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Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 3, Juillet/Septembre 2024
Dossier « L’évaluation des jeux sérieux sur les thématiques agro-environnementales, territoriales et alimentaires »
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Page(s) | 306 - 322 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024054 | |
Published online | 17 March 2025 |
Dossier « L’évaluation des jeux sérieux sur les thématiques agro-environnementales, territoriales et alimentaires » – Évaluation, observation et réflexivité : construction de l’interdisciplinarité au moyen du codéveloppement d’un jeu sérieux★
Evaluation, observation and reflexivity: construction of interdisciplinarity through the co-development of a serious game
1
Science de l’environnement, Hydrosciences Montpellier, Univ Montpellier, IMT Mines Ales, IRD, CNRS, Alès, France
2
Sociologie, CIRAD, UMR SENS, Montpellier, France
3
Informatique, CIRAD, UMR SENS, Montpellier, France
4
Modélisation, INRAE, Univ Montpellier, LBE, Narbonne, France
5
Stratégie scientifique, INRAE, Département TRANSFORM, Nantes, France
* Auteur correspondant : veronique.planchot@inrae.fr
L’interdisciplinarité ne se décrète pas a priori mais se construit progressivement, dans des interactions entre savoirs disciplinaires, pratiques interdisciplinaires et retours réflexifs. Mais comment apprendre l’interdisciplinarité ? Nous présentons dans cet article un processus d’évaluation réflexive expérimenté autour du codéveloppement d’un jeu sérieux pour l’interdisciplinarité. Nous posons l’hypothèse que le processus d’évaluation réflexive à l’œuvre dans le codéveloppement d’un jeu sérieux agit comme un dispositif externe susceptible de bousculer et de faire évoluer les définitions et les pratiques de l’apprenant. Nous décrivons ainsi les étapes du codéveloppement du jeu sérieux qui, par la mise en œuvre de la théorie des catégories, passe par la modélisation conceptuelle des référentiels de 12 chercheurs volontaires dont les ontologies et catégories sémantiques constituent les éléments (fondations, briques, passerelles) d’un jeu de construction de l’interdisciplinarité. En rendant compte du processus d’évaluation réflexive à l’œuvre à chaque étape de ce codéveloppement, nous montrons et discutons son impact sur les apprentissages de l’interdisciplinarité, l’intégration des méthodes proposées dans cet apprentissage par les apprenants et l’amélioration du dispositif d’apprentissage en tant que tel. Cette expérimentation rend ainsi compte de la multiplicité et de la coexistence d’intentions évaluatives lors du codéveloppement des jeux sérieux et souligne l’importance d’une évaluation réflexive, chez les apprenants comme chez les observateurs, dans le temps court du développement du jeu comme dans le temps long de la transformation effective des pratiques.
Abstract
Interdisciplinarity cannot be decreed a priori. It has to be built up gradually, through interactions between disciplinary knowledge, interdisciplinary practices and feedback. But how do we learn about interdisciplinarity? In this article, we present a process of reflective evaluation based on the co-development of a serious game for interdisciplinarity. We hypothesise that the reflective evaluation process at work in the co-development of a serious game acts as an external device likely to shake up and develop the learner’s definitions and practices. We describe the implementation of each stage of the serious game’s co-development process: in applying category theory, this involves the conceptual modelling of the reference systems of 12 volunteer researchers whose ontologies and semantic categories constitute the elements (foundations, bricks, bridges) of a game for building interdisciplinarity. By reporting on the process of reflective evaluation at work at each stage of this co-development, we discuss its impact on the learning of interdisciplinarity, the integration of the methods proposed in this learning by the learners and the improvement of the learning system as such. This experiment thus reveals the multiplicity and coexistence of evaluative intentions at the time of the experiment. It underlines the importance of reflective evaluation on the part of learners and observers alike, both in the short term of the game’s development and in the long term of the actual transformation of practices.
Mots clés : interdisciplinarité / jeux sérieux / évaluation / formation réflexive
Key words: interdisciplinarity / serious games / evaluation / reflective training
Voir dans ce numéro le texte d’introduction du dossier par S. Dernat, M. Grillot, F. Guerrier, G. Martel,N. Salliou et M. Terrier-Gesbert, ainsi que les autres contributions qui le composent.
© J. Cerceau et al., Hosted by EDP Sciences
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Les savoirs scientifiques se sont historiquement institutionnalisés de façon disciplinaire en découpant la réalité en entités facilement compréhensibles et en s’appuyant sur un cadre épistémologique, des référents théoriques, des outils et méthodes propres à chaque discipline. Il existe plusieurs récits de cette fragmentation disciplinaire : Laflamme (2021) décrit comment, à partir du Moyen Âge, l’univers scientifique s’est détourné de la philosophie pour se subdiviser en disciplines. Pour Turner (2017), la distribution des savoirs est socialement structurée par le double mouvement historique de la ritualisation ancestrale de ce qui relève du savoir et de ce qui en est exclu, d’une part, et de l’organisation universitaire moderne, d’autre part. Aujourd’hui, les approches disciplinaires, conduites de manière isolée, sont de plus en plus considérées comme inaptes à aborder les problèmes sociétaux dans des conditions et un avenir complexes et incertains (Hirsch Hadorn et al., 2008). Dans ce contexte, la recherche est amenée à questionner et à reconfigurer les frontières des savoirs académiques pour tendre vers l’émergence de métadisciplines telles que la science de la durabilité (Komiyama et Takeuchi, 2006 ; Irwin et al., 2018). Cette façon de faire évoluer les disciplines bouscule les façons de produire et d’appliquer les connaissances scientifiques en appelant à développer et à mettre en œuvre l’interdisciplinarité. Selon la définition de la National Academy of Sciences (2005), largement reprise dans la littérature :
« La recherche interdisciplinaire désigne un mode de recherche mené par des équipes ou des individus qui intègre des informations, des données, des techniques, des outils, des perspectives, des concepts et/ou des théories provenant de deux ou plusieurs disciplines ou ensembles de connaissances spécialisées afin de faire progresser la compréhension fondamentale ou de résoudre des problèmes dont les solutions dépassent le champ d’application d’une seule discipline ou d’un seul domaine de pratique de la recherche ».
Construire l’interdisciplinarité
Entre injonction et controverse
L’interdisciplinarité devient une injonction, un « devoir impérieux » (Pestre, 2004). Elle est présentée comme un moteur du progrès scientifique, un outil pour favoriser les liens entre recherche et valorisation, un levier pour permettre le dialogue entre science et société (Kleinpeter, 2013). Ces discours en faveur de l’interdisciplinarité supposent implicitement qu’elle est intrinsèquement bénéfique, a un impact plus important que la recherche disciplinaire traditionnelle et bénéficie d’une plus grande visibilité sociétale (Okamura, 2019 ; D’Este et Robinson-Garcia, 2023). Pour Jacobs (2014) et Abbott (2001), les débats sur l’interdisciplinarité, qui reviennent par vagues depuis les années 1920, sont transitoires. Pour Jacobs (2014) en particulier, les disciplines, loin d’être des silos cloisonnés, constituent les nœuds d’un réseau résilient de connaissances. La mise en exergue de l’interdisciplinarité s’accompagne ainsi de discours qui opposeraient un mode de production de connaissances disciplinaires et académiques en perdition et un autre mode qui, focalisé sur la résolution de problèmes complexes, s’affranchirait de toute institutionnalisation des savoirs (Heilbron et Gingras, 2015). Entre injonction forte et controverses, certains chercheurs en viennent à se tourner vers des acceptions faibles de l’interdisciplinarité qui consisterait à regrouper des chercheurs travaillant ensemble pour résoudre un problème commun (Mitchell, 2005) ou à mobiliser plus d’une discipline dans la réalisation d’une recherche donnée (Klein, 1990). Et, malgré de nombreux efforts, les définitions de l’interdisciplinarité peinent à englober la diversité des pratiques interdisciplinaires. À travers une analyse empirique conduite sur des projets européens, Reckinger et Wille (2018) ont mis en évidence que l’amalgamation de pratiques sous le terme d’interdisciplinarité cache en réalité une grande diversité de formes de collaborations issues de processus de négociation qui évoluent dans le temps. Entre des approches qui mettent en avant la coopération entre chercheurs et d’autres qui privilégient l’intégration des savoirs y compris non scientifiques (Payette, 2001), le concept reste une source potentielle de confusion et de malentendus.
Les difficultés à définir le concept montrent bien que l’interdisciplinarité ne se décrète pas, ne s’impose pas ! Cette (r)évolution ne va pas de soi et nécessite un processus d’apprentissage où les chercheurs, volontaires, sont encouragés à interagir avec d’autres disciplines tout en maintenant (voire en renouvelant) les liens avec leur propre discipline. Fleury et Walter (2011) rappellent à juste titre qu’il est admis que les disciplines se fabriquent autour de savoirs empiriques, de savoir-faire qui, par un travail de formalisation, s’institutionnalisent en savoirs. La question serait donc moins qu’est-ce que l’interdisciplinarité que comment se construit-elle ?
Un apprentissage réflexif de l’interdisciplinarité ?
En faisant un pas de côté quant aux réflexions menées sur les définitions, les théories et les controverses de l’interdisciplinarité, nous souhaitons analyser l’interdisciplinarité en tant que pratiques et expériences vécues par les chercheurs dans le temps (Joulian et al., 2005). Pour reprendre les propos de Pestre (2004, p. 191), « l’interdisciplinarité n’est pas un bien en soi mais une approche ». L’interdisciplinarité, relevant d’un apprentissage, n’est pas un résultat mais bien un processus qui repose sur les interactions sociales du chercheur avec d’autres acteurs de la recherche et la réflexivité de celui-ci sur le processus d’apprentissage lui-même.
Ainsi, l’interdisciplinarité passerait par un apprentissage socioconstructiviste : si l’apprentissage est un processus individuel, il est facilité par la confrontation interactive avec l’autre. Ainsi, l’apprenant (ici le chercheur) développerait plus facilement des compétences interdisciplinaires par une démarche interactionnelle et réflexive avec les autres disciplines et les autres chercheurs. Ainsi, cette nouvelle compétence qu’est l’interdisciplinarité ne serait activée que si elle est, d’une part, contextualisée au regard des interactions avec l’environnement scientifique et les autres apprenants, et d’autre part, reconstruite pour s’intégrer dans le système conceptuel du chercheur. C’est donc en interagissant avec l’autre que s’acquiert cette compétence, comme le révélaient déjà les théories psychosociales et sociocognitives de l’apprentissage et du développement soutenues, par exemple, par Doise et Mugny (1981). Ainsi, les conflits sociocognitifs, à savoir la confrontation de points de vue différents voire contradictoires portés par différentes personnes affecte, voire favorise, l’apprentissage non seulement chez l’enfant (Doise et Mugny, 1981), mais également chez l’adulte (Buchs et Bourgeois, 2017). Dans la lignée de ce courant socioconstructiviste « néopiagétien », Kolb (1984) décrit les phénomènes d’apprentissage expérientiel qui alternent entre expérience concrète, observation réflexive des actions et ressentis, l’interprétation de ce qu’il vient de vivre puis la conceptualisation ou l’intégration dans un cadre théorique sur lequel l’apprenant s’appuiera pour anticiper, voire prédire, les résultats d’une nouvelle expérimentation.
La pratique de l’interdisciplinarité appelle à une réflexivité du chercheur : si l’interdisciplinarité s’appréhende souvent par un prisme disciplinaire dominant (celui du chercheur), elle doit, en miroir, participer du décryptage de la fabrique de son propre positionnement disciplinaire (Fleury et Walter, 2011). Ainsi, Borderon et al. (2015, p. 403) affirment que « l’interdisciplinarité exacerbe la nécessité d’une démarche réflexive qui puisse mettre en relation deux éléments fondamentaux de la définition de l’identité du chercheur interdisciplinaire : la pratique scientifique au cours de sa trajectoire de recherche et son évaluation ». Au-delà des principes, Reckinger et Wille (2018) le constatent également sur le terrain : si la majorité des approches interdisciplinaires sont issues de processus de négociation, une analyse authentiquement interdisciplinaire des résultats de la recherche ne peut être garantie que par des boucles autoréflexives récursives. Ainsi, la réflexivité porte à la fois sur le processus même de construction de l’interdisciplinarité et sur son incidence sur la trajectoire disciplinaire du chercheur. Du point de vue de l’apprentissage socioconstructiviste de l’interdisciplinarité, le chercheur-apprenant devient alors « praticien réflexif » au sens de Schön (1994) ; le chercheur prend sa propre action, son propre fonctionnement comme objet d’analyse (Bouissou et Brau-Antony, 2005). L’interdisciplinarité se construirait ainsi dans une interaction permanente entre savoirs disciplinaires, pratiques interdisciplinaires et retours réflexifs, en procédant souvent par tâtonnements et essais-erreurs.
Cependant, avec Popa et al. (2014), nous partageons le constat que la réflexivité nécessaire à l’apprentissage et à la mise en œuvre des démarches interdisciplinaires mérite d’être clarifiée, tant dans sa définition, dans sa méthode que dans son impact sur la recherche. Et, en ce sens, nous rejoignons ces auteurs sur la nécessité d’une approche pragmatique de cette réflexivité qui s’appuie essentiellement sur l’expérimentation et l’apprentissage qui émergent des interactions entre les individus à l’occasion de projets collaboratifs. C’est en ce sens qu’a été élaboré un dispositif d’apprentissage expérientiel et réflexif de l’interdisciplinarité basé sur les jeux sérieux.
Un apprentissage expérientiel et réflexif de l’interdisciplinarité
Il n’y a pas à proprement parler de consensus sur la définition des jeux sérieux. Cependant, toutes les définitions s’accordent pour associer une activité, le plus souvent volontaire et circonscrite dans le temps et l’espace, qui combine des aspects sérieux (communication, apprentissage, enseignement, etc.) et des aspects ludiques (Alvarez, 2007 ; Schmoll, 2011). Le plus simple est sans doute de rappeler, ainsi que le font Bellotti et al. (2010), l’importance du jeu pour la formation et le développement des apprentissages : construisant des situations immersives, le jeu favorise l’implication des apprenants dans les enseignements à l’intérieur d’un ou plusieurs espaces sécurisés. Il permet d’explorer des environnements, de tester des savoirs et des savoir-faire sans risque ; fournissant des feedbacks, il permet d’adapter en direct le développement des compétences. Les travaux du pédopsychiatre Winnicott (1975) ont en effet permis de théoriser le jeu comme « aire intermédiaire d’expérience » constitutive de la relation entre l’apprenant et son environnement. Engström et Backlund (2021) vont plus loin en pointant l’importance de considérer le développement même des jeux sérieux comme un espace d’apprentissage et de connaissances. Le jeu sérieux participe ainsi d’un processus réflexif dans et sur l’action (Saint-Arnaud, 2001). Sur ces bases théoriques, nous avons fait l’hypothèse que la coconstruction d’un jeu sérieux constituait le dispositif idoine pour notre objectif.
Dans ce contexte, nous proposons de distinguer deux espaces d’apprentissage réflexif autour du jeu sérieux :
La réflexivité dans le jeu sérieux : l’apprenant met en place un processus réflexif mobilisant ses savoirs et savoir-faire pour s’adapter dans ses interactions avec l’environnement proposé par le jeu et également avec les autres joueurs. Cette réflexivité prend place au moment même de la session de jeu.
La réflexivité sur le jeu sérieux : l’apprenant rend compte, de manière critique, réflexive, de ses pratiques, formalise les savoirs acquis par l’expérience du jeu (ou dans notre étude de l’expérience de codéveloppement), identifie certains schémas de pensée ou logiques personnelles. Cette réflexivité peut avoir lieu pendant les phases de développement.
Le jeu sérieux apparaît donc comme un dispositif potentiel permettant d’accompagner le chercheur, en tant qu’apprenant et « praticien réflexif », dans la construction de nouveaux savoirs et savoir-faire. Si l’on considère le jeu sérieux comme lieu d’un apprentissage réflexif de l’interdisciplinarité, autant pendant son développement que pendant son animation, il peut être apparenté aux approches pédagogiques dites du « co-développement par les pairs » (Boucenna et al., 2007) : il s’agira alors d’utiliser l’intelligence collective pour réfléchir en groupe sur des problématiques vécues en matière d’interdisciplinarité, capitaliser sur la volonté qu’ont les individus d’apprendre les uns avec les autres dans le cadre de la construction d’un jeu sérieux et pour améliorer leurs pratiques interdisciplinaires. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrons donc sur la réflexivité à l’œuvre pendant le processus de codéveloppement d’un jeu sérieux pour l’interdisciplinarité.
L’évaluation dans le processus de codéveloppement d’un jeu sérieux : un outil pour la réflexivité ?
Pour Campanale (2007), l’évaluation est une démarche qui suscite un questionnement sur l’activité, en l’occurrence sur le jeu sérieux et son développement : qu’est-ce que j’ai fait ? Est-ce que cela convient ? Comment ai-je fait ? Comment quelqu’un d’autre verrait ce que j’ai fait ? L’évaluation, au cœur de dispositifs d’apprentissage comme les jeux sérieux, mise ainsi sur la réflexivité comme effet de l’apprentissage, comme formalisation des savoirs acquis par l’expérience et la pratique, ou encore comme adaptation et ajustement des savoirs « en action » (Wentzel, 2010). L’évaluation est donc une pratique mise au service des apprentissages (Boucenna et al., 2007). Ainsi, nous posons l’hypothèse que l’évaluation, dans le codéveloppement du jeu sérieux pour favoriser l’interdisciplinarité, ouvrirait un espace pour le questionnement (Fig. 1) entre :
le registre narratif de l’expérience (dans notre contexte, celui de la pratique et de l’expérience de l’interdisciplinarité vécue) ;
le registre scientifique de l’abstraction (celui de la définition de l’interdisciplinarité et, peut-être plus encore, de la définition d’une bonne interdisciplinarité selon des critères de valeur propres à l’apprenant et/ou développés au cours de l’apprentissage).
Cette forme d’évaluation que nous dirons réflexive se traduirait ainsi à la fois par un autoquestionnement du référentiel interne par l’apprenant et par l’intervention d’un tiers qui, mobilisant des référentiels externes (consignes, critères, modèles, etc.), vient perturber le référentiel interne de l’apprenant. L’intervention d’un tiers est essentielle à la réflexivité : à la différence de l’introspection qui est une observation de la conscience par elle-même, la réflexivité désigne un retour de la pensée sur elle-même par l’intermédiaire d’un dialogue avec autrui, avec une altérité qui invite à changer de cadre de référence, de grille de lecture (Bouissou et Brau-Antony, 2005).
Le processus suivi participerait de cette mobilisation de référentiels externes, à deux niveaux :
en tant qu’objet ou environnement, la construction participative du prototype de jeu sérieux, on l’a vu, propose une « aire intermédiaire d’expériences » (Winnicott, 1975) avec ses propres règles du jeu, ses propres objectifs, sa propre représentation du monde intrinsèque : l’apprenant, en entrant dans le processus, doit s’adapter à ces nouvelles consignes, ce qui vient perturber son propre référentiel interne ;
en tant que dispositif, le processus mis en œuvre fait intervenir tour à tour des concepteurs, des animateurs, des modélisateurs et des observateurs qui vont rendre compte de ce qui se passe à travers leurs propres grilles de lecture, leurs propres critères (Hassenforder et al., 2020) : l’apprenant, en interagissant avec ces personnes hors-jeu, doit également composer avec d’autres référentiels l’amenant ainsi à questionner son propre référentiel.
L’évaluation réflexive est ainsi inhérente à la dynamique d’apprentissage. Par la mise en question du référentiel de l’apprenant, elle entraînerait un changement de point de vue qui peut amener à transformer à la fois le registre de l’abstraction, des concepts, des définitions, et le registre de l’expérience, de la pratique, des actions.
Partant de ces questionnements et de ces partis pris théoriques, cet article a ainsi pour objectif de :
décrire la mise en œuvre d’un processus d’évaluation réflexive dans le cadre du codéveloppement d’un jeu sérieux pour favoriser l’interdisciplinarité ;
présenter et discuter les résultats du point de vue de l’évaluation, en mettant en évidence la réflexivité des chercheurs dans le processus de construction d’un jeu sérieux, ainsi que les impacts sur leurs référentiels internes, tant du point de vue des définitions que des pratiques de l’interdisciplinarité.
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Fig. 1 Processus d’évaluation réflexive mise en œuvre dans le cadre d’un jeu sérieux (adapté de Campanale, 2007). |
Un processus d’évaluation réflexive dans le cadre du codéveloppement d’un jeu sérieux sur l’interdisciplinarité
Une démarche expérimentale de codéveloppement d’un outil pour favoriser l’interdisciplinarité a été initiée, fin 2021, au sein d’un groupe de chercheurs volontaires d’INRAE appartenant à différents champs disciplinaires complémentaires représentant l’ensemble des disciplines des Sciences, Technologies, Ingénierie et Mathématiques (STIM) du département TRANSFORM. Cette démarche initiée et coordonnée par ce même département avait pour objectif de favoriser l’interconnaissance entre les chercheurs d’horizons disciplinaires différents et de stimuler l’émergence de l’interdisciplinarité dans le cadre des disciplines représentées. Au-delà des chercheurs volontaires, adoptant la posture d’apprenant et de praticien réflexif sur l’interdisciplinarité, une équipe de 5 personnes, tantôt animateurs, tantôt observateurs, a eu pour rôle de constituer et d’incarner le dispositif externe à même de perturber les référentiels internes de chaque chercheur. Les auteurs de cet article sont les membres de cette équipe d’animation. Chercheurs en sociologie, en modélisation des discours, en modélisation des procédés et en biochimie, ils se positionnent dans l’animation et l’observation avec une forte expérience de l’interdisciplinarité issue de l’expérience de projets collaboratifs et/ou de la gestion d’unités de recherche. Cette démarche expérimentale de codéveloppement de l’outil s’est ainsi structurée, dans le temps, autour de plusieurs étapes articulant codéveloppement d’un prototype de jeu sérieux, construction du dispositif externe et évaluation réflexive, étapes que nous détaillons dans les paragraphes suivants (Fig. 2).
Pour chacune de ces étapes, un dispositif d’observation a été mis en place afin de collecter les données nécessaires à notre analyse. Un ou plusieurs observateurs ont ainsi pris en note les échanges verbaux entre l’ensemble des participants lors des activités collectives. Onze entretiens individuels ont également été effectués avec prise de notes par les enquêteurs de l’équipe d’animateurs et observateurs et enregistrement audio. D’une durée d’une heure environ, ils se sont organisés autour de 4 thématiques portant sur les expériences avant et pendant le codéveloppement du jeu sérieux :
le décloisonnement disciplinaire : évaluation réflexive du niveau de connaissances des autres disciplines et de son contexte institutionnel ;
la mise en dialogue interdisciplinaire : évaluation réflexive des difficultés rencontrées à appréhender et mettre en œuvre l’interdisciplinarité ;
l’intégration de l’interdisciplinarité comme nouvelle compétence : évaluation réflexive des compétences acquises par la mise en œuvre de l’interdisciplinarité ;
avis global sur le processus de codéveloppement du jeu sérieux.
Les entretiens ont été intégralement retranscrits. Du fait principalement de la situation sanitaire liée à la Covid, une partie des activités a dû être réalisée en distanciel. Des enregistrements audio et vidéo ont également été réalisés soit en utilisant une caméra extérieure, soit avec le logiciel Zoom® ou le logiciel Teams® lors des activités en visioconférence. Le traitement thématique des données ainsi collectées s’est fait de façon manuelle, ou en mobilisant le logiciel d’analyse textuelle qualitative NVivo®.
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Fig. 2 Codéveloppement d’un jeu sérieux et évaluation réflexive, les étapes d’un processus itératif. |
Un « objet commun » pour l’interdisciplinarité afin de définir un cadre commun
Première étape du codéveloppement du jeu sérieux
Cette première étape s’est organisée autour de deux ateliers. Un premier atelier a été réalisé en juin 2021, sur un format présentiel/distanciel, avec pour objectif de parvenir à la définition d’un « objet commun », transverse aux disciplines (Joulian et al., 2005). Dix chercheurs volontaires spécialistes de l’une des disciplines suivantes : écologie microbienne, génie des procédés, chimie des procédés de l’environnement, biologie, biochimie, modélisation, physicochimie des aliments, optique, ont participé à cette étape. Les animateurs ont ainsi amené progressivement les chercheurs à définir les caractéristiques d’un « objet commun » idéal. Pour eux, un tel objet de recherche devait notamment être « complexe », intégrer des « enjeux environnementaux et sociétaux » et avoir des « retombées concrètes sur la société » dans une optique de « durabilité ». Mais à ce stade, dans les conditions proposées, il n’a pas été possible pour les participants de s’accorder sur un « objet commun ». Synthétisant des propositions recueillies lors de l’Atelier 1, et regroupant les caractéristiques de l’objet commun idéal définies par les participants, l’équipe d’animation, après avoir échangé individuellement avec les participants, a fait le choix d’un objet commun à étudier, à savoir : « se nourrir dans une sub-biosphère1 ». En octobre 2021, un deuxième atelier a été organisé en invitant les mêmes participants. Trois participants présents au premier atelier n’ont pas pu participer à cette étape du dispositif entraînant une discontinuité temporaire pour l’une (manque de disponibilité) et définitive pour les autres. À noter également qu’une participante a rejoint le dispositif lors de ce deuxième atelier. Ainsi, 8 chercheurs volontaires ont participé à cet atelier dont l’objectif était de confronter les chercheurs à cette forme d’imposition de « l’objet commun » et ainsi recueillir leurs réactions.
Évaluation réflexive : impact de l’objet commun sur le référentiel interne du chercheur
L’analyse des données d’observation de ces deux ateliers révèle que la difficulté à s’accorder sur la définition d’un objet commun lors du premier atelier s’explique par des postures disciplinaires et des pratiques de recherche restées proches des référentiels internes de chaque participant : « J’ai du mal à voir comment je peux travailler sur ces objets », « J’ai besoin de temps pour réfléchir à ma question de recherche », « pour l’instant, c’est très très éloigné de mes préoccupations de recherche » (propos recueillis lors du débriefing de l’Atelier 1). Pour autant, certains entretiens montrent que dès ce premier atelier, le processus d’apprentissage réflexif semble initié, les référentiels internes sont questionnés, voire un peu ébranlés : « J’ai trouvé le processus d’aujourd’hui intéressant, fatiguant, je n’ai pas l’habitude de réfléchir comme ça. Je suis fatigué. C’est l’étape d’après qui m’intéresse. Je suis partant pour suivre le truc, pour apporter une pierre à l’édifice, mais pour l’instant je vois un tas de pierres, je ne vois pas l’édifice. » (Propos d’un chercheur participant à l’Atelier 1)
Un sondage réalisé auprès des participants à l’issue du deuxième atelier confirme qu’ils y retrouvent les principales caractéristiques de leur objet commun idéal. Des entretiens individuels réalisés par les animateurs ont permis d’amener les chercheurs à se questionner sur leur lien avec cet « objet commun » et leur articulation ou non avec leurs propres problématiques de recherche. Nos analyses révèlent également que cet « objet commun », imposé par l’équipe d’animation, a participé à la définition d’une altérité, d’un élément externe qui, parfois, a continué de bousculer les référentiels internes des chercheurs pour accompagner leur réflexivité sur leurs définitions et pratiques de l’interdisciplinarité. Ces propos recueillis auprès d’un chercheur de l’Atelier 2 révèlent sa déstabilisation et son décentrement au bénéfice du collectif : « J’entends que l’enjeu n’est pas à ce stade d’avoir des contours et des définitions clairs et que ce qui est important c’est ce que nous, individuellement, nous pourrons mettre pour construire collectivement ce qui reste très flou. » (Propos d’un chercheur participant à l’Atelier 2)
De nombreuses questions des participants ont ainsi porté sur des éléments de définition, manifestant la volonté des chercheurs de s’approprier l’objet, de le confronter à leurs propres référentiels internes : quelle localisation ? quoi ? à quelles échelles ?
La coconstruction de cartes cognitives individuelles pour modéliser les référentiels internes des chercheurs
Codéveloppement du jeu : modélisation participative
À partir de la définition de l’objet commun, le processus de codéveloppement de l’outil a consisté à décrypter les postures disciplinaires des chercheurs et de mieux saisir leurs pratiques et expériences de l’interdisciplinarité. Mise en perspective avec les principes de la démarche de modélisation d’accompagnement (ComMod, 2005), cette étape s’inscrit clairement dans une démarche de construction participative d’un modèle permettant de visualiser les dynamiques disciplinaires et de favoriser les échanges de connaissances interdisciplinaires. Il s’agissait de modéliser le référentiel interne de chaque chercheur en identifiant comment il analyse son système en termes de composants (objets, concepts, méthodes, outils, dynamiques, processus, etc.) et des interactions entre ces composants. Nous faisons l’hypothèse que le modèle cognitif individuel ainsi obtenu va mettre en œuvre l’ontologie de sa discipline sur l’objet commun qui a été choisi.
Pour représenter les modèles cognitifs individuels, et à travers eux l’ontologie disciplinaire sous-jacente, il nous a fallu choisir un langage de représentation des connaissances. En informatique et en intelligence artificielle, une ontologie est une représentation formelle des connaissances d’un domaine d’application spécifique (Baader et al., 2003). La représentation formelle de ces ontologies repose sur les logiques formelles, et plus particulièrement sur les logiques de description (Baader et al., 2017), peu lisibles pour les profanes. L’expérience montre que les représentations graphiques sont plus adéquates, car plus facilement compréhensibles, pour le travail d’explicitation des modèles conceptuels.
Ainsi Étienne et al. (2011) proposent ARDI (Acteur, Ressource, Dynamique, Interaction), qui est une représentation graphique de l’organisation des différents acteurs, ressources, dynamiques et interactions, sous la forme de schémas faits de bulles et de flèches annotées. Si cette représentation est facilement manipulable dans des ateliers participatifs, elle a le défaut d’être relativement informelle et ambiguë, ce qui ne permet pas une manipulation informatique de ces représentations. Bommel et Müller (2007) utilisent le langage de représentation UML (Unified Modeling Language), et en particulier le diagramme de classe qui permet de représenter les concepts sous forme de classes, de les décrire par des attributs et de les structurer par des relations taxinomiques (classification) ou sémantiques. Même si l’expressivité d’UML est relativement proche de celle des logiques de description, elle n’en a de loin pas la puissance d’expression. Spivak et Kent (2012) ont proposé d’utiliser la théorie des catégories pour formaliser les ontologies. La théorie des catégories est graphique dans les deux sens du terme puisqu’une catégorie est un graphe respectant un certain nombre de propriétés et se représente par des nœuds et des flèches annotés, permettant ainsi de visualiser un modèle cognitif individuel sous une forme proche des cartes cognitives ou des graphes conceptuels (Sowa, 2008). À la différence des autres formalismes cités, tout ce qui est exprimable en logique de description peut être dessiné sous la forme de catégories et peut être manipulé algébriquement de façon isomorphe à l’inférence en logique.
Les différences entre ces formalismes de représentation sont illustrées par la figure 3 ;
Ainsi, la même description est représentée en ARDI, par exemple par une ressource (en tout cas, le besoin nutritionnel n’est pas un acteur) avec des indicateurs de gestion, qui ne sont d’ailleurs pas référençables dans d’autres schémas. En UML, il faut décider entre attribut et association. On peut avoir deux attributs ou deux associations, cette dernière possibilité s’approchant de la représentation en théorie des catégories. La théorie des catégories ajoute la possibilité de faire des produits (conjonction) ou des sommes (disjonction) de concepts et bien d’autres opérateurs, comme l’agrégation, pour définir des concepts à partir d’autres concepts.
Les modèles cognitifs ont été réalisés sur la base des entretiens individuels auprès des chercheurs participants. Pour mener à bien l’analyse des propos recueillis et la modélisation des référentiels internes, l’approche catégorielle a été retenue à raison d’une catégorie pour chaque chercheur enquêté. Les propos recueillis ont été formalisés en carte cognitive individuelle permettant ainsi de visualiser les modèles cognitifs de chacun et les ontologies employées. La figure 4 présente un extrait d’une carte cognitive individuelle dont les conventions graphiques sont explicitées dans le tableau 1. Chaque bulle représente un concept simple. Chaque flèche les reliant désigne des relations fonctionnelles dont la nature est précisée par un énoncé.
Un troisième atelier a été organisé afin de partager les cartes cognitives individuelles de l’ensemble des 12 chercheurs volontaires ayant participé, de manière continue ou non, aux différentes étapes du processus. Afin de garantir la continuité du processus de codéveloppement, cet atelier s’est adressé de nouveau aux chercheurs volontaires présents lors des ateliers précédents et a permis de réunir 9 d’entre eux (à noter : un chercheur présent lors des deux ateliers précédents n’a pu se rendre disponible et une personne a rejoint le dispositif à ce stade). Les chercheurs répartis en binôme se sont présentés mutuellement leur carte. Puis divisés en deux sous-groupes, ils ont tenté de construire une carte cognitive collective interdisciplinaire de l’objet commun.
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Fig. 3 Comparaison des formalismes de représentation de ARDI, UML et la théorie des catégories. |
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Fig. 4 Extrait d’une carte cognitive individuelle. |
Conventions graphiques des cartes cognitives.
Évaluation réflexive : impact de la carte individuelle sur le référentiel interne du chercheur
La réflexivité autour des cartes cognitives individuelles s’est organisée en deux temps majeurs :
partage des cartes individuelles : l’Atelier 3 a permis à chaque chercheur de rendre compte de sa propre réflexivité sur son approche disciplinaire de l’objet commun tout en se confrontant à un tiers qui, par ses questions, l’invite à approfondir et à explorer sa carte cognitive.
réflexivité sur l’outil « carte cognitive » : à l’occasion d’entretiens individuels, chaque chercheur a pu discuter de l’intérêt des cartes cognitives pour modéliser, formaliser et rendre compte de son propre référentiel interne disciplinaire. À cette occasion, des propos ont révélé pour les enquêtés l’intérêt de cet outil réflexif dans le processus d’apprentissage de l’interdisciplinarité. Les cartes cognitives individuelles offrent ainsi une collection de référentiels internes représentant des points de vue disciplinaires et des postures de recherche différents sur un même objet commun.
La définition de concepts communs et partagés pour favoriser l’interdisciplinarité
Codéveloppement du jeu : modélisation conceptuelle
Mettre en correspondance l’ensemble des concepts exprimés dans les différentes cartes cognitives individuelles pour identifier les recoupements, et donc les concepts à l’interface entre les disciplines, proprement interdisciplinaires, s’est révélé très difficile à l’usage. C’est pourquoi l’équipe d’animation a proposé une première catégorisation de cinq « métaconcepts » (entre ceux qui parlent des processus, des dispositifs, des matières, des attributs, des agents), et a incité les participants à faire de nouvelles propositions. L’objectif n’était pas tant d’imposer cette catégorisation que d’inviter les chercheurs à adopter un autre regard sur leurs référentiels internes en s’extrayant des particularités de leurs cartes cognitives individuelles et en identifiant des points potentiels de convergence avec les autres cartes.
Lors de l’Atelier 3, les 9 chercheurs répartis en binôme/trinôme ont ainsi été invités à questionner la pertinence de cette catégorisation au regard de leur propre référentiel interne en attribuant à chaque composant un « métaconcept » (Fig. 5).
À partir des cartes cognitives individuelles, les participants ont ainsi cherché à identifier des composants analogues, similaires, ces « métaconcepts », partagés dans les référentiels internes des chercheurs participant.
La comparaison des cartes cognitives individuelles est riche d’enseignements sur les ontologies sous-jacentes aux approches scientifiques des chercheurs. Ainsi, on pourra remarquer que le concept de « fibres » est conçu tantôt comme matière (vu comme composant dans la carte cognitive A), tantôt comme attribut (vu comme quantité dans la carte cognitive B), impliquant des questionnements et des approches méthodologiques très différentes.
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Fig. 5 Extrait de deux cartes cognitives individuelles coloriées par les métaconcepts. |
Évaluation réflexive : impact des métaconcepts sur le référentiel interne du chercheur
Tout au long de l’exercice, les animateurs ont amené les chercheurs à adopter un regard réflexif sur la catégorisation de métaconcepts proposée pour pouvoir rendre compte de « ce qui a été facile » (les métaconcepts qui n’ont pas posé de difficultés, qui étaient facilement repérables sur les cartes cognitives individuelles), « ce qui a posé un problème » (les métaconcepts qui n’étaient pas bien compris, qui suscitaient un questionnement ou un débat) et « ce qui a manqué » (les métaconcepts qui permettraient de regrouper les concepts qui n’ont pas trouvé leur place). Un débriefing collectif, avec prise de notes systématique, a permis de recueillir les réactions et les commentaires des chercheurs. Sur ces bases, des entretiens individuels ont contribué à préciser et approfondir, puis à proposer une catégorisation. La pertinence pour les participants de cette catégorisation en métaconcepts a été enquêtée individuellement, ainsi que l’impact qu’elle pouvait avoir sur les référentiels internes et les postures disciplinaires dans l’optique d’une mise en interdisciplinarité des savoirs.
Vers un prototype de jeu
L’interdisciplinarité et la métaphore de la construction
Sur la base de la modélisation participative conceptuelle des référentiels disciplinaires ainsi que des entretiens conduits auprès des chercheurs pour recueillir leurs pratiques et expériences de l’interdisciplinarité, l’équipe d’animateurs a formalisé un premier prototype du jeu sérieux qui passe par une ludification des cartes cognitives et des métaconcepts. Cette ludification a consisté notamment en la création d’un univers de jeu basé sur les propos recueillis auprès des chercheurs. Car, dans bon nombre d’entretiens, l’interdisciplinarité est définie comme une affaire de construction collective : « pour moi, l’interdisciplinarité, elle se construit dans un collectif », « pour moi, vraiment, c’est construire ensemble une vision, une réponse plus globale et inclusive autour d’un objet, d’un problème ou d’une question2 ».
Le jeu a donc pris la forme d’un jeu coopératif de construction. Les chercheurs endossent le rôle d’architectes de l’interdisciplinarité en charge de construire la maquette d’un forum interdisciplinaire (Fig. 6). Sur la base d’une demande formulée par un commanditaire (un « objet commun »), ils doivent respecter le cahier des charges suivant qui correspond aux différentes étapes du jeu :
Étape 1 : construire des fondations solides en identifiant individuellement et en plaçant collectivement des « métaconcepts » (représentés par des tuiles de papier de couleurs différentes selon les catégories, sur lesquelles les participants précisent par un mot-clé le métaconcept correspondant) nécessaires à l’approche de l’objet commun ;
Étape 2 : définir collectivement et formuler à l’écrit une question de recherche sur cet objet commun qui constituera la pierre angulaire de l’édifice (représentée par une brique dorée) ;
Étape 3 : identifier individuellement et placer collectivement les briques disciplinaires (représentées par des cubes en bois de couleurs différentes selon les disciplines) et les passerelles interdisciplinaires (représentées par des rectangles de papier) nécessaires à la coconstruction d’une réponse à la question de recherche. En plaçant chacune des briques et passerelles, le chercheur doit expliciter ce qu’il mobilise et comment.
Ce premier prototype de jeu a fait l’objet d’un test auprès de 6 chercheurs volontaires (parmi lesquels la moitié découvrait le dispositif) du département TRANSFORM en septembre 2022. Enregistrement et prise de notes systématique ont permis d’identifier les pistes d’amélioration du prototype et de recueillir le retour des chercheurs sur l’intérêt de cet outil pour l’apprentissage de l’interdisciplinarité. À l’issue de ce test, le prototype sera amené à évoluer et à s’adapter en fonction des retours des chercheurs volontaires.
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Fig. 6 Premier prototype d’un jeu sérieux sur l’interdisciplinarité (© Projet PAIR). |
Évaluation réflexive : pendant le jeu et sur le jeu
L’équipe d’animation a envisagé la mise en œuvre de deux espaces de réflexivité dans le cadre de ce jeu sérieux pour l’interdisciplinarité. D’abord, la réflexivité dans le jeu sérieux pourra passer par un système d’évaluation individuelle et collective : individuellement, les chercheurs s’attribueront des niveaux de compétences interdisciplinaires ; collectivement, les chercheurs verront leurs choix individuels et collectifs influencer un système de points d’interdisciplinarité. Conscient de ces systèmes d’évaluation à l’œuvre, le chercheur adapterait alors ses interactions avec les composants du jeu et également avec les actions des autres chercheurs. Ensuite, la réflexivité sur le jeu sérieux s’appuiera sur le débriefing qui permet aux chercheurs de rendre compte, de manière critique, réflexive, de leurs pratiques, et de formaliser les savoirs acquis par l’expérience du jeu. Le débriefing permettra de montrer en quoi ce jeu sérieux participe au processus d’apprentissage de l’interdisciplinarité (Abrami et Bécu, 2021). Dans le cadre de cet article, nous ne détaillerons pas davantage ces éléments d’évaluation réflexive pendant et sur le jeu, ayant pris le parti de nous concentrer sur le processus de codéveloppement du jeu sérieux.
Le codéveloppement du jeu sérieux, couplé à une démarche continue d’évaluation réflexive constitue ainsi un dispositif externe qui vient questionner le référentiel interne du chercheur face à ses propres définitions et pratiques de l’interdisciplinarité. Ce dispositif a pour objectif de favoriser la réflexivité par la création d’« espaces de pensée » (Wentzel, 2010) qui favorisent les interactions entre le référentiel interne au chercheur et une altérité qui le questionne. Ces « espaces de pensée » prennent plusieurs formes :
des espaces discursifs propices à la mise en œuvre d’une posture réflexive, à savoir les trois ateliers ainsi que les entretiens individuels ;
des méthodes d’accompagnement dans la structuration de schémas cognitifs indispensable à une pensée réflexive, à savoir la coconstruction des cartes cognitives ;
Des outils guidant la réflexion, à savoir la coconstruction d’un premier prototype de jeu sérieux.
Résultats : réflexivité sur les conditions d’apprentissage de l’interdisciplinarité lors du codéveloppement d’un jeu sérieux
L’évaluation réflexive des apprenants
Lors des entretiens auprès des chercheurs apprenants, les observateurs les ont interpellés sur la façon dont ils perçoivent l’évolution de leurs apprentissages en termes d’interdisciplinarité dans les différentes phases de codéveloppement du jeu sérieux : qu’ont-ils appris sur leur propre discipline, sur leur propre pratique ? Qu’ont-ils appris sur les autres ? Le champ lexical se révèle diversifié, témoignant d’une gradation des apprentissages dont on identifie trois niveaux :
la clarification et la consolidation des savoirs et des pratiques (« je pense que [l’atelier] a surtout confirmé [...], il m’a conforté dans cette idée-là ») ;
la découverte et l’éclaircissement (« j’ai découvert », « on a pris conscience », « cela m’éclaircit beaucoup ») ;
la compréhension (« cela m’a permis de bien comprendre », « j’ai bien compris »), voire l’acquisition de nouveaux savoirs (« je sais ce que c’est maintenant… vraiment », « j’ai acquis de nouvelles connaissances »).
Leurs propos témoignent également du fait qu’ils ont bien conscience de la réflexivité à l’œuvre dans ce processus de codéveloppement : « cela nous aide à prendre du recul », « ça nous aide à donner du sens… et à se questionner davantage », « ça m’a fait réfléchir », « ça m’a un peu aussi fait cogiter ». Dans ce processus réflexif, les chercheurs témoignent de l’importance des conflits sociocognitifs (Doise et Mugny, 1981 ; Buchs et Bourgeois, 2017) dans les apprentissages. Il apparaît en effet fondamental de confronter leurs propres référentiels à un tiers, que ce tiers soit une autre personne (« en fait, c’est intéressant que quelqu’un d’autre ait construit la carte mentale à ma place », « ce découpage-là, si j’avais dû faire ma carte mentale, je ne l’aurais pas forcément découpé comme ça ») ou le dispositif en tant que tel (« je pense que cela nous a apporté dans le sens où [...] on s’est retrouvé autour de questions différentes [de celles] qu’on a l’habitude de se poser »). On voit bien ici que la mise en récit du référentiel interne, par l’intermédiaire des cartes cognitives et des entretiens notamment, participe d’une autoévaluation réflexive : les questions adressées par des pairs conduisent le chercheur à expliciter sa pratique (Campanale, 2007). Cette mise en récit organise et structure ainsi sa compréhension de son référentiel interne en redonnant du sens à sa recherche : « ça a permis de clarifier pourquoi je travaille comme ça » ; « cela m’a aidé à formaliser des choses que j’avais déjà ressenties [...] ça m’a aidé à prendre conscience peut-être, d’un certain intérêt que pouvait avoir mon approche de la recherche ».
Il est enfin intéressant de souligner qu’existent voire coexistent, dans les discours recueillis, différentes postures réflexives chez les chercheurs apprenants. Ces postures peuvent venir illustrer la typologie des dimensions de la réflexivité proposées par Jorro (2004) ;
la posture de témoignage : lors du processus réflexif à l’œuvre lors des entretiens, les chercheurs ont abondamment fait appel à des retours d’expériences, à des pratiques, qui permettent de répondre, par l’exemple, aux questions portant sur leurs référentiels internes (« je parle toujours de mon expérience personnelle. Comme je le dis, quand j’étais dans le montage de l’ANR… », « je le vois bien, parce que ce sont les activités que j’ai pu avoir dans le projet européen ») ;
la posture de questionnement : lors des entretiens, les chercheurs ont pu avoir recours à la comparaison avec d’autres. La mise en récit du référentiel interne peut alors se construire en négatif des autres : « il y a des gens qui ont eu du mal à se positionner, à prendre du recul sur leur manière de faire de la science [...] J’ai peut-être plus l’habitude de naviguer comme ça entre différents champs ». La mise en récit révèle ainsi la constitution d’idéaux-types propres à chaque référentiel interne, des chercheurs en interdisciplinarité ;
le retranchement : lors des entretiens, les chercheurs ont pu adopter des postures de recul (« je ne suis toujours pas très à l’aise avec cette notion », « je vais avoir du mal à répondre à la question », « je n’ai pas d’idées très précises », « je n’ai pas de compétences là-dessus », « je n’ai pas de réponses à cela, franchement »). Leurs propos témoignent des limites atteintes par le processus d’autoévaluation réflexif, là où le référentiel interne impose de ne pas répondre du fait d’un sentiment de défaut de connaissances, de compétences ou de légitimité sur le sujet.
L’évaluation réflexive des observateurs
L’observation au service de l’évaluation réflexive
L’évaluation de toute démarche participative est une demande récurrente faite à l’endroit de ses porteurs mais qui continue de se confronter aux difficultés inhérentes au degré d’incertitude caractérisant tout processus participatif tiré par le collectif de participants. Hassenforder et Ferrand (2021) proposent un b.a.-ba de l’évaluation d’une démarche participative en apportant des outils et des méthodes pour évaluer les caractéristiques démographiques des participants, suivre et évaluer le déroulement de la démarche et en évaluer l’impact. D’autres références sur l’évaluation de démarche participative appartiennent au champ de l’évaluation participative (Patton 2010 ; Ridde 2006 ; Plottu et Plottu, 2009) qui analyse le contexte social d’intervention (pouvoir, sélection des participants, identification des enjeux de l’évaluation, etc.), la qualité de la participation (Arnstein, 1969 ; Weaver et Cousins 2004 ; Callon et al., 2001), la mise en œuvre de la démarche participative à travers des indicateurs procéduraux, notamment l’adéquation entre les objectifs et les résultats de la démarche. Rares sont celles qui s’intéressent aux effets et encore plus rares celles qui interrogent les effets collectifs de ces démarches ou les interactions entre le niveau individuel et le niveau collectif (Daré, 2012). On peut néanmoins citer les travaux de Rey-Valette et al. (2018) qui visent à produire des indicateurs pour mesurer les effets sociaux et personnels des démarches participatives pour les participants. L’observation des participants apporte les éléments d’analyse que l’évaluation permet de mettre en musique. Mais comment établir un lien direct entre observations et effets réels sur le terrain ? Comment s’assurer qu’il ne s’agit pas d’effets à attribuer à d’autres facteurs ? Comment rendre compte des modifications des référentiels internes des participants et les rattacher aux activités du projet ? Quelles sont les difficultés que l’évaluation réflexive permet de révéler quant à la mise en place de l’interdisciplinarité et le rôle que nous y avons joué ? Notre hypothèse en adéquation avec le protocole d’observation développé était que seules des observations extérieures (aux participants via les observateurs) et combinées aux ressentis exprimés par les participants permettaient d’accéder aux changements induits ou attribués (par les apprenants) à la démarche participative dans laquelle ils se sont inscrits.
Évaluation réflexive des observateurs
L’apprentissage de l’interdisciplinarité et la réflexivité ont également opéré au sein du collectif des observateurs. Au-delà de l’hétérogénéité de leurs origines disciplinaires, les observateurs ont eu, en outre, des positionnements distincts dictés par des différences d’intérêts et d’objectifs (aboutir à un jeu sérieux, observer la dynamique de codéveloppement du jeu, collecter des données sur les perceptions et pratiques de l’interdisciplinarité, etc.), de proximité avec les chercheurs apprenants (au sein d’un même département ou dans une autre unité de recherche) et d’expériences de l’interdisciplinarité (ancienneté, projets, parcours scientifiques). Les échanges nourris, tout au long du projet, pour coconstruire les espaces de pensée (animation des ateliers, conduite des entretiens individuels, formalisation du prototype de jeu) sont venus bousculer les référentiels internes des observateurs : « j’ai appris beaucoup en construisant la démarche [...] Les ateliers, pour moi, ça a mis en pratique des choses qu’on a évoquées dans nos réunions » (extrait d’entretien). Une prise de notes systématique lors des réunions de préparation des ateliers ainsi que des débriefings permettent de rendre compte de premiers éléments, notamment des incompréhensions, des négociations et parfois des tensions entre ces différents positionnements. Pour autant, nous identifions là une limite du dispositif mis en œuvre : nous n’avons pris conscience de cet apprentissage à l’œuvre au sein de l’équipe d’animation que tardivement. Il aurait fallu mettre en place un dispositif d’observation plus formalisé pour rendre compte de l’impact du codéveloppement du jeu sérieux sur les référentiels internes des observateurs. Un tel dispositif pourrait notamment passer par la conduite d’entretiens approfondis auprès de l’équipe d’animation, avant, pendant et après le codéveloppement du jeu sérieux. Se posera alors la question de qui réaliserait de tels entretiens : les animateurs entre eux ? les chercheurs volontaires participants au processus ? un observateur extérieur dans une démarche de métaobservation ?
Discussions : évaluation réflexive pour quoi ?
Les intentions évaluatives à l’œuvre dans le dispositif
Au sein de ce dispositif, plusieurs intentions évaluatives coexistent :
l’évaluation réflexive pour favoriser les apprentissages : mise en place dans les « espaces de pensée » (ateliers, entretiens individuels), elle participe du processus d’apprentissage à proprement parler. Les propos recueillis auprès des apprenants témoignent en effet qu’ils ont bien conscience de la réflexivité à l’œuvre dans le processus de codéveloppement du jeu et de son impact potentiel sur l’évolution de leurs représentations et de leurs pratiques de l’interdisciplinarité ;
l’évaluation réflexive pour favoriser l’intégration des méthodes d’apprentissage : en mobilisant des outils comme les cartes cognitives, elle a pour objectif d’amener l’apprenant à prendre conscience voire à s’approprier la méthode même pour l’intégrer dans ses propres pratiques : « je trouve que c’est pas mal, cette méthode, pour poser, pour les jeunes chercheurs de mon équipe, qui doivent formaliser leurs activités, j’aimerais bien utiliser votre outil pour formaliser ça » ;
l’évaluation réflexive pour améliorer le dispositif d’apprentissage : elle amène les apprenants à formuler des retours critiques sur la méthode d’apprentissage elle-même, participant ainsi d’une démarche d’amélioration continue du processus de codéveloppement du jeu sérieux sur l’interdisciplinarité. Lors des entretiens individuels, une partie était en effet consacrée à recueillir les retours des apprenants sur les différentes étapes au regard de leurs propres attentes.
La coexistence de ces intentions évaluatives pourrait ainsi s’apparenter à ce que Jorro et Van Nieuwenhoven (2019) définissent comme une « coévaluation », c’est-à-dire un processus d’évaluation conjointe entre l’apprenant et le formateur/observateur en vue de nourrir un dialogue continu sur leurs écarts d’appréciation. À ceci près que dans le cadre de l’évaluation réflexive à l’œuvre dans le codéveloppement du jeu sérieux, cette « coévaluation » aboutit à la coconstruction d’un jugement évaluatif sur l’évolution de l’apprentissage chez l’apprenant aussi bien que sur le dispositif d’apprentissage en tant que tel. Comme nous avons pu le souligner plus haut, ce processus de « coévaluation » aurait sans doute gagné à intégrer l’évaluation réflexive de l’observateur lui-même, au-delà de l’évaluation du dispositif d’apprentissage.
L’émergence d’une intention évaluative : légitimité et valeur de l’interdisciplinarité
Il est intéressant de souligner que le dispositif a contribué à faire émerger une intention évaluative nouvelle, non prévue, à savoir la recherche en interdisciplinarité. L’émergence de cette intention évaluative sur la recherche interdisciplinaire est sans doute symptomatique d’une omniprésence des pratiques évaluatives dans la recherche : comme le soulignent Joulian et al. (2005), le chercheur est évalué lors de son recrutement et pendant toute sa carrière, il est évalué par ses pairs lors de la soumission d’articles et le dépôt de projets de recherche, etc. Le chercheur a pleinement intégré cette pratique de l’évaluation réflexive.
Lors des entretiens individuels, les échanges ont ainsi fait émerger des propos sur la façon dont la production scientifique interdisciplinaire est perçue et évaluée par les pairs : « je comprends bien que [...] comme tu es à cheval sur plusieurs disciplines, tu n’aies par le même statut qu’une personne qui va être experte dans sa discipline », « ce n’est pas reconnu forcément à l’heure actuelle », « il faut accepter d’être dans l’ombre », « un chercheur qui se lance dans une équipe interdisciplinaire, il aura toujours un h-index, un nombre de publis moins important », « l’objectif, c’est de leur montrer que c’est scientifique, que cela a la même valeur de ce point de vue-là ». Se pose alors la question de la légitimité de la pratique scientifique interdisciplinaire ainsi que la réflexion critique sur son évaluation scientifique, mais également politique en ce qu’elle influence les carrières et l’attribution des financements (Borderon et al., 2015 ; Wentzel, 2010).
L’émergence de cette nouvelle intention évaluative interpelle le dispositif de codéveloppement du jeu sérieux pour favoriser l’interdisciplinarité. Alors que la question de l’évaluation, de la légitimité et de la reconnaissance de la recherche interdisciplinaire n’était pas abordée a priori, il convient d’envisager que le jeu sérieux pour l’interdisciplinarité mette davantage en lumière l’aspect dynamique de la constitution de l’identité interdisciplinaire d’un scientifique. Le futur jeu, qui reste à consolider, pourrait ainsi permettre d’engager le dialogue sur la transparence des modes d’objectivation et d’évaluation des savoirs interdisciplinaires. Tout en gardant à l’esprit, comme le soulignent Borderon et al. (2015) qu’il ne peut y avoir une seule bonne interdisciplinarité, mais qu’il peut y avoir un bon « thermomètre ».
Du questionnement du référentiel interne à la transformation effective des pratiques
Si nos résultats mettent en évidence la consolidation et l’intégration de certaines compétences lors des processus de réflexivité mis en œuvre, la question reste de savoir si ces compétences seront déclinées dans la pratique du chercheur au quotidien. Lors des entretiens individuels, nous avons ainsi pu recueillir des déclarations d’intention, notamment quant à la mise en pratique de la carte cognitive individuelle comme outil de réflexivité pour le chercheur sur sa recherche : « je vais l’utiliser et ça peut être pas mal pour les entretiens annuels d’activité », « ça peut être utile, notamment dans des montages de projet, je pense », « ça pourrait même être généralisé sur un labo, par exemple », « c’est vraiment quelque chose que je me force à utiliser, pour, après, que cela devienne un automatisme ». Pour autant, au-delà de la déclaration d’intention, le pas vers une transformation effective des pratiques semble difficile à franchir : « c’est-à-dire que j’ai la volonté, en fait, d’essayer de le faire, maintenant ; est-ce que je vais y arriver ? c’est autre chose ». Ce que soulignent les propos recueillis, c’est l’importance du contexte (entretiens annuels d’activité, montage de projet, stratégie à l’échelle d’un laboratoire de recherche ou d’une carrière) pour favoriser la mise en œuvre des compétences acquises. Autrement dit, il faut une occasion, une opportunité pour mettre en œuvre cette disposition à l’interdisciplinarité et à sa pratique réflexive et ainsi permettre une véritable transformation des pratiques (Bouissou et Brau-Antony, 2005 ; Wentzel, 2010). Ces propos soulignent également le besoin du chercheur d’être rassuré quant à la maîtrise d’une nouvelle compétence que constitue l’interdisciplinarité pour pouvoir assurer sa légitimité auprès de ses pairs.
Ce constat nous amène à prendre du recul sur l’impact du dispositif articulant codéveloppement de l’outil pour favoriser l’interdisciplinarité et évaluation réflexive : lors des différentes étapes du codéveloppement de l’outil, nous avons pu montrer que la réflexivité a bel et bien interpellé le référentiel de l’apprenant dans le registre scientifique de l’abstraction, de la conceptualisation de ce qu’est l’interdisciplinarité, et plus particulièrement de la verbalisation des critères propres à chaque apprenant de ce qu’est une « bonne » interdisciplinarité. Pour autant, l’évaluation ne permet pas aujourd’hui de rendre compte de processus de transformation, d’ajustement des pratiques pour tendre vers une plus grande interdisciplinarité. Pour Campanale (2007), ces transformations actives, qu’il nomme « régulations », sont faiblement investies et nécessitent la mise en place d’un suivi et une observation fine de l’évolution des pratiques dans le temps long.
Conclusion
Dans cet article, nous avons souhaité rendre compte de la mise en œuvre d’un processus d’évaluation réflexive dans le cadre du codéveloppement d’un jeu sérieux pour l’interdisciplinarité. Ce faisant, nous souhaitions présenter et discuter, du point de vue de l’évaluation, la réflexivité qui s’opère chez les participants et donc les impacts sur leurs référentiels internes, tant du point de vue des définitions que des pratiques de l’interdisciplinarité. Notre travail témoigne de la multiplicité des intentions évaluatives et de leur coexistence dans les processus de construction participative des jeux sérieux : favoriser les apprentissages des participants comme ceux des observateurs, favoriser l’intégration des méthodes d’apprentissage, améliorer le dispositif d’apprentissage en tant que tel. Cette coévaluation permanente exige le développement d’outils d’observation spécifiques afin de ne pas laisser de côté des aspects souvent négligés, alors même qu’ils sont fondamentaux, à savoir l’impact du codéveloppement des jeux sérieux sur les observateurs et les modélisateurs eux-mêmes ainsi que l’impact de ces processus participatifs sur le changement des pratiques des parties prenantes sur le long terme.
Remerciements
Ce travail a été réalisé dans le cadre du Projet pour Accélérer la mise en œuvre de l’Interdisciplinarité en Recherche (PAIR), coordonné par Véronique Planchot et financé par le département TRANSFORM d’INRAE. L’IMT Mines Alès et le CIRAD ont été cofinancés par le département TRANSFORM d’INRAE. Les auteurs tiennent à remercier l’ensemble des personnes qui ont participé de près ou de loin à ce projet.
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Citation de l’article : Cerceau J., Daré W., Müller J.-P., Steyer J.-P., Planchot V., 2024. Évaluation, observation et réflexivité : construction de l’interdisciplinarité au moyen du codéveloppement d’un jeu sérieux. Nat. Sci. Soc. 32, 3, 306-322. https://doi.org/10.1051/nss/2024054
Liste des tableaux
Liste des figures
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Fig. 1 Processus d’évaluation réflexive mise en œuvre dans le cadre d’un jeu sérieux (adapté de Campanale, 2007). |
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Fig. 2 Codéveloppement d’un jeu sérieux et évaluation réflexive, les étapes d’un processus itératif. |
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Fig. 3 Comparaison des formalismes de représentation de ARDI, UML et la théorie des catégories. |
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Fig. 4 Extrait d’une carte cognitive individuelle. |
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Fig. 5 Extrait de deux cartes cognitives individuelles coloriées par les métaconcepts. |
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Fig. 6 Premier prototype d’un jeu sérieux sur l’interdisciplinarité (© Projet PAIR). |
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