc les processus d’apprentissage fondés sur les interactions de l’agriculteur (dans notre cas) avec le milieu naturel (ou cultivé) ambiant, alors que, par contraste, ce que l’auteur appelle hétéroformation s’appuie sur les interactions interindividuelles, plus centrales par exemple dans les travaux de J.-P. Darré. G. Pineau situe l’écoformation dans un triangle avec ce qu’il nomme l’hétéroformation (formation par ou avec des personnes tierces) et l’autoformation (liée aux processus de transformation de soi), qui correspond à la part réflexive de l’apprentissage (Galvani, 2002). Cette approche invite à traiter non pas seulement de l’accès cognitif des acteurs (ici les agriculteurs) aux objets de nature en jeu dans les processus d’écologisation, mais aussi de l’accès sensible à ces derniers. Elle a eu une certaine influence au Brésil, principalement, comme en France, dans le champ de l’éducation (Moraes, 2007).

En France, ce concept d’écoformation est également employé par certains auteurs dans des travaux sur les savoirs pratiques des agriculteurs, en particulier dans l’élevage (Moneyron et Blouet, 2005). Là où en agriculture le paradigme modernisateur (Lowe, 1992) vise la maîtrise de l’irrégularité, ces savoirs pratiques intègrent l’aléa, lequel apparaît comme le pivot de la pensée de ces agriculteurs au travail au fil des saisons et non comme obstacle à leur compréhension du milieu (Moneyron et Blouet, 2005). Comme le montrent Delbos (1983)4 à partir du savoir des paludiers, Salmona à partir des maraîchers (1994) ou encore Moneyron à partir des pratiques de travail des bergers transhumant (2003)5, pour les « travailleurs du vivant » les processus naturels sont au cœur du travail et l’intervention humaine consiste principalement à les aider ou à les favoriser. Contrairement aux savoirs divulgués par le conseil ou l’enseignement agricole, ces savoirs pratiques ne sont ni uniformes ni standardisés, mais propres à chacun au cours de ses interactions avec son milieu (Compagnone et al., 2018). Ils sont par nature contextualisés, ce qui pose la question de leur mode de transmission et d’acquisition6. Certes, dans la formation agricole (comme dans d’autres secteurs), la formation par l’expérience est reconnue pour sa capacité à « produire du sens pour son vécu » (Moneyron et Blouet, 2005), mais le rôle des interactions directes avec le vivant est peu abordé. Or, le rapport sensible au monde est pour ces auteurs, comme pour Gaston Pineau, une source majeure de savoir7. Cette importance de la place du rapport sensible à leur environnement dans les connaissances pratiques des agriculteurs est aussi soulignée par des auteurs qui s’intéressent aux trajectoires d’écologisation et décrivent le passage d’une logique de maîtrise et d’intervention à une logique d’attention au milieu (Larrère, 2002 ; Lamine et Perrot, 2006), qui permet des ajustements permanents dans l’activité agricole.

Toutefois, au Brésil et plus largement en Amérique latine, plus que la notion d’écoformation, les travaux traitant d’agriculture familiale et d’agroécologie emploient plutôt la notion d’« écosavoirs », définis comme les savoirs que les paysans construisent de manière « coévolutive » avec les espèces avec lesquelles ils interagissent pour assurer leur subsistance (Silva, 2014)8. Cette notion d’écosavoir est surtout employée dans des contextes d’agriculture vivrière et d’autosubsistance, où la connaissance de l’environnement apparaît comme un élément déterminant de stratégies de subsistance justement fondées sur un usage multiple et très élaboré des ressources naturelles. Ce sont aussi souvent, comme dans le cas étudié ici, des contextes où la place des connaissances techniques acquises par les agriculteurs au travers de la formation initiale ou professionnelle est souvent bien plus faible que dans le contexte français par exemple (Compagnone et al., 2018).

L’objectif de cet article, comme nous l’avons dit, est d’explorer les liens entre les modes d’apprentissage relevant de l’écoformation et les processus de transition agroécologique. L’écoformation favorise-t-elle les processus de transition agroécologique et leur robustesse ? Nous montrerons que ce lien entre écoformation et transition agroécologique pourrait tenir au renforcement, grâce à des modes d’apprentissage relevant de l’écoformation, des visions systémiques des agriculteurs.

Pour analyser ces modes d’apprentissage et leurs relations avec les processus d’écologisation des pratiques, nous procéderons en trois temps :

  • nous analyserons tout d’abord la place relative de l’écoformation par rapport à l’hétéroformation dans les modes d’apprentissage, afin de mettre en lien cette importance relative de l’écoformation avec le degré d’écologisation des pratiques de ces agriculteurs ;

  • ensuite, nous analyserons le caractère systémique des conceptions des agriculteurs quant à leurs pratiques, à leur métier, à leur ferme et à leur projet de vie plus largement. Nous montrerons que cette vision systémique se renforce au travers des modes d’apprentissage relevant de l’écoformation, qui permettent d’adjoindre aux composantes cognitives de cette vision systémique une dimension sensible ;

  • enfin, nous suggérerons quelques enseignements plus généraux concernant les modes d’accompagnement susceptibles de valoriser ces effets de l’écoformation sur les processus de transition agroécologique.

Approche et méthodes

Notre analyse s’appuie sur une enquête auprès de 31 agriculteurs et sur l’observation de divers temps collectifs (réunions, formations, journées de terrain) regroupant ces agriculteurs, dans lesquels l’un des coauteurs, dont la mission est d’accompagner ces agriculteurs, était en posture d’observation participante. La région d’étude est la région métropolitaine de Curitiba, au Paraná, qui regroupe 29 communes autour de la capitale de l’État et se caractérise par une diversité de conditions pédoclimatiques (plus ou moins tropicales ou tempérées) entraînant la présence d’une diversité de systèmes de production. La production de fruits et légumes, sur laquelle nous nous centrons ici, y tient une bonne place, avec un enjeu fort d’approvisionnement de la capitale régionale et de sa périphérie très urbanisée (plus de 3 millions d’habitants à l’échelle de l’agglomération). Les agriculteurs enquêtés sont tous des agriculteurs familiaux installés sur de petites exploitations, qui sont passés progressivement à l’agroécologie par une forme de continuité de leur « condition paysanne » se caractérisant le plus souvent par la reprise d’une exploitation familiale sans formation technique initiale9 (contrairement à ce qui se passe pour la majorité des agriculteurs en France). Ces agriculteurs appartiennent tous au réseau Ecovida. Ce réseau, créé en 1998, soutient le développement de pratiques agroécologiques, mais aussi la valorisation des produits par le biais d’un système de certification et de la structuration de réseaux de commercialisation (notamment sur les marchés de plein-vent − feiras − consacrés aux produits agroécologiques, mais aussi vers les marchés publics) dans les trois États du sud du Brésil10.

L’analyse des données s’est appuyée sur deux démarches principales (Fig. 1) :

  • l’analyse qualitative des conceptions des agriculteurs sur la place de l’écoformation et sur la perspective systémique à partir des entretiens semi-directifs ;

  • une évaluation du degré d’écologisation atteint par les agriculteurs et de sa robustesse (faible risque de retour en arrière), au travers d’une grille originale visant à intégrer des dimensions éthiques, politiques et culturelles aux côtés des traditionnels pôles environnemental, économique et social de la durabilité, et abordant donc celle-ci au travers de six dimensions clé (cf. infra). Cette évaluation s’est appuyée sur l’observation des pratiques techniques mises en œuvre, sur les discours des agriculteurs sur leurs pratiques et sur la connaissance par le conseiller auteur des trajectoires des agriculteurs.

L’annexe 1 présente l’ensemble de l’échantillon : âge des agriculteurs, surface cultivée, nombre d’années depuis leur conversion à l’agriculture biologique, modes de commercialisation, importance de l’écoformation pour l’agriculteur, degré d’écologisation et robustesse du processus d’écologisation.

Les entretiens étaient structurés selon les thématiques suivantes : caractéristiques des fermes et trajectoires des agriculteurs, pratiques productives et logique d’organisation familiale, relations avec les accompagnants et importance de l’écoformation par rapport aux autres modes d’apprentissage.

thumbnail Fig. 1

Étapes de l’argumentation, sources et modalités d’analyse (entre crochets).

L’importance de l’écoformation dans les modes d’apprentissage et son lien à l’écologisation des pratiques

L’écoformation dans les discours des agriculteurs

Afin de mettre à l’épreuve les catégories élaborées par Gaston Pineau, nous avons analysé le point de vue des agriculteurs sur la place relative de l’écoformation et de l’hétéroformation dans leurs propres processus d’apprentissage. Cette distinction analytique doit être comprise, comme nous l’avons signalé, dans un contexte brésilien d’agriculture familiale où la formation technique n’occupe pas la même place qu’en France (ou dans d’autres pays) dans le parcours des agriculteurs. Le guide d’entretien comportait des questions visant à expliciter si, de leur point de vue, ce qu’ils avaient appris venait davantage des interactions avec les autres (parents, amis, professeurs, techniciens, etc.) ou de leur expérience avec les choses, en travaillant la terre, dans le contact avec la nature.

La grande majorité des agriculteurs interviewés a déclaré dans cette enquête que l’écoformation tenait une place au moins aussi importante que l’hétéroformation dans leurs transitions vers l’agroécologie et surtout en agroécologie11. Ainsi, 13 agriculteurs sur 31 considèrent que l’écoformation (l’apprentissage par l’interaction avec le milieu) est plus importante pour eux que l’hétéroformation (l’apprentissage par l’interaction avec les autres), tandis que 10 d’entre eux les mettent au même niveau et soulignent la complémentarité des deux. Une minorité enfin (5 sur 31) met l’hétéroformation au premier plan. À noter que ces derniers ont des caractéristiques sociodémographiques différentes, puisqu’il s’agit notamment de néoruraux d’origine non agricole, contrairement à la quasi-totalité des autres agriculteurs, ce qui peut expliquer qu’ils donnent plus d’importance à l’apport des techniciens et des formations formelles.

Pour ces agriculteurs, l’écoformation ou l’apprentissage via les interactions avec le milieu se traduit concrètement par l’apprentissage par l’observation, par la pratique (mexendo na terra, que l’on pourrait traduire en français par « en mettant les mains dans la terre »), par « l’accompagnement des plantes », du sol ou des animaux, autrement dit la convivência, c’est-à-dire le fait de « vivre avec » son milieu. « Si je te disais que j’ai plus appris avec la nature qu’avec les autres. Avec la nature, je veux dire dans la pratique. […] On parle entre nous, mais ce qui a marché, c’est ce qui a été éprouvé dans la pratique, en accompagnant les plantes, en voyant le sens du vent, avec des modes d’élevage plus rustiques des animaux qui leur a donné plus de résistance… » (agriculteur 6). Les agriculteurs enquêtés valorisent fortement la place de la perception sensible et du lien sensible au milieu dans l’apprentissage (sentir, voir, expérimenter, être en contact avec la nature). Ils font d’amples récits et descriptions de leurs processus d’observation de leurs cultures et du milieu (flore, faune, sol), ce qui peut les alerter sur un déséquilibre de ce dernier, lié par exemple aux irrégularités climatiques : « Nous, on observe beaucoup, pas seulement les plantes qu’on cultive, mais aussi les arbres autour, les oiseaux […] on observe beaucoup. On perçoit les déséquilibres du climat au travers des insectes, des maladies » (agriculteur 27).

Cette analyse confirme les acquis de travaux antérieurs sur les savoirs des agriculteurs, qui mettaient en avant l’importance du lien sensible au milieu, de l’observation ou de l’attention aux objets « de nature » (Salmona, 1994 ; Moneyron et Blouet, 2005), dans le cadre d’un quotidien partagé avec les plantes, les animaux et les milieux (Blanc, 2009). La perception sensible, le « sentir » est un élément majeur des savoirs paysans, qui ne peuvent se réduire à des savoirs « rationnels ». Il ne s’agit bien entendu pas de renverser la proposition de Jean-Pierre Darré, qui invitait, contre un certain « racisme de l’intelligence », à reconnaître les agriculteurs comme « être pensants » et non pas seulement « sensibles » (Darré, 1999). Il s’agit simplement de mettre l’accent sur la place du sensible dans la connaissance pratique. La perception sensible des éléments de nature fait de ceux-ci des éléments du « milieu associé », au sens simondonien, qui permet à ces agriculteurs d’orienter leur action (Simondon, 1995). En effet, l’observation est source d’adaptation : les agriculteurs ne cherchent pas à supprimer l’incertitude et l’aléa, de fait intrinsèques à l’activité agricole (Lamine, 2011 ; Ancey et al., 2013), mais à s’y adapter, en renforçant au fil du temps l’adaptabilité de leurs cultures (ou de leurs animaux) à ces aléas (Girard et al., 2015). Observation et ajustement des pratiques sont associés dans les discours des agriculteurs : « Si vous observez tout le temps la nature, vous allez vous ajuster aux choses » (agriculteur 27).

Les agriculteurs soulignent cependant avant tout la complémentarité entre d’une part, l’apprentissage par l’interaction avec le milieu qui définit l’écoformation et, d’autre part, l’apprentissage qui s’appuie sur les autres, sur les relations interindividuelles et les collectifs, correspondant à l’hétéroformation. « C’est toujours en pratiquant plus (mexendo na terra) que je continue à apprendre, mais dans le groupe, on y va, ça apporte un regard externe » (agriculteur 11). « On apprend petit à petit, il faut d’abord l’incitation du père, puis ensuite d’autres personnes vont vous faire passer leur expérience et après c’est en pratiquant (mexendo na terra), avec l’expérience pratique, qu’on voit ce qui marche, et aussi en écoutant le conseil des autres » (agriculteur 11).

Cette complémentarité, mise en avant par la majorité des agriculteurs, entre écoformation et hétéroformation, s’exprime de différentes manières.

Pour certains, l’écoformation est vue comme une mise à l’épreuve empirique et sensible de savoirs acquis via l’hétéroformation : « Moi, j’ai lu et j’ai appris avec les autres, mais c’est avec mon expérience vécue (vivência) que je peux m’adapter […] Depuis que je suis enfant, j’ai toujours aimé sentir, expérimenter, faire des choses nouvelles, parce que d’une certaine manière, c’est comme ça que quelque chose qu’untel a dit ou écrit, vous le confirmez. Moi, je valorise beaucoup cette connaissance de contact avec la nature, du sentir » (agriculteur 25).

Symétriquement, l’hétéroformation peut aussi être médiatrice de savoirs relevant de l’écoformation. En effet, les pratiques relevant de l’expérience sensible directe avec le milieu et qui caractérisent l’écoformation (en particulier les pratiques d’observation) s’acquièrent en partie par l’expérience vécue avec d’autres ou partagée par le biais du témoignage direct ou indirect : l’agriculteur plus expérimenté chez qui on se forme, son père avec qui on a travaillé bien avant de s’installer et que l’on a vu observer (ses sols, ses plantes, ses animaux, le climat, etc.) et ajuster ses pratiques en fonction de ses observations. On prend l’habitude d’observer le milieu, la présence des oiseaux, des insectes, etc., et d’interpréter ces observations pour éventuellement ajuster ses pratiques, parce qu’on a soi-même observé d’autres personnes le faire. Mais ce peut aussi être à partir de conseils ou de témoignages indirects (via l’écrit par exemple) que les agriculteurs acquièrent des compétences d’observation : « J’ai changé ma manière de penser et je me suis mis à observer mieux, à partir de cours et de lectures. Les herbes, je ne les appelle jamais mauvaises herbes, mais herbes indicatrices, parce que je me suis mis à observer l’écosystème » (agriculteur 26).

Le lien entre visions de l’écoformation et degré d’écologisation

Quel est le lien entre ces visions de l’écoformation et le degré d’écologisation auquel sont parvenus les agriculteurs ? L’analyse des processus d’écologisation des pratiques s’est appuyée sur une grille visant à objectiver le degré d’écologisation atteint par les agriculteurs. Cette grille est inspirée de la démarche Mesmis (grille d’évaluation de systèmes de gestion des ressources naturelles, Masera et al., 1999), développée par des chercheurs mexicains, qui définit six dimensions fondamentales de la durabilité, ainsi qu’une méthodologie pour construire des critères et indicateurs relatifs à ces dimensions. Trois d’entre elles correspondent aux trois dimensions « classiques » de la durabilité : économique, écologique et sociale. Les trois autres sont les dimensions politique, éthique et culturelle.

Cette grille a permis de calculer des indices de durabilité ou degré de transition agroécologique pour chaque agriculteur, à partir de la définition de critères de diagnostic, puis d’indicateurs informant chaque critère (Silva, 2014). La construction de ces critères et indicateurs (voir Annexe 2) visait à tenir compte d’éléments en général totalement absents des évaluations classiques, tels que les relations et les conflits entre agriculteurs, la vitalité de la communauté (critère apprécié au travers d’indicateurs tels que le niveau de confiance, de réciprocité et d’entraide entre agriculteurs), etc. Le recours à une pluralité de sources théoriques a été nécessaire pour explorer ces différentes dimensions, afin d’offrir une vision « multifacette » de l’écologisation : les travaux sur le « bonheur intérieur brut » comme indicateur alternatif au produit intérieur brut, qui intègrent aux côtés des aspects économiques les notions de développement psychologique, culturel et spirituel ; les travaux du philosophe et théologien brésilien Leonardo Boff sur les enjeux éthiques de l’écologie (Boff, 2009) ; les travaux d’agroécologues brésiliens sur les dimensions politiques et culturelles de l’agroécologie (Caporal et Costabeber, 2004). Par rapport aux évaluations de type multicritère, qui s’avèrent souvent très réductrices, la démarche d’évaluation du degré d’écologisation des pratiques mise en œuvre ici est originale en ce qu’elle consiste au contraire à complexifier l’analyse des dimensions, critères et indicateurs, afin de respecter la pluralité des dimensions « sociales » (au sens large) de la durabilité.

Si cette grille a permis d’élaborer et d’estimer un indice correspondant au degré d’écologisation de chaque exploitation (voir démarche d’évaluation en Annexe 2), indice allant de 2,3 à 3,6 (2,9 en moyenne), le résultat le plus intéressant est sans doute que les différences entre agriculteurs restent très modérées sur les trois dimensions « classiques » de la durabilité – économique, écologique et sociale –, alors qu’elles sont plus fortes en revanche sur les trois autres dimensions – culturelle, politique et éthique (Fig. 2). Ceci montre que ces trois dimensions différencient davantage les agriculteurs entre eux que les trois dimensions classiques et suggère qu’il faudrait davantage prendre en compte ces dimensions et leurs expressions individuelles dans l’accompagnement des agriculteurs.

Nous avons ensuite relié les deux évaluations, de l’importance relative accordée à l’écoformation d’une part et du degré estimé d’écologisation d’autre part (Tab. 1). Si l’on constitue trois groupes d’agriculteurs selon l’importance relative qu’ils accordent à l’écoformation, il apparaît qu’une importance plus grande accordée à l’écoformation va de pair avec un degré d’écologisation plus élevé.

Mais ce qui apparaît important, outre de regarder le degré d’écologisation à un moment « t » (celui de l’enquête), c’est aussi d’évaluer la robustesse de ces processus d’écologisation dans le temps. Comme le montrent certains travaux (Lamine, 2011), un agriculteur peut avoir atteint un degré d’écologisation de ses pratiques relativement élevé tout en étant susceptible de revenir « en arrière » et d’abandonner certaines pratiques écologiques pour des raisons diverses (économiques, techniques, sociales, etc.) ; tandis qu’à l’inverse un agriculteur peut avoir un degré d’écologisation relativement modeste, mais robuste, c’est-à-dire peu susceptible de revenir en arrière.

Pour estimer ce degré de robustesse (ou d’irréversibilité) du processus d’écologisation, nous nous sommes appuyés d’une part sur l’identification de pratiques agronomiques d’importance cruciale pour la durabilité du système (Tab. 2), d’autre part sur l’effort et la constance de ces agriculteurs dans leur mise en œuvre (évaluée grâce à la connaissance par l’enquêteur, en tant que conseiller, de ces agriculteurs sur la longue durée) et enfin sur l’analyse des discours des agriculteurs.

Notre analyse montre que les agriculteurs mettant au premier plan l’écoformation dans leurs processus d’apprentissage sont ceux qui présentent non seulement les degrés d’écologisation, mais aussi les niveaux de robustesse de leurs processus d’écologisation les plus élevés.

Reste maintenant à identifier les mécanismes conduisant l’écoformation à favoriser et rendre plus robustes les processus d’écologisation. Notre hypothèse est que ceci tient à ce que les modes d’apprentissage reposant sur l’écoformation renforcent la vision systémique des agriculteurs, ce qui à son tour favorise l’écologisation et la robustesse des transitions.

thumbnail Fig. 2

Les scores des 31 agriculteurs dans les six dimensions de la grille d’évaluation.

Tab. 1

Lien entre l’importance accordée à l’écoformation et le degré d’écologisation.

Tab. 2

Types de pratiques agricoles correspondant à différents degrés de robustesse des processus d’écologisation.

Le renforcement d’une vision systémique du changement

Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, nous avons analysé les discours des agriculteurs ayant de fait des niveaux d’écologisation et de robustesse élevés (voir Annexe 1), afin d’analyser l’expression de cette vision systémique.

Une première dimension que prend cette vision systémique, dans les discours des agriculteurs les plus écologisés, touche aux interdépendances entre les pratiques techniques et entre celles-ci et le milieu : « Quand on voit la maladie qui se répand, on regarde comment elle se développe, la maladie a à voir avec le milieu environnant (meio ambiente), les insectes aussi, ce sont les interventions que l’on fait sur le milieu qui influencent, une chose influence l’autre » (agriculteur 5).

Mais chez de nombreux agriculteurs, cette vision systémique va au-delà des questions techniques. Il s’agit d’une appréhension de la transition à l’échelle plus « globale » (au-delà des seules pratiques techniques) de l’ensemble de l’activité et de la ferme, voire de l’ensemble des domaines de la vie de ces agriculteurs. Ceux-ci parlent souvent de vie digne, d’harmonie, d’allier préservation de l’environnement et alimentation saine pour leurs familles. Le terme « vie » revient très fréquemment dans leurs discours, que celle-ci soit qualifiée de meilleure, digne, saine, bonne comme citoyen, simple, etc., qu’elle désigne la vie humaine ou celle du milieu. Il s’agit ainsi de « produire (de) la vie », de pratiquer l’agroécologie comme « modèle de vie » et bien sûr d’améliorer sa « qualité de vie » : « Notre projet de vie, c’est de produire de la vie, produire des aliments sains, d’abord pour notre propre consommation, et l’excédent devient une part du revenu, c’est d’avoir une qualité de vie, depuis la question de l’eau propre, l’air et ensuite, c’est un projet agroécologique comme modèle de production. En effet, l’agroécologie, ce n’est pas un concept, c’est un modèle technologique de production et de vie » (agriculteur 26). L’agroécologie est pour la plupart d’entre eux un mode de vie, qui englobe leur évolution comme individu (avec sa spiritualité) et comme être social (avec ses valeurs) : « Je crois que c’est mon évolution comme être humain, matériellement, parce que je produis agroécologique, pour être en bonne santé, pour vivre bien, mais en termes spirituels, c’est pour [produire de] la vie » (agriculteur 25).

Un autre terme très présent dans le discours est le terme cuidar (prendre soin − à noter que le soin ou care est l’un des quatre principes fondamentaux mis en avant par l’Ifoam (International federation of organic agriculture movements), organisation internationale de l’agriculture biologique, aux côtés de la santé, de l’écologie et de l’équité) : prendre soin du sol, de la nature ou de l’environnement bien sûr, mais aussi de « nous-mêmes comme partie de celui-ci » ou encore prendre soin de « notre vie » ; « prendre soin du milieu environnant comme un tout, vous-même êtes part de celui-ci, donc vous devez prendre soin de vous comme partie de lui » (agriculteur 2). Comme l’indique cet agriculteur interrogé sur sa vision de l’agroécologie : être en agroécologie, « c’est prendre soin de la nature, c’est observer tout ce qu’il y a autour de nous et travailler avec les ressources naturelles, je crois que c’est ça l’agroécologie, travailler avec un ensemble composé de la société et de la nature ». Dans ce « travail avec le vivant », la nature ou le milieu naturel ont une agencéité propre − au sens où ils sont dotés d’une capacité d’action intentionnelle dans une forte continuité avec les humains et non pas en rupture avec eux : « La terre a des besoins, la plante a des besoins, nous on a une volonté, mais on doit interagir avec la volonté du milieu » (agriculteur 25). Ces éléments expriment la dimension sensible de la vision systémique, aux côtés de sa dimension cognitive, fondée sur les connaissances et interprétations des agriculteurs. On pourrait aussi parler d’une troisième dimension de cette vision systémique, que l’on peut qualifier d’éthique en référant à l’éthique de la solidarité mise en avant par E. Morin et al. (2003), qui caractérisent l’insertion de l’individu dans un collectif et un territoire. Elle s’exprime par l’affirmation, chez certains agriculteurs, d’une forte continuité entre l’échelle individuelle et l’échelle collective et territoriale : « Nous, on veut que notre fils parvienne à subvenir à ses besoins en milieu rural et l’objectif est de pouvoir se maintenir en milieu rural en collectif, avec l’un qui aide l’autre » (agriculteur 15). Ces dimensions sensible et éthique se rapprochent des dimensions qui selon Boff (2009) définissent l’« être écologique » : l’harmonie avec le milieu environnant, l’harmonie avec ses propres motivations et désirs personnels et l’harmonie avec le collectif.

Dans sa dimension cognitive, la perspective systémique peut être renforcée par les modes d’apprentissage et d’échange favorisés par les conseillers dans l’accompagnement des agriculteurs. La méthodologie d’accompagnement utilisée par le conseiller coauteur de cet article met justement en œuvre un regard systémique sur le fonctionnement des exploitations, en construisant au fil des séances, avec chaque agriculteur, une représentation conceptuelle et graphique (Fig. 3) des composantes du système et des relations de ce dernier avec le milieu (entrées, sorties, pertes), pour la situation actuelle, puis pour une situation désirable. Les agriculteurs sont invités à dessiner leurs propres schémas systémiques en positionnant les principaux espaces de l’exploitation (type de culture, élevage, forêt, bâti) au cœur du schéma et en identifiant les éléments d’interactions avec le milieu, qu’il s’agisse de ressources ou intrants mobilisés (entrées), de productions (sorties) ou d’éventuelles dégradations du milieu, de la fertilité, etc. (pertes). Les avantages du système (par exemple, la facilité de mécanisation, le temps de travail) sont aussi évalués12.

Ce premier schéma de l’existant permet ensuite de discuter des améliorations possibles à plus ou moins long terme, ce qui conduit à produire avec les agriculteurs une seconde représentation graphique de la situation « désirée », en fonction de changements de pratiques techniques ou plus largement d’activités, à mettre en œuvre progressivement.

Dans le cas illustré ici, les changements envisagés (Fig. 4) concernent principalement la diversification (des cultures et de l’élevage) et l’intégration de la transformation à la ferme. Les agriculteurs sont incités à observer les effets de leurs changements de pratiques et les interactions positives (ou non) entre les composantes du système de production qui ont été affectées par ces changements, et à échanger avec le conseiller sur ces observations, afin d’opérer d’éventuels ajustements.

Si cette démarche s’inscrit bien dans ces dispositifs de construction collective de connaissances permettant aux agriculteurs de définir leurs problèmes et d’élaborer avec des conseillers des solutions adaptées, évoqués et conçus par Darré (2006), elle engage non seulement des processus d’apprentissage classique par hétéroformation (outils d’analyse proposés par le conseiller, échanges entre agriculteurs et avec le conseiller), mais aussi des processus d’apprentissage par écoformation (expérimentation des changements et observation des effets sur le système et le milieu). Ces modes d’apprentissage relevant de l’écoformation renforcent au fil du temps la vision systémique des agriculteurs, qui elle-même favorise une certaine « irréversibilité » ou robustesse du processus d’écologisation.

thumbnail Fig. 3

Représentation graphique de l’unité de production (état actuel). Adapté de Khatounian, 2001.

thumbnail Fig. 4

Représentation graphique de l’unité de production (état futur désiré). Adapté de Khatounian, 2001.

Enseignements pour les modes d’accompagnement

Notre analyse fournit des enseignements plus larges concernant l’accompagnement des agriculteurs, tout d’abord au plan des formes de production et de circulation de connaissances et ensuite au plan des postures d’accompagnement des conseillers.

Notre travail montre l’utilité de s’interroger sur la façon dont les modes de production et de circulation de connaissances, qu’ils soient formels ou non, engagent une articulation entre hétéroformation et écoformation. Prenons par exemple le cas de l’expérimentation. Les expérimentations en station auxquelles les agriculteurs accèdent par des visites d’essai sont souvent l’objet de discours critiques de ces agriculteurs quant à la reproductibilité ou l’adaptation des pratiques dans leurs situations singulières, à la différence des expérimentations en ferme. C’est qu’une expérimentation en ferme offre à l’agriculteur concerné un accès direct, sensible à ce qui se passe. Le conseiller qui l’accompagne et effectue des visites régulières chez les agriculteurs, ou les agriculteurs qui ne visitent la ferme et l’expérimentation qu’une fois (ou pas du tout), bénéficieront moins de cet accès sensible. Un même dispositif de production et de circulation de connaissances donné favorisera donc plus ou moins l’articulation entre hétéroformation et écoformation selon le niveau d’implication sensible des acteurs concernés.

Les différents modes d’apprentissage évoqués par les agriculteurs dans les entretiens et mis en œuvre par le conseiller dans sa pratique d’accompagnement laissent une place plus ou moins forte aux liens sensibles au milieu et donc à l’écoformation. Ces démarches d’apprentissage appuyées sur les interactions avec le milieu peuvent être individuelles (en haut à droite Tab. 3) ou collectives (en bas à droite), ce qui définit différents modes d’articulation entre écoformation et hétéroformation.

Notre analyse conduit aussi à nous interroger sur les pratiques d’accompagnement et les postures des conseillers agricoles. Dans notre enquête, la majorité des agriculteurs sont accompagnés par un ou plusieurs conseillers (28 sur 31), pour la plupart liés à leur réseau d’agriculteurs biologiques (Associação de agricultura orgânica do Paraná/AOPA) et aux organismes publics (Empresa de assistência técnica e extensão rural/Emater – organisme de conseil agricole de l’État, agronomes des municipalités, universités). Néanmoins, ils considèrent ces conseillers comme étant trop peu présents sur leurs exploitations : « Ce qui manque vraiment, c’est de la présence des techniciens sur la ferme. À discuter comme on vient de discuter là. À papoter et discuter des problèmes. Des techniciens qui iraient plus dans les champs, à marcher et regarder avec nous, sentir un peu plus ce qui se passe sur la ferme » (agriculteur 6). En effet, la présence sur le terrain du conseiller, c’est ce qui lui donne à lui aussi, en même temps qu’à l’agriculteur, un accès sensible aux pratiques et au milieu caractérisant cette ferme, parce que concrètement il « chemine » sur la ferme avec lui. Les agriculteurs expriment souvent le besoin de sentir que le conseiller est lui aussi en phase (sintonia) non seulement avec ses problèmes formulables en des termes techniques, mais aussi avec son milieu, son environnement concret. Or, c’est bien cette présence physique du conseiller dans le milieu (la ferme) qui permet cela. Ceci montre la multidimensionnalité de l’accompagnement qui relève à la fois de processus objectifs et de processus subjectifs, du formulable en termes techniques et du ressenti. Les conseillers n’étant pas en interaction sensible, directe avec le « milieu » de manière continue, contrairement aux agriculteurs, c’est en passant du temps sur les exploitations qu’ils peuvent eux-mêmes partager la logique d’attention au milieu (Moneyron et Blouet, 2005). Les échanges de connaissances entre conseillers et agriculteurs mettent ainsi en dialogue des connaissances techniques génériques apportées par le conseiller et des connaissances pratiques des agriculteurs, liées au milieu et situées, dans un processus que Leff qualifie de « dialogue des savoirs » (Leff, 2001). Ce dialogue forge ce que cet auteur nomme la « conscience écologique », qui permet la compréhension des interactions entre ses propres pratiques, son style de vie et l’écosystème dans lequel on vit, et appuie « la construction d’une rationalité environnementale qui oriente la transition vers le développement durable » (Leff, 2001, p. 134).

Nos résultats sur l’influence des modes d’apprentissage relevant de l’écoformation sur les processus d’écologisation et l’importance des dimensions sensibles aux côtés des dimensions cognitives et interindividuelles de l’apprentissage, suggèrent donc de favoriser des méthodes collectives d’apprentissage valorisant l’écoformation.

Tab. 3

Part relative de l’écoformation et de l’hétéroformation dans les modes d’apprentissage.

Conclusion

À partir d’une enquête auprès d’agriculteurs familiaux de la région métropolitaine de Curitiba au Paraná, nous avons exploré ici le rôle de l’écoformation dans les processus d’écologisation de ces agriculteurs. Nous avons tout d’abord montré l’importance des processus d’apprentissage par l’écoformation et la complémentarité avec ceux relevant de l’hétéroformation. L’analyse conduite sur les processus d’écologisation et leur évaluation est une contribution aux réflexions méthodologiques sur l’évaluation de la durabilité, puisque la grille d’indicateurs établie tient compte non seulement de la classique triple dimension environnementale, sociale et économique de la durabilité, mais aussi des dimensions politique, éthique et culturelle, et intègre ainsi des éléments en général absents des évaluations multicritère classiques, tels que les relations interpersonnelles, la vitalité de la communauté, etc. Mais un autre point d’originalité de notre démarche a été de nous appuyer sur la connaissance du chercheur-accompagnant de ces agriculteurs pour estimer la robustesse de leurs processus d’écologisation sur le long terme. La double posture du chercheur-enquêteur qui est en même temps conseiller d’une partie des agriculteurs enquêtés permet une plus grande intelligibilité des processus de changement « longs » (au-delà du seul temps de l’enquête).

Notre analyse montre donc que les modes d’apprentissage par l’écoformation favorisent une écologisation durable et robuste des pratiques et des visions de ces agriculteurs familiaux. Ils permettent que se renforce au fil du temps une vision systémique du changement, notamment dans sa dimension sensible. Ce renforcement d’une vision systémique diminue les risques de retour en arrière tant dans les pratiques techniques que dans les choix d’exploitation ou de vie plus large, rendant ainsi les processus d’écologisation plus robustes.

Si ces résultats peuvent éclairer les réflexions sur le rôle des conseillers agricoles et l’orientation de leurs pratiques d’accompagnement des agriculteurs vers une plus grande valorisation des processus d’apprentissage par l’écoformation, il ne faut évidemment pas ignorer les contraintes « objectives » qui caractérisent le champ de l’accompagnement des agriculteurs en agroécologie ou en transition agroécologique. Le manque de moyens limite le temps de présence réel sur le terrain, même pour les conseillers les plus investis et formés dans l’accompagnement en agroécologie. Ceux-ci restent en outre minoritaires dans le paysage de l’accompagnement, d’autant que la légitimité de l’agroécologie comme modèle pour l’agriculture familiale est fortement remise en question dans le contexte politique actuel au Brésil.

Annexe 1 Ensemble des producteurs enquêtés

  Âge Surface cultivée (ha) Nombre d’années depuis la conversion en agriculture biologique Débouchés* Importance de l’écoformation vs hétéroformation  Degré d’écologisation  Niveau de robustesse estimé**







        Vente directe Institut Interméd.      
1 58 20 13 x x   E ? H 3,2 A










2 48 8 13   x x E ? H 3,2 MA










3 44 8 10 x x   E = H 2,9 A










4 49 3 2   x   H > E 2,4 M










5 52 12 9 x x   E ? H 2,7 A










6 53 40 20 x x   E ? H 3,4 MA










7 45 9 12 x x   E = H 3,3 A










8 48 22 13 x x   H > E 2,5 A










9 36 9 11 x x   E = H 2,9 A










10 47 7,2 8 x x   E = H 2,7 A










11 41 9,7 11 x x   E = H 2,7 A










12 26 12 7   x x E = H 2,3 M










13 48 3 11   x   E = H 2,9 A










14 59 9,7 10 x     E ? H 3,5 MA










15 33 9,5 6 x x   E = H 3 A










16 53 3,6 8 x x   E ? H 2,8 A










17 42 3,6 8 x x   E ? H 2,9 A










18 49 7,2 8 x x   E ? H 3,1 A










19 62 45 5   x   E ? H 2,8 A










20 42 9,4 4   x   E = H 2,8 A










21 57 7,2 11 x x   E ? H 2,9 A










22 36 4,8 2   x x E = H 2,6 M










23 25 9,4 10 x x   H > E 2,7 A










24 39 9,4 7 x x   H > E 2,8 A










25 39 9,7 9   x   E = H 3,6 MA










26 44 9,7 9   x   E ? H 3,6 MA










27 37 36 10 x x x E ? H 3 A










28 59 7,3 4 x     E ? H 3 MA










29 49 12 2 x x   E = H 3,3 A










30 68 15 8 x     H > E 3,2 A










31 46 9,5 5     x E = H 2,4 M
*

Débouchés : ventes directes (marchés, paniers), marché institutionnel (alimentation scolaire, programme d’accès à l’alimentation) et entreprises/négociants.

**

MA − Très haut niveau ; A − Haut niveau ; M − Niveau moyen

Annexe 2 Grille d’évaluation du degré d’écologisation des pratiques

Dimensions de la grille d’évaluation Indicateurs
Écologique (15 indicateurs) − nombre d’espèces cultivées, agrobiodiversité, conservation de la végétation native, modes de gestion des mauvaises herbes, mode de gestion du sol, qualité du sol, qualité de l’eau, incidences liées aux insectes et maladies, maintien de la productivité, qualité du produit, recours aux matériaux non dégradables, traitement des déchets, fertilisation, autorégulation


Économique (13 indicateurs) − revenu familial, évolution du revenu, rémunération du travail, gestion de l’unité productive, nombre de cultures ou d’ateliers, pluriactivité, gestion des ressources naturelles, degré de dépendance externe, nombre de débouchés, distance aux débouchés, proportion d’autoconsommation, structuration de l’unité productive, recyclage des déchets


Sociale (19 indicateurs) − mécanismes de résolution de conflits, appui technique, nombre de membres de la famille, participation aux décisions, modes alimentaires, temps de travail et de repos, pics de travail, satisfaction au travail, confort domestique, sécurité financière, intérêt pour la formation, fréquence de participation aux réunions de groupe, niveau de confiance et réciprocité, donation de temps, niveau de scolarisation, perception des enjeux de dégradation environnementale et conservation des ressources, participation à des programmes de formation, compréhension du concept d’agroécologie


Culturelle (3 indicateurs) − participation aux traditions et fêtes locales, entretien et préservation de l’agrobiodiversité, insertion dans les modes de vie moderne, perte du mode de vie paysan


Politique (2 indicateurs) − participation politique et citoyenne, conception de l’importance de la gouvernance


Éthique (6 indicateurs) − prise de conscience écologique, altruisme, solidarité intra et intergénérationnelle, soin de la communauté de vie, conscience des conséquences de ses pratiques, affirmation de valeurs et spiritualité


Pour classifier les agriculteurs, quatre niveaux ont été définis : bas, moyen, élevé, très élevé, avec une ponctuation de 1 à 4. L’évaluation sur chaque indicateur s’est faite sur la base de l’analyse des pratiques des agriculteurs et de leurs exploitations, et/ou des réponses aux entretiens.  
Par exemple, dans la dimension écologique, sur l’indicateur agrobiodiversité, la question portait sur les semences paysannes, anciennes, locales ou plantes comestibles non conventionnelles plantées ou utilisées par les agriculteurs ; quatre réponses étaient possibles :  
Réponse 1. Non, jamais ? ponctuation 1  
Réponse 2. Oui, sur le maïs et le feijão (haricot traditionnel) ? ponctuation 2  
Réponse 3. Oui sur quelques espèces de légumes et céréales ? ponctuation 3  
Réponse 4. Oui sur une diversité d’espèces, avec des échanges entre agriculteurs ? ponctuation 4  

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1

Malgré une forte remise en question dans la période toute récente, après la crise politique de 2016 qui a conduit à l’élection de J. Bolsonaro en 2018.

2

L’agroécologie est considérée par la loi régissant le développement agricole au Brésil (loi n° 12.188 de 2010) comme la science qui fournit les bases et principes d’un « développement rural durable ».

3

Enquête conduite dans le cadre de la thèse de Julio Silva (2014). L’élaboration de cet article collectif, à partir de cette enquête, s’est inscrite dans le partenariat qui s’est développé entre les trois auteurs dans le cadre du projet Capes-Cofecub (2011-2014).

4

Dans le premier numéro de la revue Terrain, consacré d’ailleurs aux savoirs naturalistes populaires.

5

À noter que tous ces travaux ne réfèrent pas forcément à la notion d’écoformation, mais adoptent des regards assez proches sur les savoirs pratiques.

6

Cette question est débattue en France, notamment dans un réseau créé en 2008 sur les « savoirs agro-écologiques » par l’Institut d’éducation à l’agroenvironnement Supagro Florac (Javelle, 2012).

7

Ou de connaissance, dans la mesure où l’on distingue en général en français la connaissance, qui est forgée et intégrée par un individu dans sa pratique, et le savoir, qui est, lui, transmissible et codifié, et relève plutôt d’une communauté académique ou de pratique. Paradoxalement, le terme d’écosavoir désigne donc ce qu’en suivant cette distinction classique on appellerait plutôt connaissance...

8

D’autres auteurs emploient aussi le terme d’« ethno-connaissances » (Toledo, 1993).

9

Deux de ces agriculteurs qui se sont installés dans le cadre de dispositifs d’accès à la terre (assentamentos).

10

Le réseau comprend environ 2 000 familles d’agriculteurs au total et 300 dans la région d’étude.

11

En effet, certains utilisaient auparavant des intrants de synthèse, mais d’autres ont directement démarré dans des modes de production écologiques, sans intrants de synthèse, et tous évoluent dans leurs pratiques au fil du temps.

12

Cette approche, qui s’est développée à partir des années 1980 au Brésil notamment sous l’influence d’un agronome qui fut responsable du programme agroécologique du Iapar [Instituto Agronômico do Paraná] (Khatounian, 2001), s’inspire des farming system approaches anglo-saxonnes et des approches d’agronomie systémique française ; on trouve dans les travaux du Iapar et son réseau de références (voir article de Coquil et al. dans ce numéro) diverses références à des travaux de cette période, notamment conduits sur l’élevage en France.

Citation de l’article : Silva J.C.B.V., Lamine C., Brandenburg A., 2019. Le rôle de l’écoformation dans les processus d’écologisation : le cas de l’agriculture familiale au Paraná (Brésil). Nat. Sci. Soc. 27, 1, 39-52.

Liste des tableaux

Tab. 1

Lien entre l’importance accordée à l’écoformation et le degré d’écologisation.

Tab. 2

Types de pratiques agricoles correspondant à différents degrés de robustesse des processus d’écologisation.

Tab. 3

Part relative de l’écoformation et de l’hétéroformation dans les modes d’apprentissage.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Étapes de l’argumentation, sources et modalités d’analyse (entre crochets).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Les scores des 31 agriculteurs dans les six dimensions de la grille d’évaluation.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Représentation graphique de l’unité de production (état actuel). Adapté de Khatounian, 2001.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Représentation graphique de l’unité de production (état futur désiré). Adapté de Khatounian, 2001.

Dans le texte

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