Open Access
Editorial
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 3, Juillet/Septembre 2024
Dossier « L’évaluation des jeux sérieux sur les thématiques agro-environnementales, territoriales et alimentaires »
Page(s) 251 - 252
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025008
Published online 19 February 2025

La programmation de la recherche entretient un rapport paradoxal au temps. D’un côté, elle s’appuie sur des institutions, des outils, des dispositifs qui s’inscrivent dans une certaine durée et qui présentent une inévitable inertie ; et de l’autre, elle est particulièrement sensible aux aléas de la vie politique et du débat public, notamment dans un pays comme la France où la puissance publique n’a pas renoncé à l’idéal de la décision éclairée par des données issues de la recherche, et où une large partie de la société, tout autant, aime à considérer « la science » comme un instrument au service de l’intérêt général, donc de ses attentes. Dans une configuration de ce type, les questionnements et les mots-clés issus du champ politique, de la vie sociale et de celle des laboratoires entrent soit en rivalité, soit en synergie, pour tenter d’infléchir la trajectoire des communautés de recherche et de s’inscrire comme nouveaux drivers de l’économie de la connaissance. Certains enjeux mettent des années à atteindre ce statut, comme le « développement durable », d’autres l’obtiennent avec une apparente facilité, à l’instar des « transitions » qui, depuis quelques années, s’accolent à tous les objets imaginables. Mais l’obsolescence est une menace elle aussi à temporalité variable, pouvant survenir immédiatement après un changement politique ou un événement socio-économique, ou au contraire être longtemps délayée.

Que se passe-t-il dès lors quand l’urgence devient le dénominateur commun du politique, du social et du scientifique ? On atteint là un second paradoxe, qui veut qu’un accord sur le niveau des enjeux, et même un consensus de principe sur le rôle de la recherche dans leur prise en compte, n’assure pas la cohérence d’un agenda ; voire, que le stress généré par l’urgence, métabolisé dans la conversation générale par les médias, produise un effet de panique qui fait se télescoper les buzzwords et empêche les questions prioritaires de se cristalliser dans des dispositifs de recherche appropriés. Et parmi ces questions, celle de la façon de produire de la recherche dans un contexte d’urgence – quels dispositifs, quelles alliances, quel type d’innovation ? – apparaît comme l’une des plus difficiles à prioriser et à mettre en œuvre.

Les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) de France 2030, apparus dans la quatrième vague du programme d’investissement d’avenir (PIA) en 2021, soit en plein cœur de la pandémie de Covid 19, sont emblématiques de ce double paradoxe1. Ils ont été conçus pour parachever une décennie de reconfiguration de l’enseignement supérieur et de la recherche au service de la compétitivité de l’économie française en même temps que de l’adaptation du pays aux conséquences du changement global. Surgissant ainsi dans un contexte de fluctuations majeures, les PEPR illustrent le triomphe d’une conception finalisée et stratégique de la science, mobilisée par la puissance publique pour produire aussi bien des connaissances fondamentales que de l’innovation et de l’adaptation. Ces programmes s’adressent à la fois aux acteurs économiques et à la société, dans un équilibre délicat entre objectifs de court, moyen et long termes. Le fait d’inscrire une partie de ces outils dans des « stratégies nationales d’accélération2 » illustre en effet la tension qui structure la politique de la recherche à l’heure du changement global, entre difficulté à admettre que les solutions du passé ne sont pas reproductibles et incertitude radicale sur celles que l’avenir appelle.

Accélérer, oui, mais avec quelle énergie et en suivant quelle boussole ? Un simple balayage des PEPR initiés depuis quatre ans suffit à prouver que nombre d’entre eux poursuivent dans la voie de la compétition pour la maîtrise de l’innovation technologique, avec un très fort accent sur le numérique pour les derniers-nés. Cela signifie non pas que l’urgence environnementale n’a pas été prise en compte, mais qu’elle l’a été sur un mode majoritairement technologique, posant une fois de plus la question de la contribution des sciences humaines et sociales à l’agenda des transitions.

Cependant, une partie de ces PEPR sont dits « exploratoires », dans l’optique de produire des connaissances scientifiques censées nourrir les futures stratégies d’accélération. L’un de ces programmes, porté conjointement par le CNRS et l’IRD et associant sciences de la nature, arts et sciences de la société, s’inscrit ainsi en faux contre la tendance technosolutionniste, le PEPR Transform. Il s’agit d’un programme conçu en 2022 et véritablement finalisé fin 2024, dévolu à l’étude inter- et transdisciplinaire des conditions d’une ré-invention de l’habitabilité de la Terre dans le contexte du changement global.

Face au constat du dépassement des limites planétaires, ce programme entend explorer les chemins de la durabilité à travers l’expérimentation de processus transformationnels visant à restaurer ou reconstituer les conditions physiques et sociales de l’habitabilité de la planète. Ce PEPR repose sur deux grands objectifs : la création d’un Institut de protection de la Terre (EIT : Earthcare Institute for Transformation) qui devrait permettre de structurer la communauté de recherche et ses relations avec les partenaires non académiques engagés dans des voies transformatives, et de mettre en place un réseau de laboratoires d’habitabilité durable (EHL : Earthcare Habitability Labs), où seront co-expérimentées des transformations multi-acteurs visant à « réparer » l’habitabilité des territoires, en France et dans des pays des Suds. Un principe-clé de ce programme est de développer des méthodes de recherche innovantes (art et sciences, sciences en société) et une gouvernance multi-acteurs, portées par une diversité d’établissements et de laboratoires de recherche3, avec une implication effective des acteurs de la société civile. Ces derniers seront associés au copilotage des projets, au choix des EHL et à la définition des formations mises en place tout au long des dix années du programme. Celui-ci investira aussi les transformations des politiques publiques qu’implique l’urgence écologique, en se concentrant sur l’expérimentation de transformations systémiques de moyen et long termes.

Comme bien d’autres concepts surgis récemment dans le lexique de la recherche scientifique, l’« habitabilité » peut faire l’objet d’appropriations très différentes. En l’occurrence, c’est aux antipodes du prométhéisme « terra-formateur4 » que se situe l’ambition de ce PEPR, dans l’idée que c’est au contraire par un réencastrement maîtrisé et juste des sociétés dans des écosystèmes robustes qu’un chemin vers la durabilité sera retrouvé. En se proposant de « contribuer, par une recherche transformationnelle, à l’inversion des tendances actuelles qui dégradent le bien-être humain et les conditions de vie de tous les êtres vivants sur Terre », il se fait également le porteur d’une autoréflexion critique sur le rôle et la fonction de la recherche, qui n’est pas mise en avant dans les autres PEPR. En faisant sien l’agenda international de la « transformative research », il va même plus loin, en postulant que la recherche elle-même doit se remettre en cause pour corriger sa tendance à produire des externalités non durables.

S’il est appelé à se développer dans un contexte social et politique plutôt adverse en France et au-delà, ce programme a l’avantage de la durée pour lui : dix ans, c’est une temporalité parfaitement adaptée à la fabrique de communs de connaissances pour un archipel interconnecté de living labs territorialisés. C’est d’ailleurs un peu plus qu’un hasard que ce programme s’inscrive dans le même pas de temps que la relance du projet éditorial de Natures Sciences Sociétés autour du mot d’ordre d’une interdisciplinarité processuelle et impliquée dans les transformations nécessaires des usages du monde. Et comme l’illustre l’histoire de la revue, c’est effectivement par la reconquête de la durée que l’on peut espérer faire émerger une recherche à la fois exploratoire, responsable et capable d’agir de concert avec et pour des acteurs investis dans la transformation de leurs territoires. Émettre un vœu de succès pour le PEPR Transform, c’est ainsi l’élargir à tous les collectifs, dont celui de la revue et de ses lecteurs, qui partagent la conviction qu’une recherche responsable ne peut que s’impliquer résolument dans l’horizon des transformations.


1

À propos du PIA et des PEPR, voir l’éditorial de Xavier Arnauld de Sartre dans le no 3 de NSS de 2023 : Arnauld de Sartre X., 2023. France 2030 : l’innovation, mantra de l’excellence dans la programmation de la recherche, Natures Sciences Sociétés, 31, 3, 267-268, https://doi.org/10.1051/nss/2024005.

2

Au cœur du quatrième programme d’investissement d’avenir (PIA4) lancé en 2020 dans le cadre du plan France Relance, les « stratégies d’accélération » visent à identifier les enjeux de transition socio-économique de demain et à y investir de façon exceptionnelle et massive. Voir : https://www.info.gouv.fr/organisation/secretariat-general-pour-l-investissement-sgpi/strategies-d-acceleration-pour-l-innovation.

3

Le PEPR Transform est dirigé par le CNRS et l’IRD (Frédérique Ait-Touati, Wolfgang Cramer et Estienne Rodary). Ses partenaires sont l’EHESS, INRAE, Sciences Po Paris et les Universités d’Aix-Marseille, Grenoble-Alpes, La Rochelle, Montpellier, Paris-Cité, Paris Sciences et Lettres, Savoie − Mont-Blanc et Strasbourg.

4

Jeannerod A., Leray M., Sécardin O., 2024. Une Terre au défi de l’habitabilité. Entretien avec Nathalie Blanc, Relief, 18, 1, 54-67, https://doi.org/10.51777/relief19401.


© P. Cornu et C. Soulard, Hosted by EDP Sciences

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.