Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 2, Avril/Juin 2024
Page(s) 127 - 141
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024041
Published online 19 November 2024

© M. Blanchard et al., Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

NSS a une longue tradition de réflexivité sur l’organisation de la recherche en environnement et sur les pratiques scientifiques, autour de l’interdisciplinarité notamment. Cet article décale la perspective usuelle en proposant les résultats d’une enquête très fouillée sur la perception de l’impact environnemental de la recherche, à travers un large spectre de disciplines et de statuts. Nos pratiques de recherche ne peuvent en effet rester à l’écart des injonctions contemporaines à la sobriété, récemment mises à l’agenda international par le GIEC (sous le vocable « sufficiency »). Mais au-delà de partager une sensibilité à l’environnement et d’afficher une volonté de réduire l’empreinte de la recherche, jusqu’où sommes-nous réellement prêts à modifier nos pratiques, réduire les déplacements en avion, voire renoncer à certains projets à l’impact trop élevé ? C’est le grand mérite de cet article de nous faire avancer dans cette réflexion.

La Rédaction

Effondrement de la biodiversité, dérèglement climatique, pollutions des sols, de l’air et de l’eau : dans un contexte où les travaux scientifiques pointant l’ampleur des enjeux environnementaux se multiplient, le nombre de personnels de la recherche s’interrogeant sur l’impact écologique de leurs propres activités professionnelles augmente lui aussi. Certes, la critique des effets sociaux des activités scientifiques n’est pas une nouveauté, pas plus que sa mise en rapport avec les enjeux environnementaux. Dans le seul cas français, plusieurs mouvements de chercheurs ont questionné dans l’après-1968 le rôle de la science – dans les conflits militaires, dans l’impérialisme, dans l’exploitation ouvrière, mais aussi dans la destruction de l’environnement (Pessis et Angeli Aguiton, 2015).

L’originalité des interrogations contemporaines vis-à-vis des activités scientifiques est qu’elles ne portent pas seulement sur les objets et applications de ces dernières, mais aussi sur leurs effets immédiats en matière d’environnement. Plus précisément, les manières mêmes d’exercer la recherche, dans leurs aspects les plus matériels, sont l’objet d’attention et de critiques accrues. Par exemple, alors que de nombreux pays légifèrent sur la question des plastiques à usage unique, Mauricio Urbina et ses collègues estiment que leur département en biosciences a produit en 2014 l’équivalent en déchets de 5,7 millions de bouteilles en plastique de 2 L (Urbina et al., 2015). Concernant le dérèglement climatique et les émissions de gaz à effet de serre (GES), plusieurs travaux pointent le recours intensif des scientifiques aux déplacements en avion (Fox et al., 2009 ; Spinellis et Louridas, 2013). Ainsi, dans notre enquête, près de 60 % des chercheurs ont pris l’avion dans le cadre de leur travail en 2019, contre moins de 20 % de l’ensemble des cadres et professions intellectuelles supérieures selon l’enquête « Styles de vie et environnement » (calcul des auteurs et de l’autrice d’après Petev et Sciences Po, 2020). Plus largement, au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les émissions par agent s’élèvent à 14 tonnes d’équivalent CO2 par an (CNRS, 2022), sachant que l’empreinte carbone moyenne par habitant de la France est de 9 tonnes1.

Depuis quelques années, en France (Atécopol, 2021 ; Ben Ari et Berné, 2023) comme à l’étranger, des représentants du monde académique appellent ainsi – à titre collectif (Le Quéré et al., 2015 ; Latter et Capstick, 2021 ; Fardet et al., 2020) ou individuel (Langin, 2019) – à mettre en œuvre d’importantes transformations dans la pratique même de la recherche afin de réduire son impact environnemental, et notamment ses émissions de GES. Les institutions de la recherche commencent elles aussi à se saisir de ces enjeux (Louafi, 2022 ; ALLEA, 2022). En France, c’est, en particulier, le cas du CNRS et de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), à la demande de leur ministère de tutelle (CNRS, 2022 ; IRD 2022 ; Comets, 2022). Le CNRS (2022) envisage, dans un récent « Plan de transition bas carbone », une transformation des pratiques en termes d’achat, de numérique, de mobilité (notamment l’usage de l’avion) et de consommation d’énergie. Les transformations attendues sont donc en partie liées à des changements matériels et techniques pouvant être envisagés sans modifier profondément l’activité de recherche : l’amélioration de l’efficacité énergétique (isolation des bâtiments, utilisation d’équipements plus efficients, etc.) peut, par exemple, faire partie de la solution. Néanmoins, dès lors que l’on prend au sérieux l’objectif d’une réduction significative des émissions de GES, compatible avec les objectifs nationaux et internationaux, se pose la question de l’organisation, du rythme et du volume des activités de recherche en elles-mêmes. En effet, dans la lignée de l’accord de Paris de 2015, la stratégie nationale bas carbone de la France vise une réduction de 40 % des émissions de GES en 2030 par rapport à 1990, soit une réduction d’un tiers entre 2020 et 2030.

Dans le troisième volet du dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) publié en avril 2022 et consacré aux moyens de limiter le réchauffement climatique, la sobriété, à savoir la réduction volontaire par autolimitation de la consommation, est présentée comme nécessaire (GIEC, 2022, chapitres 5 et 9). Récemment, dans un contexte où l’accès à une énergie abondante et bon marché a été remis en question, le vocable « sobriété » (Gorz, 1997) – présent depuis les années 2000 dans les réseaux écologistes militants, mais aussi institutionnels et scientifiques (Semal et al., 2014) – s’est largement diffusé.

Dans quelle mesure une recherche sobre peut-elle advenir en France ? Par ce terme, nous entendons une recherche limitant la consommation de ressources et ses effets sur l’environnement, en agissant sur son fonctionnement (infrastructures, déplacements, etc.). Nous désignons par « volonté de sobriété » le fait de s’affirmer prêt à transformer significativement ses pratiques professionnelles, au niveau collectif mais aussi individuel, dans le but de réduire les émissions de GES d’au moins un tiers d’ici à 2030 et de respecter ainsi les engagements internationaux.

La littérature existante s’est essentiellement concentrée sur la volonté des acteurs du monde de la recherche à réduire leurs déplacements en avion (Nursey-Bray et al., 2019 ; Whitmarsh et al., 2020 ; Haage, 2020 ; Thaller et al., 2021 ; Braun et Simone Rödder, 2021). Notre recherche enrichit l’examen de ce sujet de deux manières. Premièrement, nous étudions la volonté de sobriété au regard de plusieurs indicateurs : l’usage de l’avion – pour différents motifs –, mais aussi l’utilisation d’équipements2. Deuxièmement, nous nous appuyons sur des données couvrant un très large spectre de la recherche française, tirées de l’enquête « Les personnels de la recherche face au changement climatique », que nous avons conçue et conduite en 2020, dans le cadre du collectif Labos 1point53.

L’enquête porte à la fois sur les pratiques, antérieures à 2020 (pré-Covid-19), et les représentations. Élargissant le champ habituellement retenu dans la littérature, qui s’est focalisée sur les seuls chercheurs, elle s’appuie sur un échantillon de plus de 6 000 répondants représentatif des acteurs du monde de la recherche française, quels que soient leur statut et leur discipline4. Dans un premier temps, nous montrons que si la volonté d’une recherche collectivement plus sobre est générale, elle est aussi liée d’une part aux préoccupations plus ou moins fortes des individus vis-à-vis de l’environnement et, de l’autre, à leur situation professionnelle (discipline, statut). Dans un deuxième temps, nous examinons les pratiques professionnelles que les individus s’estiment prêts à transformer et ce qu’ils et elles pensent que les institutions devraient réglementer. Nous mettons en évidence que les réticences à réduire les émissions de GES sont plus fortes pour les activités qui concernent la collecte et la production de données, ainsi que parmi les disciplines aux pratiques les plus émettrices et pour les personnes occupant une position dominante dans la recherche.

Vers une recherche plus sobre : une volonté collectivement partagée, mais nuancée par la position professionnelle

Une nette volonté de sobriété

Dans leur ensemble, les membres de la communauté scientifique interrogés manifestent une forte sensibilité aux enjeux environnementaux et climatiques : 99 % des répondants se disent préoccupés par le changement climatique, soit plus que les 87 % relevés parmi l’ensemble de la population française dans l’enquête « Styles de vie et environnement » de 2017 (calcul des auteurs et de l’autrice d’après Petev et Sciences Po, 2020). Plus précisément, 71 % de nos répondants se disent très (31 %) ou extrêmement (40 %) préoccupés par le changement climatique, et 80 % déclarent être « plus inquiets qu’il y a cinq ans ». La quasi-totalité (90 %) pensent que « si les choses continuent au rythme actuel, nous allons bientôt vivre une catastrophe écologique majeure » (un chiffre proche des 83 % relevés dans la population générale en 2017) et, pour près des trois quarts des répondants, « cette catastrophe pourrait provoquer un effondrement de nos sociétés5 ».

Cette forte inquiétude va de pair avec une tendance à plus de sobriété dans les consommations privées et professionnelles. Interrogés sur leurs pratiques dans la sphère privée, 42 % de nos répondants considèrent avoir fait beaucoup d’efforts au cours des 5 dernières années pour réduire certaines consommations (vêtements, énergie, etc.) ou les maintenir basses, pour des raisons environnementales. La même proportion déclare prendre moins l’avion à titre privé qu’il y a 5 ans.

Qu’en est-il dans le domaine professionnel ? 84 % de nos répondants jugent que l’urgence climatique exige des changements profonds dans la pratique de leur métier. Pour objectiver cette volonté d’une plus grande sobriété dans le secteur de la recherche, nous leur avons demandé de se prononcer sur le niveau de réduction des émissions de GES par rapport aux engagements nationaux de la France pour 2030. Pour la moitié des répondants, le secteur de la recherche doit montrer l’exemple et aller au-delà des engagements globaux de la France en réduisant de plus d’un tiers ses émissions de GES d’ici 2030. 43 % des répondants estiment que la recherche doit atteindre cet objectif national d’une réduction d’un tiers, mais sans aller au-delà. Seule une très faible minorité – moins d’un répondant sur 10 – estime que la recherche a le droit, étant donné son rôle, d’avoir un statut dérogatoire et de se fixer des objectifs de réduction moindres.

Si l’on regarde le détail des réponses, assez logiquement, la volonté de sobriété apparaît liée au niveau d’inquiétude concernant le changement climatique, et plus généralement aux opinions et représentations des individus concernant l’écologie (Thaller et al., 2021). Ainsi, les personnes qui se disent extrêmement préoccupées par le changement climatique sont 63 % à soutenir une réduction des émissions de plus d’un tiers, contre 33 % pour celles qui se disent assez, peu ou pas préoccupées.

Cette volonté varie aussi selon l’âge – les personnes les plus jeunes sont plus préoccupées que leurs aînées et plus désireuses de réduire fortement les émissions –, le sexe ayant quant à lui peu d’effet. En outre, elle dépend de la position professionnelle, c’est-à-dire la discipline d’exercice et le statut (Fig. 1).

thumbnail Fig. 1

Degré de préoccupation concernant le changement climatique et volonté de réduire les émissions de GES de la recherche de plus d’un tiers d’ici à 2030, par discipline, statut, âge et sexe. Champ : personnels affiliés à une unité du CNRS. Lecture : 74 % des répondants en géologie se disent très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique (source : Blanchard et al., 2022b).

Des variations disciplinaires notables

La discipline d’appartenance joue en effet un rôle non négligeable dans les réponses : les deux tiers des répondants en droit et gestion pensent que la recherche doit montrer l’exemple en réduisant ses émissions de plus d’un tiers d’ici à 2030, c’est le cas d’un peu plus de la moitié des répondants dans un ensemble hétérogène de disciplines allant des sciences humaines et sociales à l’astronomie et de moins de la moitié des répondants en physique, en chimie, en géologie, en santé et en biologie. Les disciplines dont les membres pensent fréquemment que la recherche doit réduire ses émissions au-delà des engagements globaux sont généralement aussi celles où le degré de préoccupation vis-à-vis du changement climatique est le plus élevé6 ; un peu moins de 70 % des répondants en chimie, en santé et en biologie se déclarent très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique, contre un peu plus de 80 % en météorologie, océanographie et physique de l’environnement et en écologie, biologie des populations et des organismes.

L’effet des disciplines peut se lire comme le produit d’une conjonction d’éléments qui forment des configurations singulières et déterminantes. Un courant de recherche ancien en sociologie s’est intéressé aux préférences politiques différenciées des universitaires en fonction de leur discipline d’appartenance (Lazarsfeld et Thielens, 1958 ; Lipset, 1982 ; Andersen, 1999), et plus généralement à leurs opinions sur des questions sociales (Gross et Simmons, 2007). D’autres recherches ont investigué les différences disciplinaires parmi les étudiants (Weisenfeld et Ott, 2011). Celles-ci peuvent être comprises comme résultant d’un effet de recrutement : n’importe qui ne s’oriente pas vers n’importe quelle discipline en, fonction de son origine sociale (Renisio, 2015)7 ou de ses préférences sociales et politiques (Elchardus et Spruyt, 2009). À cela s’ajoute le processus de socialisation disciplinaire. Contestant le fait que les différences de pratiques et de dispositions des étudiants dans les différentes filières à l’université sont les seuls produits de la socialisation primaire, Sébastien Michon (2008) met ainsi en évidence le rôle des filières d’études sur la politisation, tandis que Mathias Millet (2010) montre que le fait de cheminer dans un cadre cognitif déterminé, en l’occurrence une discipline d’étude, revient à rentrer dans un univers particulier d’exigences, générateur de manières d’apprendre, de raisonner et de schèmes de perception.

On peut ainsi distinguer des habitus disciplinaires (Bourdieu, 1984) renvoyant à des manières d’agir, de penser et de sentir propres aux différentes disciplines, et qui peuvent façonner le rapport aux questions environnementales et à la sobriété. Plusieurs indicateurs permettent de documenter l’effet de ces habitus disciplinaires. Ce sont globalement les disciplines dont les membres sont les plus inquiets du changement climatique qui sont le plus au fait des rapports du GIEC et qui se mobilisent le plus dans les marches pour le climat : 53 % des répondants déclarent avoir lu un rapport du GIEC (ou un résumé), avec des variations allant de 39 % pour les lettres et la santé et recherche médicale à 89 % en météorologie, océanographie et physique de l’environnement (Tab. 1). De même, 27 % des répondants déclarent avoir déjà participé à une marche pour le climat, avec des variations allant de 19 % pour les chimistes, à 44 % pour les « autres sciences sociales »8 et la météorologie, océanographie et physique de l’environnement.

La discipline d’appartenance joue également sur la croyance en une solution technologique aux problèmes environnementaux (Tab. 1) : les domaines de la santé, de la chimie et de la biologie se distinguent par une part de techno-optimistes supérieure à 50 %, contre 40 % ou moins pour les lettres, les mathématiques, l’informatique, l’astronomie, l’écologie, la météorologie, océanographie et physique de l’environnement, et même 30 % pour les « autres sciences sociales ». Enfin, la discipline joue dans le rapport à la décroissance : alors qu’un peu plus de 40 % des répondants affiliés aux « autres sciences sociales », aux lettres, à l’écologie et biologie des organismes et des populations, et à la météorologie, océanologie et physique de l’environnement se déclarent tout à fait d’accord avec l’affirmation selon laquelle « la décroissance est nécessaire pour faire face aux enjeux environnementaux », cette proportion tombe en dessous de 30 % en santé, en biologie et en chimie, et même à 17 % en économie.

Nos résultats suggèrent par ailleurs que la volonté de sobriété dépend des contraintes matérielles propres au mode actuel de production de connaissances qui caractérise chaque discipline. En effet, certaines d’entre elles utilisent plus que d’autres du matériel lourd9, potentiellement peu compatible avec une forte réduction des émissions de GES (Stevens et al., 2020). Cela peut participer au fait que les membres des disciplines de sciences humaines, qui en utilisent peu, sont, sans exception, parmi les plus prêts à réduire les émissions de la recherche de plus d’un tiers. En outre, lorsqu’on considère les disciplines expérimentales, plus la part de personnes déclarant utiliser du matériel expérimental est élevée, moins la volonté de sobriété l’est. En météorologie, océanographie et physique de l’environnement, où la moitié des répondants utilisent un équipement lourd, mais aussi en ingénierie, en écologie et en astronomie, où cette proportion est aux alentours de 60 %, un peu plus de la moitié des répondants souhaitent voir la recherche réduire ses émissions de plus d’un tiers (soit une proportion aussi forte qu’en sciences humaines) ; à l’inverse, en chimie, en biologie, en santé et en physique, où entre 70 et 90 % des répondants utilisent ce type de matériel, environ 40 % des répondants seulement veulent réduire les émissions de plus d’un tiers. On peut noter que les disciplines qui recourent le plus à du matériel lourd sont aussi celles qui ont le plus confiance en la capacité de la technologie à résoudre les problèmes environnementaux.

Tab 1

Volonté de réduire les émissions de GES de la recherche, opinions concernant l’écologie et la technologie, et utilisation de matériel lourd (en %). Champ : personnels affiliés à une unité du CNRS. Les cases grisées correspondent aux valeurs au-dessus de la moyenne (source : Blanchard et al., 2022b).

Une volonté de sobriété moins forte parmi les statuts dominants

Outre les divisions disciplinaires, une autre caractéristique centrale du monde de la recherche est sa division en métiers, corps et grades. Ces divisions conjuguent des différences légales (de statuts, d’ancienneté et de rémunération), des différences de fait dans leur composition par sexe et leur recrutement social, et des différences de pratiques professionnelles. Selon les corps et les groupes professionnels, la volonté de sobriété est très variable. Paradoxalement, alors que les chercheurs et enseignants-chercheurs sont les plus préoccupés par le changement climatique, ce sont les techniciens, les assistants ingénieurs, les ingénieurs d’études et les chargés d’études/de mission qui soutiennent le plus une forte réduction des émissions de GES de la recherche. Seuls les chercheurs et enseignants-chercheurs non titulaires (dont les doctorants) se caractérisent à la fois par une forte inquiétude et une forte volonté de sobriété. Au sein des chercheurs et enseignants-chercheurs titulaires, les directeurs de recherche sont moins prêts à réduire les émissions que les chargés de recherche, et les professeurs des universités moins que les maîtres de conférences. Ce sont donc les statuts dominants de la recherche qui sont les moins favorables à la sobriété.

Contrairement aux différences disciplinaires, ces écarts ne peuvent s’expliquer par l’utilisation variable de dispositifs expérimentaux, puisque les chercheurs et enseignants-chercheurs seniors ne s’opposent pas clairement aux autres statuts de ce point de vue. Ils ne peuvent pas non plus s’expliquer par une plus grande confiance dans la capacité de la science à résoudre le défi climatique : s’ils sont environ 50 % à penser que des technologies plus performantes peuvent résoudre la plupart des problèmes environnementaux contre de 29 % à 44 % chez les chercheurs et enseignants-chercheurs non titulaires, ce niveau est inférieur à celui constaté parmi les techniciens, les assistants ingénieurs et les ingénieurs d’études (entre 52 % et 63 %).

Les chercheurs et enseignants-chercheurs titulaires sont aussi plus inquiets que les autres statuts sur les conséquences que pourrait avoir une réduction des émissions sur la qualité de leur travail ou de celui de leur équipe. Occupant une position dominante dans la recherche et étant investis dans de plus nombreux projets que leurs collègues moins avancés dans la carrière, ils apparaissent plus réticents à prendre le risque de les remettre en cause. On peut d’ailleurs souligner que les chargés de recherche affichent une moindre volonté de sobriété que les maîtres de conférences.

Qui est prêt à réduire quoi ? De la volonté de sobriété à la perspective de sa mise en pratique

En dépit des quelques variations que nous avons mises en évidence, le soutien à la réduction des émissions de GES de la recherche apparaît largement partagé dans la communauté scientifique, en cohérence avec la forte sensibilité à l’enjeu climatique dont font preuve ses membres. Signe d’une attitude favorable à l’écologie, cette volonté se retrouve-t-elle lorsqu’il s’agit de réfléchir aux moyens concrets de réaliser cette réduction et aux domaines précis où elle peut être mise en œuvre ?

Se prononcer pour la réduction des émissions de GES dans la recherche en général peut s’apparenter à une déclaration de principes qui engage peu les enquêtés. En leur demandant de se prononcer sur la réduction de leurs propres émissions d’ici à 203010, par domaine précis (transports en avion, expériences et observations, matériel informatique), on s’approche un peu plus d’une mise en pratique de la réduction. De manière cohérente, il existe un lien très net entre le fait d’être favorable à une réduction des émissions de GES de la recherche en général et le fait de se déclarer prêt à les réduire personnellement dans différents domaines. En revanche, cette projection dans la pratique personnelle diminue nettement l’ampleur du soutien à la sobriété comparativement à une approche générale : alors que plus de 9 répondants sur 10 souhaitent réduire les émissions de la recherche d’au moins un tiers, seul 1 répondant concerné sur 2, voire 1 sur 5 selon les domaines, souhaite réduire d’au moins un tiers ses propres émissions de GES11. Cet écart majeur s’explique par le fait que nombre de répondants qui se déclarent concernés par un domaine estiment néanmoins que leurs émissions sont déjà très basses. Quels que soient le sens et la réalité de cette perception, dont nous discuterons plus bas, cette question met en tout cas au jour les difficultés de toute tentative de réduire les émissions de la recherche par une approche purement individuelle : si la réduction d’au moins un tiers fait consensus, tous les répondants sont loin d’être prêts à (ou en capacité de) réduire l’ensemble de leurs propres émissions dans cette proportion.

Une forte sobriété plus difficile à envisager pour la production de données

La volonté de réduire les émissions varie selon les domaines dans lesquels elle pourrait s’appliquer. En identifiant certaines caractéristiques individuelles et collectives (disciplines, statuts) de celles et ceux qui veulent ou non aller vers plus de sobriété, on est en mesure de cerner plus finement les contraintes professionnelles qui expliquent ces variations.

Parmi les domaines dans lesquels les répondants sont les plus prêts à réduire leurs émissions se trouvent les vols pour se rendre aux conférences, réunions et congrès (65 % sont prêts à réduire et 52 % à réduire d’au moins un tiers). Ils sont en revanche moins nombreux à envisager plus de sobriété concernant les vols qu’ils effectuent pour recueillir des données (44 % sont prêts à réduire, et 26 % d’au moins un tiers). Ces résultats nuancent ceux de Nursey-Bray et al. (2019, p. 14), qui observaient une « peur de ne plus voler » parmi les universitaires australiens, à savoir que « si les universitaires peuvent s’inquiéter de leur impact sur le changement climatique, ils et elles craignent encore plus les conséquences sur leur carrière de ne pas prendre l’avion ou de réduire leur usage professionnel de l’avion ». C’est davantage une peur de ne plus pouvoir collecter des données que l’on observe dans la recherche française, alors que la diminution des vols pour les conférences semble plus largement acceptée. Les répondants sont aussi relativement plus réticents à réduire les émissions liées au matériel informatique (53 % sont prêts à réduire, et 32 % d’au moins un tiers), et plus encore celles liées aux expériences et observations (hors déplacements ; 43 % sont prêts à réduire, et 22 % d’au moins un tiers) : cela témoigne bien de la volonté de ne pas nuire à la collecte et au traitement des données.

Lorsque l’on raisonne par disciplines et statuts, les écarts sont peu marqués concernant les vols pour les conférences et le matériel informatique (Tab. 2). Cependant, de fortes disparités existent concernant la volonté de réduire les émissions liées aux vols pour le recueil de données, et aux expériences et observations, avec un hiatus entre soutien à une politique de réduction dans la recherche et mise en pratique personnelle. Le lien observable à l’échelle des individus, entre volonté de réduire dans la recherche en général et disposition à réduire pour soi-même, ne se retrouve pas lorsque l’on raisonne sur des catégories comme les disciplines ou les statuts.

Ainsi, en ce qui concerne les vols en avion pour le terrain ou la collecte de données, seuls 7 % des écologues et biologistes des populations et des organismes, 15 % des météorologues, océanologues et physiciens de l’environnement et 17 % des historiens et anthropologues se disent prêts à réduire d’au moins un tiers leurs émissions dans ce domaine, alors même qu’il s’agit de disciplines parmi les plus désireuses de réduire les émissions de la recherche en général (et parmi les plus inquiètes du changement climatique). Mais elles sont aussi parmi celles qui parcourent le plus de distance en avion pour les données (Blanchard et al., 2022a) ; sans doute plus que pour d’autres, leur travail empirique en dépend. D’autres disciplines (comme la géologie) présentent un profil plus cohérent en étant peu désireuses de réduire les émissions aussi bien en général que pour les vols liés aux données.

Les mêmes décalages entre disciplines se retrouvent concernant la réduction des émissions liées aux expériences et observations scientifiques (hors déplacements). Les écologues et biologistes des populations et des organismes, et les météorologues, océanologues et physiciens de l’environnement, nombreux à vouloir réduire les émissions de GES de la recherche, sont parmi les moins prêts à une réduction des émissions d’au moins un tiers, avec les géologues, les physiciens et les chimistes (17 % de soutien ou moins). Une hypothèse explicative serait qu’à l’échelle des disciplines, les contraintes propres liées à la production scientifique (accès aux données et production de données) et à son mode normal de fonctionnement (niveau d’internationalisation et de concurrence notamment) l’emportent sur la sensibilité aux enjeux environnementaux et climatiques.

Les écarts sont plus limités du point de vue du statut des répondants. Les chercheurs et enseignants-chercheurs concernés sont proportionnellement plus nombreux que les autres statuts à être prêts à réduire d’au moins un tiers leurs émissions liées aux vols pour les conférences et pour la collecte de données, alors qu’à l’inverse les ingénieurs et techniciens concernés sont plus prêts à réduire leurs émissions liées aux expériences et observations et à l’informatique. Ces faibles écarts sont difficiles à interpréter dans la mesure où la proportion de personnes concernées par les vols pour les conférences est de moins de 60 % parmi les ingénieurs et techniciens, à l’exception des ingénieurs de recherche. Il est néanmoins notable que les directeurs de recherche et les professeurs des universités soient prêts à réduire d’au moins un tiers leurs vols pour les conférences dans la même proportion que les chargés de recherche et maîtres de conférences, alors qu’ils expriment un peu plus de réticences à réduire les émissions de la recherche en général. Ce résultat pourrait s’expliquer par le fait que leurs marges de manœuvre sont plus importantes puisqu’ils ont plus recours à l’avion pour des conférences (Blanchard et al., 2022a).

Tab 2

Volonté de réduire ses émissions individuelles de GES d’au moins un tiers dans différents domaines (en %). Les cases grisées correspondent aux valeurs au-dessus de la moyenne. Champ : personnels titulaires affiliés à une unité du CNRS et concernés par chaque domaine (source : Blanchard et al., 2022b).

Une marge de réduction fluctuant avec le niveau individuel d’émissions ?

On pourrait penser que moins on consomme une ressource, plus il est difficile de réduire, et moins on est disposé à le faire, puisqu’au-delà d’un certain seuil, si la consommation baisse encore, c’est l’ensemble de la logique de la recherche qu’il faut repenser (par exemple si l’on ne dispose plus de certains matériels ou si l’on ne peut plus du tout voyager). Dès lors, il semblerait logique que les plus enclins à diminuer leur consommation dans un domaine (avion ou matériel) soient les plus gros consommateurs, qui auraient plus de marge de manœuvre pour réduire.

C’est bien ce que l’on observe pour le recours à l’avion. Parmi les répondants ayant pris l’avion en 2019 pour assister à des conférences et des réunions, mais ayant parcouru moins de 5 000 km (valeur médiane), 65 % sont prêts à réduire leurs émissions (dont 51 % d’au moins un tiers), contre respectivement 79 % et 58 % pour celles et ceux qui ont volé 5 000 km ou plus. Pourtant, les répondants qui ont parcouru plus de 5 000 km en avion en 2019 tous motifs confondus sont 29 % à penser que la réduction des émissions dans ce domaine va probablement diminuer la qualité de leurs travaux et que c’est un problème, contre 14 % de celles et ceux qui ont volé mais pour moins de 5 000 km. Pour ceux qui volent le plus, la crainte plus fréquente des potentielles conséquences d’une réduction des vols cohabite paradoxalement avec une plus grande volonté de réduire ces mêmes vols : cela tient sans doute à ce qu’ils disposent d’une plus grande marge de réduction.

Cet effet de marge n’apparaît plus lorsqu’on s’intéresse à la diminution des émissions liées au matériel utilisé par les répondants, peut-être parce qu’il est plus facile d’envisager de diminuer une quantité continue (des kilomètres en avion) que de réduire un stock d’équipements souvent uniques (ce qui signifie souvent s’en passer). Ce n’est pas parce qu’on utilise du matériel plus coûteux, plus lourd, que l’on disposerait de plus de marge de réduction. Ainsi, les utilisateurs d’infrastructures informatiques ou de matériel lourd ne sont pas plus nombreux que les seuls utilisateurs de petit matériel de laboratoire à se dire prêts à réduire leurs émissions dans ce domaine (autour de 44 %). Les utilisateurs de matériel lourd sont en revanche plus nombreux (50 %) à considérer que la réduction des émissions liées aux expériences et observations scientifiques va probablement diminuer la qualité de leurs travaux, et que c’est un problème, que les répondants qui n’utilisent que du petit matériel expérimental.

On retrouve toutefois cet effet de marge pour le matériel quand on demande aux répondants de se prononcer sur son caractère indispensable, ce qui a été fait pour le matériel informatique. Dans ce domaine, on s’aperçoit que c’est moins la quantité globale de matériel dont on dispose que celle jugée indispensable qui compte vraiment. Ainsi, alors qu’il n’y a pas de lien entre nombre d’ordinateurs et tablettes possédés et la volonté de diminuer les émissions de GES, les personnes qui déclarent un nombre élevé d’ordinateurs non indispensables sont plus nombreuses à vouloir décroître d’au moins un tiers.

Notons enfin que le questionnaire permettait aux répondants de se placer hors de l’enjeu d’une sobriété accrue, en déclarant ne pas pouvoir diminuer leurs émissions « car elles sont déjà très basses ». Qui sont les personnes qui ont choisi cette option, impliquant qu’elles jugent ne pas avoir de marge pour diminuer ? En moyenne, leur niveau de consommation est effectivement moindre que celui des répondants se déclarant prêts à décroître (pour l’avion), même si la différence est parfois ténue (matériel expérimental et ordinateurs). Mais leur niveau d’émission n’est pas toujours « très bas » : 14 % d’entre eux parcourent plus de 5 000 km par an en avion pour des conférences et réunions et deux tiers disposent de matériel expérimental lourd. Ici, la perception des enjeux environnementaux entre en compte : à niveau de consommation égal, les répondants jugeant leurs émissions « très basses » sont moins préoccupés par le changement climatique. Ainsi, pour les vols en avion pour les conférences et les réunions, parmi les répondants qui ont volé au moins 5 000 km, 62 % de celles et ceux qui jugent leurs émissions « très basses » se disent « très » ou « extrêmement préoccupés » par le changement climatique, contre 82 % de celles et ceux qui sont prêts à les réduire. À quantité de matériel informatique égale, celles et ceux qui pensent que leurs émissions en la matière sont déjà très basses ont aussi plus tendance à déclarer indispensable leur matériel informatique. Il y a ici une certaine cohérence : juger indispensable son matériel, tout comme refuser de reconnaître son poids environnemental, relève d’une même logique consistant à ne pas envisager de se passer de ce qu’on consomme actuellement.

Ainsi, il apparaît que dans les domaines où une diminution peut être réalisée de façon continue (les kilomètres en avion), les plus pollueurs sont un peu plus enclins à la sobriété, malgré des craintes plus fortes quant à l’impact sur la qualité de leur recherche. Concentrer prioritairement sur eux la charge de la réduction permettrait de réaliser une réduction plus efficace et équitable des émissions, puisqu’un taux d’effort donné entraînerait un effet plus grand s’il était appliqué par une personne au niveau d’émissions élevé, tout en réduisant les inégalités de ce point de vue.

Un fort soutien à des mesures collectives, mais moindre chez les premiers visés

Les résultats précédents fournissent un aperçu du positionnement des personnels de la recherche concernant les domaines dans lesquels une plus grande sobriété individuelle est envisageable. Ils révèlent des tensions entre des objectifs contradictoires – l’injonction à se rendre à des conférences à l’étranger et le souci écologique – liées notamment au fonctionnement actuellement très internationalisé de la recherche (Hamann et Zimmer, 2017). Dès lors, il apparaît intéressant d’analyser aussi ce que les répondants jugent opportun de mettre en place non plus à leur propre échelle, mais au niveau institutionnel et réglementaire pour limiter les émissions de GES.

Pour ce faire, nous avions suggéré dans le questionnaire une série de solutions, qui ont toutes obtenu l’assentiment d’une large majorité des répondants (Tab. 3). Les mesures les plus consensuelles sont aussi sans surprise celles qui engagent le moins les individus : réaliser des bilans carbone, financer le train lorsqu’il est plus cher que l’avion, privilégier le matériel économe en énergie même s’il est plus coûteux, financer des initiatives de compensation carbone. Néanmoins, des mesures plus contraignantes rencontrent elles aussi un fort assentiment : diminuer le poids des conférences dans les évaluations, favoriser des buffets locaux ou végétariens, ne pas renouveler le matériel informatique avant cinq ans s’il fonctionne, proscrire les vols en avion lorsque le même trajet peut être effectué en moins de 6 h de train. Dans cette partie, nous nous concentrons sur les deux mesures les moins consensuelles : imposer une limite au nombre de vols par personne et tenir compte des émissions carbone dans les critères de sélection des projets à financer (respectivement 22 % et 28 % pensent qu’« il ne faut pas [les] mettre en œuvre »). Elles permettent en effet de mesurer les réticences des répondants à remettre en cause le cœur de l’activité scientifique : si la quasi-totalité des répondants sont prêts à des efforts, par exemple en prenant plus de temps pour faire un trajet en train plutôt qu’en avion, une part non négligeable n’accepte pas de renoncer à des terrains ou projets de recherche particulièrement émetteurs de GES.

Les déterminants du soutien à ces deux mesures plus clivantes sont assez différents, même si ce soutien est, dans les deux cas, très fortement lié à la volonté de réduire les émissions de GES et au degré de préoccupation concernant le changement climatique. Le soutien à l’ajout des émissions carbone comme critère de sélection des projets est un peu plus faible parmi les répondants utilisant du matériel lourd (59 % pour celles et ceux utilisant un matériel très coûteux contre 70 % parmi celles et ceux n’utilisant aucun matériel) et parmi celles et ceux qui ont beaucoup pris l’avion en 2019 (64 % parmi celles et ceux ayant volé 5 000 km ou plus en 2019, contre 69 % pour celles et ceux n’ayant pas volé du tout). Surtout, le soutien à une limitation des vols par personne est nettement plus faible parmi les personnes qui volent le plus (63 % parmi celles ayant volé 5 000 km ou plus en 2019, contre 78 % parmi celles n’ayant pas volé du tout). Autrement dit, les oppositions les plus vives à chacune de ces deux formes de sobriété viennent des personnes dont les émissions sont les plus fortes dans le domaine concerné.

Ce résultat se retrouve à l’échelle des disciplines (Fig. 2) : ainsi, la chimie, la biologie et la santé et recherche médicale, qui sont les trois disciplines qui volent le moins (Blanchard et al., 2022a), sont parmi celles qui soutiennent le plus la limitation des vols par les institutions de recherche. À l’inverse, la géologie, l’informatique ou l’histoire et l’anthropologie, qui sont pourtant plus favorables à une réduction globale des émissions dans la recherche mais dont les membres prennent plus souvent l’avion, soutiennent moins cette limitation.

Les écarts en termes de statut montrent eux aussi que le soutien à la limitation institutionnelle des vols par personne varie de manière inversement proportionnelle au recours à l’avion : les directeurs de recherche et les professeurs y sont le moins favorables, alors qu’ils et elles parcourent le plus de kilomètres en avion, et les ingénieurs, techniciens et doctorants le plus. Notons que cet usage plus important de l’avion par les chercheurs seniors n’est pas propre à notre enquête et constitue un résultat important et récurrent dans la littérature sur le sujet (Arsenault et al., 2019 ; Ciers et al., 2019 ; Thaller et al., 2021). Quant au soutien à la prise en compte des émissions de GES dans la sélection des projets, il est le plus élevé parmi les ingénieurs et techniciens, et le plus faible parmi les chercheurs et les enseignants-chercheurs seniors, les chargés de recherche et les postdoctorants. On retrouve ici le paradoxe souligné plus haut (Fig. 1) selon lequel ces statuts sont parmi les plus inquiets du changement climatique, mais les plus réticents à réduire les émissions de la recherche. Néanmoins, les postdoctorants, les chargés de recherche et les maîtres de conférences se distinguent des seniors par un fort soutien à une limitation des vols, qui les concerne directement étant donné leur recours relativement intensif à l’avion (Blanchard et al., 2022a).

Tab 3

Soutien aux solutions institutionnelles (en %). Champ : personnels titulaires affiliés à une unité du CNRS et concernés par chaque domaine (source : Blanchard et al., 2022b).

thumbnail Fig. 2

Taux de soutien (« prioritaire » ou « secondaire ») aux deux solutions institutionnelles les plus clivantes par discipline, statut, âge et sexe. Champ : personnels affiliés à une unité du CNRS. Lecture : 78 % des doctorants contractuels soutiennent la proposition d’imposer une limite au nombre de vols en avion par personne (source : Blanchard et al., 2022b).

Conclusion

Le monde de la recherche peut-il être sobre ? Au moins le souhaite-t-il ? L’enquête « Les personnels de la recherche face au changement climatique » montre qu’il existe un consensus fort sur la nécessité de mettre en œuvre des changements dans l’organisation des activités de recherche pour répondre à l’urgence climatique, et sur de nombreuses mesures concrètes à appliquer. Cependant, lorsque l’on regarde dans le détail, il existe des variations parfois importantes.

Tout d’abord, la majorité des répondants acceptent de réduire leurs émissions dans des domaines qui peuvent apparaître comme les moins essentiels à la recherche, notamment les vols pour les conférences et les réunions. En revanche, un peu moins de la moitié se disent prêts à la sobriété quand on touche à des domaines au cœur de leur activité scientifique comme les expériences et observations, et les vols pour le recueil de données. Cela étant, les mesures collectives proposées recueillent toutes une large majorité de soutiens, y compris quand elles sont relativement contraignantes (limitation du nombre de vols en avion par personne et prise en compte des émissions carbone pour le financement des projets) et y compris parmi les personnes concernées. Ce résultat laisse entendre que les personnels de la recherche sont prêts à ce que des actions institutionnelles soient engagées – actions dont on sait qu’elles ont une efficacité et une acceptabilité potentielles plus élevées qu’un appel à la responsabilité ou une pression exercée au niveau individuel (Dubuisson-Quellier et Martin, 2019).

Ensuite, la volonté de réduire, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective, varie en fonction de la position dans le champ de la recherche (discipline, statut, intensité des pratiques émettrices de GES) et des représentations vis-à-vis de la gravité de la situation. Les variations selon les disciplines sont, de ce point de vue, particulièrement marquées et révélatrices. Elles s’expliquent tout à la fois par des différences dans la pratique scientifique (internationalisation, mobilité, utilisation de matériel), mais aussi par le recrutement social des disciplines et la matrice socialisatrice qu’elles constituent (familiarité avec les sciences du climat, propension à l’engagement, représentations du monde – par exemple le crédit différent accordé à la technologie et à la décroissance, etc.). Ainsi, les disciplines dont les pratiques sont les plus émettrices sont les moins enclines à la sobriété. Les écarts selon le statut indiquent quant à eux que les individus occupant une position dominante dans le champ de la recherche (directeurs de recherche, professeurs des universités, chargés de recherche) sont les moins prêts à réduire les émissions de GES en dépit d’une forte inquiétude concernant le changement climatique. Enfin, les personnes ayant un fort niveau de consommation en termes de vols en avion ou de matériel se disent certes plus souvent prêtes à réduire leurs émissions que les autres – leur marge de réduction est plus grande –, mais elles craignent plus souvent les conséquences que cela entraînerait sur la qualité de leur travail, et s’opposent plus fréquemment à la mise en œuvre de solutions institutionnelles contraignantes.

Pour finir, on peut souligner que l’enquête n’offre qu’un aperçu des déterminants de la volonté de sobriété dans la recherche. D’autres analyses, notamment à partir d’approches qualitatives, seraient nécessaires pour mieux comprendre le rôle des habitus disciplinaires et leur articulation avec les positionnements politiques, qui n’étaient pas véritablement abordés par notre questionnaire. Elles permettraient aussi d’appréhender les logiques à l’œuvre derrière le hiatus entre une volonté quasi unanime de réduire les émissions de GES de la recherche dans son ensemble et des réserves qui s’expriment plus fréquemment quand on interroge les répondants sur les différents moyens d’y parvenir par des actions à l’échelle individuelle ou collective dans différents domaines.

Références


1

Ce dernier chiffre doit seulement être considéré comme un point de repère. Il n’est en effet pas possible de comparer émissions professionnelles et émissions personnelles dont le calcul procède de logiques très différentes. La moyenne des émissions professionnelles en France ne nous est pas connue.

2

En revanche, nous laissons volontairement ici de côté les déplacements domicile-travail qui ne sont pas propres au milieu de la recherche même si fortement émetteurs de GES.

3

Ce collectif regroupe depuis 2019 des membres du monde académique de tous statuts et disciplines cherchant à mieux comprendre et réduire l’impact des activités de recherche scientifique sur l’environnement. Pour plus de détails sur l’enquête, nous renvoyons à Blanchard et al. (2022a ; 2022b). Leur site est consultable à cette adresse : https://labos1point5.org/.

4

Le taux de réponse global était de 23 %, avec des variations de 15 % à 36 % selon les statuts, et de 20 % à 31 % selon les disciplines.

5

La définition proposée de cet effondrement était : les besoins de base (alimentation, énergie, santé, etc.) ne seront plus assurés pour la majorité de la population.

6

Le droit et gestion se distinguent avec le niveau de préoccupation le plus faible de toutes les disciplines mais la volonté de réduire les émissions d’au moins un tiers la plus forte. Cela tient au fait que ce groupe est très hétérogène, puisqu’il présente aussi la seconde proportion la plus forte de personnes souhaitant au contraire réduire les émissions de moins d’un tiers (à 14 %). C’est aussi le groupe au sein duquel les individus les plus inquiets du changement climatique se distinguent le plus de ceux qui sont moins inquiets par leur forte volonté de réduire les émissions de la recherche.

7

Cet auteur montre, par exemple, que la part d’enfants de cadres s’élève à près de 55 % dans les cursus universitaires en sciences politiques, un peu moins de 45 % en mathématiques appliquées, et autour de 30 % pour la sociologie.

8

Cette catégorie regroupe science politique, sociologie, géographie, sciences de l’information et de la communication, les sciences de l’éducation, urbanisme, épistémologie et STAPS. Elle est intitulée « autre » car nous avons traité de façon à part l’économie, l’histoire et l’anthropologie, ces regroupements s’étant fait sur des considérations d’effectifs et de proximité des répondants.

9

Nous considérons ici les très grandes infrastructures de recherche mutualisées (accélérateur de particules…), les grands équipements très coûteux (imagerie par résonance magnétique, microscope à balayage…), les équipements coûteux (oscilloscope, centrifugeuse…) et les dispositifs extensifs hors laboratoire (animalerie, champs…). Les grandes infrastructures informatiques ne sont pas prises en compte car elles semblent suivre une logique différente.

10

Dans le questionnaire, la question suit immédiatement celle leur demandant si la recherche doit réduire ses émissions d’ici à 2030. Elle n’a été posée qu’aux personnels titulaires puisqu’elle implique de pouvoir se projeter dans l’avenir. Les proportions sont calculées parmi les répondants se disant concernés par chaque domaine.

11

Dans un souci de simplicité, ces questions déclinées par domaines ne distinguaient pas la volonté de réduire de plus d’un tiers de celle de réduire d’environ un tiers.

Citation de l’article : Blanchard M., Bouchet-Valat M., Cartron D., Greffion J., Gros J., 2024. La recherche française est-elle prête pour la sobriété ? Les enseignements d’une enquête nationale. Nat. Sci. Soc. 32, 2, 127-141.

Liste des tableaux

Tab 1

Volonté de réduire les émissions de GES de la recherche, opinions concernant l’écologie et la technologie, et utilisation de matériel lourd (en %). Champ : personnels affiliés à une unité du CNRS. Les cases grisées correspondent aux valeurs au-dessus de la moyenne (source : Blanchard et al., 2022b).

Tab 2

Volonté de réduire ses émissions individuelles de GES d’au moins un tiers dans différents domaines (en %). Les cases grisées correspondent aux valeurs au-dessus de la moyenne. Champ : personnels titulaires affiliés à une unité du CNRS et concernés par chaque domaine (source : Blanchard et al., 2022b).

Tab 3

Soutien aux solutions institutionnelles (en %). Champ : personnels titulaires affiliés à une unité du CNRS et concernés par chaque domaine (source : Blanchard et al., 2022b).

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Degré de préoccupation concernant le changement climatique et volonté de réduire les émissions de GES de la recherche de plus d’un tiers d’ici à 2030, par discipline, statut, âge et sexe. Champ : personnels affiliés à une unité du CNRS. Lecture : 74 % des répondants en géologie se disent très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique (source : Blanchard et al., 2022b).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Taux de soutien (« prioritaire » ou « secondaire ») aux deux solutions institutionnelles les plus clivantes par discipline, statut, âge et sexe. Champ : personnels affiliés à une unité du CNRS. Lecture : 78 % des doctorants contractuels soutiennent la proposition d’imposer une limite au nombre de vols en avion par personne (source : Blanchard et al., 2022b).

Dans le texte

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