Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 3, Juillet/Septembre 2023
Page(s) 312 - 324
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024007
Published online 08 April 2024

© J.-P. Ceron et al., Hosted by EDP Sciences, 2023

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L’aviation est un secteur souvent cité par les citoyens soucieux de réduire leur empreinte carbone. En effet, si on le compare à d’autres types de transports, il génère un impact climatique important. Mais quel est véritablement ce dernier, quelles en sont les évolutions et les moyens de l’atténuer ? C’est ce sur quoi se penchent les auteurs de cet article de synthèse qui se concentre sur le domaine du tourisme. Ils scrutent les discours des acteurs professionnels à ce sujet et les confrontent à des données matérielles et techniques. Les perspectives de réduction des émissions de gaz à effet de serre, comme nous pouvons hélas nous y attendre, ne sont pas à la hauteur des enjeux climatiques que doit relever l’aéronautique. Néanmoins, au-delà des risques et des incertitudes qui demeurent, l’article dresse un tableau assez complet des transformations en cours et à venir dans ce secteur.

La Rédaction

Le tourisme est bien reparti après la pandémie de Covid-19. Les effets de cette dernière sont venus télescoper des interrogations déjà existantes, initialement d’ordre scientifique, qui commençaient à sourdre dans la société. La pandémie a ajouté une peur générale de voler à la « honte de voler1 » qui était cantonnée à des segments de la société mais gagnait en importance. On a déjà vu le tourisme se relever rapidement de graves crises (le 11 septembre 2011, par exemple). Le choc actuel est plus grave que les précédents car, une fois la crise sanitaire surmontée, il reste une crise climatique appelant une prise en charge de plus en plus urgente.

Par ailleurs, ces dernières années, de nombreux travaux scientifiques ont exploré l’avenir du tourisme face à la décarbonation à l’aide de scénarios ; d’autres recherches ont examiné plus spécifiquement les réponses envisageables au défi des émissions de l’aviation, mode de transport auquel le tourisme fait de plus en plus appel. On y voit maintenant plus clair sur les possibilités de diminuer ces dernières de façon significative (carburants et motorisations alternatives…). Le présent article fait un point sur l’état actuel de ces deux questions et leurs perspectives. Nous n’y traitons pas de l’ensemble des problèmes environnementaux que pose l’aviation : pollutions atmosphériques locales à proximité des aéroports ou bruit.

L’article commence par rappeler les enjeux liés aux émissions de gaz à effet de serre (GES) du tourisme, puis les travaux sur l’exploration de leur futur à l’aide de scénarios au niveau mondial. Il examine ensuite la contribution potentielle de la technologie à la résolution des blocages mis en évidence. Celle-ci pourra-t-elle éviter le recours au rationnement, notamment du transport aérien, quelles que soient les formes que ce dernier puisse prendre : réglementaires, par les prix, etc. ? Plus spécifiquement, pour quels segments des activités touristiques celui-ci serait-il indispensable ? Quelles sont les échéances temporelles des percées technologiques considérées ? Arriveront-elles à temps ? Enfin, l’article décrit brièvement certains aspects du jeu des acteurs, susceptibles d’influer sur la mise en œuvre des solutions.

Les émissions du tourisme

Le tourisme contribue de façon significative aux émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. Une première évaluation avait été effectuée pour l’Organisation mondiale du tourisme en 2007 (UNWTO, 2008) avec des mises à jour qui ne l’ont pas significativement modifiée (OECD et UNEP, 2011 ; WTTC, 2015). La contribution du tourisme est ainsi évaluée dans une fourchette allant de 3,9 à 6 % des émissions anthropiques de CO2, avec une meilleure estimation de 4,9 %. Dans les pays riches, ce pourcentage double. Quand on utilise le forçage radiatif (Encadré 1) comme métrique, la part du tourisme dans les émissions mondiales s’accroît, passant de 5,2 à 12,5 % en 2005.

Cirrus et réchauffement de la planète

À très haute altitude, les avions produisent des traînées de condensation qui peuvent se transformer en cirrus. Ces nuages se forment à des températures très basses (−40 °C) sous condition d’un fort degré d’humidité, ils sont également dépendants des poussières émises par la combustion du kérosène (Kärcher, 2018). Leur contribution au réchauffement climatique est identifiée depuis longtemps (Penner et al., 1999) : les évaluations existantes montrent qu’elle est importante mais présentent une très forte marge d’incertitude. Cela a servi de prétexte aux constructeurs, aux compagnies aériennes et à certaines institutions gouvernementales pour exclure cette question du champ des discussions sur la contribution de l’aviation au changement climatique, minimisant ainsi très largement son impact.

Les cirrus ont une durée de vie très courte : si les vols cessent, l’effet disparaît en vingt-quatre heures, contrairement au CO2 dont la durée de vie est plutôt de l’ordre d’une centaine d’années ou plus. Il existe des pistes pour la réduction des cirrus : modification des trajectoires de vol, diminution des poussières de combustion (l’utilisation des biocarburants ou des carburants de synthèse [e-fuels] pourrait être intéressante à cet égard), laissant espérer une division par dix de la formation de ces nuages (Kärcher, 2018).

Une évaluation plus récente, avec un périmètre plus large (Lenzen et al., 2018), c’est-à-dire utilisant une analyse de cycle de vie et incluant, par exemple, les émissions de la nourriture et des achats des touristes, mais ne prenant pas en compte les émissions évitées par l’absence du domicile (chauffage, repas…), aboutit à une contribution plus élevée : 8 % des émissions de CO2 au niveau mondial. Cette approche « tout compris » met moins l’accent sur les émissions propres du tourisme (« partir » vs. « rester à la maison ») et donc en particulier sur celles des transports aériens sur lesquels le présent article se focalise.

La contribution de l’aviation au changement climatique

Selon Stefan Gössling et Andreas Humpe (2020), les émissions de GES de l’aviation sont dues pour 71 % au transport commercial de passagers, pour 17 % au fret, 8 % au militaire et 4 % au transport de passagers par avions privés. Dans le secteur du transport commercial de passagers, on distingue les émissions de l’aviation internationale (environ 60 % du total) (Tab. 1) de celles de l’aviation interne aux États (40 %).

La dynamique temporelle de ces émissions est la résultante de la croissance du transport aérien et de l’amélioration de son efficacité énergétique. Sur une période de 20 ans (1990-2010), les émissions de l’aviation ont crû deux fois plus vite que la moyenne des émissions des autres secteurs (Bows-Larkin, 2015). Au niveau mondial, les émissions de l’aviation nationale progressent à un rythme trois fois inférieur à celui de l’aviation internationale (+15 % sur la période 2000-2017) [IEA, 2017]. En Europe, ces émissions stagnent et même diminuent en France (−13 % sur la période 2000-2016) avec l’extension des liaisons par train à grande vitesse (TGV) [Dubois et Ceron, 2009].

Les émissions de CO2 rendent compte de façon incomplète de l’impact de l’aviation sur le climat. L’aviation émet également des oxydes d’azote (NOx), et surtout de la vapeur d’eau à haute altitude qui contribue à la formation de cirrus, nuages de faible durée de vie, mais avec un fort impact instantané sur le réchauffement de la planète (Encadré 1). Le forçage radiatif hors CO2 de l’aviation représente les deux tiers de sa contribution. Autrement dit, l’impact du CO2 doit être multiplié par trois pour obtenir la contribution totale de l’aviation au réchauffement climatique (Lee et al., 2021). Les émissions en vol constituent l’essentiel de la contribution de l’aérien : les émissions du reste de la chaîne de valeur (aéroports…) restent très minoritaires.

Tab 1

Les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation.

Des scénarios récents de plus en plus sophistiqués et inquiétants

L’essor du tourisme et l’appel croissant au transport aérien ont conduit à s’interroger sur les stratégies disponibles pour ces activités à forte croissance (de l’ordre de 4 ou 5 % par an) dans un contexte de réduction nécessaire des émissions de GES. Les travaux (UNWTO, 2008 : Ceron et Dubois, 2006 : Dubois et Ceron, 2009), dès le départ, se sont focalisés sur les émissions du transport de l’origine à la destination, et très vite, ils ont montré qu’elles représentaient de loin la plus grande part des émissions « nettes » ou « additionnelles » du tourisme (c’est-à-dire du supplément d’émissions par rapport à une option sans tourisme). Ces travaux ont également montré que le progrès technique ne pouvait à lui seul permettre d’atteindre les objectifs et devait nécessairement être complété par un très fort changement modal et des évolutions des modes de tourisme (distance, durée des séjours…) très difficiles à mettre en œuvre car cela va à contre-courant des tendances actuelles, en résumé : « plus loin, plus souvent, pour des séjours plus courts ». Depuis, les exigences portant sur le degré de décarbonation ont évolué. Ainsi, pour les pays développés, on ne parle plus d’une division par quatre des émissions en 2050 mais plutôt de neutralité carbone. Il va de soi que, dans un contexte aussi contraignant, il n’est pas question que le tourisme bénéficie d’un traitement de faveur comme c’était le cas, par exemple, dans nos premiers scénarios (Ceron et Dubois, 2006).

Les travaux menés depuis plusieurs années par Paul Peeters (2017) innovent sous plusieurs aspects :

  • ils se calent par rapport aux nouveaux scénarios du GIEC (RCP 2,5 et 8,6) et aux objectifs de l’accord de Paris (+2 °C, +1,5 °C) ;

  • leur horizon est 2100 ;

  • ils font appel à une modélisation systémique et dynamique beaucoup plus élaborée que les travaux précédents ;

  • ils introduisent une évaluation quantifiée des impacts économiques sur l’activité du secteur, sans pour autant aller jusqu’à analyser l’effet rebond.

Les résultats de ces recherches confirment l’impasse sévère en matière d’émissions du tourisme dans le domaine de l’aviation face aux exigences de la limitation des hausses de températures à 2° ou 1,5° C (cf. courbes de la figure 1 ci-dessous).

P. Peeters montre également qu’il serait possible, moyennant des changements drastiques des pratiques touristiques, d’imaginer un scénario compatible avec une contribution du tourisme (proportionnelle à son importance économique) à l’objectif de 1,5 °C, tout en maintenant le chiffre d’affaires attendu du secteur. La perte de chiffre d’affaires du secteur aérien par rapport au scénario de référence est compensée avant tout par une hausse du chiffre d’affaires des activités sur le lieu de destination (hôtellerie, restauration…).

Enfin, ces travaux récents évaluent la contribution potentielle des différentes variables d’action à la réduction des émissions : changement de pratiques touristiques, instruments économiques et réglementaires, apport de la technologie. Les rendements décroissants du progrès technique, en particulier pour la propulsion des avions, ont été mis en évidence (Peeters et al., 2005). De plus, les améliorations dans les différents compartiments du système (gestion du trafic, conception des avions : motorisation et aérodynamisme, taux de remplissage, etc.) ne permettront pas de faire face à l’impact de l’augmentation du trafic prévue, d’autant plus que certaines des mesures n’auront d’effet que dans plusieurs décennies et que, jusqu’à récemment, il n’y avait aucune piste pour traiter les émissions de vapeur d’eau en altitude.

thumbnail Fig. 1

Les émissions de CO2 de l’aviation dues au tourisme dans le cadre d’un scénario tendanciel comparées aux émissions globales nécessitées par l’accord de Paris (Peeters, 2017) ; les effets non CO2 ne sont pas inclus ici.

La contribution potentielle de la technologie : une tentative d’état des lieux en 2020

Notre appréciation de la contribution potentielle de la technologie évolue, même si le diagnostic selon lequel elle ne restera que partielle se confirme. Parallèlement aux transports faiblement émetteurs (une partie du transport ferroviaire), de nouvelles pistes et de nouveaux espoirs apparaissent, pouvant rendre certains segments des transports touristiques plus soutenables : par exemple, la possibilité d’utiliser l’automobile électrique sur de longues distances à un coût acceptable est maintenant acquise.

Notre réflexion concerne l’ensemble des modes de transport touristique, pas seulement l’aviation. L’automobile et le transport ferroviaire partagent avec l’aviation certaines perspectives de percées technologiques (électrification, batteries, piles à combustible, hydrogène, etc.), à la différence près que, pour les deux premiers modes, elles sont beaucoup plus faciles à mettre en œuvre. Il ne s’agit pas ici de faire preuve d’un optimisme technologique béat car les problèmes à résoudre pour les transports terrestres sont considérables : quel type d’énergie décarbonée pour l’électricité ? Quelles performances ? Quels coûts, etc. ? Mais les défis à relever pour l’aviation sont d’un degré de difficulté bien supérieur. La dépendance croissante du tourisme par rapport à l’aérien incite à nous focaliser sur les perspectives technologiques pour l’aviation.

Ainsi, nous commencerons par passer en revue les différents changements technologiques majeurs envisagés pour l’aviation en nous limitant au couple carburant/motorisation. Suivra une réflexion stratégique pour tenter d’articuler ces possibilités, en tenant compte des segments des transports touristiques auxquels elles seraient adaptées et de la temporalité de leur mise en œuvre potentielle. Cette prospective se base sur des hypothèses fondées sur la littérature scientifique disponible pour tenter de cadrer les futurs possibles.

Nous pouvons distinguer deux grandes catégories d’innovations : celles qui sont compatibles moyennant quelques aménagements avec les motorisations et les infrastructures actuelles de l’aviation, et celles qui impliquent des ruptures au moins dans un de ces deux domaines. Le degré d’incertitude pesant sur les innovations est plus élevé pour celles rompant avec les motorisations et les infrastructures existantes, et aussi pour celles envisageables à long terme.

Les innovations « compatibles »

Les biocarburants

La première piste, explorée depuis plusieurs décennies, est celle des biocarburants, adoptables par les avions actuels qui sont censés être une énergie renouvelable permettant une décarbonation plus ou moins efficace. Le terme de biocarburant recouvre une multiplicité de ressources (cultures ad hoc, biomasse ligneuse, sous-produits ou déchets) et plusieurs grandes familles de procédés de transformation qui peuvent s’appliquer aux transports terrestres aussi bien qu’à l’aérien. La figure 2, ci-dessous, en donne une vue non exhaustive et approximative. En effet, les données sont encore controversées et varient selon les publications, voir par exemple (De Jong et al., 2017).

Depuis plus d’une décennie, dans un contexte caractérisé par les prix bas du kérosène et une situation privilégiée de l’aviation par rapport aux exigences de réduction des émissions de GES (faiblesse des taxes sur le carburant, exclusion de l’aviation internationale des négociations interétatiques…), les constructeurs et les compagnies aériennes ont tout de même commencé à procéder à des expérimentations d’utilisation des biocarburants en mélange ou purs ; la liste en est longue (Su et al., 2015). Au-delà du lobbying visant à retarder ces évolutions, elles sont perçues dans le secteur comme inéluctables.

thumbnail Fig. 2

Sources actuelles d’agrocarburants (d’après Souza et al., 2015, p. 33).

Des problématiques d’ordre technique à résoudre

Ces expérimentations permettent d’avancer dans l’identification ou la résolution des problèmes techniques, intrinsèques aux biocarburants ou sur lesquels il est possible de progresser : par exemple une énergie massique plus faible que celle du kérosène, des coûts plus élevés (argument dont l’appréciation est susceptible d’évoluer avec le temps), des procédés de production plus ou moins avancés selon les filières (biocarburants de première ou de seconde génération incluant la biomasse ligneuse), etc.

La disponibilité des matières premières et de l’espace

Nous pouvons distinguer :

  • des ressources anecdotiques qui ont été utilisées dans les expérimentations (par exemple les huiles alimentaires recyclées), tout à fait insuffisantes au regard des besoins ;

  • certaines ressources potentiellement abondantes faisant actuellement l’objet de recherches avant toute phase de développement éventuel : algues, jatropha… ;

  • des ressources (cultures) déjà disponibles, en distinguant celles des pays tempérés et celles des pays chauds (par exemple la canne à sucre), qui présentent des rendements à l’hectare bien supérieurs (Cantarella et al., 2015) ;

  • des sous-produits de ressources déjà exploitées (produits forestiers…) ou des déchets, sachant que d’autres utilisations concurrentes (notamment le retour du carbone contenu au sol pour assurer le maintien de sa fertilité) sont possibles.

Les disponibilités en terres paraissent également bien meilleures dans les pays chauds, notamment par rapport à l’Europe. Pour le seul Brésil, le potentiel en terres (biomes de l’Amazonie et du Pantanal exclus) permettant d’assurer la production d’alcool de canne est tout à fait compatible avec les besoins de l’aviation du pays projetés en 2050 (Ceron et Dubois, 2020). Au niveau mondial, si on compare ces mêmes besoins avec les estimations de surface propices à la culture de la canne (source FAO), les disponibilités sont également suffisantes (Ceron et Dubois, 2020). Toutefois, cela implique que le transport aérien mobiliserait la plus grande partie de ce potentiel et bénéficierait d’une priorité au détriment notamment des transports terrestres ou de la biochimie2. La production d’alcool de canne nécessaire dépasserait de loin les chiffres de son développement prévu, même au Brésil. Mais, il faut noter que d’autres filières de production d’agrocarburants utilisant d’autres ressources seraient à considérer et qu’elles ne font pas nécessairement appel aux mêmes catégories de terres.

Les problèmes environnementaux

L’utilisation des biocarburants pose des problèmes environnementaux multiples et complexes. Concernant les volumes et l’espace nécessaires d’abord : les superficies en cause impliqueraient un renforcement non négligeable de l’emprise de l’homme sur les terres, une mise en valeur de terres marginales ou une intensification de la production sur des terres agricoles. Les impacts potentiels sur la biodiversité sont à évaluer.

L’avantage revendiqué des biocarburants est de compenser le CO2 qu’ils émettent par celui que leur matière première capte pendant sa croissance. Ce caractère renouvelable a d’abord été remis en cause par la prise en compte de l’énergie (souvent non renouvelable) nécessaire à la transformation de la biomasse en carburant. L’argument est pertinent sauf si la biomasse fournit elle-même l’énergie nécessaire à sa transformation, comme c’est le cas pour la canne à sucre, par exemple. La question de la durée de la récupération du CO2 libéré (pay-back) a également été soulevée. Elle concerne, en premier lieu, le changement d’affectation des terres, par exemple, la récupération du carbone relâché par la mise en culture d’une savane en vue de sa transformation en plantation de canne à sucre (de l’ordre de cinq ans…) [Mello et al., 2014] et, en second lieu, le temps de récupération du CO2 d’une biomasse exploitée. C’est rapide quand la biomasse provient d’une culture annuelle comme la betterave ou la canne à sucre ; cela l’est moins pour la biomasse ligneuse dont la reconstitution prend souvent plusieurs décennies (jusqu’à 100 ans pour une chênaie mature) [Du Bus de Warnaffe et Angerand, 2020 : Leturcq, 2011]. Cette question a son importance avec le passage aux biocarburants de seconde génération censés accroître considérablement la base de ressources de la biomasse.

La concurrence des biocarburants avec les autres utilisations des terres est également évoquée de manière insistante (HLPE, 2013). Elle nous paraît pertinente si on considère l’ampleur des besoins en terres, ne serait-ce que pour l’aviation seule, mais elle devrait également être nuancée si on considère les possibilités de rationalisation des autres usages : intensification de l’élevage, diminution de la consommation de viande, etc.

Enfin, les biocarburants posent de nombreuses autres questions complexes et controversées qu’il serait trop long d’évoquer ici : disponibilité en eau liée à d’éventuels besoins d’irrigation, autres impacts à la fois environnementaux (voisinage…) et sociaux (organisation des cultures).

Les carburants de synthèse (« electro-fuels »)

L’idée de fabriquer du carburant de synthèse n’est pas nouvelle (le procédé Fischer-Tropsch a une centaine d’années). L’idée nouvelle est de fabriquer du carburant directement utilisable dans les avions actuels à partir d’électricité décarbonée (photovoltaïque ou éolienne dédiés ou surplus d’électricité décarbonée) et de CO2 (capture dans l’air ou à partir de sources concentrées de CO2 : cimenteries, etc.). Les procédés envisageables sont également divers (électrolyse à froid ou à chaud, électrosynthèse microbienne, etc.) [Fig. 3].

Techniquement, la mise à disposition de ces carburants pour l’aviation à une échelle commerciale pourrait se faire en quelques années. Par exemple, Norsk E-Fuel compte produire 10 000 t en 2023 et 100 000 t de carburant en 20263. Cinq carburants de synthèse sont identifiés : octane normal (C8H18), méthanol, méthane, hydrogène et ammoniac. Parmi ceux-ci, l’octane normal, qui présente les caractéristiques les plus proches du kérosène, est pratiquement compatible avec les moteurs actuels (Goldmann et al., 2018). Sa production n’est pas soumise à des contraintes géographiques aussi prégnantes que celle des biocarburants et il est facilement transportable. Par ailleurs, il s’accommode de l’intermittence de la production d’électricité à partir de sources renouvelables (éolien, photovoltaïque). Enfin, Schmidt et al. (2018) insistent sur deux avantages environnementaux majeurs : l’efficacité dans l’usage des terres et un besoin en eau négligeable. Il semble donc qu’il faille distinguer l’octane normal des quatre autres carburants identifiés qui, eux, nécessiteraient des modifications de moteurs et plus généralement de conception des avions, donc des recherches importantes impliquant une mise à disposition seulement à long terme, inconvénient majeur face à l’urgence climatique.

Sous réserve d’un inventaire qui reste largement à faire, on ne détecte pas de problèmes environnementaux majeurs, à condition que l’électricité provienne d’une source décarbonée durable ; une controverse sur l’utilisation du nucléaire sera sans doute inévitable.

Les coûts de ces carburants sont actuellement, et pour le moyen terme, beaucoup plus élevés que ceux du kérosène (c’est aussi le cas pour les biocarburants). Une synthèse des exercices de prospective sur le sujet, effectuée par Rojas et al. (2019), donne, pour 2030, des coûts de 1,26 à 3,30 Є et, pour 2050, de 1,16 Є à 2,66 Є, à comparer avec un coût du kérosène qui resterait inférieur à 1 euro. Cet inconvénient doit-il faire obstacle à un secteur qui ne dispose que d’alternatives controversées et risquées (biocarburants) ou de portée limitée (batteries, piles à combustible, voir plus loin) et qui joue sa survie face à la décarbonation de l’économie ? Incidemment, certains pourraient soutenir que l’obligation d’introduire ces carburants progressivement (avec la hausse des prix induite) aurait même l’avantage de ramener l’utilisation du transport aérien à ses fonctions indispensables, tout en évitant d’affronter l’opinion publique avec des mesures fiscales impopulaires.

thumbnail Fig. 3

Schéma de la production des électro-carburants (d’après Rojas et al., 2019).

Quel est l’intérêt des innovations à plus long terme ?

L’avion électrique

On peut distinguer deux types d’utilisation de l’électricité pour la motorisation de l’aviation commerciale :

  • dans un avion hybride pendant des phases spécifiques du vol, pour éviter, par exemple, la formation de cirrus ;

  • dans un avion tout électrique fonctionnant avec des batteries.

Dans le second cas, le vol est décarboné pour autant que l’électricité utilisée le soit. La limite de cette solution idéale réside dans l’énergie spécifique des batteries et donc dans leur poids. L’énergie massique du kérosène est de 43 MJ par kg et celle des batteries actuelles (lithium-ion) est de 0,9 MJ par kg. Par contre, les moteurs électriques sont deux à trois fois plus efficaces. Il en résulte qu’il faudrait que les batteries soient 10 fois plus efficaces que les batteries actuelles pour les courtes distances et 15 fois plus pour les longues distances pour fournir un service équivalent à celui du kérosène. La limite de l’amélioration physique pour les batteries lithium-ion est de l’ordre de trois ; aller plus loin suppose de recourir à des matières chimiques différentes. Les progrès attendus, à l’échelle de trois décennies, pourraient multiplier par quatre l’efficacité du dispositif (800 Wh/kg), conférant à un avion de type A320 une portée de l’ordre de 1 100 km (Gnadt et al., 2019). Cette classe de trajets ne représente que 15 % du trafic de passagers à l’échelle mondiale, ce qui limite la portée de cette option.

L’utilisation de l’hydrogène et des piles à combustible

Les piles à combustible

Le principe de fonctionnement est simple : l’avion embarque de l’hydrogène, lequel est combiné avec l’oxygène de l’air pour produire de l’électricité et de la vapeur d’eau, ce qui laisse entier le problème du forçage radiatif à haute altitude des cirrus, mais élimine le rejet de CO2.

Les avions à pile à combustible volant à 800 km/h, malgré un surpoids de 10 %, nécessiteraient moins de puissance et d’énergie que les avions actuels et pourraient atteindre une portée de 10 000 km (Dings et al., 2000). Ici, les obstacles ne sont pas d’ordre physique, comme avec les batteries, mais plutôt d’ordre industriel, les producteurs étant réticents à renoncer aux investissements passés dans la technologie classique et à investir des milliards de dollars.

Les avions à faible rayon d’action pourraient être disponibles relativement rapidement4 ; pour les long-courriers, il faudrait attendre 2050-2060 (Nøland, 2021). La mise en œuvre de cette option devrait s’accompagner de modifications de trajectoires et de vitesse pour limiter sérieusement la formation de cirrus.

L’utilisation directe de l’hydrogène

Il est également envisageable de brûler de l’hydrogène dans des turbines modifiées. C’est d’ailleurs une des voies explorées actuellement par Airbus. Les limitations sont l’encombrement (4 fois le volume du kérosène), la portée, les émissions de vapeur d’eau…

Le Tableau 2 synthétise les possibilités et les limites des carburants alternatifs.

Tab 2

Possibilités et limites des carburants alternatifs.

La prise en charge institutionnelle et politique des émissions de l’aviation : le jeu d’acteurs

Par rapport au schéma général de prise en charge des émissions de GES, l’aviation fait figure d’exception en confiant le problème à un organisme, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), où les acteurs professionnels (industrie, transporteurs) ont très largement la main. Il n’en reste pas moins qu’au-delà des tentatives de déni et de minimisation des enjeux, la constatation de l’écart entre les prévisions du trafic aérien (sources Boeing et Airbus) et le potentiel de réduction des émissions liées au progrès technologique et organisationnel a fini par s’imposer aux acteurs.

Après plusieurs années de discussions, l’OACI a proposé, en 2016, un plan de gestion des émissions futures dénommé CORSIA (Carbon offsetting and reduction scheme for international aviation [Lyle, 2018, p. 122]). Il vise à assurer que, à partir de 2020, toute la croissance de l’aviation civile commerciale soit neutre en carbone, c’est-à-dire que les émissions additionnelles à partir de cette date soient compensées par la prise en charge de réduction d’émissions hors du champ des transports aériens. Le plan entrera en pleine application en 2027. La responsabilité du suivi, du reporting et de la vérification incombe aux États pour leurs compagnies aériennes internationales. De nombreuses exemptions sont prévues, ce qui fait qu’au bout du compte l’accord devrait couvrir environ 75 % des émissions (Lyle, 2018).

Le système de prise en charge des émissions de l’aviation ne reflète pas complètement les positions et les initiatives de l’ensemble des acteurs, soit que certains aient été exclus ou marginalisés dans le processus d’élaboration de CORSIA, soit que leur position, visant plus à défendre leurs intérêts qu’à diminuer les émissions, mérite d’être explicitée.

Bien que les discussions au sein de l’OACI aient intégré un représentant de l’International Coalition for Sustainable Aviation [ICSA] (une coalition d’ONG), les mouvements protestataires plaidant pour une limitation de l’aviation sont restés en dehors des discussions. Il s’agit, d’une part, des mouvements opposés à la création d’aéroports ou à leur extension et, d’autre part, d’associations d’environnementalistes ou de chercheurs et universitaires plaidant pour une limitation de l’aviation et allant au-delà de la prise en charge d’intérêts particuliers. Les constructeurs et les compagnies aériennes interviennent dans le débat à travers plusieurs associations censées l’alimenter en expertise : les principales sont l’Air Transport Action Group (ATAG) et l’Advisory Council for Aviation Research and Innovation (ACARE)5 du côté des constructeurs, et The International Air Transport Association (IATA) du côté des compagnies.

Les messages clés que ces organismes délivrent sont :

  • un discours sur les bienfaits et le caractère indispensable du transport aérien (ATAG, 2015) justifiant une croissance qu’ils ne cherchent pas à minimiser ;

  • un regard sur les émissions limité au CO2, ce qui revient à minimiser l’enjeu climatique du transport aérien ;

  • des hypothèses optimistes sur les progrès technologiques futurs, par exemple une réduction de 75 % des émissions de CO2 au passager.km en 2050 par rapport à 2005 (source ACARE)6.

Ces acteurs ont certainement joué un rôle déterminant dans le processus d’élaboration (opaque) des propositions de l’OACI. Ils adhèrent totalement à une stratégie associant l’usage des biocarburants et une compensation des émissions restantes essentiellement par l’achat de droits d’émissions. Leur communication consiste à s’attribuer les mérites des évolutions technologiques et organisationnelles évoquées plus haut (considérées comme de bonnes pratiques), mais aussi à assurer qu’elles sont à la hauteur des enjeux.

On peut se demander si l’objectif affiché par CORSIA, à savoir la compensation totale des émissions supplémentaires de l’aviation après 2020, constitue une contribution suffisante de l’aviation à la lutte contre le changement climatique en raison d’un regard restreint sur la contribution de l’aviation au changement climatique (exclusion des impacts non CO2), de la part non négligeable des émissions exclues de son champ d’application et d’une insuffisance de la réduction des émissions incluses dans son champ (Maertens et al., 2019). L’apport maximal de CORSIA à la réduction des émissions de l’aviation est estimé à 0,3 GT de CO2 équivalent par an, alors que le supplément d’émissions du secteur en 2030 par rapport à 2017 devrait être d’environ 0,6 GT (Carbon Market Watch, 2017). La contribution du dispositif par rapport aux objectifs de l’accord de Paris est clairement insuffisante, même si l’aviation n’a pas été incluse dans l’accord. On peut s’interroger également sur l’efficacité et la pertinence du mécanisme de compensation qui est central dans CORSIA. Les compensations d’émissions font l’objet de critiques générales portant sur leur principe (on compense pour éviter de remettre en question son mode de vie) [Anderson, 2012]. À cela, il faut ajouter les critiques portant sur leur mise en œuvre, particulièrement dans l’aviation (Gössling et al., 2007). Mais ce qui est encore plus problématique, c’est que ce mécanisme suppose des réductions non dans l’aviation mais dans d’autres secteurs, et fait donc peser sur ces derniers une charge supplémentaire dans un contexte déjà très contraignant pour eux.

Par ailleurs, CORSIA est fondé sur le volontariat jusqu’en 2027, et au-delà, on évite soigneusement l’emploi du terme « obligatoire », car l’OACI ne possède aucun pouvoir de contrainte sur les États membres (Lyle, 2018). La régulation de l’aviation élaborée par l’OACI se fait finalement dans une optique très sectorielle et industrielle. Le transport aérien est traité sans que ses éléments contextuels et leurs dynamiques soient considérés (les voyages touristiques, les voyages d’affaires, le fret). Sont ainsi exclus ou marginalisés à la fois des thématiques comme les modes de vie sous-jacents, le caractère hautement inégalitaire de l’accès au transport aérien (Gössling et Humpe, 2020) et certains acteurs (ONG…) dont les stratégies influeront fortement dans l’avenir sur le transport aérien et ses émissions.

Discussion

Modes de vie et technologies

Dès le début des discussions sur l’environnement, à la charnière des années 1960-1970, des chercheurs ont mis l’accent sur la nécessité de rechercher des solutions faisant appel à des changements dans les modes de vie (frugalité comprise), sans pour autant négliger l’apport des progrès techniques qui doivent toutefois être soumis à une évaluation critique (Sachs et al., 1973). Notons que cette pensée de l’écodéveloppement a émergé avant que le changement climatique n’occupe la place actuelle dans les débats scientifiques et politiques. Tous les domaines de la vie en société étaient concernés par cette approche, y compris la mobilité dans son ensemble. À l’intérieur de celle-ci, l’attention portée à la longue distance, et plus particulièrement au transport aérien, s’est renforcée au fil du temps, reflétant son développement et ses impacts sur les émissions de GES. Pour toutes les formes de mobilité, la recherche d’une inflexion des modes de vie a été particulièrement inefficace : les tendances lourdes en matière d’occupation du territoire ou d’urbanisme, la mondialisation (« inéluctable »…), l’importance économique du tourisme, les verrous technologiques étaient invoqués, jusqu’à ce que la crise sanitaire montre que de tels changements sont possibles, mais à un coût économique et social d’autant plus important qu’ils n’avaient pas été anticipés. Vu l’impuissance à faire évoluer les modes de vie en matière de mobilité avant la crise sanitaire, et parce que maintenant cela aurait un coût économique et social exorbitant, dans l’une et l’autre situation, il est tentant de considérer la technologie comme la principale planche de salut.

Quels objectifs de réduction des émissions pour l’aviation ?

Être clair sur les objectifs de réduction des émissions que l’on fixe au transport aérien constitue un préalable. Affirmer que la réduction des émissions doit être proportionnelle à la contribution totale de l’aviation au réchauffement climatique en termes de forçage radiatif serait simpliste, bien que cette question ne doive pas être oubliée (I Care environnement, 2022 : Auverlot et al., 2022). Si l’intervention des lobbies de l’aviation visant à lui accorder un accès prioritaire à des ressources limitées (biocarburants) reflète leurs intérêts (ATAG, 2015), il n’en reste pas moins que la question de la répartition de ces ressources entre les activités concurrentes se pose : l’aviation est beaucoup moins bien placée pour utiliser de l’électricité décarbonée que les transports routiers et pourrait donc se voir accorder une certaine priorité pour l’utilisation des biocarburants et des carburants de synthèse (Auverlot et al., 2022). Le transfert de l’effort de l’aviation vers les autres secteurs, qui est au centre de la stratégie imaginée par l’OACI, est en revanche plus contestable étant donné les difficultés considérables que ces secteurs rencontrent pour atteindre leurs objectifs. De tels transferts peuvent constituer éventuellement des ajustements à la marge et non le cœur d’une politique.

L’instrumentalisation de la science économique

La science économique a souvent été convoquée pour justifier la stratégie du transfert au nom de l’optimisation des mesures à prendre (Godard, 2015, p. 391-441). En témoignent les débats sur :

  • la nécessité de ne pas mettre en place de manière précipitée des mesures politiques alors que les progrès des connaissances permettront sans doute de mieux les ajuster dans le futur ;

  • le danger, lié au précédent, de prendre des mesures trop drastiques avec des impacts négatifs sur l’économie, et l’accent sans doute excessif mis sur les politiques sans regrets dont l’apport peut être insuffisant au regard des objectifs à atteindre ;

  • la recherche d’un prix unique du carbone à l’aune duquel serait évaluée la pertinence des politiques.

Ces considérations économiques s’insèrent dans la panoplie des arguments invoqués par les acteurs de l’aviation pour retarder la mise en place de politiques, puis pour justifier les types de mesures qu’ils suggèrent, compatibles avec le discours économique dominant, mais relativement inefficaces et insuffisantes au regard des enjeux (voir plus haut).

L’urgence climatique et ses implications stratégiques

En matière de lutte contre les émissions de GES de l’aviation, comme dans beaucoup d’autres domaines, il est plus aisé d’imaginer des solutions à long terme que des politiques efficaces à court et à moyen terme, alors qu’une inflexion rapide de la courbe des émissions pèse de façon déterminante sur la possibilité de modérer suffisamment le changement climatique (objectif des 2 °C, et encore plus 1,5 °C).

L’aviation est soumise à un phénomène de verrou technologique particulièrement fort étant donné le taux de renouvellement relativement lent de la flotte (un modèle est produit pendant une trentaine d’années et la durée de vie d’un exemplaire est du même ordre) ; celui-ci peut naturellement être accéléré moyennant un coût économique élevé.

La convergence des deux arguments ci-dessus confère un fort avantage aux solutions pouvant s’accommoder des avions actuels et des infrastructures existantes, c’est-à-dire aux carburants de synthèse et aux biocarburants (dont le mérite est d’être disponibles dès maintenant). Par ailleurs, la multiplicité des pistes envisageables confronte à la nécessité de faire des choix, eu égard à la limitation des moyens financiers pour la recherche, le développement et les investissements. Le phénomène n’est pas nouveau : le TGV a été préféré à l’aérotrain Bertin, notamment parce qu’il permettait de faire bénéficier à des degrés divers l’ensemble du territoire de la grande vitesse et qu’il pouvait utiliser, au moins en partie, les infrastructures existantes. La difficulté est de ne pas faire les choix trop tôt, car le risque est alors d’éliminer des solutions potentiellement intéressantes.

Une argumentation de ce type pourrait aboutir :

  • à faire porter l’effort sur les moteurs électriques alimentés par des piles à combustible et à éviter ainsi de gaspiller les moyens sur les batteries ou l’utilisation directe de l’hydrogène, notamment parce qu’ils redirigeraient une partie des moyens financiers vers la réponse à une part minoritaire du besoin (exclusion de la longue distance) ;

  • à introduire rapidement les carburants de synthèse et les biocarburants qui permettent d’alimenter tous les segments de l’aviation, y compris la longue distance. Toutefois, ces innovations nous paraissent, en l’état actuel des connaissances, se distinguer l’une de l’autre par les risques qui leur sont associés. On peut certes montrer que les superficies disponibles au niveau mondial seraient largement suffisantes pour subvenir aux besoins de l’aviation en 2050, en l’absence même de recours à l’irrigation. Néanmoins, il s’agit de superficies considérables et cela impliquerait une attribution prioritaire des biocarburants à l’aviation alors qu’il y a d’autres utilisations concurrentes, y compris le retrait du carbone de l’atmosphère. Vu l’ampleur de cette réorientation des usages du sol, il y a lieu d’être vigilant au regard des impacts environnementaux multiples évoqués dans la littérature : effets sur la biodiversité, sur la fertilité des sols, etc., que l’humanité a souvent très mal maîtrisés. Les impacts environnementaux de la production d’énergie décarbonée (hors biomasse et nucléaire) existent aussi et se couplent parfois avec une question d’acceptabilité sociale : voir le cas des éoliennes. Toutefois, ces impacts environnementaux semblent moindres que dans le cas de la biomasse et leur caractère systémique (impacts en chaîne) paraît également plus maîtrisable. Ce comparatif mériterait certainement d’être beaucoup plus étayé et documenté. Il y a là un champ de recherche important à explorer. En tout état de cause, les deux options ne sont pas exclusives l’une de l’autre et seront sans doute associées.

Les limites de l’apport de la technologie, les modes de vie et la gestion des inégalités

Par rapport aux scénarios élaborés il y a une décennie ou plus (Ceron et Dubois, 2006 : Peeters, 2017), nous assistons certes à une réévaluation de l’apport de la technologie dans un sens plus optimiste. Pour autant, cela est bien loin de permettre de conclure que la technologie résoudra le défi posé, ne serait-ce qu’en raison de l’ampleur des moyens à déployer et des délais temporels associés. Les questions de mode de vie, de sobriété, de transferts modaux et d’une limitation du volume du transport aérien qu’explorent les scénarios ne sont donc pas évacuées. Cela renvoie à une problématique de rationnement, mot que l’on hésite à utiliser tant il est associé dans l’imaginaire collectif à des périodes sombres, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Parler de rationnement, c’est immédiatement renvoyer à un problème d’équité et aux instruments de sa gestion.

Les politiques environnementales contraignant le libre choix (quantité et items) ont jusqu’ici suscité de vives oppositions, sans doute plus en France qu’ailleurs. On se souvient des oppositions à la taxe carbone, des péages sur les poids lourds, de l’épisode des gilets jaunes… Si l’on veut contribuer à limiter le changement climatique, il faudra bien d’une manière ou d’une autre limiter les émissions et maîtriser le volume du trafic. Une fois toutes les solutions plus ou moins indolores épuisées, on pourrait être contraint de limiter les volumes, notamment celui de l’aérien. Pour ce faire, si on choisit directement le levier des prix, on ne fera que conforter le régime des inégalités actuelles : les plus riches ne sont guère gênés et les plus pauvres sont plus ou moins exclus, indépendamment de la légitimité de leurs motifs de déplacement. Une solution, atténuant mais ne supprimant pas le problème ci-dessus, pourrait résider dans la mise en place de « cartes carbone » (domestic tradable quotas) [Prescott, 2008 : Starkey et Anderson, 2005]. Chaque individu disposerait d’un certain nombre de crédits carbone qui lui seraient décomptés au fur et à mesure des émissions de ses actes de consommation (par exemple pour un voyage en avion). Il pourrait revendre ses excédents de crédits sur le marché, où ils seraient achetés par d’autres individus (en général financièrement aisés). Il pourrait également capitaliser ses crédits pour s’assurer de manière exceptionnelle un voyage à longue distance. Une certaine liberté de choix et un minimum de la démocratisation passée du voyage aérien seraient ainsi préservés. Le champ d’application de telles cartes pourrait être la consommation dans son ensemble, le transport, ou simplement les voyages aériens.

Conclusion

Selon l’OACI, le transport aérien a perdu, en 2021, 49 % de ses passagers par rapport à 2019. Le trafic international dépasse en décembre 2023 son niveau de 2019 à 103,7 %7. « Revenir à la normale » ne réduit nullement la vulnérabilité à de nouveaux chocs : le changement climatique ou de nouvelles pandémies, conséquences de nos relations avec la biosphère, associées à la mondialisation. La mutation nécessaire de l’aviation, examinée jusqu’à récemment pour faire face au changement climatique, aboutissait à préconiser une réduction drastique du transport aérien (Peeters, 2017). Au moment où la pandémie a frappé et abouti à une chute du transport de passagers que peu de gens auraient osé imaginer, paradoxalement, de nouvelles pistes pour la réduction des émissions sont apparues (biocarburants, mais surtout carburants de synthèse). Leur contribution potentielle est à la fois prometteuse et incertaine. Elles paraissent desserrer quelque peu les contraintes que les exercices de prospective mettaient naguère en évidence et ouvrir des perspectives intéressantes, non seulement à long terme mais également à moyen terme, certaines avec des mises en œuvre allant au-delà de l’expérimentation dans la décennie qui vient. La disponibilité des ressources alimentant ces solutions (biocarburants, électricité décarbonée…) risque toutefois de ralentir le rythme de leur introduction. On ne saurait non plus négliger les incertitudes et les surprises (bonnes ou mauvaises…) dans le développement des technologies. Cela signifie que ces nouvelles pistes sont loin de rendre caduques les réflexions antérieures sur les substitutions entre types de tourisme (proximité/longue distance), modes de transport (transport terrestre/aérien) et sur la modération de notre demande en déplacements touristiques. Aujourd’hui, pas plus qu’hier, la technologie n’est susceptible de résoudre à elle seule le problème de la contribution de l’aviation de tourisme au changement climatique.

Références


1

Traduction du terme suédois « flygskam ».

2

Les termes de ce débat sont développés dans l’exercice de prospective des transports à l’horizon 2040-2060 mené par France stratégie et le CGEDD, www.strategie.gouv.fr/publications/prospective-2040-2060-transports-mobilites-20-ans-reussir-collectivement-deplacements.

Citation de l’article : Ceron J.-P., Peeters P., Dubois G., 2023. L’aviation, le tourisme et la décarbonation dans les décennies à venir : impasses, solutions et incertitudes. Nat. Sci. Soc. 31, 3, 312-324.

Liste des tableaux

Tab 1

Les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation.

Tab 2

Possibilités et limites des carburants alternatifs.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Les émissions de CO2 de l’aviation dues au tourisme dans le cadre d’un scénario tendanciel comparées aux émissions globales nécessitées par l’accord de Paris (Peeters, 2017) ; les effets non CO2 ne sont pas inclus ici.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Sources actuelles d’agrocarburants (d’après Souza et al., 2015, p. 33).

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Schéma de la production des électro-carburants (d’après Rojas et al., 2019).

Dans le texte

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