Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 3, Juillet/Septembre 2024
Dossier « L’évaluation des jeux sérieux sur les thématiques agro-environnementales, territoriales et alimentaires »
Page(s) 253 - 259
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025006
Published online 19 February 2025

Il peut paraître singulier, dans une revue comme Natures Sciences Sociétés (NSS), de s’intéresser aux jeux sérieux et d’interroger les façons de les évaluer. Nous assistons aujourd’hui à un phénomène de « gamification » de la société, facilement observable et qui tend à toucher tous les domaines d’activités et toutes les organisations (Le Lay et al., 2021 ; Alvarez, 2023). L’idée selon laquelle toute situation, de la plus simple à la plus complexe, quotidienne ou au contraire exceptionnelle, puisse être transformée grâce aux principes du jeu afin de la rendre plus agréable et efficace est désormais bien ancrée dans nos modes de pensée (Bonenfant et Genvo, 2014). Cette extension du jeu à des domaines qui n’en relèvent pas instinctivement, comme l’agriculture, l’alimentation, l’environnement ou le développement des territoires (que nous désignerons dans la suite du texte par AAEDT), est un phénomène d’ampleur considérable qui tend à soutenir aujourd’hui le développement d’un type de jeu particulier qui lui a préexisté, le jeu sérieux. Le jeu est dit sérieux dès lors qu’il associe des moyens ludiques à une finalité productive (Alvarez, 2023).

Cependant, pour NSS, le point de connexion est à chercher plus loin. En effet, bien avant l’avènement de la gamification, la revue avait déjà donné une place de choix au jeu, dit à l’époque de simulation (jeu sérieux étant peu utilisé), et ce dans son tout premier numéro. Un des principaux compagnons de route de la revue, Laurent Mermet (1993), avait ainsi mis en avant le jeu comme un outil utile à l’action pour traiter de questions relatives à l’environnement. Le jeu apparaissait, pour lui, comme un outil pertinent permettant de dépasser certaines limites auxquelles les chercheurs étaient confrontés sur des problématiques complexes, notamment dans la mise en place d’un nécessaire dialogue avec les décideurs publics. L. Mermet s’était ainsi intéressé aux jeux de simulation politique, en particulier sur les questions des régimes hydrologiques et leur gestion par les acteurs dans le cadre du changement climatique. À cette époque, la question de l’opportunité de la mobilisation du jeu se posait pour l’auteur : que fait cet outil sur les personnes qui le jouent ? Quelle est l’efficacité sur le réel et comment l’améliorer ? Il questionnait alors de manière ouverte le lecteur, espérant éveiller un intérêt pour y répondre dans des recherches futures.

Par la suite, NSS a maintenu le contact avec ce courant de recherche, de façon sporadique, en publiant la charte du collectif Commod (Commod, 2005) − cf. infra − ou, plus récemment, avec quelques publications relatant la mobilisation de jeux (D’Aquino et al., 2017 ; Hassenforder et al., 2021). Il aura donc fallu attendre un peu plus de trente ans pour poser à nouveaux frais cette question dans NSS. Le présent dossier, riche d’une diversité d’articles et d’auteurs, est une nouvelle contribution à ce champ de recherches toujours en construction qui s’intéresse aux effets dans le réel des jeux sérieux AAEDT et aux méthodes et mesures à même d’en rendre compte. Cette introduction en pose le cadre pour comprendre la genèse de ces jeux en France et leur place dans la littérature internationale.

Du jeu au serious game : une nécessaire définition

Les chercheurs français ont fourni un cadre de pensée important à la communauté internationale sur le jeu, ou game studies. Entre les deux pôles que représentent le « game » (c’est-à-dire la matérialité du jeu) et le « play » (c’est-à-dire la manière de se l’approprier, de le vivre pour les joueurs) dans le champ de pensée du jeu (Alvarez, 2021), ils se sont intéressés principalement au « play », s’attachant à comprendre ce que jouer signifie et fait aux joueurs. Ainsi, pour décrire le jeu, bien qu’aucune définition ne fasse consensus, on peut reprendre les cinq caractéristiques proposées par Gilles Brougère (2005) qui est l’auteur francophone de référence :

  • Le jeu se déroule dans un cadre dédié, de second degré où les comportements ordinaires sont transformés en comportements ludiques, souvent associés à la notion de faire semblant. Cette transformation implique une minimisation des conséquences des actions réalisées durant le jeu, ce qui amène au second point.

  • Le jeu se distingue du réel par sa frivolité, c’est-à-dire que les activités sont dépourvues de conséquences sérieuses ou que celles-ci sont atténuées.

  • La prise de décision est cruciale dans le jeu. Le joueur est un décideur, et sans décision, le jeu s’effondre. Même si la décision est en partie illusoire, le sentiment de décider, seul ou en collectif, doit être présent.

  • Les règles du jeu peuvent être vues comme des mécanismes de décision qui organisent le jeu. Ces mécanismes varient d’un jeu à l’autre, produisant ainsi une grande diversité de jeux.

  • Le jeu comporte un caractère incertain, tant sur son déroulement que sur son dénouement, essentiel pour la prise de décision. Si tout est connu à l’avance, il ne s’agit plus d’un jeu. L’incertitude doit être maintenue pour que le jeu conserve son essence ludique.

Influencé par les travaux fondateurs de Roger Caillois (1958) suivi de Jacques Henriot (1969), G. Brougère a ainsi créé en 1981 un diplôme de sciences du jeu à l’université Paris 13, axé sur l’acte de jouer (Brougère, 2013). Celui-ci a permis une institutionnalisation en France de la recherche autour du jeu. Toutefois, les travaux scientifiques sont restés centrés longtemps sur le jeu de divertissement, en particulier pour les enfants. Peu à peu, ils se sont ensuite ouverts sur la sociologie et l’histoire de la pratique ludique dans la société. La pratique dite sérieuse est alors restée marginale dans le domaine académique.

La première institutionnalisation du terme jeu sérieux ou serious game dans la littérature scientifique est à chercher outre-manche (Abt, 1970). Elle définit le jeu sérieux comme un jeu dont l’utilité prime sur le divertissement. Le caractère frivole propre au jeu y est atténué sans pour autant être supprimé. Dans la pluralité des définitions qui coexistent aujourd’hui dans la littérature scientifique internationale, cette caractéristique fait consensus (Michael et Chen, 2005 ; Bogost, 2010 ; Djaouti et al., 2011). Les war games, utilisés depuis toujours par les militaires, en sont un des meilleurs exemples. Loin de se cantonner au jeu vidéo, tous les types de jeux peuvent être sérieux tels que les jeux de plateau, de cartes, d’évasion, etc. (Bayeck, 2020 ; Rogerson et Gibbs, 2018). Comme l’ont récemment souligné Engström et Backlund (2021), les serious games ont leurs propres raisons d’être en fonction d’un objectif central spécifique à chaque jeu. Ils peuvent être pensés pour faciliter les processus d’éducation (Bado, 2022), outiller des processus d’idéation collaborative (Sousa, 2021), augmenter la motivation, stimuler le partage des connaissances ou la pensée critique (Chang et Yeh, 2021), faciliter la résolution de problèmes (Chen et al., 2021), développer les compétences et l’apprentissage sociaux (Den Haan et Van der Voort, 2018 ; Mochizuki et al., 2021 ; Zheng et al., 2021) ou être des appui à l’action (Aubert et al., 2019 ; Flood et al., 2018 ; Madani et al., 2017 ; Stanitsas et al., 2019). Les collaborations internationales ont étendu au fil des décennies cette approche à divers domaines comme le management, l’enseignement, la publicité, les relations internationales, la santé… Depuis les années 1970, l’étude des serious games est devenue un domaine scientifique reconnu, avec des revues internationales (Simulation & Gaming ou encore l’International Journal of Serious Games) et des conférences annuelles de sociétés savantes comme par exemple ISAGA (International Simulation and Gaming Association).

En France, ce sont les travaux de Julian Alvarez et de ses collaborateurs qui ont proposé une acception francophone du jeu sérieux (Alvarez, 2007 ; Djaouti et al., 2011) qui fait référence à partir des années 2000. Ce décalage temporel peut ainsi faire apparaître le jeu sérieux comme émergent. Pour D. Djaouti (2014), c’est le jeu tout comme la posture sérieuse du joueur qui lui confèrent son caractère sérieux. Pour ces auteurs, c’est l’intention, c’est-à-dire la raison pour laquelle un jeu sérieux est déployé auprès d’un public, qui le caractérise. On retrouve ici la notion d’objectif évoquée précédemment.

Jeu sérieux et thématiques agricoles, environnementales, territoriales et alimentaires : approche historique

Dans les domaines AAEDT, les jeux sont depuis longtemps identifiés comme une méthode alternative et utile d’apprentissage mais aussi d’appui à l’action (Dernat et al., 2025). Très souvent, ces jeux sont développés par des spécialistes de terrain (agronomes, géographes, aménageurs, écologues…). Ainsi, lorsqu’ils sont joués, l’expérience de jeu et la réalité de terrain se font écho, et les joueurs sont incités à apporter dans le jeu leurs expériences passées, références techniques et culturelles ou normes sociales (Klabbers, 2009).

C’est encore aux États-Unis que les recherches sur les jeux sérieux AAEDT ont d’abord été abordées, notamment dans le domaine du landscape planning ou de l’agriculture avec des premières expérimentations qui remontent à la fin des années 1930 ! Entre les années 1960 et 1970, les recherches et applications du jeu ont connu une croissance rapide, principalement aux États-Unis, avec des contributions majeures de Richard Duke ou Allan Feldt. R. Duke a développé des jeux pour l’aide à la décision, tels que Metropolis et l’HEX game, utilisés dans la planification urbaine et la gouvernance (Duke, 1974). A. Feldt a créé le Community land use game (CLUG) pour l’aménagement urbain (Feldt et al., 1972). Ces chercheurs ont fondé leurs travaux sur les théories des systèmes organisés des années 1930, intégrant les ressentis et l’intelligence collective des joueurs pour résoudre des problèmes complexes (Duke, 1974). L’approche par les jeux, bien que complémentaire aux systèmes dynamiques et à l’intelligence artificielle, a été en grande partie supplantée dans les années 1980 par des modèles de simulation plus calculatoires. Cependant, pour aborder et tenter de traiter les wicked problems, le recours à l’intelligence collective et émotionnelle est resté incontournable (Rittel et Webber, 1973). L’un des exemples les plus connus de ces jeux développés aux États-Unis reste celui mobilisé par Dennis Meadows, coauteur du célèbre rapport éponyme sur les limites de la croissance (Meadows et al., 1972). D. Meadows est en effet un fervent utilisateur du jeu comme moyen de sensibiliser à la gestion des communs (Meadows, 1999 ; 2007). Ainsi, son jeu le plus connu, Fishbanks®1, toujours utilisé et accessible de nos jours, s’intéresse à la nécessaire coordination des acteurs pour préserver les ressources halieutiques.

En France, c’est au cours des années 1980 que la recherche va commencer à utiliser des jeux, sans forcément les qualifier de sérieux, pour modéliser et comprendre des évolutions territoriales (Dernat, 2024). Deux dynamiques complémentaires vont alors émerger. D’une part à Clermont-Ferrand, avec la thèse de Vincent Piveteau (1995), doctorant de Laurent Mermet (cité précédemment), qui va fortement influencer les chercheurs et enseignants travaillant sur le développement territorial et l’agriculture (Dernat, 2024). C’est le cas du Jeu de Territoire, inspiré de cette thèse, qui va être largement diffusé (Lardon et Piveteau, 2005). C’est aussi à cette époque qu’émerge sur Montpellier, inspirés également par les exercices de simulation, l’approche par la modélisation d’accompagnement combinant simulations multi-agents et objets médiateurs comme le jeu de rôles (Bousquet et al., 1999 ; Barreteau et al., 2003). C’est alors, avec la charte du collectif Commod, un vrai effort de clarification théorique et méthodologique collectif qui est proposé, s’appuyant sur des dizaines de cas d’études (Commod, 2005).

Dans les années 2000, cette approche de la modélisation d’accompagnement a alors légitimé l’usage des jeux pour l’action collective et la gestion territoriale, notamment dans les domaines agricole et environnemental (gestion de l’eau particulièrement), tant en France qu’à l’international (Sieza et al., 2024). Ainsi, elle s’est largement répandue dans les écoles et programmes de formation, facilitant l’appréhension des dimensions sociales et territoriales de l’agriculture ou de la gestion environnementale. Elle constitue un savoir-faire francophone dont l’influence au niveau international a modifié la manière d’envisager la gestion des ressources communes (Dernat et al., 2025).

De nouvelles initiatives ont émergé dans les années 2010, avec en particulier l’apport de jeux visant le codesign de pratiques agricoles. Ces jeux reprennent le principe de simulations numériques visant à soutenir le plateau de jeu et les prises de décisions lors des sessions. C’est le cas du Rami Fourrager®2, un des jeux créés au sein de l’unité mixte de recherche Agir d’INRAE à Toulouse sous l’impulsion de Guillaume Martin (Martin et al., 2012).

Aujourd’hui, en France, des dizaines de jeux ou méthodes de développement de jeux existent sur les thématiques agro-environnementales, territoriales et alimentaires comme l’a montré le récent recensement effectué par Dernat et al. (2023a). Certains de ces jeux ont déjà plus d’une vingtaine d’années d’existence et sont reconnus par la communauté scientifique internationale (Dernat et al., 2025). La communauté scientifique francophone autour du jeu sur ces thématiques est ainsi très active et se retrouve notamment dans les séminaires bisannuels « Jeux & Enjeux ». Cependant, si cette communauté académique est une tête de pont autour de ces jeux sérieux, il faut aussi prendre en compte que, de nos jours, la grande majorité des jeux sont créés par des acteurs associatifs, des professionnels (animateurs de filières, conseillers…) ou des collectivités, en dehors du champ de la recherche (Dernat et al., 2023a). Les besoins exprimés par ces profils de concepteurs peuvent alors être bien différents de ceux des chercheurs tant en matière d’opérationnalisation que de coût ou encore de mesure des effets.

Les effets du jeu : un quasi « no man’s land »

La dimension évaluative de ces jeux reste souvent succincte, malgré quelques tentatives bien construites (Ditzler et al., 2018), bien qu’elle ait été récemment identifiée comme un enjeu majeur au niveau international (Klerkx, 2021 ; Vervoort et al., 2022 ; Dernat et al., 2023a). De nos jours, en France, seuls les travaux de William’s Daré font consensus (Daré, 2005), notamment un travail méthodologique mené avec Émeline Hassenforder et Anne Dray qui a donné lieu à un court manuel d’observation mobilisable lors des sessions de jeu (Hassenforder et al., 2020). On note aussi un chapitre d’ouvrage de vulgarisation paru récemment (Dernat et al., 2023b).

Ainsi, au regard de cette faiblesse évaluative, il n’est pas rare d’entendre jusque dans des communications scientifiques que le jeu serait utilisé pour « semer des graines » et faire germer de nouvelles idées ou représentations dans la tête des joueurs. Cependant, bien que séduisante, cette métaphore n’est pas validée d’un point de vue scientifique. Le domaine de l’évaluation reste pauvre et souvent l’impact du jeu sur le réel relève davantage du performatif que de l’analyse approfondie : il est dit couramment que le jeu fonctionne en s’appuyant sur le ressenti des joueurs sans que cette affirmation soit vraiment étayée. Le manque de temps mais aussi l’absence de modèles et d’outils pour évaluer des jeux pouvant avoir des effets complexes sur le réel en sont la cause.

La structuration récente de la plateforme scientifique et technique GAMAE à INRAE3, dont plusieurs des auteurs de ce dossier sont parties prenantes, vise notamment à questionner ce qu’évaluer ces jeux sérieux veut dire. À la croisée de besoins institutionnels et d’une dynamique scientifique, dans un contexte de multiplication exponentielle des initiatives de conception et de mobilisation de jeux sérieux AAEDT (agriculture, alimentation, environnement, développement des territoires), un enjeu central de la plateforme est d’interroger leur pertinence réelle sur le terrain en tant qu’outil à potentiel transformatif. Dans cette perspective, GAMAE s’inscrit activement dans la communauté scientifique émergente sur ce sujet de l’évaluation des jeux sérieux, et engage des moyens, tels par exemple la thèse de Rebecca Etienne (2023). La plateforme s’appuie également sur une littérature scientifique riche dans les autres domaines d’utilisation du jeu sérieux comme Bellotti et al. (2013), Kriz et Auchter (2016) ou Gris et Bengtson (2021).

Ainsi, en 2022, GAMAE a organisé à Clermont-Ferrand un colloque4 portant sur la mobilisation des jeux sérieux sur ses thématiques AAEDT et a proposé de les étudier au prisme de l’évaluation (Dernat et al., 2022). C’est à la suite de ces journées et dans ce contexte historique et institutionnel que l’idée de ce dossier est née, et que le comité de rédaction de NSS a accepté de lui donner forme. Les contributions qui le composent visent à apporter un éclairage sur plusieurs questions au cœur de la problématique de l’évaluation des jeux sérieux :

  • Dans quelle mesure, et comment, les jeux ont-ils un effet sur les transitions et les dynamiques auxquelles ils entendent contribuer, à moyen et long termes ?

  • En quoi et comment permettent-ils des changements de pratiques, de représentations, de visions du monde, des nouvelles coordinations entre acteurs, de nouveaux projets, de nouveaux comportements ?

  • D’un point de vue méthodologique, comment, avec quels dispositifs d’observation, de recueil de données et d’analyse, saisir et qualifier ces impacts ?

Ce dossier mobilise les différentes expériences des auteurs des articles en s’attachant à décrire quatre dimensions de l’évaluation des jeux AAEDT. Ces dimensions leur ont été proposées dès l’origine de ce travail afin d’orienter leurs réflexions et propositions :

  • Pourquoi et quoi évaluer ? Les objectifs des jeux et les modèles sur lesquels ils reposent sont variés. Il semble donc que les dispositifs et les cadres théoriques évaluatifs mobilisés le soient également, reflétant une diversité des intentions évaluatives.

  • L’évaluation pour qui et sur qui ? L’évaluation apparaît principalement comme un enjeu de chercheurs et d’enseignants, et viserait essentiellement la production ou le transfert de connaissances. Pourtant la multiplicité des concepteurs de jeux et des publics cibles ouvrent des possibilités plus larges.

  • À quels horizons temporels évaluer ? Les effets attendus des jeux semblent devoir relever de différentes échelles temporelles. Nous pouvons en effet nous attendre à ce que des effets d’apprentissages de type acquisition de connaissances puissent être évaluables à court terme alors que des apprentissages menant à des changements de pratiques soient à rechercher à plus long terme (s’ils en ont).

  • Avec quels moyens évaluer ? Beaucoup reconnaissent la lourdeur de la tâche et nous observons un hiatus entre les intentions d’évaluer, largement partagées par ceux qui mobilisent des jeux, et les moyens mis en œuvre pour mener l’évaluation.

Pour une diversité des formes d’évaluation

L’objectif de ce dossier est donc d’éclairer ces différents questionnements sur l’évaluation grâce à l’expertise de chercheurs francophones travaillant sur les jeux. Il se veut à ce titre fondateur d’un questionnement méthodologique d’envergure de la démarche d’évaluation des jeux dans les domaines agricoles, environnementaux, alimentaires et territoriaux. Ainsi, il explore des approches diverses de l’évaluation afin de ne pas en proposer une vision monolithique mais plutôt de donner à voir plusieurs sensibilités, dans les différentes contributions, de chercheurs aux positionnements épistémiques et aux expériences de terrain variés.

Pour replacer la thématique de l’évaluation dans le champ de l’utilisation des jeux sérieux, Nicolas Salliou et Gilles Martel ont interviewé Willy Kriz, professeur à la Vorarlberg University of Applied Sciences (Autriche) et spécialiste international reconnu des jeux sérieux. W. Kriz met en évidence l’intérêt de la mobilisation du jeu, mais également l’intérêt scientifique à étudier les jeux comme des outils pour agir. Il revient également sur la faiblesse des processus évaluatifs des jeux au cours des dernières décennies, notamment liée au coût que cela induit au regard des parties prenantes impliquées. W. Kriz revient aussi sur le fait que pour évaluer il faut « un modèle d’évaluation ». La tendance chez les créateurs à se préoccuper de construire le modèle du jeu l’emporte en général (trop) sur l’intérêt de construire le modèle servant à son évaluation.

Dans le contexte du plan « Enseigner à produire autrement5 », Jehanne Seck et ses collègues décrivent une recherche menée entre 2017 et 2022 auprès d’équipes pédagogiques de l’enseignement technique agricole pour évaluer l’appropriation d’un jeu sérieux, MYMYX® (Mimic mycorrhizal networks6). La méthodologie d’évaluation proposée par les auteurs se base sur deux approches théoriques complémentaires, pour mieux comprendre la reconception du jeu effectuée par les enseignants pour l’usage qu’ils en ont ainsi que son utilité, son utilisabilité et son acceptabilité.

Au-delà du champ pédagogique, les travaux de Nils Ferrand et ses coauteurs comparent trois approches de l’évaluation avec et sur des jeux utilisés dans des processus participatifs : i) l’évaluation du jeu lui-même par des moyens externes, ii) la mobilisation de jeux dits endo évaluatifs assurant des fonctions ludiques et transformatives, tout en produisant leur auto-évaluation sans en limiter l’usage, et iii) l’utilisation d’un jeu évaluatif disposant d’une méta-évaluation. À partir d’exemples de leurs propres pratiques, les auteurs montrent qu’il est difficile de dégager une méthode idéale même si la traçabilité des effets peut être mieux garantie grâce à la mise en place de recommandations simples.

Cette question de traçabilité est également présente dans la contribution de Rébecca Etienne et ses collègues qui vise à instrumenter l’évaluation pour en donner une forme d’objectivité intelligible tant par les scientifiques que par les praticiens du monde agricole (conseillers ou animateurs territoriaux). L’article décrit une méthode d’évaluation d’une démarche d’accompagnement d’agriculteurs utilisant des jeux sérieux pour améliorer l’autonomie fourragère de leur exploitation face au changement climatique. Quatre jeux différents ont été utilisés à différentes échelles et le modèle d’évaluation de James et Wendy Kirkpatrick (2016) a été adapté pour suivre les réactions, les apprentissages, les comportements et les pratiques réelles des participants. Les résultats ont montré l’importance dans le temps de l’articulation entre l’évaluation et la conception in itinere d’une démarche d’accompagnement par les jeux sérieux, ainsi que l’intérêt de la mise en place de plusieurs séquences de suivi-ajustement avec les joueurs. La méthode propose des applications pour le conseil agricole et permettra d’évaluer a posteriori les effets de la mobilisation de jeux sérieux auprès d’agriculteurs.

Enfin, la proposition de Juliette Cerceau et ses coauteurs donnent à voir comment l’évaluation des jeux sérieux permet d’aborder des questions d’interdisciplinarité. Les auteurs nous rappellent que l’interdisciplinarité ne peut pas être imposée mais qu’elle doit être construite progressivement par l’interaction entre les connaissances disciplinaires, les pratiques interdisciplinaires et la réflexion. Pour aider à son apprentissage, ils présentent un processus d’évaluation réflexive qui a été expérimenté en développant un jeu sérieux. Ils défendent l’idée que ce processus pourrait aider les apprenants à faire évoluer leurs définitions et leurs pratiques, ainsi que le dispositif d’apprentissage lui-même. L’expérience souligne l’importance de l’évaluation réflexive pour les apprenants et les observateurs dans le temps court du développement du jeu et dans le temps long de la transformation effective des pratiques.

En définitive, ce dossier a pour ambition, au-delà du partage d’expériences à l’adresse de la communauté scientifique engagée dans l’accompagnement de la transition écologique, de mettre à l’agenda des équipes de recherche la question de l’évaluation de leurs propres pratiques centrées sur les jeux sérieux. L’objectif est de consolider la crédibilité de ces outils, de préciser leur domaine de pertinence et d’expliciter les apprentissages et changements de pratiques et d’organisation auxquels ils peuvent conduire. Il en va de la robustesse accordée à ces démarches fondées sur le jeu qui sont au carrefour de méthodologies scientifiques variées. Il est nécessaire désormais d’instruire leur capacité à s’inscrire dans l’action collective, donc par-delà le cercle des joueurs et leur expérience dans le jeu. Bien au-delà, il s’agit aussi de comprendre leur impact sur le réel et pas seulement en termes sociocognitifs mais bien de transformations et d’actions sur les socioecosystèmes. Un grand chantier auquel ce dossier entend participer.

Remerciements

Les présents porteurs du dossier spécial remercient sincèrement tous les auteurs pour leur contribution et le travail important fourni pour éclairer ce champ scientifique peu connu. Ils remercient également tous les relecteurs des articles pour leur attention et leurs apports à l’amélioration de chacune des propositions. Enfin, ils remercient les éditeurs de NSS qui ont permis la réalisation de ce dossier spécial et l’ont suivi tout au long du processus éditorial.

Références


3

Plateforme scientifique et technique hébergée au sein de l’unité mixte de recherche Territoires de Clermont-Ferrand. Elle est dédiée aux jeux sérieux sur les thématiques agricoles, environnementales et alimentaires dans les territoires (https://gamae.fr/).

4

1res Journées GAMAE, 9 et 10 juin 2022, Clermont-Ferrand, https://gamae2022.journees.inrae.fr/.

Citation de l’article : Dernat S., Grillot M., Guerrier F., Martel G., Salliou N., Terrier-Gesbert M. 2024. Introduction. Jeu sérieux : comment évaluer aujourd’hui cet outil après presque un demi-siècle de pratiques en France ?. Nat. Sci. Soc. 32, 3, 253-259. https://doi.org/10.1051/nss/2025006


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