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Nat. Sci. Soc.
Volume 25, Number 1, January-March 2017
Dossier « L’agriculture dans le système alimentaire urbain : continuités et innovations »
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Page(s) | 48 - 55 | |
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2017010 | |
Published online | 05 June 2017 |
Interdisciplinarité et transdisciplinarité à l'épreuve des revues anglophones
Interdisciplinarity and transdisciplinarity viewed by English-language journals
Philosophie, Mines-Télécom/TEM, Laboratoire LCSP,
Évry, France
* Auteur correspondant : fabrice.flipo@it-sudparis.eu
Dans cet article, nous abordons la question de l'interdisciplinarité (ID) et de la transdisciplinarité (TD) au travers de trois numéros récents de revues anglophones. La première se situe plutôt dans une approche managériale ; la seconde interroge philosophiquement les notions de frontières et indirectement de paradigme ; la troisième tente une mesure scientométrique de l'enjeu et se heurte à un problème de définition de l'objet. Nous concluons par quelques remarques sur les apports et les limites de chacune des trois approches, ainsi que de l'ensemble.
Abstract
In this paper we address the issue of interdisciplinarity (ID) and transdisciplinarity (TD) as dealt with in three recent issues of English-language journals. The first is a rather managerial approach; the second questions philosophically the notions of frontiers and indirectly that of paradigm; the third attemps a scientometric measure of the stake and runs into a problem of object definition. We conclude with a few remarks on the contributions and limitations of each and all of the three approaches.
Mots clés : philosophie / interdisciplinarité / transdisciplinarité
Key words: philosophy / interdisciplinarity / transdisciplinarity
© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2017
Trois numéros spéciaux ou dossiers de revues anglophones réputées ont récemment été consacrés à l'interdisciplinarité ou à la transdisciplinarité : le dossier « The reality of transdisciplinary processes », dans Sustainability Science (volume X, Issue 4, October 20151), le numéro spécial « Transdisciplinary problematics », dans Theory, Culture & Society (Volume 32, Numbers 5-6, Sept.-Nov. 20152), et un numéro spécial de Nature « Interdisciplinarity » (16 September 20153).
Le dossier « The reality of transdisciplinary processes » dans Sustainability Science
Le dossier de Sustainability Science consacré à la réalité des processus transdisciplinaires définit classiquement la transdisciplinarité (TD) comme l'intégration de savoirs non scientifiques dans le processus de recherche. Un cadrage théorique est fourni par un article en deux parties de Roland W. Scholz et Gerald Steiner (voir le sommaire complet dans l'Encadré 1). Ils distinguent une TD de « mode 1 », qu'ils font remonter à Piaget et Gödel, qui cherche à mettre en place un métaniveau, d'une TD de « mode 2 », qui s'intéresse surtout à pluraliser les points de vue et les expériences pour surmonter les problèmes de réductionnisme qui découlent du caractère fragmenté et parcellaire de la recherche disciplinaire ou même interdisciplinaire. En ce sens-là, la TD va au-delà de l'ID, de la recherche appliquée ou de la recherche participative, elle inclut une définition commune du problème, du processus de recherche et des résultats. La science devient une partie prenante parmi d'autres dans la production du bien commun.
Encadré 1. Sommaire du dossier « The reality of transdisciplinary processes », Sustainability Science (Volume 10, Issue 4, October 2015)
Editorial
Roland W. Scholz, Gerald Steiner − Transdisciplinarity at the crossroads, pages 521-526
Review Articles
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Roland W. Scholz, Gerald Steiner − The real type and ideal type of transdisciplinary processes: part I − theoretical foundations, pages 527-544
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Roland W. Scholz, Gerald Steiner −The real type and ideal type of transdisciplinary processes: part II − what constraints and obstacles do we meet in practice?, pages 653-671
Original Articles
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Claudia R. Binder et al. − The reality of transdisciplinarity: a framework-based self-reflection from science and practice leaders, pages 545-562
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Ulli Vilsmaier et al. − Case-based Mutual Learning Sessions: knowledge integration and transfer in transdisciplinary processes, pages 563-580
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Toddi Steelman et al. − Practicing the science of sustainability: the challenges of transdisciplinarity in a developing world context, pages 581-599
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Ruth Njoroge et al. − Transdisciplinary processes of developing, applying, and evaluating a method for improving smallholder farmers' access to (phosphorus) fertilizers: the SMAP method, pages 601-619
Case Reports
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J.H. Miah et al. − A small-scale transdisciplinary process to maximising the energy efficiency of food factories: insights and recommendations from the development of a novel heat integration framework, pages 621-637
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Katharina Schodl et al. − Developing science-industry collaborations into a transdisciplinary process: a case study on improving sustainability of pork production, pages 639-651
Ce cadrage général se décline en 8 articles. Tous reposent sur l'idée qu'il ne peut y avoir de TD sans prise en compte à égalité des savoirs et des connaissances de toutes les parties prenantes, sans priorité, mais sans confusion non plus : les savoirs scientifiques restent scientifiques (ils sont publiés dans des revues, etc.), les autres (autorités locales, populations autochtones, ONG, industries, etc.) conservent leur statut propre, avec leur logique de fonctionnement. À partir de là, 6 des 9 articles cherchent surtout à apporter un retour, en termes d'expérience. Les deux autres essaient de justifier la nécessité de la TD, par rapport à des approches jugées plus réductionnistes, vis-à-vis des problèmes de notre temps, qui sont cependant sous-jacents à tous les articles.
Un premier article (Miah et al.) s'intéresse à l'usage de la TD pour maximiser l'efficacité énergétique des usines de production alimentaire, en l'occurrence via l'usage de la chaleur dans une installation Nestlé. Les auteurs mettent en avant les points qu'ils ont jugés cruciaux dans la collaboration entre industrie et chercheurs (Université du Surrey) : la définition du calendrier, du rôle de chacun, le partage de l'information, l'usage que chacun en fait, les différentes contributions, la répartition des bénéfices et des coûts, les barrières et difficultés qui ont été rencontrées et la reproductibilité de l'expérience. Ils proposent une petite grille de questions-clés à se poser pour qu'un projet TD aboutisse. Un deuxième article (Schodl et al.) est assez similaire, au cas près : il s'agit cette fois d'élevage « durable » de porcs, avec un focus sur le bien-être animal.
L'article de Vilsmaier et al. porte plus particulièrement sur l'idée « d'apprentissage mutuel » (mutual learning) selon laquelle la production de savoir est conjointe, entre parties prenantes et scientifiques. Au cours de cet apprentissage mutuel, « les connaissances de tous les participants sont accrues4 », qu'il s'agisse du savoir local, des connaissances scientifiques, de celui des industries, des entreprises ou des ONG. Sur le même thème, Binder et al. reviennent sur les réflexions des coleaders industriel et académique, à l'issue de deux projets de recherche énergétique menés en Suisse. Ils mettent surtout en avant l'enjeu du temps, au sens d'un décalage qui peut exister entre acteurs scientifiques et non scientifiques. L'article montre aussi qu'un même projet TD n'est pas dénué de composantes disciplinaires et interdisciplinaires, qui sont mises en œuvre à des moments différents. À partir d'un projet TD dont la vocation était de surmonter les problèmes rencontrés dans l'usage des engrais par les petits agriculteurs au Kenya subsaharien, Njoroge et al. montrent que les scientifiques peuvent jouer en quelque sorte le rôle de facilitateurs et de tierce partie venant attester de la réalité des résultats. En résumé, leur méthode a consisté à mettre toutes les parties prenantes autour de la table pour trouver ensemble des solutions répondant aux attentes de chacun (banques, agriculteurs, intermédiaires, etc.).
L'article de Vilsmaier et al. propose aussi une analyse en termes de déroulement temporel du projet, avec trois phases : 3 à 6 mois de préparation (définir l'enjeu, les buts, les responsabilités, etc.), 1 à 2 jours de rencontres entre les acteurs, puis 2 à 4 mois de consolidation et diffusion. L'ensemble inclut un souci de généralisabilité et de prise en compte des échelles géographiques ou administratives. Ce que chacun amène dans le projet est également considéré comme du savoir et de l'expérience. Ce découpage en phases est similaire à celui que l'on retrouve chez Steelman et al., qui partent d'un problème de sécurité de l'approvisionnement en eau en Afrique du Sud. Ils reviennent plus particulièrement sur les difficultés qu'ils ont rencontrées, en forme de contre-exemple de ce qui peut se produire lorsqu'on conduit un projet de manière trop peu informée des « bonnes pratiques » en matière de TD. La première phase explore toutes les dimensions pertinentes au sujet de l'eau portées par les différentes parties prenantes : connaissances du cadre juridique, questions de qualité et de disponibilité de l'eau, expériences passées, perceptions de l'avenir, définition des besoins. La légitimité de l'équipe se révèle difficile à acquérir. La phase deux connaît la peur de l'échec, des conflits de méthode entre les chercheurs, un manque général d'intégration des savoirs, la participation irrégulière de certaines parties prenantes, et le caractère vague et ambigu des résultats. La dernière phase met en évidence des retombées concrètes limitées, des problèmes de manque de légitimité des résultats, et une difficulté en termes de généralisabilité, qui a aussi réduit les débouchés en termes de publication.
Les deux derniers articles reviennent sur les impasses d'une recherche laissant la TD de côté. Martin-Lopez et al. rappellent qu'une stratégie de conservation de la biodiversité se désintéressant des facteurs sociaux est destinée à échouer, il faut donc passer de l'idée d'une nature séparée des systèmes sociaux à une intégration de l'un et l'autre. Les défis pour la science de la soutenabilité sont au nombre de trois, d'après les auteurs : sortir de l'illusion d'une nature vierge, intégrer le social et l'écologique dans ce qu'ils peuvent avoir de conflictuel, et prendre en compte les savoirs locaux. Tobias et al. vont dans le même sens, en montrant à quel point des notions telles que perturbation ou résilience dépendent d'une intrication très complexe entre activités humaines et logiques écologiques. Le propos est illustré par trois cas : le tourisme (stations de ski et variation climatique), le verdissement du Sud du Sahel au Niger (en dépit des famines, conflits, etc.) et les pêcheries (variations des stocks en Antarctique et variation des pratiques de pêche).
L'intérêt du dossier réside à notre sens dans les multiples exemples et nombreux schémas qui visent à expliciter les processus concrets de management de la TD. Il en ressort que l'ID et la TD n'ont rien de très compliqué, à partir du moment où un principe d'égalité entre toutes les parties prenantes est adopté, et que l'on accepte l'étrangeté de l'étranger (« the otherness of the other », Njoroge et al.). Steelman et al. suggèrent à juste titre de cadrer le problème en fonction des attentes de tous les acteurs plutôt qu'en fonction de la seule curiosité du chercheur. Le (long) tableau fourni par Scholz et Steiner à propos des obstacles et des risques fréquemment rencontrés lors d'une recherche TD est très utile, comme aide-mémoire.
On peut néanmoins déplorer peut-être le manque de retour de la part des autres parties prenantes. Quel serait leur avis, sur ce dossier, sur ce qui peut leur apparaître comme des comptes rendus de mission ? Sont-ils complets, doivent-ils être réévalués ? Les problèmes abordés n'auraient-ils pas pu être résolus sans les chercheurs, par exemple ? Par ailleurs, les auteurs ne soulignent pas assez que l'approche « problem-solving » qui est partout sous-jacente à leurs travaux et analyses facilite beaucoup les convergences. En sciences humaines et sociales, et plus encore en philosophie, tout est, au contraire, dans la définition du problème, en partant de l'idée que la solution est toujours celle de quelqu'un, qu'elle n'est donc jamais neutre, et que le chercheur perdrait sa neutralité en prenant parti. C'est un problème qui ne se pose pas vraiment dans les sciences dites « appliquées », principalement mises en scène dans ce dossier. Un autre aspect peut être critiqué : les éditeurs scientifiques confondent ce qu'ils appellent « le refus de la métaphysique » avec celui des macroconcepts ; comme ils le concèdent eux-mêmes, leur approche de la TD est très managériale, et très commode pour surmonter le réductionnisme, sans plus de prétention, mais elle n'instruira pas beaucoup le chercheur en quête de concepts. Enfin, on peut s'interroger sur l'ambition affichée de Scholz et Steiner à aller plus loin que les « boutiques de sciences » et autres sciences participatives, pour se situer dans les courants de l'empowerment. La théorie qu'ils proposent correspond assez bien à ce projet en effet, mais la pratique s'en écarte de manière sensible. Les auteurs ne se posent pas vraiment la question de savoir comment déterminer l'identité des parties prenantes, par exemple, alors que c'est dans le choix qui est opéré que se joue la représentativité et l'ouverture réelle du processus, permettant (ou pas) un empowerment. Les problématiques concrètes de démocratie participative sont à peine esquissées. Leur méthode peut certes être utilisée au service de l'empowerment, mais elle peut aussi bien désigner ce qui se fait depuis le XIXe siècle avec, par exemple, la collaboration de l'ingénieur James Watt et de l'entrepreneur Matthew Boulton dans l'invention de nombreux principes de fonctionnement mécaniques et la commercialisation de produits liés à la machine à vapeur.
Le numéro spécial « Transdisciplinary problematics » dans Theory, Culture & Society
Theory, Culture & Society publie un numéro spécial sur les problématiques transdisciplinaires, édité par Peter Osborne, Stella Sandford and Éric Alliez (voir le sommaire complet dans l'Encadré 2). Une partie des articles présente les résultats d'un programme de recherche soutenu par le Conseil britannique pour la recherche en arts et humanités (UK-AHRC) intitulé « Transdisciplinarity and the humanities: problems, methods, histories, concepts ».
Encadré 2. Sommaire du numéro spécial « Transdisciplinary problematics », Theory, Culture & Society (Volume 32, Numbers 5-6, September-November 2015)
Edited by Peter Osborne, Stella Sandford and Éric Alliez
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Peter Osborne − Problematizing disciplinarity, transdisciplinary problematics, p. 3
>I. Legacies of anti-humanism
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Lucie Mercier − Introduction to Serres on transdisciplinarity, p. 37
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Michel Serres − Transdisciplinarity as relative exteriority, p. 41
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Étienne Balibar − Foucault's point of heresy: “quasi-transcendentals” and the transdisciplinary function of the episteme, p. 45
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David Cunningham − Logics of generalization: Derrida, grammatology and transdisciplinarity, p. 79
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Nina Power − Reading transdisciplinarity: Sartre and Althusser, p. 109
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Andrew Goffey − Introduction to Guattari on transdisciplinarity, p. 125
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Félix Guattari − Transdisciplinarity must become transversality, p. 131
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Éric Alliez − Structuralism's afters: tracing transdisciplinarity through Guattari and Latour, p. 139
II. Transdisciplines
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Stella Sandford − Contradiction of terms: feminist theory, philosophy and transdisciplinarity, p. 159
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Tuija Pulkkinen − Identity and intervention: disciplinarity as transdisciplinarity in gender studies, p. 183
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Lisa Baraitser − Temporal drag: transdisciplinarity and the “case” of psychosocial studies, p. 207
Disons-le tout de suite : l'approche très conceptuelle et donc très abstraite découragera les partisans de sciences plus empiriques. Mais l'ensemble est très accessible et jubilatoire pour les amoureux de rigueur conceptuelle. Bref, nous retrouvons les écarts et controverses que l'on connaît entre la philosophie, pour qui un terrain est un exemple nourrissant une réflexion générale, et d'autres approches qui considèrent à l'inverse que tout est dans le terrain, et que l'on ne doit pas en sortir, sous peine d'errer loin d'une attitude « vraiment scientifique », considérant que ce qui est général est surtout très vague. À quoi les philosophes répondent souvent que le langage utilisé par les empiristes est intrinsèquement porteur de généralités dont ils devraient interroger le bien-fondé, plutôt que de penser que le terrain peut leur épargner ce travail.
Dans une introduction, Peter Osborne offre un tableau qui se veut relativement exhaustif des divers préfixes qui ont pu être accolés à la disciplinarité, les plus connus étant trans-, multi- et pluridisciplinarité, mais on trouverait aussi méta-, anti-, dé-, post-, et in-. Pour Osborne, la disciplinarité est à entendre avec ce fond de musique militaire qui fait marcher au pas, et peut de ce fait être rapprochée des travaux de Foucault sur les agencements locaux du pouvoir. Les disciplines peuvent aussi être appréhendées au travers des analyses proposées par Gilles Deleuze et Félix Guattari sur les processus de subjectivation, désubjectivation et resubjectivation, à partir du moment où elles sont des territoires existentiels susceptibles d'investissement ou de désinvestissement affectif. Osborne offre aussi une rétrospective historique sur la TD, notamment dans des institutions telles que l'OCDE ou l'Unesco, remontant jusqu'aux années 1970, qu'il considère comme étant l'origine des réflexions sur ces questions. Il souligne que l'idée était déjà présente antérieurement chez Hegel, Marx et l'École de Francfort, ainsi que dans la critique de la philosophie entendue comme TD totalisante, assumant une tâche de synthèse et de mise en cohérence de toutes les branches du savoir. Le dossier étant marqué par une perspective poststructuraliste et postmoderne de critique des métarécits, Osborne conclut sans surprise en faveur de la lecture que Michel Serres fait de Leibniz, récusant tout discours totalisant, et donc tout jeu de langage figé. La problématique de « l'antihumanisme » althussérien est prise comme le symbole de deux positions possibles, sur le plan scientifique : d'un côté, le structuralisme pur et dur que défendait Althusser et le marxisme sous le nom de matérialisme historique, dans lequel les individus sont agis par les structures, et de l'autre l'humanisme de la liberté que l'on trouve dans l'existentialisme sartrien ou chez Deleuze et Guattari, où les structures résultent plutôt de l'activité des individus, et ne sont donc pas susceptibles de science, mais seulement d'interprétations toujours révisables.
Le premier thème est un extrait de l'ouvrage de Michel Serres, Hermès III. La Traduction (Éditions de Minuit, 1974). Serres propose ici une vision synoptique des relations entre sciences et philosophie. Il pointe quatre stratégies historiques par lesquelles la philosophie a sécurisé son contrôle sur les sciences, quatre versions de l'extériorité philosophique envers le champ des sciences : par-dessus (la métaphysique des Grecs, selon laquelle seul le philosophe a accès aux Idées générales qui gouvernent les cas particuliers), par-dessous (les conditions de possibilité kantiennes, pour lesquelles on ne saisit des phénomènes que par le filtre de la structure de notre perception), par l'avant (les Lumières qui, au nom du progrès, anticipent et prophétisent la direction et les résultats des sciences) et par l'arrière (idée que Serres juge proprement moderne selon laquelle toutes les prétentions à la vérité sont immédiatement entachées de soupçon, comme le symbolise le travail des trois auteurs que l'on appelle communément les « philosophes du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud). Serres se tient du côté de Leibniz qu'il voit comme celui qui se tient dans les sciences, et qui les pratique, sans céder à aucune des quatre extériorités. Lucie Mercier complète le propos en expliquant que Leibniz est celui qui refuse tout métalangage et que sa méthode est donc, pour Serres, vraiment transdisciplinaire.
Un second thème, proposé par Étienne Balibar, tourne autour de la notion de « quasi-transcendantal ». L'auteur part de la difficulté que pose, chez Foucault, le concept d'épistémè, aussi bien sur le plan logique et historique. Rappelons que l'épistémè désigne chez Foucault les conditions de production de connaissances propres à une époque5 ; que ce concept est à l'origine de la notion de « communauté épistémique » reprise en sciences politiques6 pour désigner les réseaux internationaux d'experts, partageant les mêmes convictions et engagements politiques en vue de promouvoir la coopération et la coordination internationales dans des domaines comme la défense de l'environnement ou le développement durable7. Balibar propose de rapprocher ce concept d'épistémè d'un autre moins travaillé, dans l'œuvre de Foucault : le « point d'hérésie ». Épistémè et point d'hérésie sont complémentaires, explique Balibar, et s'éclairent l'un l'autre, à partir du moment où le second révèle les limites du premier, et la possibilité d'une transgression. L'épistémè fixe les bornes des possibles du savoir, bornes qui se manifestent quand elles sont outrepassées, cette manifestation étant appelée « point d'hérésie », en référence à ce qui peut provoquer l'exclusion dans le domaine religieux. On reconnaît aussi la marque des travaux de Balibar sur les frontières, en philosophie politique, où il soutient l'idée que les frontières étatiques ne sont que l'une des manifestations des multiples frontières qui existent au sein des États. Sous cet angle, l'Europe est « une superposition de frontières, et donc de relations entre les histoires et les cultures du monde (ou du moins une grande partie d'entre elles), qu'elle réfléchit en son propre sein8 ». Balibar suggère que ces points d'hérésie, au sein des sciences, sont toujours de nature transdisciplinaire, et non interdisciplinaire comme on le dit souvent. Ils impliquent aussi une superposition de frontières dont beaucoup sont extrascientifiques. Balibar propose de nommer « quasi-transcendantaux » les concepts qui organisent ainsi notre expérience et notre pratique du monde, et limitent notre perception, en la situant, à la manière de frontières. David Cunningham montre ensuite à partir de Derrida que le poststructuralisme ne peut se comprendre qu'à partir d'une discussion du structuralisme, qui demeure en permanence en toile de fond, constituant aussi un ensemble de frontières. Le poststructuralisme derridien peut donc se comprendre comme proprement transdisciplinaire, en tant qu'il lit et déplace sans cesse le sens, les frontières. On retrouve l'idée de quasi-transcendantal.
Un troisième thème revient sur certains aspects de la philosophie deleuzo-guattarienne. Andrew Goffey s'intéresse à la mise en pratique de la libération du désir, explorée dans Capitalisme et schizophrénie sous le thème général de « schizoanalyse ». Pour mémoire, le rôle de la schizoanalyse, pour Deleuze et Guattari, n'était que celui d'un facilitateur, vers la libération du désir : « analyser la nature spécifique des investissements libidinaux de l'économique et du politique ; de là montrer comment le désir peut être déterminé à désirer sa propre répression dans le sujet qui désire9 ». La tâche de la schizoanalyse est de renverser le théâtre de la représentation dans l'ordre de la production désirante, de dégager les flux déterritorialisants du désir. D'où le souci de « découvrir chez un sujet la nature, la formation ou le fonctionnement de ses machines désirantes, indépendamment de toute interprétation10 ». La schizoanalyse, c'est une rhizomatique (idée de multiples enracinements et déracinements), une pragmatique, une micropolitique11. Un texte tardif de Guattari est d'ailleurs traduit pour la première fois en anglais dans ce numéro spécial : « Fondements éthico-politiques de l'interdisciplinarité ». L'auteur développe ses thèmes favoris en les déclinant dans le domaine des savoirs, se faisant l'avocat d'une réappropriation collective et démocratique du réel sous toutes ses formes, notamment politique, technique, écologique et esthétique. Éric Alliez montre la parenté entre Guattari et Latour pour ce qui est d'une épistémologie pragmatique et poststructuraliste.
Les trois derniers textes sont regroupés sous la catégorie « Transdisciplines », avec l'idée d'explorer certains déplacements, d'une discipline à l'autre. Le propos est donc plus limité, en termes d'extension conceptuelle. Stella Sandford revient sur la résistance de la philosophie, face à l'émergence d'une philosophie féministe, la philosophie comme discipline s'estimant propriétaire de la définition de ce qui est philosophique et de ce qui ne l'est pas. Elle développe la notion de « concept voyageur » (travelling concept) proposée par Mieke Bal, une théoricienne néerlandaise de l'esthétique, qui entendait par là souligner le fait que les concepts se déplacent, d'une discipline à une autre, d'une personne à une autre, d'une période historique à une autre12. Tuija Pulkkinen revient de son côté sur ce qui lui paraît être le paradoxe constitutif des gender studies, qui consiste à faire reconnaître une identité par le refus d'une identité. La TD prend ici la forme de ce que l'auteure appelle une « intervention », que d'autres appelleraient un engagement épistémique, au sens où les questions que se posent les non-scientifiques sont prises au sérieux, tout comme la possibilité qu'ils disposent déjà d'éléments de connaissance aussi robustes que ceux dont la science prétend parfois un peu vite détenir le monopole. Sandra Harding a récemment écrit un essai très stimulant sur la question13. Un dernier article de Lisa Baraitser retrace la genèse d'une discipline émergente, les études psychosociales, mais nous sommes là en présence d'un fait banal et bien connu, ne débouchant sur aucun travail conceptuel proprement dit.
L'ensemble est assez stimulant. Le dossier montre que la philosophie n'est pas si dénuée de précautions que l'imaginent parfois les sciences plus empiriques, en ce qui concerne l'usage des concepts. Mais on n'évite pas complètement le biais disciplinaire, au sens où la dominante philosophique met très largement de côté les questions pratiques de rapports des philosophes avec d'autres sciences, plus empiriques. On s'interroge aussi sur la débauche d'érudition foucaldienne et guattarologique, mobilisée pour formuler quelques idées qui dans le fond ne sont pas si complexes. Les chercheurs peu familiarisés avec le jargon philosophique ne trouveront guère de réponses à leurs questions, c'est un peu dommage.
Le numéro spécial « Interdisciplinarity » dans Nature
Le dernier numéro spécial est celui consacré par Nature à l'interdisciplinarité (voir le sommaire complet dans l'Encadré 3). La revue s'interroge sur la manière selon laquelle « scientifiques et spécialistes des sciences sociales viennent à travailler ensemble pour résoudre les grands défis de l'énergie, de l'alimentation, de l'eau, du climat et de la santé ». Dans l'éditorial, il est question de détruire les barrières disciplinaires pour trouver un sol commun. Le propos est plutôt pédagogique et managérial, à l'instar du numéro de Sustainability Science évoqué plus haut. La bonne ID prend son temps et requiert une communication respectueuse. Suivent deux articles.
Encadré 3. Sommaire du numéro spécial « Interdisciplinarity », Nature (16 September 2015)
Editorial
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Interdisciplinary science must break down barriers between fields to build common ground.
Features
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Richard Van Noorden − Interdisciplinary research by the numbers
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Heidi Ledford − How to solve the world's biggest problems
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Quiz: How interdisciplinary are you?
Comment
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Ana Viseu − Integration of social science in research is crucial
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Rick Rylance − Global funders to focus on interdisciplinarity
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Rebekah R. Brown, Ana Deletic, Tony H.F. Wong − How to catalyse collaboration
Le premier explore la question de l'ID d'une manière scientométrique. Il montre que l'ID est plutôt en croissance, depuis les années 1990. La scientométrie montre aussi que les papiers ID sont moins cités que les articles disciplinaires, dans un premier temps (3 ans après publication), mais qu'ils sont tendanciellement plus cités sur le long terme (13 ans après publication). Certains domaines sont plus interdisciplinaires que d'autres, ainsi la santé, par rapport à la médecine clinique. L'article offre un simulateur graphique permettant de visionner l'évolution du caractère disciplinaire de plusieurs disciplines. Il est remarquable de constater que les « humanités », par exemple, ne sont véritablement disciplinaires que de 1975 à 2000. En sciences sociales, le graphique montre la persistance d'une part élevée de travaux interdisciplinaires, à toutes les époques, sans être majoritaires pour autant. À l'inverse, la chimie se montre toujours très disciplinaire. On se demande quand même si les résultats ne sont pas en partie la conséquence des catégories retenues par l'auteur, les « sciences sociales » ne constituant pas une discipline à proprement parler, par exemple. N'aurait-il pas fallu plutôt parler de « domaines » ? Les catégories utilisées sont un peu floues.
Dans le second article, Heidi Ledford estime que ce sont les problèmes concrets auxquels le monde fait face qui ont forcé les scientifiques à sortir de leurs disciplines. Les résistances sont encore très grandes. Les structures académiques ne se prêtent pas beaucoup à ce genre d'exercice. C'est de ce constat qu'est né l'Institute for Advanced Science and Technology, dans les années 1980, aux États-Unis. Depuis cette époque, le modèle a fait école. Même de cette manière, les chercheurs interdisciplinaires rencontrent des difficultés très importantes pour obtenir des financements, des promotions, ou publier dans des revues à impact élevé. Ledford revient sur l'historique du problème. L'idée d'une catégorisation des savoirs remonte à Platon ou Aristote. Mais c'est au cours du XIXe siècle que la spécialisation devient la règle. Le problème du réductionnisme qui en découle conduit à l'émergence du concept d'interdisciplinarité, qui apparaît en 1937 dans l'Oxford English Dictionary. L'intérêt pour l'ID s'intensifie dans les années 1970 et n'a pas faibli depuis. Pourtant, les difficultés sont toujours là, Ledford donne de nombreux exemples concrets pour l'illustrer. Sur le plan organisationnel, les choses n'ont pas beaucoup évolué. Les sciences sociales, en particulier, sont fréquemment instrumentalisées, appelées à éclairer les impacts plus larges d'un projet dont les grandes lignes sont fixées par les autres sciences. Les sciences naturelles ont même tendance à penser naïvement qu'elles peuvent estimer elles-mêmes ces impacts au travers de questionnaires en ligne tels que SurveyMonkey.
Le dossier s'achève sur un petit test censé mesurer le degré d'interdisciplinarité du lecteur, sur la base de ses connaissances conceptuelles et sémantiques, par exemple les différents sens possibles que prend « cellule » dans diverses disciplines.
Trois commentaires ont été publiés suite à ce numéro spécial. Ana Viseu souligne l'importance d'une intégration des sciences sociales qui soit réelle et sur un pied d'égalité. Témoignant de son expérience dans le programme étasunien sur les nanotechnologies, l'auteure montre que l'on attendait essentiellement des sciences sociales de « maximiser les bénéfices » du programme. Les sciences sociales n'étaient pas mobilisées pour ce qu'elles sont, mais pour glorifier la science. Au lieu de prendre au sérieux son travail d'ethnologue, les autres scientifiques ont considéré que son rôle dans le projet était de gérer certains risques d'ordre « sociaux et éthiques », alors que les sciences sociales devraient étudier la « positionalité » des projets : qui paie, quels sont les buts poursuivis, qui les définit. Il ne peut y avoir de réelle intégration sans poser ce genre de question. Rick Rylance estime, quant à lui, que le problème du financement vient surtout du manque de lisibilité des projets ID, principalement en raison de protocoles de recherche hétérogènes. Le troisième commentaire s'intéresse d'un point de vue managérial à ce qui peut faciliter la collaboration dans la conduite de projets TD en matière de développement durable. Les auteurs suggèrent une liste de cinq principes-clés : établir une mission commune ; former des chercheurs « en T » (largeur et profondeur), qui renforcent leur discipline mais regardent au-delà, vers d'autres disciplines ; nourrir un dialogue constructif ; disposer d'un soutien institutionnel ; lier la recherche, l'action publique et la pratique, c'est-à-dire dans ce commentaire l'industrie.
Pour conclure, quelques impressions
Les trois dossiers éclairent bien des aspects de l'ID et de la TD : l'intérêt que l'on peut y trouver, mais aussi les difficultés que l'on rencontre. Sustainability Science privilégie la dimension opérationnelle et managériale, et sera utile dans la conduite de projets. Theory, Culture & Society est à réserver aux philosophes ou aux philosophants, mais en retour propose une analyse conceptuelle très pertinente, en termes de structuration du savoir et de phénomènes de frontières, dans ce qu'elles peuvent avoir d'excluant. Nature aborde la question de manière plus superficielle, plus proche du témoignage, offrant un contraste saisissant avec la recherche de rigueur conceptuelle de TCS. Lus ensemble, ces trois dossiers offrent une perspective qu'aucun des trois n'aborde explicitement. Du côté de Nature, des concepts pris comme des évidences, ouvrant sur un souci de mesurer. Du côté des philosophes, un souci de définir, tant et si bien que le moment de la mesure ne se produit jamais, étant considéré implicitement comme trop réductionniste. Le numéro de Nature ferait frémir les philosophes devant tant de naïveté ; le numéro de TCS laisserait les auteurs du dossier de Nature abasourdis devant tant de généralités qui leur sembleraient aussi vagues qu'imprécises, faute de mesure ou de concret. Les deux perspectives n'en sont pas moins aussi nécessaires à l'attitude scientifique.
Le philosophe post-poststructuraliste restera tout de même un peu insatisfait. Un point demeure en effet très largement en dehors de l'analyse : c'est ce que Scholz et Steiner appellent le « mode 1 » de la TD, sur lequel ils passent très vite. Ces trois dossiers semblent en effet oublier que la science consiste d'abord à connaître, connaître pour savoir, pour comprendre, et pas simplement pour résoudre un problème concret tel que la durabilité du développement ou les débouchés de produits issus des nanotechnologies, ni pour souligner que tous les concepts ont des bords et des limites et ne devraient jamais être pris pour des entités naturelles et éternelles. La question affleure sous le propos de David Cunningham : la critique que le poststructuralisme fait du structuralisme se réduit trop souvent à une dimension langagière, n'examinant pas suffisamment les conditions de sa performativité. Les structures demeurent, quand bien même le philosophe structuraliste aurait verbalement tout déconstruit. Elles tracent un sens, une direction, que l'on peut interroger, sans se voir immédiatement soupçonné de tout naturaliser. La philosophie retrouve l'une de ses tâches traditionnelles, celle de la synthèse. C'est de la synthèse que découle le sens, rien ne peut changer ce fait. Cette observation souligne le risque d'irrationalité que courent des sciences éclatées ou réductionnistes, se refusant à la synthèse. Car ce qui est rationnel dans un contexte étroit peut fort bien ne plus l'être dans un contexte plus large. Or on ne peut échapper au contexte plus large, qui continue d'exister, quand bien même on s'acharnerait à nier son existence par souci de « rigueur » ou « d'excellence » disciplinaire. Alfred North Whitehead a bien pointé ce risque-là14. À lire ces dossiers, on ne peut que se dire qu'une partie des sciences, même fondamentales, semble avoir sombré dans ce que certains appellent les « technosciences », des sciences qui sont avant tout des savoir-faire, dans la résolution de problèmes. L'idéal philosophique de la science qui se dégage ici est donc un peu différent, il serait plutôt dans l'empowerment évoqué par Scholz et Steiner, qui prendrait banalement le nom d'« émancipation », une connaissance qui donnerait à chacun prise sur le monde dans lequel il se trouve.
Le sommaire est disponible à cette adresse : http://link.springer.com/journal/11625/10/4/page/1. Certains articles sont en libre accès.
Le sommaire est disponible à cette adresse : http://tcs.sagepub.com/content/32/5-6. Certains articles sont en libre accès.
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Citation de l'article : Flipo F., 2017. Interdisciplinarité et transdisciplinarité à l'épreuve des revues anglophones. Nat. Sci. Soc. 25, 1, 48-55.
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