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Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Numéro 4, October-Decembre 2018
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Page(s) | 486 - 505 | |
Section | Repères − Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2019004 | |
Publié en ligne | 28 février 2019 |
Ouvrages en débat
Pour une philosophie de l’Anthropocène
Alexander Federau
Presses universitaires de France, 2017, 436 p.
Anthropocène : la proposition de nommer un nouvel âge de la Terre a été faite en 2000 par Paul Crutzen (géochimiste néerlandais, Prix Nobel de chimie) et Eugene Stoermer (géologue et biologiste américain) dans un article publié dans la newsletter de l’International Geosphere-Biosphere Program (IGBP). Attirant l’attention sur l’importance des impacts humains sur terre, ils y faisaient voir une force géologique majeure, capable d’entraîner des transformations globales. La proposition, qui ferait succéder l’Anthropocène à l’Holocène (la période d’environ une dizaine de milliers d’années marquée par une grande stabilité du climat qui a rendu possible le développement des civilisations humaines) n’a pas encore fait l’objet d’une approbation officielle de la communauté scientifique. Mais elle a eu un grand succès dans différents milieux scientifiques, et au-delà.
Mais, du coup, le terme a pris des significations diverses, sinon opposées. On entend parler de l’Anthropocène aussi bien comme marque de la puissance humaine (l’humanité l’emporterait sur les forces naturelles) que de son impuissance (l’humanité se serait mise au bord d’une catastrophe qu’elle est bien incapable d’empêcher). On entend également évoquer la sortie de l’Anthropocène : est-ce pour revenir en arrière ? Est-ce pour aller au-delà de la situation présente ? Le terme, alors, ne se prête-t-il pas à tout ce que l’on veut en faire ? En se déclarant Pour une philosophie de l’Anthropocène, Alexander Federau aide-t-il à faire le point sur un terme que son succès a rendu pour le moins ambigu ? Tiré d’une thèse de doctorat en philosophie et sciences de l’environnement soutenue à l’Université de Lausanne, le livre bénéficie de la double formation de son auteur (également titulaire d’une maîtrise de physique), ce qui est particulièrement précieux pour étudier une notion qui fait le lien entre sciences de la nature et sciences humaines et, autant que les géosciences, mobilise les humanités environnementales1.
Le livre s’organise autour de trois points principaux, clairement récapitulés dans la conclusion :
1/ La proposition est bien étayée : l’humanité a un impact environnemental planétaire et durable. Le chapitre 1, « L’emprise humaine », récapitule de façon précise ce qui est souvent considéré comme acquis dans les présentations de l’Anthropocène : comment on en est venu à mesurer les impacts humains et comment cela a conduit à l’idée des limites planétaires, présentée notamment par Johan Rockström2.
2/ L’Anthropocène fournit le cadre conceptuel adéquat pour une description globale et contemporaine des liens entre l’homme et la nature, ou, du moins, de cette part de la nature qui conditionne notre existence. L’Anthropocène affirme deux choses : la globalité d’un changement et son caractère anthropique, ou d’origine humaine. A. Federau explore ces deux dimensions dans une perspective d’histoire des sciences et des idées, passant de la composante systémique (chapitre 2, l’appréhension de la Terre comme un système de processus interconnectés) à la composante anthropique (le chapitre 3 repère les premières formulations philosophiques d’un « âge de l’homme », mais aussi d’une vision globale de la Terre, biosphère, noosphère, Gaïa). Dans le chapitre 4, il présente la tentative pour lier ces deux approches (systémique et anthropique) par une histoire technique de l’humanité, ou plutôt par des histoires car, s’il s’agit toujours d’une vision naturaliste de l’humanité comme espèce, il en existe différents récits qui conduisent aux visions opposées du bon Anthropocène (contrôle technique au niveau planétaire) et du mauvais (la catastrophe ou l’effondrement). Ce qui l’emporte, selon l’auteur, c’est une vision qui « justifie et glorifie parfois une transformation à l’échelle planétaire, alors même que nous sommes impuissants à l’éviter » (p. 249). Cela peut expliquer le jugement finalement négatif sur lequel se termine le livre.
3/ L’Anthropocène fait le tableau d’« un monde hybride qui contredit le dualisme mais ne le surmonte ni ne l’abolit » (p. 386). De cet échec à surmonter un dualisme que l’Anthropocène met cependant en cause, A. Federau fait d’abord le constat en faisant le point, au chapitre 5, sur les débats actuels à propos de la protection de la nature. Si l’Anthropocène marque l’anthropisation achevée de la Terre, il est vain de chercher, comme on l’a fait depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, à préserver une nature qui échapperait à l’emprise humaine. Mais la protection ou plutôt la gestion de la nature anthropisée tourne tellement à l’industrie du faux (reconstituer artificiellement des états historiques de la nature) que l’on continue à se réclamer du dualisme d’une nature extérieure à l’homme. Il s’agit donc de rechercher les moyens d’échapper à un dualisme aussi insistant. Après une critique des insuffisances de l’approche systémique (chapitre 6), A. Federau propose une herméneutique qui ne se limiterait pas aux seules productions culturelles humaines, mais permettrait de lire l’humain dans les clichés pris de la planète ou dans les traces stratigraphiques explorées par les géologues.
Si la proposition d’une herméneutique étendue est originale, la critique du dualisme l’est beaucoup moins. De Bruno Latour, l’auteur retient l’idée que la crise écologique nous met au défi de reconnaître que « nous n’avons jamais été modernes3 » : bien loin de nous permettre de trier le naturel et le social, la modernité a fait proliférer les objets hybrides dont le changement climatique est une manifestation exemplaire. C’est bien la leçon de l’effacement du dualisme que Dipesh Chakrabarty (connu jusqu’alors comme historien du postcolonialisme) tirait dans la première de ses « quatre thèses sur le climat », où il affirmait que « les explications de l’origine anthropique du changement climatique sonnent la fin de la très ancienne distinction humaniste entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine4 ». Il en tirait la proposition que le changement climatique ne pouvait pas se comprendre à partir de la seule histoire du capitalisme et que l’humanité devait s’appréhender dans son unité d’espèce biologique. Ce contre quoi réagissaient les tenants d’une histoire sociale, et notamment Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, qui, dans L’Événement Anthropocène5, préféraient la qualification, proposée par des chercheurs anglophones6, de « capitalocène ».
A. Federau n’ignore pas cette controverse ni qu’elle engage l’appréciation de la responsabilité historique dans les transformations globales, responsabilité que masquent les récits « en forme d’odyssée de l’espèce » (p. 221). Mais il n’accorde pas beaucoup de place à ces questions et ne prend pas vraiment parti. C’est que, nous semble-t-il, l’enjeu du débat sur l’Anthropocène est pour lui moins politique qu’épistémique et qu’il n’y est pas tant question d’histoire que de système. C’est en suivant la piste du système que l’on peut saisir l’originalité du livre, mais aussi ce qui l’expose à la discussion.
Si l’on veut comprendre ce qu’est l’Anthropocène, c’est l’approche systémique qu’il faut étudier beaucoup plus que la recherche de traces stratigraphiques de la présence humaine afin de situer le début de l’Âge de l’homme dans l’histoire géologique de la Terre – aspect que l’on retient le plus souvent. L’Anthropocène, insiste l’auteur, est issu des sciences du système Terre. Celles-ci – que l’IGBP, ce programme international et interdisciplinaire, a pour objectif de fédérer – « considèrent que le fonctionnement de la Terre forme un ensemble cohérent et interactif » (p. 112). La recherche, par les géologues, d’un critère stratigraphique fixant l’entrée dans l’Anthropocène est beaucoup plus tardive (huit ans séparent l’article de Crutzen et Stoermer de l’intervention du paléobiologiste Jan Zalasiewicz pour former un groupe de travail sur l’Anthropocène au sein de la Commission internationale de stratigraphie) et il n’est pas certain que cette recherche ait une issue. Aussi la principale question n’est-elle pas d’articuler histoire géologique et histoire humaine, mais de savoir comment intégrer les actions humaines dans le système Terre.
L’Anthropocène n’est pas l’anthropisation, il ne sépare pas un temps de la nature d’un temps de l’artificialisation humaine (ce qui le ferait remonter à l’Holocène), il désigne les changements globaux dont la Terre comme système est affectée. Si les modifications du climat en sont la modalité la mieux connue, ce n’est pas la seule. Il faut tenir compte aussi de l’érosion considérable de la biodiversité et de l’altération d’un certain nombre d’autres cycles que celui du carbone. A. Federau présente en particulier les perturbations anthropogéniques du cycle de l’azote et montre qu’elles ne proviennent pas des émissions fossiles, mais de la dépendance aux engrais synthétiques, avec des effets très importants sur l’environnement. On en arrive ainsi à une étude des principales perturbations des grands cycles terrestres présentées dans le tableau des neuf limites de la Terre (p. 96) dressé par Rockström et son équipe.
Or tel est bien le cadre au sein duquel peut être déterminée l’intégration des humains dans le système Terre. L’enjeu de ces limites planétaires est en effet de garantir « un espace fonctionnel sûr pour l’humanité basé sur les processus biophysiques intrinsèques qui régulent la stabilité du Système Terre » (p. 97). Tant que l’humanité se maintient à l’intérieur de ces limites, elle ne sortira pas, lui est-il promis, de « l’état désiré de l’Holocène », mais ces limites ne sont pas « négociables » (p. 102), elles sont l’objet d’une expertise scientifique. La solution pour éviter l’effondrement est d’établir, sous supervision scientifique, « une intendance responsable » du système Terre. Écartant le jugement, qu’il considère exagéré, de Bonneuil et Fressoz, pour qui il s’agit d’un « système hégémonique de représentation du monde comme un tout à gouverner7 » (p. 290), A. Federau y voit plutôt la participation des scientifiques à la gouvernance globale dont la Terre a besoin. Cependant, l’approche systémique des questions globales ne suffit pas à rendre compte de la dimension des actions humaines, il faut en saisir le sens et les valeurs et, pour cela, avoir recours à l’herméneutique proposée à la fin du livre.
Mais on peut se demander si la solution ainsi présentée a vraiment besoin de ce supplément d’âme. L’auteur reconnaît en effet qu’il a en vue une solution technologique, sur le modèle du protocole de Montréal ayant apporté une solution au trou dans la couche d’ozone (problème des CFC, p. 291), qu’elle est donc avant tout globale, ce qui le conduit à déconsidérer les actions locales (« une réduction des externalités locales est inutile si en parallèle le cumul global est hors de contrôle », affirme-t-il p. 100). Cependant, s’il fait ressortir l’importance qu’une telle solution donne aux scientifiques, il ne mentionne pas que, pour technique qu’elle soit, cette solution n’est pas dépourvue de valeurs. Elle constitue au contraire, comme le souligne Sébastien Dutreuil, auteur d’une thèse remarquée sur l’hypothèse Gaïa, « un idéal normatif » : c’est l’ambition à prévoir l’avenir de ces approches systémiques qui les oriente vers « la prédiction du futur en vue d’une meilleure gestion, plutôt que vers l’étude des évènements singuliers et contingents du passé qui ont fait la Terre actuelle8 ». Or, l’idéal normatif ainsi fixé fait primer le technico-scientifique sur le politique, les solutions globales sur les prises de pouvoir locales, fixant les enjeux du débat sur l’Anthropocène. Avant même qu’on en vienne à discuter des valeurs, le livre de A. Federau prend parti pour la primauté de l’autoritarisme de la science sur l’autonomie politique. « Gouverner c’est prévoir » : la formule est ancienne, mais, depuis le XIXe siècle, la capacité scientifique à prévoir et à y trouver l’appui de son pouvoir technique lui a donné un contenu. En cherchant à sauvegarder cette normativité prédictive, la version de l’Anthropocène de l’IGBP maintient le modèle technique d’une autorité politique informée scientifiquement et s’imposant d’en haut. On pourrait penser au contraire que l’importance croissante prise par l’incertitude – ce qui est aussi une des leçons de l’Anthropocène – devrait redonner une marge de décision aux politiques, donc une possibilité accrue de débat démocratique, et tout particulièrement à l’échelle locale.
Catherine Larrère
(Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, UMR8103 ISJPS, Paris, France)
c.larrere@wanadoo.fr
Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations
Francis Chateauraynaud, Josquin Debaz
Éditions Pétra, 2017, 646 p.
L’ouvrage, publié en 2017 aux éditions Pétra dans la collection Pragmatismes (codirigée par les auteurs et Jean-Michel Fourniau), est une somme de 581 pages, et même de 646 si on inclut un très utile glossaire, un index des personnes, des notions et des actants, et le plan détaillé. Il n’en fallait sans doute pas moins aux yeux de Francis Chateauraynaud, sociologue, fondateur à l’EHESS du Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR) et de Josquin Debaz, historien des sciences et membre du GSPR, pour jeter les bases d’une « pragmatique de la complexité » ou, en des termes plus prosaïques, pour tenter de mettre un peu d’ordre et de sens dans ce « capharnaüm » contemporain qui voit proliférer discours alarmants, controverses et affaires aux multiples ramifications et rebondissements, prophéties de bonheur plus ou moins intéressées, sans compter toutes ces initiatives qui naissent de-ci de-là et sont porteuses d’« ouvertures d’avenir ».
L’ensemble s’organise en quatre parties et douze chapitres, qu’on peut en fait aborder en se laissant guider par ses propres centres d’intérêt. S’il suit néanmoins l’ordre proposé, le lecteur abordera en premier lieu les macro-problèmes et les interdépendances qu’ils tissent à l’échelle planétaire : les deux premiers chapitres le conduiront à questionner « la puissance d’expression des prédicateurs de l’Anthropocène » et à parcourir les tentatives de classification et de hiérarchisation des risques (climat, biodiversité…) élaborées au sein de diverses institutions ; le troisième chapitre lui permettra, sur fond de sociologie du calcul et des preuves, d’aborder plus frontalement les enjeux épistémiques de l’évaluation des risques ainsi que les formes d’organisation de l’expertise, constamment recomposées depuis les années 1980 pour faire face aux incertitudes chroniques ; il découvrira dans le quatrième chapitre comment les auteurs s’y prennent pour déployer et décortiquer la gamme des modes et des régimes d’énonciation du futur planétaire.
La deuxième partie, plus classique selon les auteurs eux-mêmes, revient d’abord sur l’intérêt de la « démarche casuistique » élaborée au sein du GSPR, soit le suivi dans la durée et à différentes échelles d’une pluralité de dossiers, avec le secours des outils de la socio-informatique. Elle l’illustre ensuite dans deux chapitres qui forment une sorte de catalogue raisonné des cas étudiés au GSPR depuis une dizaine d’années : d’abord, ceux qui naissent d’opérations de dévoilement et engagent des enjeux de responsabilité comme les affaires de l’amiante ou du Mediator ; ensuite, ceux qui portent sur les objets technoscientifiques comme les nanomatériaux et les OGM. La troisième partie quitte ce niveau global pour emmener le lecteur au cœur des « milieux en interaction » et « au plus près des acteurs », qu’ils soient, pour les uns, pris dans les « bioturbulences » provoquées par les rejets de substances toxiques en tout genre, pour les autres, mobilisés dans la construction d’un espace d’expression pour les troubles ressentis par leurs corps hypersensibles, ou pour les derniers, habitants de l’estuaire de la Gironde, embarqués dans l’expérience singulière de devoir composer avec des risques systémiques. Après cette plongée dans les milieux, la dernière partie opère un mouvement de reprise théorique. Le chapitre 11 propose un cadre d’analyse permettant de ressaisir l’ensemble des configurations et des modes de transformation présentés dans les chapitres précédents, tandis que le chapitre 12 (le dernier) clarifie la position normative de la sociologie pragmatique des auteurs, spécifie la contribution de cette sociologie au renouvellement de la critique politique et discute un certain nombre de concepts contemporains, dont celui des communs.
Pour reprendre une des expressions favorites de F. Chateauraynaud et J. Debaz, l’ouvrage est en lui-même un espace de variation : on y passe ainsi d’un dossier à l’autre (de la mort des abeilles au corium, de l’Anthropocène aux particules fines), du rapport sensible établi par un vigneron avec ses vignes affectées par le changement climatique à la lecture commentée des états des lieux planétaires ; de la micro-épreuve d’exposition à l’atmosphère polluée de la porte de Bagnolet au macro-procès de l’amiante ou du Mediator ; de la description de l’ordre computationnel qui tente de coder et de capturer l’ensemble des phénomènes et formes de vie dans un nombre restreint de catégories et de modèles à la phénoménologie de la perception et à la circulation des affects et des percepts dans les micro-mondes ; du discours analytique déployant la variété des formes de l’expertise ou les matrices du futur à la réflexion normative sur la forme de critique politique compatible avec l’approche pragmatique… C’est dense, exigeant, on est parfois un peu désarçonné par des changements soudains de thème, de lieu, d’approche – l’attention et l’intérêt faiblissent par moments à la lecture des multiples rebondissements des controverses ou lors du suivi des pérégrinations des auteurs sur les bords de la Gironde, mais sont aussi sans cesse réactivés par une analyse originale, l’arrivée d’un nouveau concept, une discussion critique, voire par un trait d’humour comme lorsque Bruno Latour est campé en « Pachapapa des sciences sociales globales ». Traversant cette richesse documentaire et cette prolifération de propositions analytiques et conceptuelles, on peut, nous semble-t-il, retenir trois fils rouges particulièrement stimulants.
Le premier concerne la manière de résister à ce que les auteurs nomment le « nouveau déterminisme qui vient », qu’il se profile dans les injonctions au changement relayées par les « nouveaux prédicateurs de l’Anthropocène » ou dans les prophéties du bonheur des promoteurs de la « singularité » et de l’entrée dans une post-humanité. F. Chateauraynaud et J. Debaz n’entendent pour leur part ni participer à la compétition des « prédicateurs » ni contribuer à la « reprise en canon de mots d’ordre par trop réglés ». Leur méthode repose sur deux mouvements complémentaires. Le premier est une sorte d’ascèse intellectuelle consistant en un repérage et une analyse systématiques d’une série d’opérateurs : opérateurs d’universalisation disséminés dans les discours globalisants, comme ce « nous » sujet collectif des changements globaux que « nous » avons provoqués ; opérateurs adverbiaux d’irréversibilisation qui les accompagnent fréquemment (« désormais… ») ; opérateurs de totalisation et de hiérarchisation des problèmes, qui passent par exemple par la formation d’un espace de calcul comme celui récemment mis en place autour des services écosystémiques pour penser les enjeux de biodiversité… Le second mouvement, de l’ordre du réflexe intellectuel, consiste à porter une attention systématique à ce que les auteurs nomment contre-anthropocènes, soit ces « micro-mondes » et « milieux en interaction » qui, dans les marges, dans les interstices, « aux bords de l’irréversible », échappent aux dispositifs institutionnels, font naître et abritent des expériences, des affects à même de créer des « ouvertures d’avenir ». En arrière-plan s’affirme la valorisation obstinée de la créativité de l’agir, enracinée dans les capacités des acteurs à exploiter trois sources d’incomplétude qui maintiennent « l’hétérogénéité radicale des pratiques et des visions du monde » : l’incompatibilité des systèmes, l’incommensurabilité des valeurs et l’irréductibilité des expériences.
Le second fil rouge est celui qui poursuit, dans la continuité d’une œuvre déjà imposante, l’élaboration d’une sorte de sociologie 2.0 des controverses environnementales et technoscientifiques. Le recours à l’observation socio-informatique, seule manière de survivre à une « économie de la prolifération documentaire » et de suivre sur le long terme des dossiers complexes aux ramifications multiples, en forme l’infrastructure méthodologique. La constitution d’un espace de variation permet des analyses du type de celles relevant de la « balistique sociologique », présentées dans Argumenter dans un champ de forces9. Comme y invite le présent ouvrage, il ne s’agit plus de se focaliser uniquement sur les deux seuls ressorts analytiques bien établis que sont les jeux d’arguments dans les arènes publiques et les jeux d’acteurs au sein des dispositifs institutionnalisés. Il importe au contraire de reconnaître toute l’importance de ce qui se trame dans ces fameux « milieux en interaction » et de l’analyser, là où des acteurs font reconnaître et circuler des affects et des percepts qui, de transformation en transformation, pourront bien finir par être socialisés et par former une cause, pourront créer les conditions d’un « enracinement pratique des positions et prises de position » mais également de « l’arrêt ou de la relance des alertes et des controverses ». Compte tenu de ces liens et de ces séquences de transformations, c’est bien ensemble qu’il faut tenir ces trois plans ordinairement séparés de l’argumentation, des rapports de force et des expériences. L’autre élément qui ressort de cet ouvrage est l’attention portée aux visions du futur et en particulier aux ouvertures d’avenir.
Enfin, ce livre est l’occasion de préciser une certaine conception de la sociologie pragmatique. Le lecteur pourra commencer par la lecture des sept maximes de la pragmatique énoncées dans l’entrée éponyme du lexique. Il pourra également constater l’importance accordée à l’approche modale, laquelle se traduit par des sortes d’arrêts systématiques sur mot-clef afin d’en déployer à chaque fois toutes les modalités, qu’il s’agisse de formes de vigilance, de types d’administration de la preuve, de modes d’engagement dans le futur ou de degrés d’adhésion à des croyances… Il aura également l’occasion à maintes reprises de constater la valorisation de l’agir créatif et comprendra que la radicalité des auteurs, si radicalité il doit y avoir, réside précisément dans l’affirmation et la démonstration de la « contingence radicale des mondes sociaux ». Il mesurera aussi toute l’importance et l’intérêt de conserver un même cadre d’analyse pour suivre les transformations des indices, des preuves, des causes, leur inscription et recodage, leur fédération sous une même bannière, leur hiérarchisation et leur éventuelle gouvernementalisation par des acteurs soumis à des champs de force et à de multiples asymétries. Il appréciera enfin, c’est tout l’objet du chapitre 11, l’effort conceptuel pour « unifier sans uniformiser » les processus à l’œuvre dans ce « capharnaüm » et qui sont d’ordinaire saisis par des sociologies distinctes. Les auteurs proposent un modèle général de transformation fondé sur trois couples de processus en tension : hégémonie d’un discours versus contre-discours ; emprise des dispositifs versus émergences et alertes à la recherche d’un espace d’expression publique ; milieu sous contrôle versus prolifération des liens dans les plis du monde sensible. On le voit, cet ouvrage qui relève tout à la fois du traité, du manifeste, du rapport d’enquête et d’avancement, de la critique des pairs… offre une riche matière à penser à toutes celles et tous ceux qui enquêtent et œuvrent « aux bords de l’irréversible ».
Rémi Barbier
(École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg
[ENGEES], Strasbourg, France)
remi.barbier@engees.unistra.fr
Pour éviter le chaos climatique et financier
Jean Jouzel, Pierre Larrouturou
Odile Jacob, 2017, 419 p.
L’ouvrage de Jean Jouzel et Pierre Larrouturou, intitulé Pour éviter le chaos climatique et financier, publié fin 2017 aux éditions Odile Jacob, n’est pas un livre comme les autres sur le changement climatique. Il possède en effet trois caractéristiques bien particulières. Rédigé par deux auteurs de disciplines différentes, l’un climatologue, l’autre économiste, il articule deux visions complémentaires, l’une environnementale et l’autre financière, de la crise actuelle. Et cela n’est pas de trop pour nous sortir du chaos d’un monde complexe qui échappe à des savoirs spécialisés aussi bien qu’à des savoirs approximatifs. En second lieu, il ne se contente pas d’analyser les deux volets de la crise, il se propose d’en promouvoir une solution intégrée sous forme d’un projet de financement massif de la transition énergétique en forme de « nouveau Plan Marshall » avec le slogan simple : « pour sauver les banques on a mis 1 000 milliards sur la table. Il faut en faire autant pour sauver le climat ». Enfin l’ouvrage se veut un manifeste, une plateforme, pour fédérer les énergies militantes en un mouvement politique capable de porter ce projet jusqu’à sa réalisation à l’échelle européenne en moins de trois ans. L’ouvrage témoigne ainsi d’une triple ambition : rappeler la gravité de ce qui mine le devenir probable de nos déséquilibres environnementaux et financiers ; convaincre ensuite de la nécessité d’intervenir au plus vite ; proposer enfin un véritable cadre citoyen pour donner vie et appui politique à ce projet.
Mais qui sont ces auteurs pour oser pareil pari ? Des chercheurs chevronnés et confirmés, doublés de lanceurs d’alerte qui n’en sont pas à leur première intervention dans l’espace public. J. Jouzel, formé à l’École supérieure de chimie, a fait toute sa carrière au Commissariat à l’énergie atomique, puis à l’Institut Pierre-Simon-Laplace (une réunion de neuf laboratoires) qu’il a dirigé de 2001 à 2008 ; il s’est spécialisé dans « les différentes formes isotopiques de la molécule d’eau » et s’est fait connaître par ses travaux conjoints avec le glaciologue Claude Lorius sur le carottage de la glace polaire antarctique qui a fourni des preuves du réchauffement climatique. Médaille d’or du CNRS, Prix Nobel de la paix au titre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dont il a été rédacteur des 2e et 3e rapports et vice-président, il a près de 400 publications à son actif, dont certaines10 destinées à alerter le grand public. P. Larrouturou a un parcours assez différent d’économiste original – entendez qu’il n’appartient pas au courant dominant des libéraux néoclassiques – doublé d’un homme politique n’ayant peur ni de soutenir des positions audacieuses (travailler moins et gagner autant11) ni de la confrontation électorale : fondateur et animateur du parti Nouvelle Donne en 2013 après des passages éclair au Parti socialiste et à Europe Écologie Les Verts, il a été avec plus ou moins de bonheur candidat aux élections législatives, présidentielles et européennes, conseiller régional d’Île-de-France et délégué général de l’association Agir pour le climat qui soutient le projet exposé dans ce livre.
Ce projet se décline en trois temps – le constat, les effets, les remèdes – qui rappellent l’organisation du GIEC en trois groupes chargés de l’état du changement climatique, de ses impacts et des politiques d’atténuation et d’adaptation qu’on doit tenter de lui opposer. Ces trois temps s’appliquent d’abord au climat puis à la finance. Les premiers chapitres offrent une synthèse remarquable, accessible à tous mais informée aux meilleures sources (rapports du GIEC, publications de l’Ademe, journaux savants, bilans d’ONG) du réchauffement climatique et de ses origines anthropiques. Les impacts qui nous menacent forment un tableau terrifiant et le résumé des politiques menées par la Convention climat de l’Onu, du protocole de Kyoto en 1997 à la COP 21 à Paris en 2015, montre les difficultés que présente une gouvernance globale dans ce domaine, malgré l’appui scientifique du GIEC. Particulièrement original est le chapitre 3 intitulé « Ne rien faire » qui développe les conséquences désastreuses de cette non-politique (business as usual), non pas en se laissant aller au catastrophisme, mais en se fondant sur le plus mauvais des quatre scénarios du GIEC (dit RCP8.5 ou scénario émetteur). Ce dernier table sur une augmentation des émissions de CO2 de 410 à 940 ppm d’ici 2100, entraînant un réchauffement de l’ordre de « seulement » 4 à 5 °C et des conséquences suffisamment effrayantes en termes de fonte des glaces, de hausse du niveau de la mer (74 cm), de fréquence des ouragans, de chute des disponibilités en eau, énergie et produits agricoles, pour ne pas avoir besoin d’être illustré par des fictions incontrôlées. Par ailleurs, l’auteur ne craint pas de formuler des réserves sur certaines conséquences mal établies, trop incertaines, voire controversées : des chercheurs défendent, par exemple, une hausse du niveau de la mer supérieure à 1 m, voire à 3 m en partant d’autres hypothèses sur la fonte de la calotte glaciaire, difficile à modéliser. Dans ce même chapitre, l’auteur s’appuie sur des études de la Banque mondiale, de l’ONG Oxfam et du GIEC pour évoquer « la conséquence la plus inquiétante » du changement climatique, à savoir le renforcement des inégalités sociales et économiques, qui touche principalement les plus démunis des pays les plus vulnérables. Or, un peu plus loin, son coauteur identifie l’augmentation des inégalités concomitante de la politique néolibérale désastreuse de Reagan et Thatcher comme une cause majeure de la crise des subprimes et de l’endettement privé.
Très logiquement, le chapitre suivant traite des mesures prises par la convention-cadre de l’Onu dans les COP de Kyoto à Copenhague. Si « rétrospectivement il apparaît que le protocole était correctement dimensionné », précise-t-il, le fait que « les pays signataires représentaient moins de 15 % des émissions » fut responsable de son échec politique. Le caractère symbolique de l’objectif des 2° n’échappe pas aux auteurs12 : il a eu son utilité politique comme ligne rouge, bien vite dépassée, mais « il est aujourd’hui trop tard pour respecter l’objectif des 2° », sauf à faire entrer dans le jeu les émissions négatives, c’est-à-dire la possibilité de capter et de stocker le CO2 à grande échelle. Vraie solution ou concession à l’illusion de la géoingénierie ? Cette discussion n’est pas plus occultée dans cet ouvrage qu’elle ne l’était dans celui de 2014. Il faut donc intervenir ; comme le rapport Stern de 2006 y invitait déjà par une analyse coût efficacité ; comme la France s’y est engagée dès 2003 en se fixant pour objectif de diviser nos émissions par un facteur 4 (ce qui équivaut à un facteur 2 à l’échelle mondiale).
Or, les auteurs montrent assez facilement que, vu l’allure où s’est faite la transition depuis la fin du protocole de Kyoto et l’écart entre les contributions annoncées à la COP de Paris et ce qui permettrait de respecter la cible des 2° maximum, on n’y arrivera jamais. « Et c’est toute l’Europe qui semble baisser les bras ». D’où ce titre provocateur « Trois ans pour agir » qui tranche avec cette longue histoire de la gouvernance mondiale du climat. Il faut « changer de braquet ». Il faut frapper fort avec un projet européen à 1 000 milliards pour amorcer un besoin annuel estimé à 300 milliards par les auteurs, ce qui est encore en dessous de ce que réclame la Cour des comptes européenne (1 115 milliards annuels entre 2021 et 2030). Il faut frapper vite (d’ici trois ans). C’est à cet endroit que l’argumentaire devient assez serré… comme les cordons de la bourse.
En effet, où trouver de telles sommes alors que la crise financière puis la crise de croissance ont endetté et rendu exsangues à la fois les ménages et les États. Les chapitres suivants offrent une synthèse remarquable de la crise financière des subprimes, de ses causes profondes, qui remontent à la fin du compromis fordiste, assurant aux salariés travail, salaire et assistance sociale, au déferlement du programme néolibéral des années 1980 et à l’explosion du chômage. Celle-ci n’est point pour les auteurs la conséquence mais la cause de la crise qu’ils refusent de qualifier de financière parce qu’elle est d’abord sociale. On connaît ses conséquences en termes d’explosion des dettes privées et publiques et on connaît les politiques qui lui sont opposées par les États, la BCE et le FMI – en partie efficaces, mais insuffisantes d’après les experts qui nous annoncent une prochaine crise financière de grande ampleur (« Le pire est devant nous »).
Dès lors, il semble totalement utopique de vouloir détourner 1 000 milliards supplémentaires vers un nouveau programme, aussi vertueux soit-il. C’est sur ce point que l’entêtement des auteurs devient un morceau de bravoure. Et qu’ils retournent l’argument.
1/ Frapper fort et vite n’est pas impossible : c’est ce qu’a fait Marshall en 1947, mais aussi Roosevelt en 1930 avec le New Deal, Bienvenüe en 1900 avec le métro parisien, Kennedy en 1962 avec le programme spatial (aller sur la Lune) et Mario Dragui en 2014 avec la politique de quantitative easing de la BCE.
2/ La BCE financera (argument massue). Selon les auteurs, la BCE qui avait pour objectif la relance européenne après trois années de stagnation, y compris en Allemagne, a financé les banques privées à hauteur de 2 200 milliards nets entre avril 2015 et juillet 2017, si l’on cumule les créations monétaires (quantitative easing ou QE) de 2009 et 2014-2016 et les prêts à taux négatifs. Or, cette création monétaire n’a que très peu contribué à des investissements de relance de l’activité économique (moins de 11 %), mais elle a alimenté la spéculation, comme en témoigne l’explosion des indices boursiers. « Voilà pourquoi nous voulons que soit négocié sans tarder un traité qui organiserait, au niveau européen, le financement d’un vaste Plan Marshall pour “sauver le climat” » (p. 252).
L’essentiel du dernier tiers de l’ouvrage vise à préciser et discuter les caractéristiques concrètes de ce projet qui repose sur trois outils : Un pacte finance-climat qui en fixe les objectifs (2°, facteur 4), un mode de financement qui combine prêts de la BCE via la banque européenne d’investissement ; un impôt européen de 5 % sur les bénéfices (qui sera mal perçu mais dont le taux, sans revenir à son niveau de 1985, resterait inférieur à celui des Américains) ; à cela s’ajoutent une taxe carbone et une taxe Tobin sur les transactions financières. La taxe Tobin, fléchée sur les pays du Sud, ne rapporterait que 2 milliards en France, 10 en Europe, selon le rapport Canfin-Grandjean de 2015 ; un accompagnement politique européen enfin : les politiques publiques nationales étant par trop instables, les engagements non tenus, et les budgets insuffisants, Jouzel et Larrouturou proposent de passer par un nouveau traité, validé par un référendum citoyen simultané à l’échelle européenne, comme le recommandait déjà Habermas en 2012. Ce traité ouvrirait une période de 30 ans de stabilité des objectifs (facteur 4) et des financements (assurés principalement par la moitié du QE de la BCE et par l’impôt sur les bénéfices). Et pour éviter le retard des arrêtés d’application, chaque citoyen validerait en même temps une loi organique nationale.
Les auteurs ne manquent pas de signaler tous les bénéfices collatéraux qui pourraient être tirés d’un tel plan finance-climat, par exemple sur la croissance, l’emploi et le commerce extérieur. Au-delà même du bien-être retrouvé dans la solidarité, c’est « la sacralité et la dignité de l’Homme », sa présence sur Terre qui sont en jeu.
L’ouvrage contient une préface de Nicolas Hulot et une postface signée par quelques personnalités – Philippe Maystadt, Miguel Angel Moratinos, Michel Spiro, Anne Hessel – qui appuient ce plan. Mais nul doute que chaque lecteur devra se faire une idée par lui-même de sa faisabilité. Sans doute certains le trouveront-ils trop utopique ou techniquement mal ficelé, tandis que d’autres se réjouiront qu’il s’inscrive dans cette ligne opposable au discours du laissez-faire. Car là se situe le défi du plan proposé : pour être efficace il devra certes convaincre de sa cohérence, mais plus encore de son acceptabilité par les différents acteurs sociaux. Trop de scénarios prospectifs impliquent des changements et des ruptures avec notre mode de vie que ne supporteront ni les industriels, commerçants et exploitants qui tirent profit de la croissance carbonée, ni les plus démunis, déstabilisés à la fois par les effets du changement climatique et par les politiques trop brutales qu’on veut lui opposer. Et enfin il devra trouver des relais politiques. C’est une autre affaire que les auteurs connaissent bien mais n’ont pas discutée dans ce livre.
Quoi qu’il en soit, l’ouvrage, remarquable par les faits qu’il mobilise ou qu’il établit dans les deux domaines du climat et de la finance, est d’une lecture très profitable, qui donne du grain à moudre pour se construire une opinion bien informée.
Michel Armatte
(Université Paris-Dauphine, UMR8560 Centre Alexandre-Koyré, Paris, France)
michel.armatte@dauphine.fr
Transitions économiques. En finir avec les alternatives dérisoires
Philippe De Leener, Marc Totté
Éditions du Croquant, 2017, 317 p.
Philippe De Leener et Marc Totté appartiennent à la fois au monde académique et à celui de l’action. Le premier est professeur d’économie politique à l’Université catholique de Louvain, bio-ingénieur et docteur en psychologie. Il est aussi coprésident de SAW-B, une fédération d’économie sociale en Belgique francophone, et président d’Inter-Mondes, une association qui accompagne et développe des recherches-actions visant le changement social, économique et politique au Nord comme au Sud. Le second est géographe, docteur en sciences et consultant-chercheur au sein d’Inter-Mondes. Dans cet ouvrage, ils engagent une réflexion sur l’économie en tant que « matière profondément politique » (p. 11) afin d’en finir avec la reproduction du système dominant à travers les « alternatives » qui croient le combattre.
Face aux défis sociaux, environnementaux, économiques et politiques de notre époque, de nombreuses initiatives proposant des alternatives à certains pans du système économique dominant sont portées par des citoyens, des entrepreneurs et d’autres acteurs de terrain. Le livre s’adresse avant tout à ces porteurs d’alternatives, dans un style accessible, sous forme d’essai. Les auteurs cherchent à susciter leur questionnement sur l’ambiguïté de leurs pratiques et de leurs logiques, et à ouvrir le champ des expérimentations. Dans cet ouvrage, ils exposent leur vision d’une transition vers une autre économie qui, au lieu d’être tranquille et apolitique, implique nécessairement ruptures et confrontations. Ils enjoignent ainsi les porteurs d’initiatives à se donner les moyens de contribuer à un véritable dépassement du système capitaliste, de sorte que les alternatives qu’ils proposent ne puissent être qualifiées de « dérisoires ».
Cet écrit s’organise en trois grandes parties. Il met d’abord en évidence les dérives du capitalisme actuel, ouvre ensuite l’horizon des possibles et invite enfin le lecteur à l’action. La première partie – composée des deux premiers chapitres – offre des points de repère relatifs à la pensée et aux enjeux économiques.
Le premier chapitre pose de « grands constats » sur notre société « malade » (p. 20), qui se font l’écho de nombreuses critiques sociales et environnementales adressées à l’économie néolibérale et capitaliste : responsable de l’impasse de la croissance, de la financiarisation de l’économie, mais aussi de la globalisation et ses conséquences sociales et culturelles, du consumérisme et du productivisme et enfin de la fièvre de la mesure. À ces constats sont opposées des solutions intuitives basées sur des valeurs d’altruisme, de solidarité, d’entraide, de sobriété et de localisme…
Les auteurs esquissent ensuite une théorie du changement économique qui propose de caractériser ce que les alternatives veulent transformer : les pratiques, la pensée et le langage économiques. Ces propositions sont complétées par des stratégies de changement, grands angles d’attaque pour transformer l’économie. P. De Leener et M. Totté insistent sur la remise en cause d’« impensés » qui nous empêchent de sortir du cadre.
Le deuxième chapitre s’attelle à identifier certains de ces « impensés », de façon à lutter contre la désarticulation entre pensée alternative et pratique alternative qui selon les auteurs bride la créativité et interdit toute rupture. P. De Leener et M. Totté s’attaquent en premier lieu à différents postulats de la théorie économique néoclassique et déconstruisent ensuite certaines idées néolibérales ancrées dans la société.
La seconde partie décrit cinq chantiers prioritaires auxquels les alternatives actuelles, dans leurs expérimentations, ne s’intéressent pas ou pas assez. Les auteurs tentent de convaincre les lecteurs porteurs d’initiative de développer une pensée réflexive et alternative à l’égard de ces problèmes. Les chapitres 3 et 4 abordent les fonctions de la valeur, la monnaie, l’argent, la dette, qui sont des composants centraux de la machinerie capitaliste, et la nécessité pour ces alternatives de prendre en compte ces grands enjeux. Dans le chapitre 5, les auteurs dressent un aperçu de la propriété privée et explorent comment les « communs » peuvent constituer ou non une alternative. Selon eux, la propriété est avant tout une fonction sociale, destinée à servir la société d’une manière spécifique. Dès lors, quelle nouvelle finalité doit-on lui donner et comment y arriver ? Les communs sont envisagés comme une piste, mais posent plusieurs défis tels que le changement d’échelle, depuis des petits collectifs jusqu’à des structures de plus grande ampleur, ou encore la capacité de transformer, de dénaturer les structures existantes avec des pratiques, des langages et des comportements propres aux communs. Dans le chapitre 6, les porteurs d’alternatives sont invités à se préoccuper de la manière dont ils participent – ou non – à la régulation (valeurs, normes, règles et dispositions) de la vie économique. Comment ces initiatives questionnent-elles et transforment-elles à différents niveaux les règles – au sens large – du « bien compter », « bien acheter », « bien produire », « bien entreprendre » ?
La deuxième partie du livre se termine avec l’idée que transformations économiques et transformation de la subjectivité des individus sont étroitement liées : « On ne peut pas envisager d’agir sur l’économie sans agir de facto sur les femmes et les hommes. Ou plus exactement, sans que les hommes et les femmes agissent sur eux-mêmes » (p. 197). Se pose alors la question – laissée ouverte – du type d’individu nécessaire pour mener une transition vers une autre économie.
La troisième et dernière partie s’attache à offrir des pistes d’actions alternatives. Les champs d’expérimentation étant extrêmement larges, elle s’en tient volontairement aux trois facettes que sont la collaboration, la coopération et le « combat » contre « le capitalisme en soi ». Le chapitre 8 aborde ce dernier point, soutenant l’idée que le capitalisme tapisse les imaginaires et les comportements des individus : « Nous recréons en permanence le système économique et politique qui nous domine » (p. 225). Selon eux, « combattre le capitalisme exige d’abord – ou en même temps – de le combattre en soi » (p. 221), c’est-à-dire tel qu’il se manifeste au niveau individuel. Si les auteurs reconnaissent que la complicité individuelle avec le système est façonnée notamment par des processus sociaux et des institutions, la question qui se pose alors – même si elle n’est pas abordée dans l’ouvrage – est de comprendre quels sont les potentiels et les limites de la lutte individuelle. Le chapitre 9 explore ces potentiels et ces limites de l’économie collaborative, tandis que le chapitre 10 met en avant la coopération. Après l’avoir définie, il s’attarde sur la pensée et l’expérience de Jean-Baptiste Godin (le créateur du familistère de Guise).
Le livre se conclut avec le chapitre 11, dans lequel les auteurs défendent une transition vers une économie de bienveillance généralisée, où les logiques capitalistes sont déconstruites pour être remplacées par la coopération, l’utilité sociétale, la réciprocité et la confiance. Alors que les initiatives de transition ont tendance à éviter le conflit, le politique et à observer le silence face à certains enjeux systémiques tels que les inégalités sociales13, ce livre permet aux porteurs d’initiative de se poser de pertinentes questions de cohérence. Un de ses points forts est de proposer tout au long du texte des réflexions tournées vers de futurs possibles, mais portant aussi sur les logiques passées et actuelles et fournissant des pistes intéressantes pour penser et provoquer une rupture.
L’ouvrage est riche et présente de nombreuses idées dans un large ensemble de thématiques complexes. Ne prétendant pas apporter de solutions sur mesure, P. De Leener et M. Totté développent des questionnements qu’ils souhaitent universels. Ces questions ont l’avantage de pouvoir s’appliquer dans une diversité de contextes. Le corollaire est qu’ils ne proposent malheureusement que très timidement des horizons à atteindre et très peu de moyens concrets pour arriver à ce changement. Des références plus systématiques aux nombreuses expérimentations qui ont probablement nourri leurs réflexions auraient pu apporter un éclairage intéressant à cet égard. La construction de visions plus détaillées dépend donc de la capacité des acteurs investis dans ces alternatives à s’emparer de ces questions complexes.
Nous identifions encore deux limites, ou pistes d’approfondissement possibles. Premièrement, la théorie du changement économique esquissée par P. De Leener et M. Totté mériterait d’être confrontée aux recherches existantes sur les transitions14 et sur la transformation du capitalisme15. Un certain nombre de travaux se sont déjà intéressés à la manière dont les systèmes « transitionnent » et récupèrent les alternatives. Deuxièmement, la dimension environnementale des alternatives économiques est très peu présente, alors que beaucoup d’entre elles possèdent des motivations environnementales fortes. Comme le montre l’histoire, les dégradations environnementales ne sont pas l’apanage du système capitaliste. De plus, les bénéfices des alternatives économiques pour l’environnement ne sont pas toujours démontrés. Afin d’éviter d’être dérisoires, il est nécessaire, nous en sommes convaincus, que ces alternatives luttent également contre la reproduction de logiques et de pratiques néfastes pour l’environnement.
Ces limites n’enlèvent cependant rien à l’intérêt du livre. Les porteurs d’initiatives y trouveront des clés pour décrypter de grands enjeux économiques et une source d’inspiration certaine pour façonner leur propre « boussole économique » (p. 7) – ce qui intéressera les chercheurs qui les étudient et les accompagnent. Une boussole réflexive utile pour suivre le chemin d’une transition de rupture, vers un futur véritablement autre.
Julien Vastenaekels
(Université libre de Bruxelles, Centre d’études du développement durable,
Bruxelles, Belgique)
jvastena@ulb.ac.be
Deux lectures d’un même ouvrage
La biodiversité entre science et politique. La formation d’une institution internationale
Florian Charvolin, Guillaume Ollivier
Éditions Pétra, 2017, 300 p.
Émergence de l’IPBES dans son écosystème institutionnel
L’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES) fait dorénavant partie du paysage institutionnel et des rendez-vous de la communauté scientifique et des décideurs politiques intéressés par la biodiversité et les services écosystémiques. Lorsque Florian Charvolin et Guillaume Ollivier démarrent leur recherche en 2010 rien n’est encore véritablement décidé à son propos. Pourtant beaucoup d’éléments et d’acteurs sont déjà en place. Un ensemble de réunions internationales accompagnées de la production de volumineux documents vont petit à petit dessiner les contours, l’organisation, les orientations et la manière de travailler de cette nouvelle instance du système des Nations unies. Les auteurs de cet ouvrage nous invitent à plonger dans la sociohistoire de cette institutionnalisation et de son installation à travers une lecture d’abord ethnologique, puis sociologique des pratiques documentaires, et enfin socio-informatique de ses écrits dans la diversité de leurs versions, définissant ainsi les embranchements qu’a pris ou non son histoire présente et sans doute future.
Au-delà de cette approche disciplinaire ou thématique, ce livre s’adresse aux chercheurs et experts qui sont ou seront, d’une manière ou d’une autre, engagés dans les processus mis en place pour intégrer et interconnecter dans l’IPBES des connaissances scientifiques ou des savoirs sur la biodiversité et les services écosystémiques. Il concerne donc largement la communauté des lecteurs de Natures Sciences Sociétés quelles que soient sa discipline et son approche. Sa lecture est parfois exigeante mais au final on comprend bien mieux la complexité sous-jacente du dispositif qui permettra à l’IPBES de formuler ses rapports. Selon les auteurs, celle-ci se révèle notamment dans l’histoire de sa mise en œuvre et dans les outils utilisés, par des rédacteurs communiquant souvent à distance, pour formuler des textes dans un cadre onusien préalablement négocié. Pour tout expert ou scientifique, contribuer à l’IPBES en ayant lu ce livre lui permettra sans doute de mieux situer son intervention et d’éviter certaines frustrations dues à la méconnaissance des difficultés de l’interface entre science et politique dans les instances onusiennes et intergouvernementales et de mieux appréhender la vie sociale de leurs documents.
L’ouvrage s’appuie sur une analyse des acteurs en présence et de leur mobilisation à partir de l’appel de Jacques Chirac en janvier 2005 à créer un équivalent du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour la biodiversité afin de faire face au défi de son érosion. Les consultations internationales qui ont suivi et la mobilisation des communautés, notamment scientifiques, sont étudiées à travers les productions écrites de ces dernières et les entretiens réalisés avec certains des acteurs impliqués. Dans cette phase d’émergence de l’IPBES, cette recherche montre l’importance de certaines personnalités et de quelques communautés qui s’affrontent, non pas sur le besoin mais plutôt sur la fonction ou le positionnement de l’entité à créer. Elle fait suite à une période de scepticisme essentiellement d’ordre politique puis d’une ouverture proto-institutionnelle et discursive de possibles, y compris en dehors du système onusien classique et du modèle du GIEC pour inclure davantage les pays mégadivers (les 20 pays les plus riches en biodiversité regroupés au sein des like-minded megadiverse countries) ou moins présents dans la communauté scientifique, la société civile et différents types de connaissances. Ces différentes phases aboutissent finalement au constat d’une reprise en main stratégique par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) à partir de 2008.
Le PNUE conduira les négociations selon le modus operandi des conférences internationales vers un « lent processus de fermeture des débats autour des procédures et d’articulations avec les institutions existantes […] organisant leur traçabilité et leur publicité par le recours à un dispositif de codification contraignant » (p. 271). Alors que la phase suivante des négociations voit le désinvestissement de certains acteurs, un renouvellement et un élargissement des participants lors des conférences internationales, l’analyse montre un phénomène de centralisation autour d’un noyau réduit d’individus très investis et influents. Les auteurs se demandent tout de même « si les intervenants les plus influents de l’IPBES ne cherchent pas à hiérarchiser les savoirs en catégories plus ou moins légitimes, pour stabiliser le panorama mondial et asseoir un pouvoir normatif sur l’ensemble du dispositif » (p. 164). Ils mettent en regard le régime d’attention principalement retenu par l’IPBES d’un extractivisme de la connaissance sur la biodiversité, quantifiable et dénombrable, et potentiellement valorisable par les services écosystémiques avec d’autres régimes d’attention certainement plus majoritaires à l’échelle de la population mondiale « qui garde une focalisation flottante sur la nature, une façon de la fréquenter, de “vivre avec” » (p. 165).
Les auteurs ont étudié les productions écrites et les références aux processus aboutissant à l’IPBES (consultations de l’International Mechanism of Scientific Expertise on Biodiversity [IMOSEB], du Millennium ecosystem Assessment [MA] Follow-Up…) en reprenant la notion d’auteurs-acteurs tant les pourvoyeurs d’argumentaires dans la littérature étaient souvent impliqués dans la négociation. Ils se sont intéressés à l’intertextualité, c’est-à-dire aux « relations implicites ou explicites que les textes entretiennent entre eux […]. Elle crée […] des antécédents qui fourniront autant de conventions, de points d’appui et de routines en formation dans la succession des conférences préparatoires à l’institution » (p. 83).
L’ouvrage s’attarde sur la production de deux documents qui vont finalement permettre de clore le débat sur la nécessité ou non de créer la plateforme IPBES et sur ses principales caractéristiques. Il s’agit de la concept note qui conceptualise l’IPBES (au départ il s’agit d’une note informelle de la France et du PNUE sur la base d’une consultation des experts de l’IMOSEB et du MA Follow-Up) et de la gap analysis qui doit permettre de positionner la plateforme là où il y a un manque d’interface science-politique mais qui va aussi, au fur et à mesure des versions, la décrire pour répondre à ce manque en précisant sa procédure institutionnelle. L’étude de chacun de ces textes, comme objet mis en travail dans cette instance, renseigne sur les « circonstances de l’action qui l’a créée, du public auquel il s’adresse et des conséquences qu’il produit » (p. 276). Ce qui intéresse les auteurs c’est de voir comment le collectif à travers ses réunions et ses écrits « finit par définir […] une trajectoire réunissant des alliés et excluant des options » (p. 206).
On voit apparaître à travers quelques exemples de l’« e-peer-review » le processus de polissage textuel par le PNUE pour articuler une communauté souvent divergente. Il devient alors essentiel d’assurer la transparence, la traçabilité et l’archivage de ces procédures, surtout parce qu’elles tendent à se généraliser. Bien entendu, « la mise en visibilité de certaines versions intermédiaires est le résultat d’une tendance de l’institution, qui se choisit ainsi des archives et une histoire » (p. 237). Or, souvent « les traces du travail d’élaboration disparaissent » (p. 237), notamment celles des commentaires reçus pour modifier les textes. C’est ce qui s’est passé, selon les auteurs, pour les textes fondateurs de l’IPBES. Compte tenu du foisonnement documentaire, il y a un risque d’entretenir une forme « d’opacité pour les participants » (p. 205). Les auteurs étudient la création de sites internet et d’archivages numériques et estiment qu’elle a contribué à la gestation d’une existence institutionnelle pour l’IPBES. Ils analysent aussi, à travers la pratique de citation entre sites internet, les relations institutionnelles entre l’IMOSEB et l’IPBES naissant (ou plutôt le PNUE) en oubliant de mentionner que l’adresse www.ipbes.net et le premier logo de l’IPBES ont été créés par l’IMOSEB en 2008 et cédés gracieusement au PNUE pour institutionnaliser l’IPBES. Ils tentent aussi de faire la généalogie du tryptique « saliency, credibility and legitimacy » devenu quasi-doctrine de l’interface science politique dans le positionnement de l’IPBES.
L’étude se termine en 2012 au moment où l’IPBES vient d’être effectivement créée sous l’égide conjointe du PNUE, mais aussi du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), de la Food and Agriculture Organization (FAO) et de l’Unesco. Il est surprenant de ne pas avoir d’analyse de l’implication de ces trois autres instances des Nations unies, ou au moins de la prépondérance du PNUE, dans le processus de création de l’IPBES. Il serait intéressant de voir maintenant à travers l’intertextualité comment les programmes de travail ont été négociés, avec quelles communautés scientifiques ou disciplinaires, comment les réseaux et les communautés d’acteurs préexistants sont privilégiés ou remplacés. De même, on aimerait savoir si l’IPBES a effectivement redistribué « les cartes pour associer différemment science et politique » (p. 279) à propos de la biodiversité, si elle permet de compléter les dispositifs existants pour faire face aux défis identifiés, y compris ceux de la représentativité des pays, des variétés d’approches et des types de connaissance.
L’émergence de l’IPBES est assurément un succès diplomatique pour la science et la politique. Elle a certainement modifié profondément l’organisation et le fonctionnement de son écosystème institutionnel. On pourrait maintenant prolonger ce travail sur la réorganisation de l’écosystème institutionnel autour de l’IPBES en étudiant de nouveaux dispositifs comme Future Earth, des procédures de financement de la recherche au niveau mondial (Belmont Forum) ou régional (Union européenne) mais aussi dans le contexte de l’agenda des Nations unies pour 2030 et de ses objectifs de développement durable.
Didier Babin
(Cirad, UMR9000 Tetis, Montpellier, France)
didier.babin@cirad.fr
***
Cet ouvrage, fort original dans la littérature francophone, relate la longue et tortueuse genèse de la première institution internationale dédiée à la biodiversité, l’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES). Officiellement instituée en avril 2012, elle a tenu sa première session plénière début 2013 et s’est donné pour tâche de constituer un réseau mondial d’experts à même de s’entendre sur la caractérisation scientifique de la biodiversité et des services écosystémiques afin d’aider les gouvernements et de soutenir les pays émergents sur toutes les questions y afférentes. Placée sous l’égide de l’Onu (PNUD), de l’Unesco et de la FAO, cette institution a pour modèle explicite le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Longue et tortueuse genèse d’une institution, en effet, car tout cela n’était pas joué d’avance. Et ce n’est pas le moindre mérite de la recherche à l’origine de cet ouvrage – au demeurant fort bien écrit et agréable à lire en dépit de la complexité du sujet – que d’en avoir suivi le processus quasiment en temps réel ; les chercheurs ne sachant pas plus que les négociateurs ce qui allait advenir des multiples rencontres, conférences, échanges de courriels et interminables conciliabules qui se sont étalés sur plus de cinq ans. Ajoutons à cela la multiplicité des scènes d’intervention, le nombre des interlocuteurs à interviewer, la masse des documents en circulation, les réécritures incessantes des versions intermédiaires… et l’on ne pourra que saluer les deux auteurs d’avoir réussi à surmonter de tels obstacles. C’est que, comme on y reviendra plus loin, Florian Charvolin, sociologue au CNRS, et Guillaume Ollivier, sociologue à l’Inra, n’ont pas hésité à marier toutes les méthodes disponibles pour parvenir à leur fin. Le préambule du livre en donne un aperçu très riche quand F. Charvolin fait la description ethnographique de sa participation à une des conférences préparatoires qui se tenait en Corée du Sud en 2010 et où, en tant que journaliste accrédité, il pouvait observer les débats en six langues officielles depuis le fond d’une salle où était réunie la centaine de délégués des gouvernements, ainsi que ceux des autres programmes de l’Onu, des OIG ou des ONG. Ce même préambule donne ensuite la parole à G. Ollivier qui décrit quant à lui son bureau d’Avignon où, pour comprendre les « étapes du passage de l’IMOSEB à l’IPBES », il consulte sur son ordinateur « des sites internet qui renvoient à d’autres sites, des décisions qui renvoient à d’autres décisions, des prises de position officielles de participants à des meetings (...), des comptes rendus de réunion, des coupures de presse… », bref qui nous donne à voir cette nouvelle méthode qu’est la socio-informatique où il s’agit d’utiliser la puissance de l’informatique au profit du questionnement sociologique16. Enfin, la troisième illustration, plus classique, présente le verbatim de l’entretien (réalisé par Céline Granjou en 2010) d’un acteur qui a compté dans la création de l’IPBES.
Le compte rendu de cette enquête qui a duré trois ans, quand l’institution n’était encore qu’une pure conjecture, est ensuite organisé en sept chapitres répartis en trois grandes parties (la matérialité textuelle de l’IPBES à partir de son inscription publique sur Internet ; la généalogie des concepts pour définir une biodiversité acceptable par toutes les parties prenantes ; et enfin comment le texte, fait de mille énoncés inassignables, fonctionne comme un tiers auquel les acteurs sont assujettis). Les introductions et conclusions de chaque chapitre qui jalonnent chaque fois les parcours passés et à venir aident le lecteur à ne pas perdre le déroulé d’une démonstration qui, portant sur un matériel assez inédit, mobilisant des outils originaux et usant de concepts peu communs, est de fait fort bien menée.
Au préalable, une longue introduction vient rappeler l’histoire de l’émergence des concepts de biodiversité et de services écosystémiques et décrit comment l’IPBES se situe parmi les institutions internationales. Sont présentées ensuite les différentes manières qui ont été utilisées pour observer une négociation internationale.
En s’appuyant sur de nombreux travaux d’historiens, les auteurs distinguent dans cette introduction trois régimes de connaissance qui, avant la création du néologisme « biodiversité », se sont succédé pour la connaissance du vivant dans le monde. Ce sont d’abord les entreprises d’exploration et de colonisation qui ont mobilisé savants et érudits locaux, alimentant les centres de collecte qu’étaient les cabinets de curiosité puis les muséums. Pour répondre au problème de l’harmonisation de la connaissance de la biodiversité biologique apparaissent alors les premières ébauches de nomenclatures internationales en 1840. La seconde période qui débute avec le XXe siècle fait cohabiter les premiers professionnels scientifiques avec de nouveaux amateurs qui vont se mettre à leur service et développer les premières associations conservationnistes. Il s’ensuit, au niveau international, un intense travail d’influence des scientifiques qui aux premiers traités de protection d’une nature considérée encore comme une ressource vont peu à peu faire succéder d’autres conventions internationales (principalement sous l’égide de l’Unesco) dans lesquelles la nature devient garante de la survie de l’écosystème mondial. C’est avec la conférence internationale de Stockholm sur l’environnement humain en 1972 que débute la troisième période qui voit l’apparition des deux débats, le premier sur le lien entre environnement et développement (avec la notion d’écodéveloppement), le second concernant la souveraineté des États décolonisés sur leurs ressources (avec la création immédiate du Programme des Nations unies pour l’environnement [PNUE] qui leur est présenté comme un gage). Sous l’impulsion des unions scientifiques internationales, les budgets de recherche vont croissant pour permettre les premières quantifications de la nature ainsi que les projets de sa « régulation ».
C’est après cette « préhistoire » en quelque sorte que la création du néologisme « biodiversity » en 1986 ouvre une nouvelle ère dans laquelle les conservationnistes, forts de l’accumulation des données, vont pouvoir faire valoir l’importance de la conservation de la nature pour le développement économique. S’ensuivra la constitution de groupes de réflexion qui déboucheront sur des programmes de recherche (par exemple Diversitas) et, surtout, sur la Convention sur la diversité biologique au sommet de la Terre de Rio en 1992. Viendront ensuite, avec les services écosystémiques, les efforts pour intégrer le capital naturel dans les calculs économiques et, plus généralement, pour faire valoir son importance dans le bien-être humain. Les mille trois cents experts de plus de cent pays qui vont travailler au Millennium Ecosystem Assessment peuvent être considérés comme ceux qui ont préparé les initiatives postérieures du PNUE relevant d’un « utilitarisme anthropocentré » (p. 39) dont précisément celle de l’IPBES.
Dans la seconde partie de l’introduction, F. Charvolin et G. Ollivier exposent ensuite les moyens qu’ils ont dû mettre en œuvre pour identifier les acteurs, repérer les enjeux auxquels ils sont confrontés, suivre les discussions qu’ils entretiennent par voie électronique, se faire admettre dans les réunions internationales. En bref, reprendre à leur compte les enseignements des travaux de Georges E. Marcus, spécialiste des ethnographies multisituées fort adaptées à l’étude des réalités internationales. Mais c’est surtout par l’attention portée aux documents innombrables que de telles négociations génèrent qu’ils peuvent en inférer comment des individus séparés par la distance parviennent peu à peu à faire émerger des éléments de langage plus stables qui vont contribuer à la création de l’institution. La masse documentaire est, dans son évolution suivie dans le temps, ce qui participe à faire advenir une forme singulière d’IPBES qu’aucun des protagonistes ne pouvait anticiper.
La première partie du livre, « L’inscription publique de l’IPBES », est consacrée à l’étude de la sociogenèse de l’IPBES que les auteurs désignent comme étant celle de ses « formatives years ». Sont présentés d’abord les matériaux de cette nébuleuse qui seront successivement analysés : d’abord les innombrables documents qui participent à la mise en visibilité de l’IPBES par l’intertextualité (chapitre 2), puis l’observation des multiples rencontres au cours desquelles les textes sont soumis aux échanges et aux négociations (chapitre 3). Deux entrées menées de concert et faites essentiellement pour parvenir à décrire comment une multiplicité d’acteurs ont réussi à travailler à faire émerger une « forme » dont l’organisation, entre 2005 et 2013, n’a pas de lieu fixe et qui n’existe à cette période qu’à travers ses référents intellectuels, la publication qui en est faite et les grandes messes périodiques qui rassemblent ses acteurs. Il faut pour cela que les locuteurs s’alignent sur les mêmes « formats » afin de poser des termes-cadres sur lesquels on ne reviendra pas et qui régleront les futures scènes innombrables d’interlocution. C’est qu’en effet, avant d’être une institution internationale, l’IPBES n’avait qu’une consistance proto-intitutionnelle au contenu essentiellement discursif.
Si une stabilisation a pu s’installer progressivement, c’est, repèrent les auteurs, parce que certains individus se singularisent par leur « puissance d’expression » (p. 76), que des lieux concrets existent où les acteurs peuvent se rencontrer en face-à-face et que, aussi, des sites virtuels sont de plus en plus « renommés » et deviennent ainsi des liens intertextuels majeurs.
Rappelons que c’est dans la masse documentaire des archives de l’IMOSEB (précurseur de l’IPBES) que les auteurs ont découvert le premier exposé de l’enjeu principal de la création d’une instance internationale dédiée à la biodiversité et à ses processus, à savoir la question des rapports entre science et politique17. Ces derniers permettent de mieux comprendre pourquoi la majeure partie des disciplines de référence des acteurs se situe du côté des sciences du management de la nature et expliquent aussi, comme on l’apprendra plus loin, l’importance des références aux Science and technology studies ainsi qu’aux travaux de la John Kennedy School of Government de l’Université de Harvard. Même si les négociateurs appartiennent à des institutions et à des pays différents, une partie déterminante d’entre eux (une quarantaine d’après les auteurs) partage un même cadre intellectuel.
Dans le troisième chapitre, les auteurs nous décrivent les arènes où les acteurs se rencontrent in situ et comment ces moments sont ceux où peuvent se voir les processus extrêmement cadrés des écritures en temps réel. L’ethnographie de la conférence de Busan en 2010 est un des passages succulents du livre qui nous fait assister aux dispositifs techniques scripturaires des résolutions sur les divers écrans en séance plénière ou dans les salles des commissions, avec mise entre crochets des passages alternatifs, surlignage des phrases consolidées, et multiples aller-retour jusqu’à ce que le texte final, complètement apuré, ait pu obtenir un consensus de tous les délégués. C’est à ce moment aussi que Charvolin et Ollivier notent le rôle déterminant de Bob Watson (scientifique passé par la Banque mondiale et membre du GIEC) dans son art très politique de fluidifier les débats et, en coulisse, de neutraliser les conflits trop gênants.
Dans la deuxième partie, les auteurs se demandent quelle est la substance de ce référentiel de la biodiversité qui fait s’interconnecter tous ces protagonistes éloignés les uns des autres par leurs statuts, leurs origines et leurs formations. Et la réponse qu’ils donnent est essentielle : puisque la biodiversité n’est rien d’autre que ce qui est rendu mesurable par la multiplicité des dispositifs de catégorisation et de numérisation des éléments naturels dispersés sur le globe, « l’objet même de l’IPBES est d’assurer le fondement d’un certain référentiel relatif à des éléments de contenu portant sur des états de nature » (p. 159). Aussi bien, l’enquête dont ce livre rend compte consiste à contextualiser l’assise de la discussion internationale sur les formes de standardisation, d’interconnexion des données et d’ouverture publique de leur accès. Si nombreuses sont les initiatives pour constituer des maillages de savoir visant à rendre transparente la biodiversité que l’IPBES s’est donné pour mission en quelque sorte d’être la plateforme où elles pourront être légitimement débattues. Elle se veut le point nodal de cet enchevêtrement des diverses infrastructures de connaissance sur la scène internationale car c’est à cette échelle que se situe son « régime d’attention ». Il ne faudra dès lors pas s’étonner qu’il soit si peu question de la biodiversité en tant que « matters of fact » dans les textes ou dans les discussions, l’essentiel des efforts des interlocuteurs portant sur la façon dont on s’en préoccupe (« matters of concern »). Reste que le régime d’attention spécifique à l’expertise de l’IPBES – un régime qui, comme celui d’une instance extraterritoriale, privilégie une approche quantifiable et dénombrable de la biodiversité – fait peu de cas des autres régimes d’attention qui la considèrent comme un bien commun inséparable des réseaux de sociabilité qui la prennent en compte. Ce que la Bolivie ou le Venezuela ne manquent pas de faire remarquer craignant que l’IPBES, en imposant une métrique de la biodiversité, ne soit que l’agent d’une marchandisation de la nature dans une logique néolibérale.
Pourtant, dans le chapitre suivant consacré à la place des scientifiques parmi les délégués des conférences internationales, Charvolin et Ollivier viennent relativiser cette vision des choses. Parmi la quinzaine de membres les plus assidus aux sessions préparatoires, plusieurs ont à cœur de défendre les positions des pays en voie de développement. À partir des résultats d’un questionnaire qu’ils ont fait parvenir aux représentants des quatre premières sessions plénières de l’IPBES (732 personnes), ils concluent que s’il y a effectivement deux catégories de représentants, les scientifiques et les politiques, la frontière entre les deux est très poreuse parce que la quasi-majorité d’entre eux ont une formation académique similaire et qu’ils continuent d’avoir des échanges en coulisse. Ce qui fait qu’une autre opposition épistémique est plus prégnante, celle entre la science et les savoirs locaux18.
Dans la troisième partie, « Un lieu pour les textes », les auteurs prennent encore davantage au sérieux la matière la plus concrète de leur analyse, à savoir ces milliers de textes reliés entre eux, en tant qu’elle est ce par quoi s’opère véritablement la construction institutionnelle qui les intéresse. C’est à scruter comment des argumentaires y circulent et deviennent performatifs qu’ils disent pouvoir saisir l’instauration de sens par quoi se définit une institution (dont la fonction est, au sens propre, de dire ce qui est). C’est donc à un travail d’exégèse et d’herméneutique qu’ils nous convient en faisant porter leurs analyses sur deux types de textes singuliers, la « concept note » et la « gap analysis » (analyse des lacunes), dont ils ont pu suivre, de 2010 à 2012, la fabrication en temps réel, depuis les brouillons jusqu’au texte final. On ne peut pas reprendre ici les détails de l’analyse des modalisations successives de cette concept note, véritable acte fondateur de l’IPBES qui, au cours de l’année 2008, a connu trois versions selon les instances devant lesquelles elle était produite. On retiendra seulement que s’y trouve décrit de manière exemplaire comment une institution ne peut jamais s’autoriser d’elle-même, mais doit au contraire toujours se faire introniser par un prédécesseur. Le second document étudié, la « gap analysis », est un document qui se présente comme un processus réclamant une certaine durée pour parvenir à un schéma présentable de ce que devra être la future plateforme, comme une feuille de route à laquelle doivent s’atteler tous les protagonistes. Il y est mentionné la nécessité de faire un point sur tous les dispositifs internationaux existants pour en identifier les lacunes, de rédiger des synthèses, d’agréger des informations, de faire le bilan de l’efficacité des autres instances où siègent des scientifiques aux côtés de politiques… tout cela afin de justifier la création d’une nouvelle interface au sein de l’univers onusien. Les méthodes de la socio-informatique permettent ensuite aux auteurs de comparer les deux versions successives du texte et, après une « peer-review » sur un site web dédié, de le faire passer d’une modalité putative à une autre beaucoup plus assertorique.
Le dernier chapitre pousse encore l’analyse plus loin en élargissant le corpus à des textes réflexifs internes au management de l’IPBES ou issus de commentateurs périphériques. À partir de la base de référence Web of Science a été constitué un large ensemble de références d’articles d’auteurs cités et/ou citant référant à l’IPBES d’où il est apparu qu’il constituait un corpus d’auteurs fort homogène et endogamique. Le lecteur pourra y trouver la longue liste de tous ces auteurs publiant dans les plus grandes revues scientifiques internationales (généralistes, naturalistes ou interdisciplinaires sur les thèmes sciences-politique) relevant soit de la sphère de l’Unesco, de Diversitas et de l’International Council for Science (ICSU), soit des universités européennes principalement allemandes. Tous ces auteurs/acteurs, qui interviennent tant dans les champs scientifiques que politiques, ont participé de près ou de loin à la constitution de l’IPBES. On retiendra en particulier le cas de David W. Cash (University Massachusetts Boston) dont l’article sur les systèmes de connaissance pour le développement durable, très souvent cité au sein de l’IPBES, a introduit le triptyque « saliency, legitimacy and credibility » caractérisant les bonnes relations entre sciences et politique. Or, ce même triptyque figure dans un encart de la concept note rédigée début 2008. L’application du logiciel Prospero aux textes de l’IPBES permet de trouver 47 occurrences de ce même triptyque que les recherches généalogiques font remonter à un document de 2002 publié dans la collection Faculty Research Working Papers de la John F. Kennedy School of Government (Université de Harvard).
Au final, par ce livre très riche, le lecteur lambda éloigné des cénacles mondiaux apprendra ce qu’il a fallu d’énergie, d’intelligence et de ténacité à quelques acteurs dispersés de par le monde pour parvenir, rien que par une activité scripturaire intense, à faire advenir une institution internationale susceptible de permettre que les États s’accordent pour essayer d’enrayer la lente érosion de la biodiversité (matters of fact). Mais il y apprendra aussi comment une ethnographie dotée d’outils informatiques sophistiqués, alliée à des méthodes d’observation plus classiques, a pu rendre la genèse d’une telle institution un peu plus transparente (matters of concern).
André Micoud
(Directeur de recherche émérite, CNRS, associé au Centre Max-Weber, Lyon,
Saint-Étienne, France)
andre.micoud@sfr.fr
Démanteler les barrages pour restaurer les cours d’eau. Controverses et représentations
Régis Barraud, Marie-Anne Germaine (Eds)
Quæ, 2017, 240 p.
La restauration des cours d’eau est portée par un contexte législatif fort avec la directive-cadre sur l’eau impulsée en 2000 par l’Europe qui contraint les États à respecter des normes en matière de qualité et de quantité des eaux. Suivant l’objectif de la continuité écologique piscicole et sédimentaire des rivières, les agences de l’eau revendiquent la nécessité de démanteler les ouvrages hydrauliques comme autant d’obstacles au « bon état » des masses d’eau. Mais ce choix de gestion se heurte à la multifonctionnalité des rivières qui, avec la production d’énergie, la pêche ou le tourisme, font l’objet d’usages parfois conflictuels. Cette diversité d’intérêts, couplée aux risques d’inondation ou de sécheresse, fait de la rivière un terreau fertile en controverses promptes à s’aiguiser lors de projets de restauration.
La parution de cet ouvrage, coordonné et coécrit par les géographes Marie-Anne Germaine (Université Paris-Nanterre) et Régis Barraud (Université de Poitiers), est un événement important puisqu’il accompagne l’émergence d’une réflexion en sciences sociales sur ces objets. Si la question de la restauration écologique a été traitée dans des travaux nord-américains, par exemple avec la recherche sociohistorique de Marcus Hall exposée dans Earth repair19, elle n’a pas été abordée de la même manière de ce côté-ci de l’Atlantique où nulle reconquête d’une wilderness, même fantasmée, n’est possible. S’attachant à des cas empiriques, l’ouvrage cherche à décrire et à révéler les attachements comme les usages qui accompagnent la présence des petits ouvrages (seuils, moulins, microcentrales). Malgré un réseau hydraulique français comptant environ 60 000 ouvrages, il n’existe presque aucune étude permettant d’évaluer leurs effets concrets sur la continuité écologique. Tout au long de la lecture, les auteurs pointent du doigt cette incertitude scientifique qui entoure les projets techniques de démantèlement : Qu’entend-on par « restauration », s’interroge l’écologue Christian Lévêque, s’« il n’y a pas de retour sur image possible dans un monde en perpétuel changement ? 20 ». Cette question de fond résonne tout au long de l’ouvrage. La cohérence technique des objectifs de restauration fait-elle l’unanimité parmi les scientifiques ? Prend-on en compte les valeurs sociales attribuées aux ouvrages ? Qui sont les acteurs qui prennent les décisions et ceux qui n’ont pas voix au chapitre ? La gestion des rivières, longtemps cantonnée à une préoccupation hydraulicienne, est ici pensée au-delà de la technique, replaçant les rivières dans le contexte d’une « géographie critique » (p. 213) de l’application des politiques publiques. Les treize auteurs tentent ainsi de contribuer au débat public non seulement en présentant les arguments des acteurs, qu’ils soient pour ou contre les barrages, mais également en proposant des méthodes comme autant d’outils à la prise de décision (grille multicritère, ateliers participatifs, médiation…). Le livre pose la pierre fondatrice d’une réelle réflexion cosmopolitique21 : selon quelles représentations, quels usages et modèles politiques « recrée »-t-on de la nature ?
L’ouvrage, divisé en douze chapitres, est structuré sur trois niveaux, comme autant de prismes d’observation. Le premier niveau est celui du temps. Il retrace la place des héritages historiques dans l’aménagement hydraulique. Le deuxième est celui des acteurs. Il analyse la difficile conciliation entre les usages de l’eau, les représentations des rivières et les projets de restauration. Le troisième est celui de l’expérimentation. Il aborde la multiplicité des projets en ouvrant le champ aux outils d’application, aux débats politiques et aux projets de démantèlement français comme étrangers.
Quels sont les héritages historiques des rivières aménagées de l’ouest de la France ?
Cette première partie pose les fondations du livre en dévoilant ce qui se cache derrière des objets techniques comme les seuils, les moulins, les barrages ou les microcentrales. Les rivières sont le résultat d’un grand nombre de strates d’aménagement qui se sont accumulées au cours de siècles de présence humaine. Les auteurs mettent en parallèle l’histoire et l’évolution des cours d’eau et les politiques publiques qui les accompagnent : D’où viennent ces ouvrages ? Pourquoi ont-ils été construits ? Pour répondre à quels usages ? Quelle est « l’évolution du sens donné par la société aux ouvrages hydrauliques » (p. 57) ? Le livre s’ouvre sur une étude de « géoarchéologie » qui retrace la trajectoire des cours d’eau et des sociétés qui l’ont façonnée en partant du « temps de la nature » (9 500 ans avant Jésus-Christ) jusqu’à nos jours. Par cette brève histoire des hommes et des rivières, R. Barraud et M.-A. Germaine mettent en lumière que les rivières ne sont pas « pure nature », mais « profondément reconstruites comme des organismes hybrides » (p. 38). Cette analyse se retrouve au chapitre 2 dans l’étude géohistorique portée par Régis Barraud et Claire Portal sur l’aménagement et la gestion du Clain, cours d’eau traversant la vieille ville de Poitiers. Ici aussi, l’histoire est celle de la cohabitation des usages de la rivière, entre activités artisanales, industrielles et d’agrément. Le chapitre 3 questionne les reconversions multiples de la Vallée de la Vire depuis le XXe siècle envisagées sous l’angle du patrimoine, des pratiques et de la gestion. M.-A. Germaine cherche à comprendre comment ces éléments vont entrer ou non en compte dans « la production des paysages contemporains » (p. 59). Dans le dernier chapitre, plus politique, Sébastien Caillault et David Montembault questionnent la pertinence des actions de restauration écologique sur l’Aubance et le Layon, affirmant que ces actions « ne vont pas de soi pour les habitants » (p. 85). En effet, comment se réapproprier des politiques de l’eau alors que celles-ci ont effectué un « revirement complet » en une seule génération ?
Quelle conciliation entre les projets de restauration et la multiplicité des rapports à la rivière ?
En mettant la focale sur les acteurs des cours d’eau, cette deuxième partie rend visible le lien entre les conflits rencontrés lors de projets de restauration et l’intensité, la diversité des attachements à la rivière. C’est parce qu’il existe plusieurs réalités autour de la même rivière, des « plurivers22 », que la prise de décision concernant les biens communs est complexe. Quels attachements et quels usages rencontre-t-on sur ces rivières ? En quoi influent-ils sur les représentations et les choix politiques ? Y a-t-il une prise en compte équitable des savoirs lors de ces actions de restauration ? Quelle est la réalité de ceux qui « habitent la Vallée » (p. 101) ? M.-A. Germaine et R. Barraud tentent dans le chapitre 5 de répondre à cette dernière interrogation en décrivant les rapports que des propriétaires de moulins entretiennent avec la vallée du Léguer. Malgré l’évidente diversité d’habiter un moulin – entre familles de meuniers et héritiers éloignés, valorisation esthétique ou projet d’usage énergétique –, un attachement fort à l’ouvrage et à ce qu’il représente semble relier les propriétaires. Ce lien rentre frontalement en opposition avec les politiques de l’eau des dernières années. Le chapitre 6 décortique quant à lui les pratiques de concertation lors d’une expérience de continuité écologique sur l’Aulne. En interrogeant la priorité donnée à l’aspect piscicole, Caroline Le Calvez et Emmanuelle Hellier montrent les freins à la concertation face à « un mode d’action qui laisse peu de place à la négociation avec les parties prenantes » (p. 128). Cette partie se clôt par un élargissement de focale : C. Le Calvez et R. Barraud se sont penchés sur un corpus de 60 questions parlementaires débattues entre 2004 et 2016 afin de réaliser une analyse politique des discours opposés au démantèlement d’ouvrages. Ils se sont tout particulièrement intéressés aux contre-discours des associations de sauvegarde des moulins et de riverains. Leur analyse pointe le flou des systèmes techniques et administratifs autour des « états de référence » : « L’approche technique tend à réduire le problème d’environnement à un problème d’ingénieur alors que les choix d’aménagement des vallées constituent un problème politique » (p. 142).
Les politiques de restauration : quels critères et quelle gouvernance appliquer ?
Partant du constat que « le temps du projet » peut également être « le temps de l’expérimentation » (p. 216), R. Barraud et M.-A. Germaine ont conçu un ouvrage qui donne des clés pour faciliter la prise de décision lors de la restauration des cours d’eau. Cette dernière partie est donc résolument appliquée et s’interroge sur les méthodes pour arriver à « une bonne gouvernance » conciliant valeurs économiques, sociales et environnementales. Quels outils utiliser pour évaluer la pertinence d’un démantèlement ? La satisfaction des riverains ? Quelles sont les particularités du portage politique français ? La proposition la plus concrète de la recherche se trouve au chapitre 8 : en partant d’une étude réalisée sur la Vire, Marie-Anne Germaine et Arnaud Chilou ont construit une grille multicritère tout aussi technique que socioéconomique. Ils reprennent le concept de « service écosystémique » et l’ouvrent aux services que rendent les aménagements. Quels usages économiques du site ? Quelle fréquentation ? Quel état du patrimoine ? Plus encore, par un système de points est également évaluée la compatibilité des aménagements avec le fonctionnement du milieu. Dans le chapitre 9, plus classique, Hervé Davodeau et Fanny Romain reprennent les résultats d’une enquête de satisfaction suite au projet de restauration sur la Moine, rivière traversant Cholet. La pertinence écologique est mise en doute dans ce « projet de paysage urbain » pensé comme la vitrine esthétique d’une rivière restaurée. Le chapitre 10 ouvre au champ peu évoqué du réinvestissement des sites hydrauliques pour la production d’électricité. Il questionne la difficile évaluation de son potentiel de productibilité : « Quelle valeur économique au regard de ses externalités environnementales ? » (p. 189). Marie-Anne Germaine, Ludovic Drapier et Laurent Lespez clôturent le livre par la comparaison de projets de démantèlement d’ouvrages en Angleterre, en France et aux États-Unis ces vingt dernières années. En mettant en regard les modes de portage de ces différents pays, pourrait-on trouver les clés d’une meilleure gestion de la restauration des cours d’eau ?
Ce livre ouvre un champ aux sciences sociales permettant ainsi de mettre en lumière l’importance de la dimension politique de la restauration des rivières. « Restaurer », « réhabiliter » ou encore « renaturer » une rivière implique des choix de société qui ne peuvent être traités par la seule ingénierie. Imageant cette complexité, l’historien Richard White propose le concept de « machine organique23 » pour penser les rivières anthropisées. Mi-techniques, mi-naturelles, elles sont le produit hybride d’une histoire longue entre l’homme et la nature. Si l’ouvrage est riche de nombreux cas empiriques, un point reste peu développé : les enjeux de qualité de l’eau, pourtant omniprésents dans le discours des acteurs. Pourquoi ne pas analyser cette priorité donnée sur le terrain aux questions de pollution ? Estime-t-on le démantèlement peu cohérent écologiquement ? Est-ce dû au faible dimensionnement des ouvrages démantelés ? En filigrane se dessine la critique des façons de concevoir les politiques publiques. Les auteurs évoquent à plusieurs reprises les soins paysagers ajoutés aux actions de restauration pour motiver les riverains à araser les barrages. Ajouter des motifs de « pas japonais », des fontaines ou des iris, est-ce vraiment restaurer une rivière ? À l’heure où les moyens manquent pour évaluer les bénéfices écologiques, l’esthétisation et l’utilité sociale ne remplacent-elles pas un vrai débat public sur les objectifs de la restauration et ce à quoi elle devrait véritablement nous engager ? Cet ouvrage pose la question de l’après : « Quelles vies sont possibles dans les ruines du capitalisme24 ? » Comment réparer nos socionatures ? Et quels moyens se donne-t-on pour le faire ?
Marie Lusson
(Irstea, UMR G-Eau, Montpellier, France)
marie.lusson@irstea.fr
La ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain (France, XVIIe- XXIe siècle)
François Mathis, Émilie-Anne Pépy
Champ Vallon, 2017, 369 p.
L’heure est au verdissement des villes mais ce rapport au végétal est-il si nouveau que cela ? Cet ouvrage écrit par deux historiens tente de montrer que la place de la nature est ancienne dans la ville parfois sous des formes très simples. Les auteurs parcourent ainsi les relations au végétal dans la ville depuis le XVIIe siècle à travers une multitude d’anecdotes. On voyage dans le temps et dans la France entière (marchés, jardins botaniques, expositions, bals, guinguettes, décorations théâtrales…). Mais on apprend aussi comment le végétal est source d’économie, de sociabilité, d’éducation, comment il est l’objet de contestations, de réglementations ou de collections, ou support de politique et d’urbanisme.
L’ouvrage est organisé en huit chapitres, non pas chronologiques mais thématiques. Une introduction ouvre le sujet en s’appliquant à donner des définitions de la ville, de la nature et de la nature dans la ville. On se perd un peu dans le récit qui n’est pas chronologique et souvent un peu réducteur sur l’histoire de la ville. On peut par exemple être surpris de lire que dès le XVIIIe siècle, le végétal devient un élément essentiel du développement urbain ! S’il est vrai que c’est une nouvelle préoccupation liée à l’embellissement puis à l’hygiénisme, cela s’est surtout traduit par une abondante plantation d’arbres, mais pas partout et pas de façon aussi structurante que le rapportent les auteurs.
Le premier chapitre, « Pourquoi la nature en ville », développe ces entrées et fourmille d’exemples et de cas précis. On comprend comment l’hygiénisme prend le dessus sur l’esthétique et comment la ville devient progressivement jardinée. Une place importante est donnée aux promenades, aux sports et aux jardins. Le chapitre se termine par une approche beaucoup trop rapide de la ville écologique avec seulement quelques exemples de biodiversité et de services écosystémiques. Le deuxième chapitre, « Les mains vertes », est ciblé sur les acteurs de la végétalisation. Tout d’abord, ce sont les particuliers avec leurs jardinets et leurs balcons, et les innombrables associations qui défendent des permis de végétaliser depuis la fin du XXe siècle qui sont l’objet de nombreuses anecdotes. Les professionnels sont ensuite décrits, de l’architecte artiste au pépiniériste. Il manque à ce tableau les graineteries qui ont aussi participé à cette évolution. On y apprend que déjà en 1937, un manifeste pour une meilleure collaboration entre architectes et créateurs de jardin est proposé et que le terme de paysagiste s’impose en 1945… Les pouvoirs publics, les plans d’aménagement et les pépinières municipales closent ce riche chapitre. Seul un mot est dit sur le Grenelle de l’environnement qui a pourtant été à l’origine, il y a une dizaine d’années, d’une prise de conscience très forte des décideurs et aménageurs et entraîné le travail de plus en plus important des bureaux d’études naturalistes et des écologues même en ville. De nouveaux professionnels du verdissement qui ont été oubliés.
Le chapitre 3, « Verdir la ville : un défi », aborde le foncier et l’économie du végétal. Très riche en anecdotes, il touche à de nombreux aspects de la relation homme-plante. Le sujet est bien complexe et aurait nécessité un peu plus de pluridisciplinarité. Il n’y a, par exemple, rien sur une approche botanique (le choix des variétés n’est pas traité) ou une approche anthropologique (l’opposition entre souhait de propreté et souhait du sauvage est à peine esquissée). Il est surprenant d’oser conclure ce chapitre sur une forme d’opposition au verdissement actuel « qui désurbanise et efface le passé ». Une telle affirmation aurait aussi nécessité une argumentation un peu plus développée. C’était, semble-t-il, tout l’objet de l’ouvrage ! Le chapitre 4, « Le théâtre végétal », aurait pu être mis en tête d’ouvrage car c’est bien là la première fonction des grands parcs à la française que de permettre à ceux qui les fréquentent de paraître et de se rencontrer. Le parc, l’exposition et le jardin (jusqu’aux jardins partagés) sont abordés dans leurs différents rôles sociaux. Les auteurs soulignent que les jardins ne se sont démocratisés qu’au cours du XXe siècle. Le chapitre 5, « Bien être, bien vivre », est un survol de la place des fleurs dans la ville. Décorations, fleuristes, bals, fêtes, zoos, sports, art topiaire, land art, etc. illustrent les multiples facettes du rapport au végétal dans les moments de plaisir de la société. Le chapitre 6, « Quand le végétal fait désordre », aborde de façon intéressante et peu courante les aspects négatifs du verdissement. Il y est donc question de désordre, de non-acceptation, d’allergie, de vandalisme mais aussi de la politisation du végétal et de la guérilla jardinière…
Le chapitre 7, « L’économie du végétal », contient une abondante documentation sur le commerce sous ses différentes formes. Les analyses de marché, maraîchage, agriculture urbaine, fleuriste, vignes en ville sont complétées par des passages riches sur les réglementations au fil du temps. C’est un très beau travail de synthèse. Le dernier chapitre, quant à lui, traite de « la nature savante » et reprend les origines éducatives de beaucoup de jardins et depuis fort longtemps. L’histoire de la botanique est abordée et complétée jusqu’aux sciences participatives actuelles. Enfin, la conclusion situe le propos dans l’actualité et souligne comment la ville devient jardin et comment sont proposées de plus en plus des utopies écologiques urbaines.
Cet ouvrage est bien illustré et très riche en faits historiques et anecdotes. La bibliographie, bien qu’essentiellement française, est abondante. On peut regretter qu’au sein de chaque chapitre et sous-chapitre, la chronologie ne soit pas respectée ; c’est ainsi que l’on passe sans arrêt d’un siècle à l’autre, si bien qu’il est difficile de dégager une évolution des idées et de leurs mises en œuvre. La construction de l’ouvrage ne permet pas de bien cerner un objectif ou une question centrale qui serait étayée par l’histoire. Ce travail passionnant est surtout une recherche d’historiens centrée sur le citadin. Il n’y a rien sur l’évolution des techniques, des plans d’urbanisme, des choix des plantes ni sur les comportements des animaux ou des plantes en ville. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une « histoire de la nature en milieu urbain » mais plutôt d’une « histoire des rapports du citadin avec le végétal ».
Philippe Clergeau
(MNHN, UMR7204 Cesco, Paris, France)
clergeau@mnhn.fr
Les relations villes/campagnes. Histoire d’une question politique et scientifique
Nicole Mathieu
L’Harmattan, 2017, 240 p.
L’ouvrage présente une sélection d’articles publiés par Nicole Mathieu entre 1973 et 2016. Il retrace la pensée de l’auteur qui s’est attachée, pendant plus de quarante ans, à mener une analyse critique et dialectique des concepts ville et campagne, urbain et rural, urbanité et ruralité, et enfin celui de nature. Cet itinéraire intellectuel s’appuie sur une méthode, construite au fil des années, qui consiste à resituer les concepts dans leur contexte historique et social de production, en France et en Europe, en faisant varier les échelles, du temps court au temps long. Cette méthode repose sur la confrontation des idées aux faits. N. Mathieu explore cette dialectique en traquant la circulation des idéologies qui s’élaborent dans différentes sphères sociales (scientifique, technico-politique, société civile) et en les confrontant aux transformations « réelles » des villes et des campagnes. Historienne et géographe, chercheuse spécialiste du rural et de l’environnement, le regard qu’elle porte est interdisciplinaire. De l’urbanisation des campagnes de l’après-guerre à la « nature en ville » du début du XXIe siècle, les relations entre ville et campagne se sont profondément transformées. Ce livre offre un témoignage des significations prises par ces transformations à différentes époques.
La première partie réunit cinq articles qui retracent cette évolution durant les années 1950 à 1990 (voir les bilans par décennie présentés dans les chapitres 4 et 5 et le tableau de synthèse p. 171-172). L’urbanisation des campagnes est l’idéologie dominante des années 1950 et 1960, aussi bien dans les sphères scientifiques que dans celles de l’aménagement. Elle oppose alors la ville, synonyme de modernité, à la campagne assimilée au passé et donc amenée à disparaître (chapitres 1 et 2). Le débat se transforme au cours des années 1970 avec l’émergence de la notion d’espace rural qui s’impose dans les politiques d’aménagement du territoire. Les recherches rurales visent alors à dresser des typologies des espaces montrant une diversité de relations à l’urbain (chapitre 3). Parallèlement, les milieux techniques de l’urbanisme continuent à ignorer le sort des espaces non urbains. Une nouvelle relation s’élabore au cours des années 1990 dans le contexte de la renaissance rurale (chapitre 5). Prolongeant la vision d’urbanisation généralisée, des analystes identifient les flux démographiques et d’emploi qui retissent les liens ville-campagne. Une représentation d’indifférenciation des espaces revient en force dans les milieux institutionnels et scientifiques qui lisent les relations ville campagne à l’aune des flux démographiques et d’emploi. D’autres s’interrogent sur les raisons de ces migrations périurbaines et rurales, introduisant une réflexion nouvelle sur l’habitabilité des milieux ruraux. La fin du XXe siècle s’ouvre sur une période qui oppose à nouveau la ville et la campagne, mais le sens de la relation a changé. La campagne est de nouveau idéalisée tandis que la ville est « mal-aimée », pour reprendre une expression de Joëlle Salomon Cavin, géographe à l’Université de Lausanne.
La deuxième partie du livre réunit des articles écrits entre 1996 et 2012. N. Mathieu tente d’élargir à l’Europe sa méthode élaborée pour la France (chapitre 6). L’entreprise est complexe. En effet, la définition du rural et de l’urbain varie d’un pays à l’autre. En s’appuyant sur la notion de mode d’habiter, il est possible de discerner cinq modèles (méditerranéen, latifundiaire, anglais, des régions industrielles, français) et de voir se dégager deux tendances contemporaines qui coexistent (chapitre 7) : celle de « la ville universelle et du rural comme non-lieu » permise par la standardisation des modes de vie et la généralisation des flux de personnes, de biens et d’informations ; et celle de « la naissance d’un contre-modèle néo-rural centré sur le mode d’habiter » les milieux ruraux. Citant Augustin Berque, l’auteur explique « qu’il s’agit d’une dynamique urbaine, mais idéalisant une forme d’habitat de type rural, riche en espace et proche de la nature » (p. 174). N. Mathieu se demande si la nouvelle utopie du développement durable qui caractérise le tournant des années 2000 change le sens donné au couple ville-campagne dans les territoires européens (chapitre 9). Des études de cas révèlent deux visions différentes selon les pays et/ou les régions : une vision environnementaliste et une vision « développement local ». Parallèlement, l’auteur relie les transformations des relations ville-campagne à des modèles de long terme (chapitres 8 et 10) qui s’ancrent dans l’époque des Lumières (figure rousseauiste), industrielle (figure matérialiste ou marxiste), contemporaine (figure de l’urbanisation) et prospective (figure du développement durable). Au fil du livre, une grille (schématisée p. 207) s’élabore, aboutissant à une conceptualisation théorique des relations ville-campagne.
N. Mathieu conclut son livre par deux documents inédits qui effectuent un retour critique sur la méthode élaborée (chapitre 11) et proposent une discussion sur un nouveau changement de sens, le plus récent, qui adjoint le mot « nature » à ceux de ville et de campagne (chapitre 12). Revisitant les périodes antérieures à l’aune de la place du concept de nature dans les idéologies, elle pose que la nature influencera les représentations sociales au XXIe siècle. Il ne s’agit pas seulement d’une nature paysagère, esthétique et culturelle, mais aussi de la nature « réelle », au sens de l’écosystème. Les notions récentes de ville campagne, de ville nature, d’agriculture urbaine illustrent peut-être une nouvelle conception de la relation ville campagne médiée par la nature. N. Mathieu en doute car si ces expressions construisent bien une mixité conceptuelle – ce qui, en soi, est un indicateur du changement qui s’est opéré au tournant du siècle –, elles n’expliquent pas ce qui distingue les deux catégories spatiales de ville et de campagne (ou d’agriculture) et n’indiquent pas non plus la relation qui s’établit entre société et nature.
À l’heure de la mondialisation et du changement climatique, le développement durable serait alors l’utopie politique qui se donne pour but de concilier des objectifs politiques contradictoires, le « penser global pour agir local ». Cette figure s’appuie sur une nouvelle conception de la nature où les natures idéelles rejoindraient les natures réelles qui caractérisent l’Anthropocène. Les relations ville campagne ne sont plus distinguées en fonction d’une hiérarchie entre lieux ou à l’aune d’une hybridation indifférenciée, mais en fonction d’une interaction sans hiérarchie entre des lieux et des milieux distincts. À l’opposé des années 1950 à 1980, ces représentations sociales de la ville et de la campagne ne sont pas le fruit des idéologies d’en haut, celles des politiques, des aménageurs et des scientifiques. Elles sont plutôt issues d’un mouvement bottom-up, des pratiques ordinaires, quotidiennes des habitants qui, pour retrouver du sens dans un monde complexifié et globalisé, réinventent leurs lieux et leurs milieux de vie, dans l’urbain comme dans le rural, autour de l’idée de nature. Ce local qui se réinvente n’est pas celui des campagnes paysannes antérieures à l’ère de l’urbanisation. Il n’est pas non plus celui du « développement local » inventé dans les années 1980 pour pallier le désengagement de l’État. Il s’agit davantage de repenser et de reconstruire l’habitabilité des territoires dans un rapport local-global qui ne cesse de se complexifier, et où la question de la nature continue à (re)prendre de l’ampleur. Les relations ville campagne seraient donc aujourd’hui marquées par cette entreprise de réinvention d’un rapport à la nature dans un monde qui n’a jamais été aussi instable et incertain.
Le livre se referme sur cette hypothèse, à confirmer par des travaux futurs. Un débat qui reste ouvert car, comme l’écrit elle-même N. Mathieu, comment conclure une question qui n’a pas de fin ?
Christophe-Toussaint Soulard
(Inra, UMR0951 Innovation, Montpellier, France)
Christophe.soulard@inra.fr
Quelques publications récentes, postérieures au livre de A. Federau témoignent de cet investissement des sciences humaines sur la question de l’Anthropocène : voir le dossier d’Annales. Histoire, Sciences Sociales, 72, 2, 2017 consacré à ce sujet ; Beau R., Larrère C. (Eds), 2018. Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po ; Augendre M., Llored J.-P., Nussaume Y. (Eds), 2018. La mésologie, un autre paradigme pour l’Anthropocène ? Autour et en présence d’Augustin Berque, Paris, Hermann.
Rockström J., Steffen W., Noone K., Persson A., Chapin III F.S., Lambin E.F., Lenton T.M., Scheffer M., Folke C., Schellnhuber H.J., Nykvist B., de Wit C.A., Hughes T., van der Leeuw S.E., Rodhe H., Sörlin S., PSnyder P.K., Costanza R., Svedin U., Falkenmark M., Karlberg L., Corell R.W., Fabry V.J., Hansen J., Walker B., Liverman D., Richardson K., Crutzen P., Foley J.A., 2009. A safe operating space for humanity, Nature, 461, 472-475.
Jouzel J., Debroise A., 2014. Le défi climatique. Objectif : 2 °C !, Paris, Dunod. Voir aussi « L’appel d’économistes, de responsables politiques, d’artistes, de philosophes, de syndicalistes pour demander un pacte finance-climat », publié dans Le Monde du 6 décembre 2017 ou l’entretien qu’il a accordé au Journal du Dimanche le 13 août 2017.
Jonet C., 2011. Initiatives de transition. Les risques d’un imaginaire politique ambigu, Barricade. Culture d’alternatives, www.barricade.be/publications/analyses-etudes/initiatives-transition-risques-un-imaginaire-politique-ambigu.
Markard J., Raven R., Truffer B., 2012. Sustainability transitions: an emerging field of research and its prospects, Research Policy, 41, 6, 955-967, http://dx.doi.org/10.1016/j.respol.2012.02.013.
Wright E.O., 2013. Transforming capitalism through real utopias, American Sociological Review, 78, 1, 1-25, http://dx.doi.org/10.1177/0003122412468882.
Il est important de rappeler que la critique du caractère trop politisé – et donc devenu inopérant – du Subsidiary Body on Scientific, Technical, and Technology Advice (SBSTTA), qui était le conseil auprès de la Convention sur la diversité biologique (CDB), est à l’origine de la création de l’IPBES.
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