Open Access
Editorial
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 2, Avril/Juin 2021
Page(s) 128 - 129
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2021040
Published online 10 September 2021

Qu’il s’agisse de la sécheresse en Californie, du mucilage qui s’étend sur la mer de Marmara autour de la Turquie ou des inondations meurtrières d’Allemagne et de Belgique, l’actualité nous rappelle que les dérèglements induits par le réchauffement climatique et les dégradations environnementales aggravent aussi les risques liés à l’eau et leurs impacts. Ces problèmes ne toucheront pas toutes les régions avec la même intensité. Cependant, aucun territoire ne peut miser sur la stationnarité des phénomènes hydriques qu’il a connue par le passé. La fonte des glaciers, la hausse du niveau des océans, l’imperméabilisation des terres, l’occurrence accrue de phénomènes hydrologiques extrêmes et l’accroissement des pollutions sont autant de phénomènes liés à l’eau qui modifient profondément les conditions de vie sur la Terre. L’anthropocène se décline aussi en bleu.

Le terme anthropocène est commode pour saisir l’ampleur des transformations actuelles de la biosphère, mais il n’évoque pas les gagnants et les perdants de l’histoire. Il y a non seulement des populations qui émettent très peu de carbone dans l’atmosphère et qui n’ont qu’un faible impact sur la nature, mais il y a aussi des territoires qui ont été fortement exploités sans pour autant avoir accès aux promesses de la modernité. Les termes alternatifs comme capitalocène1 ou plantationocène2 permettent de politiser la grande accélération en blâmant plus spécifiquement le système capitaliste et le modèle impérialiste comme moteurs de cette trajectoire ayant conduit à une accumulation inégale des richesses. Cependant, ces critiques sur des modes d’organisation de la production tendent à sous-estimer les ressorts culturels du consentement de certains groupes sociaux à ces formes de pouvoir, c’est-à-dire le soft power qu’exerce le mode de vie moderne constitutif de l’anthropocène, historiquement construit par les énergies fossiles et l’accumulation. La transformation nécessaire pour rester dans les limites durables se joue aussi dans ce champ culturel, en exerçant un droit d’inventaire sur l’imaginaire moderne au sens large.

Que faire ? Il est difficile de répondre de manière globale, mais puisque l’anthropocène se décline aussi en bleu, utilisons l’eau pour sa vertu heuristique. L’eau offre en effet de nombreuses illustrations concrètes du mode de vie moderne et de ses impacts et permet de questionner ce qui est désirable, durable ou pas, et ce que la transformation écologique pourrait signifier du point de vue culturel.

L’imaginaire de l’eau moderne3, c’est d’abord l’illusion d’une eau inerte comme un « gisement4 », qui pourrait être séparée des relations qu’elle entretient avec le vivant. Les prélèvements, diversions, stockages affectent non seulement le flux de l’eau, mais tout le réseau d’interdépendances sociales et écologiques qui a été construit au fil du temps, au gré des variations de régime hydrique et des adaptations des êtres aux spécificités des lieux. Mais l’eau moderne jaillit du robinet à disposition de l’usager comme si elle venait de nulle part et comme si sa facture acquittée valait solde de tout compte vis-à-vis des milieux. Les critiques écomarxistes et cosmopolitiques ont pointé les limites de cette vision moderne qui met l’accent sur la production en oubliant ses conditions de reproduction. Le moderne ne pense pas à la reproduction des arbres dont les racines tiennent le sol qui filtre l’eau pompée. Il oublie qu’il faut des conditions propices de recharge sédimentaire pour que les ouvrages de prélèvement ne soient pas emportés par l’érosion. Il ne se préoccupe pas du maintien des zones humides qui contribuent à la recharge de la nappe, à la régulation des crues, aux conditions d’existence d’espèces sentinelles. Il ignore qui stocke les réseaux en amiante-ciment et les branchements en plomb dont la société ne veut plus. L’imaginaire moderne célèbre un individu autonome, indépendant de ces « forces de reproduction5 », mais l’humanité a besoin de nombreux non-humains pour survivre. Plutôt qu’une revendication universelle d’un droit à l’eau pour tous, il y a lieu de poser des limites aux usages humains pour garantir des processus qui rendent nos espaces vivables6.

L’imaginaire moderne, c’est aussi l’illusion de la maîtrise. Ian Scoones et Andy Stirling7 considèrent que la promesse du contrôle est au fondement de tous les aspects de la modernité, bien au-delà de l’individualisme que l’on vient d’évoquer. Le rationalisme séduirait parce qu’il offrirait un moyen de maîtriser les émotions. La bureaucratie se serait développée parce qu’elle organise un contrôle de l’activité collective par les procédures. La démocratie promet au citoyen un contrôle sur la politique. La nation représente la communauté idéale maîtresse de son destin. Le capitalisme offre un moyen de contrôler le travail que l’industrialisation complète en supervisant la production par les machines et la standardisation. Mais toutes ces promesses de maîtrise se heurtent à la réalité.

L’anthropocène, c’est l’âge de la perte de contrôle du système Terre. Au niveau local, le consommateur d’eau ouvre son robinet et l’eau ne coule plus. Les défaillances révèlent des infrastructures vulnérables. Non seulement le monde dépend d’humains et de non-humains, mais ces non-humains ont aussi des capacités à faire advenir un futur non anticipé par les humains8. Ceci n’est pas nouveau pour ceux qui travaillent avec le vivant. Les actions planifiées sur la base d’une hypothèse de stationnarité deviennent caduques. C’est aussi un enjeu bien identifié par les hydrologues. Les événements extrêmes vont être plus fréquents. Toutes les routines de l’action publique liée à l’eau qui sont fondées sur des indicateurs issus de chroniques, comme les seuils d’alerte, les volumes prélevables, les facteurs de dilution vont devoir être révisées et probablement plusieurs fois. Le statu quo n’est plus une option crédible. Toutes les règles collectives dont Elinor Ostrom a souligné les vertus sont fondées sur une bonne connaissance des contours du système. Ces contours bougent. C’est aussi un enjeu culturel que d’accepter ces forces majeures.

Car l’imaginaire moderne nous séduit enfin par sa vitesse9. La promesse de maîtrise ne fait pas seulement coïncider l’objectif et le résultat, ce qui certes est déjà une grande satisfaction. Mais quand une action planifiée réussit, alors on gagne aussi du temps. Si l’eau ne coule plus au robinet, il va falloir acheter des bouteilles, s’approvisionner à la fontaine, remplir des seaux pendant les rares heures de fonctionnement. Les bureaux qui sont reliés à un réseau d’assainissement mis hors service par une inondation ne peuvent plus accueillir de personnel, donc tous les services rendus sur place par ces employés ne sont plus assurés. Bien sûr la pandémie nous a montré que beaucoup de services pouvaient se délocaliser grâce au télétravail, mais les transferts de population impliquent des transferts de consommation d’eau et la sollicitation d’infrastructures qui n’ont pas été prévues pour. Les tâches de production et de reproduction ne sont pas toutes télétravaillables, ne serait-ce que celles qui ont la charge d’évacuer l’eau à la décrue et de remettre en état les réseaux de distribution.

Tous ces défis sont intrinsèquement collectifs. L’enjeu est donc aussi de sortir de la morale individuelle et de refonder le collectif. Les travaux publiés dans ce numéro contribuent à esquisser quelques pistes dans ce sens. L’article de Bousquet et al. montre ainsi que la morale individuelle n’est pas universellement distribuée et que par exemple le déni et la mise à distance des risques d’inondations dépendent des relations au lieu, avec certaines qui sont plus propices à l’engagement et la compréhension du risque pour autrui. L’article de Hassenforder et al. explore de son côté des dispositifs participatifs pour la gestion de l’eau et préconise d’y inclure des enjeux concrets pour ne pas perdre la motivation des habitants. Ce numéro identifie aussi de nouveaux chantiers de recherche. Le colloque sur les mers anthropocéniques dissipe un peu l’ombre dans laquelle les mers étaient restées, en tant qu’espace relativement peu pensé comme marqué par l’homme. On notera aussi la recension de l’ouvrage d’Amitav Ghosh qui affirme que le combat se joue aussi dans la littérature pour faire du climat (et de l’eau) des personnages de premier plan.

Bonne lecture !


1

Moore J.W., 2017. The Capitalocene, Part I: on the nature and origins of our ecological crisis, The Journal of Peasant Studies, 44, 3, 594-630, https://doi.org/10.1080/03066150.2016.1235036.

2

Haraway D., 2015. Anthropocene, capitalocene, plantationocene, chthulucene: making kin, Environmental humanities, 6, 1, 159-165, https://doi.org/10.1215/22011919-3615934.

3

Linton J., 2010. What is water? The history of a modern abstraction, Vancouver, UBC press.

4

Terme employé notamment dans le dossier de presse sur le Varenne agricole de l’eau, https://agriculture.gouv.fr/dossier-de-presse-varenne-agricole-de-leau-et-de-ladaptation-au-changement-climatique.

5

Barca S., 2020. Forces of reproduction. Notes for a counter-hegemonic Anthropocene, Cambridge, Cambridge University Press.

6

Bakker K., 2007. The “commons” versus the “commodity”: alter-globalization, anti-privatization and the human right to water in the global south », Antipode, 39, 3, 430-455, https://doi.org/10.1111/j.1467-8330.2007.00534.x.

7

Scoones I., Stirling A., 2020. The politics of uncertainty: challenges of transformation, Londres, Routledge.

8

Granjou C., 2015, Sociologie des changements environnementaux. Futurs de la nature, Londres, ISTE Editions.

9

Rosa H., 2013, Social acceleration. A new theory of modernity, New York, Columbia University Press.


© G. Bouleau, Hosted by EDP Sciences, 2021

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