Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 25, 2017
Pour une recherche en appui à l'action publique : leçons de l'expérience du ministère de l'environnement (1990–2016)
Page(s) S42 - S44
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2017030
Publié en ligne 24 août 2017

Les perspectives de mise en œuvre de la transition énergétique se déploient de l’échelle du citoyen aux plus hautes sphères du pouvoir et dans tous les domaines, y compris celui de la recherche. Concernant ce dernier, du fait de l’ampleur et de la diversité des enjeux environnementaux, climatiques, techniques mais aussi sociétaux qui sont à ce jour associés à l’idée même de transition énergétique, peu de disciplines se détournent du sujet.

Dans cette dynamique, des démarches pluridisciplinaires peuvent prendre forme. Un même objet d'étude est alors abordé selon différents points de vue disciplinaires, l'objectif étant dans ce cas de faire coïncider le travail de plusieurs disciplines à un même sujet. Dans d'autres cas, la perspective sera davantage interdisciplinaire. Un dialogue enrichissant est établi entre plusieurs disciplines. Une autre perspective, bien que moins citée, doit retenir l'attention en raison de la diversité des acteurs, chercheurs et non chercheurs, qui sont concernés par la question de la transition énergétique. Il s'agit de la transdisciplinarité. Il est possible de la caractériser comme suit.

D'une part, est soumis au travail un objet de recherche qui n'appartient pas en propre à une discipline, voire qui déborde les champs disciplinaires. D'autre part, le travail à faire n'a pas comme seul fin de faire progresser la recherche disciplinaire ; il mobilise aussi des non chercheurs ayant des statuts divers : des acteurs éminents (élus, responsables institutionnels ou représentants sectoriels), mais aussi des acteurs ordinaires (chefs d'entreprise, représentants associatifs, clients, habitants ou simples citoyens). Tous peuvent alors être amenés à coopérer avec les scientifiques. C'est cette troisième voie que je souhaite discuter et éclairer. Elle est en plein développement et souvent très féconde. Il est donc important d'essayer d'expliciter les conditions de sa mise en œuvre et les perspectives qu'elle ouvre à la recherche.

Pour y parvenir, je m'appuierai sur les enseignements qu'ont pu m'apporter quelques-unes de mes expériences de recherches pour lesquelles des coopérations avec des chercheurs de diverses disciplines et des non chercheurs ont été – ou sont encore – à l'œuvre dans la durée. Je ferai état des deux qui me paraissent les plus importants. Premièrement, une perspective transdisciplinaire ne peut être réellement envisageable que lorsqu'elle est corrélative d'une mise en conversation des incertitudes et des questionnements qui non seulement traversent plusieurs domaines disciplinaires, mais mobilisent d'autres acteurs, très divers. Deuxièmement, elle a toute sa pertinence et prend toute sa consistance lorsque les réflexions et expérimentations qu'elle favorise peuvent être affinées sur un temps long, notamment dans le cadre d'un enchaînement de recherches s'inscrivant dans un même processus cognitif : travailler sur les complémentarités possibles et nécessaires entre diverses disciplines, mais aussi entre divers points de vue d'acteurs évoluant à la marge ou en dehors du monde de la recherche.

Les mises en conversation d'incertitudes et de questionnements

La plupart des recherches transdisciplinaires n'émergent pas de la simple nécessité de faire dialoguer et de rendre ainsi commensurables des connaissances de diverses disciplines et des savoirs présents dans différents secteurs d'activités. La transdisciplinarité s'impose dès lors qu'un sujet nourrit des incertitudes et des interrogations qui vont interpeller et faire coopérer tant des chercheurs de disciplines diverses que des acteurs évoluant en dehors des sphères de la recherche. Tel est le premier enseignement que j'ai pu dégager de recherches portant sur des sujets à la profondeur et aux contours au départ très énigmatiques.

Il en fut ainsi pour la question de « la concertation » telle qu'elle a été saisie dans le cadre du programme « Concertation, décision et environnement » (2e phase)1. La transdisciplinarité s'imposait de fait sur le sujet de la concertation. Celle-ci étant considérée comme nécessaire dans une perspective de transition énergétique censée concerner et impliquer le plus grand nombre de parties prenantes, les conditions singulières ou génériques de sa mise en place et de son efficience maximale, ses mécanismes de fonctionnement et surtout son aptitude à capter une diversité d'acteurs apparaissaient aux participants comme autant d'inconnues. Elles l'étaient pour les chercheurs présents, qu'ils soient juristes, économistes, politologues, anthropologues ou sociologues. Certes, chacun pouvait, au titre de sa discipline, mettre en avant quelques perspectives et déployer quelques conjectures. Toutefois chacun ne pouvait apporter qu'une réponse bien partielle. La question de la concertation ne peut en aucun cas être totalement réglée à partir de l'énoncé d'hypothèses disciplinaires. Elle est l'objet des mêmes interrogations chez les acteurs-éminents aussi bien qu'ordinaires non chercheurs. Ces derniers attendaient beaucoup des rencontres durant lesquelles ils pourraient faire part de leurs attentes et échanger leurs points de vue, entre eux et avec des scientifiques.

Dans ces conditions, plusieurs initiatives se sont révélées nécessaires. Premièrement, la mise en place de séminaires entre les chercheurs des disciplines représentées. Deuxièmement, l'organisation de rencontres et de réunions regroupant des chercheurs et des acteurs éminents non chercheurs. Ces initiatives largement déployées par les porteurs du programme CDE ont permis que soient ouvertes des pistes de réflexion et d'action potentiellement convergentes. Troisièmement et de façon parallèle, j'ai engagé avec d'autres collègues chercheurs à l'université de Savoie des réflexions coopératives avec des habitants résidant dans les territoires impliqués dans la recherche, à savoir l'agglomération de Chambéry, le Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée et celui du Livradois-Forez2. Ces séances de réflexions avec les habitants se sont déroulées en présence d'acteurs institutionnels œuvrant à l'échelle de ces territoires. Elles ont permis d'opérer de manière coopérative un recensement des données concernant les freins éventuels ou avérés que pouvaient représenter pour les habitants les dynamiques technocratiques de concertation ; des diagnostics tripartites sur les façons de lever ces freins s'en sont ensuivis. Dans le même temps, elles ont favorisé l'élaboration en commun d'un Processus de concertation distribuée (PCD). Ce dispositif offrait aux habitants la possibilité d'intervenir dès les premières phases de conception des modèles et des procédures de concertation pouvant être mise en œuvre à l'échelle de leur territoire respectif. Communiqués à l'ensemble des protagonistes du Programme CDE, les résultats de ces coopérations et la perspective d'un PCD ont permis de lever quelques-unes des incertitudes initiales concernant les processus susceptibles de favoriser l'implication du plus grand nombre d'acteurs dans une démarche de concertation.

Autre exemple : celui de « l'accompagnement d'accueil dans les Espaces info énergie (EIE) »3. Ce projet de recherche soulevait la question suivante : par quel processus coopératif et transférable impliquant chercheurs, acteurs institutionnels et citoyens est-il envisageable d'accompagner les projets énergétiques des habitants localisés dans le Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée, voire au-delà de ce périmètre ? Aucune discipline ne pouvait offrir à elle seule une réponse globale. Dans le même esprit que pour l'exemple précédent, c'est à partir d'une réflexion commune autour, d'une part, des interrogations relevant de différents points de vue (directeur du PNR, responsable communication, conseillers EIE, responsable d'un cabinet d'étude, psychologue, informaticiens, habitants et moi-même), d'autre part de la co-constitution de données significatives et opératoires pour l'ensemble des partis en présence, que des stratégies de réflexion et d'action sont devenues progressivement envisageables et tenables. Ces mises en conversation des points de vue et cet objectif de co-constitution de données ont ouvert une perspective : l'idée de développer une logique d'accueil et de la transcrire dans une application numérique à visée didactique en vue d'en accompagner la mise en place. Des réflexions menées en coopération avec les conseillers EIE impliqués et les habitants ont été développées afin de concevoir cette application4. À ce jour, tant la logique d'accompagnement d'accueil que l'application sont opérationnelles et utilisées5. Toutefois, elles continuent d'être sans cesse améliorées et perfectionnées au fur et à mesure des réflexions et des besoins qui sont mutuellement exprimés lors des échanges entre les conseillers de l'EIE et les habitants qui se présentent à eux.

Ces exemples montrent comment une telle démarche se nourrit, d'une part, de mises en conversation des incertitudes et des questionnements de chercheurs et de non chercheurs, d'autre part d'un véritable travail de coopération impliquant les uns et les autres, jusqu'à ce qu'une certaine cohérence sociale émerge autour de résolutions qui semblent tenables pour le plus grand nombre.

La durée comme condition d'un mouvement systémique et créatif de la transdisciplinarité.

À partir des exemples de recherche que je viens d'évoquer, un deuxième constat s'impose. Plus encore que la recherche disciplinaire, celles relevant d'une dynamique transdisciplinaire gagnent en consistance cognitive et en perspectives stratégiques dès lors qu'elles s'inscrivent dans un mouvement d'approfondissement continu. Chaque travail disciplinaire se décline au regard de la trame historique propre à la discipline à laquelle il renvoie. Dans ce domaine, toute recherche produit en effet des avancées en s'appuyant tout à la fois sur les savoirs et connaissances historiquement entérinés, sur les questions non encore résolues, voire sur celles peu ou pas abordées jusque-là. Or rien ne permet de préjuger qu'il puisse en être autrement quand il s'agit d'une recherche à caractère transdisciplinaire. Cet aspect de la transdisciplinarité reste à ce jour bien peu formalisé, aussi je l'éclairerai en me référant principalement à mon expérience.

La recherche transdisciplinaire prend toute sa force dans le cheminement qui, dans la durée, la porte et l'étaye dans un mouvement de réalimentation et de réorientation sans doute potentiellement permanent. C'est ce que montre le programme de recherche sur la concertation. Il a non seulement favorisé une conversation entre les points de vue de chercheurs et de non chercheurs, mais à la suite des co-contributions qu'il a permises, il a construit les bases de recherches transdisciplinaires qui se succèdent et sont complémentaires. Ainsi, la mise en œuvre d'un processus coopératif d'élaboration de données et la mise en place d'un processus de concertation distribuée ont nourri la perspective générale de recherche sur l'accompagnement d'accueil dans les EIE du PNR de la Narbonnaise en Méditerranée. Et cette même recherche a permis d'aller plus avant, tant dans la réflexion théorique et dans la performance pratique d'une logique coopérative que pour le développement de processus de modélisation de données pertinentes à une échelle transdisciplinaire. Plus encore, cette dynamique de recherche et ses acquis ont pu être transposés dans le cadre d'autres programmes de recherche transdisciplinaires dans lesquels la question de la modélisation et de l'usage coopératifs de données est centrale. C'est le cas de l'Interreg CREhOM (franco-suisse). Ce dispositif porte sur des questions de performance énergétique dans le secteur de l'hôtellerie de moyenne montagne. Il réunit des chercheurs (en ingénierie des systèmes et en ingénierie industrielle, des économistes, des juristes, des sociologues) et des non chercheurs (responsables institutionnels, cabinets d'audit énergétique, hôteliers et clients) qui sont tous confrontés à un même questionnement : comment envisager de manière rentable, et pour quels usages, la performance énergétique d'établissements hôteliers qui ne sont occupés que quelques mois dans l'année et par des clients de diverses nationalités ? En résumé, tout cela démontre l'existence de ce que je nommerais un « effet système » qui, de fait, innerve la recherche transdisciplinaire. Ce cheminement historique de ce type de recherche est lui-même fondateur d'un maillage tant de problématiques, de dynamiques que de chercheurs et de non chercheurs, qui sont autant de ressources pouvant sans cesse alimenter des perspectives transdisciplinaires.

En guise de conclusion, je dirais que la recherche transdisciplinaire s'élabore et se déploie à partir de savoirs-problème au sens de Gaston Bachelard ou de John Dewey, autrement dit des problèmes pour lesquels aucune réponse n'est disponible en temps t, et qui convoquent la capacité de chercheurs et de non chercheurs à expérimenter et à trouver progressivement un mode de résolution. Dans ces conditions, il est clair que le développement de la recherche transdisciplinaire doit être encouragé par des logiques d'appels d'offre ou de commandes de recherche qui ne s'inscrivent pas strictement dans une logique de question-réponse immédiate, mais qui permettent aussi de mettre en perspective des axes stratégiques qui seront eux-mêmes porteurs d'un effet système historique en matière de transdisciplinarité.


1

Programme porté par le ministère de l'Environnement, de l'Énergie et de la Mer et l'ADEME.

2

R. Raymond (Dir.), O. Chavanon, D. Laforgue, 2011, Acteurs ordinaires et environnement. De l'absence des acteurs ordinaires dans les dynamiques technocratiques de concertation à leur présence possible dans un processus de concertation distribuée (PCD), Programme CDE 2e phase, rapport final, novembre.

3

Thème d'une recherche expérimentale s'inscrivant dans le prolongement du programme CDE 2e Phase et financée par l'ADEME.

4

Il s'agit de l'application SYCOMOD (SYStème de traitement COllaboratif et MODulé de données collectivement pertinentes). Cette application a été techniquement conçue en coopération avec des informaticiens de la société Sotf concept, mais aussi avec le responsable de l'entreprise Sdaconsulting. Quant à la modularité du système de traitement des données, elle a été envisagée, déployée et sans cesse enrichie à l'occasion d'un travail coopératif conduit dans la durée (sur 3 années) avec les conseillers de l'EIE et des habitants co-utilisateurs de cette application.

5

Raymond R., 2017. L'accompagnement d'accueil dans un EIE. Retours d'une expérience de recherche expérimentale appuyée par la mise en œuvre et l'utilisation d'un tutoriel dédié à l'accompagnement d'accueil. Rapport de recherche pour l'ADEME, avril.

Citation de l'article : Raymond R., 2017. Transition énergétique et transdisciplinarité. Nat. Sci. Soc. 25, S42-S44.


© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2017

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