Open Access
Editorial
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 2, Avril/Juin 2024
Page(s) 125 - 126
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024047
Published online 01 November 2024

Le comité de rédaction de Natures Sciences Sociétés a engagé voici trois ans une réflexion interne pour débattre de sa ligne éditoriale en tant que « revue de référence francophone sur l’interdisciplinarité et les questions d’environnement ». Dans un contexte où l’interdisciplinarité associée à l’environnement s’impose à l’agenda de la recherche internationale, où l’urgence climatique vient percuter toutes les questions liées au vivant et à la biodiversité et où les modes de publication se transforment au rythme effréné de la révolution numérique, NSS, qui a fêté ses trente ans d’existence en 2023, se devait de faire un retour sur sa trajectoire afin de se projeter dans un futur incertain. Rendre compte de ce débat et de ses conclusions, tel est l’objet de cette note, que l’on qualifiera, à l’adresse de nos auteurs et lecteurs, de « Manifeste NSS pour une quatrième décennie ».

Ce manifeste est l’aboutissement de plusieurs séances de travail qui ont consisté en des prises de parole des membres du comité de rédaction à partir des textes existants sur la ligne éditoriale de la revue, de reconstitutions de l’histoire intellectuelle et politique de l’interdisciplinarité en France, ainsi que d’une réflexivité partagée sur les trajectoires scientifiques et partenariales au sein de collectifs ou d’institutions de recherche. Un fait domine tous ces récits et leur mise en discussion : celui d’une interdisciplinarité non pas motivée par un parti pris épistémologique, mais acceptée comme un défi intrinsèque aux objets et aux enjeux étudiés. Pour la plupart des membres du comité, c’est en effet la question de l’environnement ou une question à caractère systémique touchant au rapport des sociétés humaines au monde qui a suscité la « prise de risque » interdisciplinaire et initié un apprentissage plus ou moins méthodique, sur des configurations interdisciplinaires plus ou moins larges et aventureuses.

L’histoire de la revue, des membres de son comité de rédaction et de ses auteurs est ainsi celle d’une interdisciplinarité processuelle, jamais arrêtée sur une doctrine, et, depuis quelques années, en quête de nouveaux élargissements autour de la transdisciplinarité, que celle-ci s’exprime par un compagnonnage avec les arts et la fiction ou par une coconstruction de la connaissance et d’innovations avec des collectifs d’acteurs.

On pourra s’en étonner, le titre de la revue, défini voici plus de trente ans, non seulement n’a pas fait l’objet d’une remise en cause, mais a efficacement servi de support à la réflexion collective sur l’articulation des concepts en jeu. Natures Sciences Sociétés, par son absence de virgules et son usage du pluriel, questionne en effet de manière toujours aiguë les interactions entre objets de nature, questions de société et enjeux de la production de connaissance, en combinant les notions de pluralité et d’altérité sans renier l’idéal d’une intelligibilité partagée des démarches de connaissance. Si les concepts d’environnement, de vivant, de biodiversité ou encore de socio-écosystème n’apparaissent pas dans le titre, c’est bien eux, entre autres, et sans soumission aux effets de mode, qui sont interrogés de manière continue dans les livraisons successives de NSS.

Le pluralisme épistémologique est de plus en plus revendiqué dans la construction de recherches participatives impliquant d’autres formes de connaissance, savoirs et savoir-faire (« de la pratique », « indigènes », « politiques », etc.). Comme question posée aux mondes de la recherche, appelant réflexivité et repositionnements, il intéresse directement notre revue. L’interdisciplinarité en tant que telle n’est donc pas la finalité de notre projet intellectuel, mais elle se trouve au cœur de son processus d’élaboration, fondé sur le pluralisme des savoirs, indispensable à l’investigation des questions d’environnement et de rapport au vivant, prises elles-mêmes comme des problèmes de justice inter- et intragénérationnelle, mais également de relations entre humains et non-humains. Et c’est parce que cette interdisciplinarité-là est nécessairement impliquée dans le devenir des objets qu’elle étudie de manière située, qu’elle ouvre nécessairement sur le politique, dans ses dimensions conflictuelle, délibérative et créative.

Cette démarche interne nous oblige. Les quatre questionnements qui suivent doivent être considérés comme une invite à partager avec auteurs et lecteurs l’évolution de notre mode de travail en tant que comité de rédaction qui, par des procédures d’évaluation rigoureuses, a pour ambition de mettre en pratique mais aussi à l’épreuve ce que nous entendons par « interdisciplinarité processuelle ». En tant qu’éditeurs, cela constitue un double pari, épistémologique et éthique, qui exige un constant effort d’accompagnement de celles et ceux qui font avec nous le choix d’une démarche interdisciplinaire exploratoire et impliquée.

1– Comment mieux évaluer la dimension processuelle des écrits qui nous sont soumis et leur robustesse intrinsèque ?

Défendre une conception processuelle de l’interdisciplinarité, c’est apprécier comment elle est mobilisée dans la construction des problématiques qui sont exposées, dans les démarches pour les investiguer et dans les cadres théoriques retenus pour les éclairer et en dégager le potentiel heuristique. Ici, ce n’est pas tant le nombre d’auteurs et de disciplines impliquées qui importe, que l’intelligence de la complexité exprimée dans le récit qui est proposé pour rendre compte des études de cas, des analyses bibliographiques ou des réflexions théoriques. Une telle démarche peut s’inscrire dans des disciplines académiques, mais elle peut aussi relever d’une sorte de métadiscipline, au-delà des cadres académiques institués, pour peu qu’elle soit menée avec rigueur, qu’elle énonce clairement ses références théoriques et bibliographiques, et qu’elle soit convaincante dans la démonstration de sa pertinence pour la question exposée. C’est donc pourquoi on s’intéressera plutôt à la robustesse de cette démonstration qu’à sa validation. Par exemple, on regardera davantage un processus de modélisation que l’éventuel modèle qui en résulte : qui a contribué et en quoi ce processus aura, à la fois, permis à chacun de modifier son point de vue du fait de la confrontation avec d’autres dans une démarche collective, et débouché sur la transformation même de l’objet de la modélisation ?

2– Comment mieux accompagner les auteurs vers des textes à la fois réflexifs, exploratoires et potentiellement transformatifs ?

Si le « collectif NSS » se retrouve dans le cadrage d’une interdisciplinarité finalisée associant sciences de l’homme et de la société, sciences de la nature et sciences de l’ingénieur, soit une interdisciplinarité « ternaire », il reste à réduire l’écart entre les textes proposés et cet idéal. Il s’agit pour nos auteurs de bien situer leur projet dans l’ensemble des recherches interdisciplinaires dans leurs dimensions épistémologique et axiologique. Ainsi, on attendra des auteurs, soit sous la forme d’une introduction plus structurée, soit sous la forme d’un encadré, qu’ils explicitent les références théoriques ou empiriques mobilisées et les finalités de leur démarche.

3– Comment articuler valorisation du pluralisme épistémologique et souci de capitaliser une intelligence éventuellement actionnable des enjeux de natures, de sciences et de sociétés ?

Le choix d’adopter la notion de pluralisme épistémologique comme fondement intellectuel d’un projet politique de questionnement des relations entre natures, sciences et sociétés indique l’angle sous lequel le travail de construction d’un paradigme alternatif au modèle scientiste canonique doit être pensé : conserver les règles qui sont au fondement de la « scientificité », mais casser les deux codes structurants qui paralysent le travail scientifique, à savoir le découpage en grands domaines et en disciplines étanches, et les règles de fractionnement temporel, projet par projet, de la démarche scientifique. La tâche est donc d’instaurer de nouveaux codes et modes, appropriés à la prise en compte d’un pluralisme des savoirs. Les avancées dans une pratique interdisciplinaire « robuste » en dépendent ; elles passent par le cumul et le partage des expériences. À travers les évaluations et les réflexions auxquelles elle donne lieu, c’est la vocation de notre revue de faire en sorte que cet effet cumulatif se produise. Pour cela, il est nécessaire de disjoindre épistémologie et ontologie, la « synthèse » étant une illusion et la complexité plus accessible par la convergence et l’acceptation de l’incomplétude, appelant à penser l’interdisciplinarité par la fragmentation plutôt que par l’intégration.

4– Comment assurer la double pertinence épistémologique et axiologique des articles et mieux faire ressortir les enjeux politiques de notre revue ?

Une dernière attente exprimée dans les discussions du comité de rédaction est celle d’une plus grande prise en compte des postures de recherche et de leur dimension intrinsèquement politique quand il s’agit d’environnement ou de rapport au vivant. On attendra donc de nos auteurs qu’ils explicitent mieux comment épistémologie et axiologie s’articulent dans leurs propositions, et comment ils intègrent l’impact potentiel de leurs pratiques et de leurs productions dans le champ politique. Pour autant, c’est au comité de rédaction de veiller à ce que le politique ne confine pas au dogmatisme, mais soit lui aussi l’objet d’un processus interdisciplinaire robuste et pertinent, ouvert à la dimension transformative de l’enquête, pour reprendre une catégorie du pragmatisme. Demander aux auteurs d’aller jusqu’au politique n’est pas les pousser à « prendre parti », mais au contraire un moyen pertinent d’éviter des « partis pris » non réflexifs ou non assumés. Comme l’interdisciplinarité toutefois, la réflexion sur la posture n’est ni un préalable ni un aboutissement ; elle fait partie de l’heuristique d’une recherche ouverte à sa propre transformation et à une relation itérative et féconde avec ses objets d’étude.

Le renforcement et l’élargissement d’une communauté NSS supposent de relever le défi d’une recherche à la hauteur des enjeux du futur, face à la complexité d’un monde incertain. Il nous revient d’accueillir et de faire fructifier une heuristique de cette incertitude qui pense la connaissance comme une ressource partagée.

Le Comité de Rédaction de NSS


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