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Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 2, Avril/Juin 2021
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Page(s) | 130 - 140 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2021033 | |
Published online | 24 August 2021 |
Cinq types de travail scientifique « interdisciplinaire »
Five types of ‘interdisciplinary’ scientific work
Sociologie du numérique, Sciences Po Saint-Germain,
Saint-Germain-en-Laye, France
* Auteur correspondant : livignifabrizio@gmail.com
Reçu :
30
Avril
2019
Accepté :
26
Mars
2020
La littérature sur l’« interdisciplinarité » est imposante. Toutefois, peu de travaux fournissent des taxonomies descriptives des différentes figures du travail scientifique au croisement entre savoirs différents. Ceux qui le font adoptent soit un point de vue normatif et internaliste relativement à une discipline donnée, soit le point de vue de la sociologie de l’identité. En outre, le concept de « zone de transaction » est si utilisé en sciences sociales et au-delà qu’il semble pouvoir recouvrir la plupart des échanges « interdisciplinaires », mais se révèle en fait insuffisant. À partir d’un terrain auprès d’équipes de recherche en sciences de la complexité, cet article se propose de fournir une taxonomie descriptive du travail scientifique « interdisciplinaire » selon cinq types (transfrontaliers, ambassadeurs, polyglottes, binationaux et traducteurs) illustrés par des extraits d’entretiens et d’archives.
Abstract
There is an impressive literature on ‘interdisciplinarity’. Nevertheless, few papers provide a descriptive taxonomy of the different forms of scientific work at the intersection of different kinds of knowledge. Those who tackle this issue adopt either a normative and internalist viewpoint in relation to a given discipline or the sociology of identity perspective.Moreover, the concept of ‘trading zones’ is so commonly used in the social sciences and beyond that it seems to be able to cover most of ‘interdisciplinary’ exchanges, but proves in fact to be insufficient. On the basis of fieldwork on complexity sciences, this article proposes to provide a descriptive taxonomy of ‘interdisciplinary’ scientific work, identifying five types described from interviews and archival citations: the frontier workers (a category that corresponds to what Galison has described with the ‘trading zones’ notion), the ambassadors (who work in multidisciplinary teams and help people from different disciplines to understand each other), the polyglots (who can ‘speak’ several languages and who often end up leading multidisciplinary teams), the dual nationals (who can ‘speak’ two languages and can conduct ‘interdisciplinary’ research alone or with others) and the translators (who apply one universal tool to several disciplines). We offer a critique of the term ‘interdisciplinarity’ and propose an alternative term: epistemic inter-culturalism.
Mots clés : recherche / technologies / interdisciplinarité / zones de transaction / sciences des systèmes complexes
Key words: research / technologies / interdisciplinarity / trading zones / complex systems sciences
© F. Li Vigni, Hosted by EDP Sciences, 2021
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
« L’objectif premier de Natures Sciences Sociétés est de contribuer à la construction de démarches et de problématiques interdisciplinaires dans le domaine de l’environnement et des sciences du vivant », écrivaient Marcel Jollivet, Jean-Marie Legay et Gérard Mégie dans un éditorial qui fêtait le premier anniversaire de la revue (NSS, 2, 1). De fait, depuis près de trente ans, les articles qu’elle a publiés qui traitent des manières de faire de l’interdisciplinarité ont été nombreux. On sait cependant qu’avec le temps l’interdisciplinarité est devenue un passage obligé des discours de management de la science, usant souvent d’acceptions floues, normatives et prescriptives. Le présent article a le mérite de mettre à distance ce terme d’interdisciplinarité tout en s’attachant à caractériser les pratiques de croisement entre savoirs telles que l’auteur a pu les observer dans un certain nombre de laboratoires français et états-uniens dans lesquels il a mené son enquête sociologique. Il en propose une typologie originale prenant la forme de cinq figures qu’il qualifie de « transfrontalier », « ambassadeur », « polyglotte », « binational » et « traducteur ».
La Rédaction
Il existe une importante littérature en sciences humaines et sociales sur l’« interdisciplinarité »1. La plupart des travaux philosophiques (Morin, 1977 ; 1980 ; 1986 ; 1991 ; 2001 ; 2004 ; Stengers, 1987 ; Jollivet, 1992 ; Palmade, 1977 ; Darbellay et Paulsen, 2008 ; Darbellay, 2012) et sociologiques (Gibbons et al., 1994 ; Weingart et Stehr, 2000 ; Vinck, 2001 ; Klein, 2008 ; Barry et Born, 2013 ; Callard et Fitzgerald, 2015) sur cette thématique proposent des théorisations et des exemples concrets afin de promouvoir les aspects à leur sens bénéfiques des collaborations et des croisements entre disciplines. Certains auteurs2 s’attellent à indiquer les modalités les plus efficaces pour mener à bien des projets de recherche, voire une carrière, « interdisciplinaires » (Lepetit, 1990 ; Charaudeau, 2010 ; Borderon et al., 2015). Très peu de publications mettent à distance le terme indigène d’« interdisciplinarité » (Encadré 1) et ceux qui le font ont une approche critique envers ce processus, qui est pour le coup décrit comme un impératif visant à abattre les barrières disciplinaires, dans le contexte d’une « science sur projet » d’inspiration néolibérale, pour miner l’autonomie des disciplines par rapport aux injonctions du monde économique et politique (Marcovich et Shinn, 2011). D’autres sociologues critiques vont à rebours de ce refus du croisement des disciplines, en analysant plutôt les difficultés rencontrées par les chercheurs dans la réalisation de véritables travaux « interdisciplinaires » dans le contexte court-termiste du nouveau management de la recherche (Prud’homme et Gingras, 2015).
Une mise à distance du terme d’« interdisciplinarité ».
Le terme d’« interdisciplinarité » est, dans la plupart des cas, utilisé dans un sens positif, à la fois par les chercheurs, les institutions, les entreprises et les décideurs politiques. Le terme circule, avec des effets performatifs, dans tous ces milieux, y compris dans les travaux théoriques ou empiriques qui se donnent, comme ici, la tâche de l’analyser et de le critiquer. Nous suggérons de le remplacer par une formule alternative, qui prend ses distances avec le terme indigène et en souligne la construction sociale : l’adjectif « interdisciplinaire » a, en effet, une date de naissance (Meynaud, 1959 ; Valade, 2013), il désigne des pratiques qui existaient déjà dans l’Antiquité (Jacob, 2007 ; 2011) et dans la modernité (Schaffer, 2014), et peut être utilisé de manière idéologique (Althusser, 1974 ; Dahan et Pestre, 2004).
On peut définir l’« interdisciplinarité » comme ce phénomène social dans lequel des cultures épistémiques (Knorr-Cetina, 1999) différentes se rencontrent et dialoguent, s’échangeant des outils, des cadres théoriques et normatifs, ainsi que des savoir-faire, et souvent partageant des finalités pratiques communes. Ce phénomène est donc la manifestation d’une interculturalité d’ordre épistémique. Mais il ne s’agit pas seulement d’une affaire cognitive, épistémologique et méthodologique. La dimension sociale de l’interdisciplinarité inclut aussi des pratiques, des matérialités, des normes sociales, des ontologies, des politiques et des institutions différentes (Hackett et al., 2007). Le terme d’interculturalité épistémique dépasse donc celui, indigène, d’interdisciplinaire, qui ne fait souvent référence qu’à la sphère des idées. Les spécificités des pratiques susceptibles d’être décrites par ce concept générique peuvent ensuite être caractérisées davantage. Ainsi :
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la « co-disciplinarité » de Dupuy (2021) et Palmade (1977), consistant à étudier un objet à partir de deux disciplines imbriquées l’une dans l’autre (histoire et géographie pour la deuxième guerre mondiale), peut être décrite comme une « juxtaposition culturelle à des fins pédagogiques » ;
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la « multi- », « pluri- » ou « poly-disciplinarité » de certains (Kleinpeter, 2013), consistant en une addition de savoirs pour aborder un objet d’étude complexe, peut être décrite comme une « collaboration culturelle autour d’un thème commun » ;
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tandis que la « transdisciplinarité » de Morin (1994), Nicolescu (1997) ou Charaudeau (2010), consistant en des transferts et des mises en commun d’éléments issus de plusieurs savoirs différents afin de créer un cadre théorique nouveau, et celle de Funtowicz et Ravetz (1993) et Pestre (2004), émergeant dans les débats et collaborations entre figures sociales différentes (chercheurs, administrateurs, entrepreneurs, activistes, citoyens, usagers, etc.), peuvent être décrites comme des « créations culturelles par intégration ».
Cette littérature atteste que les pratiques de croisement entre savoirs différents sont extrêmement hétérogènes. Or, même si nombre de travaux sont dédiés à la proposition d’une série de taxonomies des rapports entre disciplines et distinguent entre « co- », « pluri- », « inter- », « trans- » et « indisciplinarité » (Dupuy, 2021 ; Kleinpeter, 2013 ; Klein, 2010 ; Bühler et al., 2006 ; Nicolescu, 1997 ; Debru, 2011 ; Oustinoff, 2013), lors de notre travail sur les sciences des systèmes complexes (Encadré 2) nous nous sommes retrouvé relativement démuni pour rendre compte des variations observées sur le terrain. La notion de « zone de transaction » (Encadré 3), introduite par l’historien Peter Galison à partir de sa recherche sur le Projet Manhattan, est un concept opératoire très utilisé dans les science studies, que nous avons également jugé utile, mais seulement pour décrire un des cas de figure que nous avons rencontrés. Mais à part les recherches de Galison et malgré la richesse de la littérature taxonomique, il existe, à notre connaissance, très peu d’études qui abordent les différentes modalités du travail scientifique dit interdisciplinaire telles qu’elles se donnent à voir sur le terrain des pratiques de laboratoire et des témoignages des chercheurs eux-mêmes. En effet, la plupart des auteurs, même quand ils affichent une volonté descriptive, proposent des typologies normatives et prescriptives visant plus à indiquer et à mettre en œuvre des instructions à suivre qu’à restituer des pratiques effectives et des discours réflexifs à propos de ces pratiques. Cela est visible, par exemple, dans l’article écrit par deux urbanistes, Gabriel Dupuy et Lucien Gilles Benguigui (2015), à propos des différentes formes que l’« interdisciplinarité » peut prendre dans leur domaine. Les auteurs distinguent l’« interdisciplinarité passive » (plusieurs savoirs mobilisés par un « chef d’orchestre » qui opère une hiérarchie entre les domaines), l’« interdisciplinarité naïve » (lorsqu’un physicien ou un informaticien contribue à l’urbanisme), l’« interdisciplinarité transitive » (une collaboration assumée, constante et active entre spécialistes différents) et l’« interdisciplinarité offensive » (lorsqu’un urbaniste critique ses collègues en fonction d’une vision de la science contre une autre). À partir de leur manière d’entendre et de pratiquer l’urbanisme, ces auteurs décrivent et jugent les avantages et les inconvénients de chacune de ces démarches.
Méthodes et sources de l’enquête.
Le matériau sur lequel nous nous appuyons est constitué d’environ soixante entretiens, de deux périodes d’observation dans deux instituts de la complexité en France et aux États-Unis et d’une douzaine de courtes observations ethnographiques et visites de laboratoire dans d’autres instituts de la complexité d’Europe et d’Amérique, ainsi que d’une analyse bibliographique et de la consultation d’archives. C’est à partir de ce matériau empirique que nous avons pu construire, sur différentes thématiques, un certain nombre de tableaux typologiques, dont celui présenté dans cet article. Bien que tous les entretiens que nous avons menés en thèse n’aient pas toujours porté explicitement sur les formes du travail scientifique interdisciplinaire, nous avons par contre toujours demandé à nos interlocuteurs de nous parler de leur formation et de leur parcours institutionnel, dans le but de mieux comprendre la prise en compte et l’organisation sociale et matérielle de l’« interdisciplinarité ». Toutefois, la confirmation, voire l’idée même de cette classification typologique, n’aurait pu avoir lieu sans les visites de laboratoire et les observations faites dans les instituts de recherche inscrits dans les sciences de la complexité.
Outre les périodes d’observation à l’ISC-PIF – menées de manière ponctuelle à de multiples reprises entre 2014 et 2018 – et au Santa Fe Institute (SFI) – entre le 19 septembre et le 7 octobre 2016 –, on peut également mentionner les visites de laboratoires suivantes :
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le Centre interdisciplinaire de phénomènes non-linéaires et de systèmes complexes à l’Université libre de Bruxelles, en mai 2013 ;
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le Namur Institute for Complex Systems de l’Université de Namur, en mars 2015 ; le laboratoire BioEmergences du CNRS à Gif-sur-Yvette, en avril 2015 ;
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l’Institut de physique théorique de l’Université de Cologne, en novembre 2015 ; le Complex Systems Lab de l’Université Pompeu Fabra et du Barcelona Biomedical Research Park de Barcelone, en juin 2015 et février 2016 ;
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le laboratoire d’épidémiologie computationnelle EPIcx de l’INSERM, en juillet 2015 et mai 2017 ;
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le laboratoire Géographie-cités de l’Université Sorbonne-Paris-1 et du CNRS, entre 2015 et 2017 ;
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le Center for Complex Systems and Dynamics de l’Illinois Institute of Technology de Chicago, en septembre 2016 ;
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le Los Alamos National Laboratory, en septembre 2016 ;
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l’Institute for Scientific Interchange de Turin, en février 2017.
Forces et limites des zones de transaction.
En s’inspirant de l’anthropolinguistique, Galison adapte à l’étude de la physique un outillage conceptuel qui se révèle heuristique pour appréhender la relation entre ses différentes sous-cultures. Les zones de transaction sont ainsi définies comme un espace intermédiaire entre plusieurs sous-cultures de la physique, dans lesquelles de nombreuses procédures scientifiques sont négociées, coordonnées et mises en œuvre. Galison montre que, grâce à la création de langages intermédiaires communs, des groupes culturellement différents peuvent échanger des biens, des outils, des savoirs, malgré le fait d’avoir au départ des métaphysiques différentes par rapport à ces mêmes objets. Galison parle de « pidgins » ou de créoles qui naissent lorsque deux groupes humains aux cultures différentes ont besoin d’un langage tiers, simplifié et pragmatiquement orienté, pour mener à bien l’échange. Il s’agit donc d’un terme que l’on peut appliquer à toutes les situations où des scientifiques d’au moins deux domaines de recherche différents parviennent à parler ou à collaborer pour atteindre une formalisation commune et nouvelle, qu’elle soit immédiatement opérationnelle ou pas. La métaphore anthropolinguistique des « pidgins » et des créoles, pour décrire des pratiques avec ou sans parole, a servi à Galison pour la description d’objets matériels, très souvent liés aux pratiques par ordinateur. Dans le projet Manhattan, les simulations « Monte-Carlo » (ensemble de techniques algorithmiques probabilistes, inventées en 1947 par le physicien Nicholas Metropolis et appliquées depuis en mathématiques, dans la physique des particules, en économie et dans nombreuses autres disciplines), par exemple, servaient de zone frontière à des figures très diverses telles que ingénieurs en génie électrique, physiciens, ingénieurs aérospatiaux, ingénieurs en mathématiques appliquées et ingénieurs du nucléaire militaire.
Une équipe pluridisciplinaire inscrite dans les sciences de la complexité décrit son propre domaine précisément comme un espace de transaction entre savoirs différents (Grauwin et al., 2012). Or, pour générale et opérationnelle que puisse être la boîte à outils conceptuelle de Galison, nous constatons qu’elle n’épuise pas toutes les manifestations du langage interculturel que nous pouvons observer sur le terrain. Elle est capable de rendre compte de situations de rencontre entre deux ou plusieurs collectifs qui ont besoin de se comprendre pour parvenir à un objectif commun. Mais elle ne tient pas compte de situations « interdisciplinaires » plus larges ou plus restreintes, voire individuelles.
En revanche, un travail nous intéresse particulièrement : Sedooka et al. (2015) ont récemment proposé, dans cette revue, une classification des postures identitaires que les chercheurs entretiennent avec le cadre disciplinaire qui est le leur. En tirant profit de la réflexivité de leurs interviewés et en adoptant l’approche de la sociologie de l’identité, ces auteurs sont parvenus à six profils disciplinaires : l’« identité disciplinaire » (typique de ceux qui ont un seul ancrage épistémique), l’« identité thématique » (typique des chercheurs qui abordent un même objet sous l’angle de plusieurs disciplines), l’« identité hybride » (concernant ceux qui se trouvent à cheval entre deux disciplines), l’« interdisciplinary native » (décrivant ceux ayant une formation pluridisciplinaire), l’« interdisciplinary migrant » (décrivant les chercheurs confirmés ayant une identité disciplinaire mais qui s’ouvrent à l’interdisciplinarité par emprunt et circulation) et l’« indiscipliné » (terme utilisé par ces chercheurs qui dépassent les ancrages disciplinaires, souvent pour assumer un regard d’ensemble ou systémique). D’un point de vue socio-anthropologique, ces six catégories ont le mérite de partir de la réflexivité des praticiens eux-mêmes, en renonçant à avancer des prescriptions épistémologiques, des cahiers de charge à suivre ou des taxonomies qui finissent – parfois malgré elles (Nicolescu, 1997), parfois délibérément (Morin, 1977 ; 1980 ; 1986 ; 1991 ; 2001 ; 2004) – par être plaquées sur des pratiques réelles bien différentes.
L’objectif de cet article est de fournir une liste descriptive, probablement non exhaustive, de cinq types, correspondant à autant de formes de travail scientifique – individuel ou collectif – mené à la frontière entre savoirs différents, à partir d’un terrain qualitatif effectué par observations et entretiens. Si la typologie de Sedooka et al. (2015) peut partiellement recouper celle que nous proposons ici, la nôtre s’en distingue méthodologiquement en ne se limitant pas à la seule analyse de l’autodescription des interviewés. Dans notre démarche, nous recueillons la réflexivité identitaire des chercheurs, mais nous sollicitons ces derniers également sur la description de leurs pratiques de recherche qu’ils ne formalisent pas toujours, en les pensant sociologiquement comme des positions spécifiques dans un champ de variations de pratiques données – cette conscience, parfois, n’apparaît qu’au cours et par le biais de l’entretien sociologique. Nous représentons ce champ de variations sur un axe cartésien à deux paramètres (Tab. 1) : le nombre de savoirs mobilisés (d’une discipline à plus de six) et le degré de collégialité du travail « interdisciplinaire » (d’un travail essentiellement individuel à un travail de plusieurs avec plusieurs).
Un des cinq types dégagés – celui des traducteurs – est sur un mode opératoire essentiellement solitaire, au sens où les chercheurs qui appartiennent à ce groupe ne mobilisent qu’un seul savoir, bien qu’ils puissent l’appliquer à beaucoup de domaines différents, et cela sans forcément interagir avec les experts de ces domaines. Si interaction il y a, elle se fait sur le mode d’un échange verbal rapide et pragmatique.
Le type des binationaux sert à décrire le travail de certains chercheurs connaissant deux disciplines et pouvant produire des recherches significatives dans les deux, avec ou sans la collaboration d’un ou de plusieurs experts issus de la discipline qu’ils maîtrisent le moins.
Le type des polyglottes concerne des chercheurs capables de maîtriser plus de deux disciplines et d’interagir avec plusieurs experts issus de domaines différents, souvent en position de direction. Leur travail est qualifié de manière indigène soit comme « généraliste », soit comme « visionnaire », soit comme « de coordination ».
Les ambassadeurs peuvent connaître deux ou trois disciplines et, de ce fait, servir de trait d’union ou de facilitateurs dans des équipes bi- ou multidisciplinaires, dont les membres sont organisés selon une forte division du travail et visent à la production d’une connaissance commune, incarnée aussi bien par un article scientifique, un logiciel de simulation que par une innovation technique.
Les transfrontaliers, enfin, maîtrisent une ou (rarement) plusieurs disciplines, mais font partie en général d’équipes nombreuses, allant d’une dizaine de membres, comme dans une équipe de géographes et de modélisateurs mentionnée par la suite, jusqu’à plusieurs milliers, comme au CERN ou dans le projet Manhattan. Dans ces entreprises plus ou moins ambitieuses, mais d’emblée collectives, les chercheurs se retrouvent à créer des zones de transaction qui leur permettent, par l’invention d’un (ou plusieurs) langages tiers et simplifiés, de s’entendre avec d’autres experts à des fins pragmatiques telles que la construction d’une machine de recherche ou de guerre.
Cet article se fonde sur une recherche sociologique portant sur un groupe de scientifiques travaillant dans les « sciences des systèmes complexes » (Waldrop, 1992 ; Helmreich, 1998) ; quelques exemples seront issus également de domaines proches comme la systémique de Ludwig von Bertalanffy, les sciences du système Terre et la biologie des systèmes. Ces domaines se veulent d’emblée interdisciplinaires et donnent effectivement à voir une variété étoffée de modalités de mise en collaboration entre chercheurs de cultures diverses. La comparaison de notre terrain – avec une prévalence de sciences de la nature et de l’ingénieur par rapport aux sciences sociales – avec d’autres domaines caractérisés par des croisements épistémiques différents devrait permettre d’en juger la pertinence et l’exhaustivité (ou le caractère incomplet).
Cinq formes de l’interculturalité épistémique
Passons maintenant en revue les cinq profils rencontrés sur le terrain des sciences des systèmes complexes – domaine qui, rappelons-le encore une fois, malgré sa diversité, n’épuise probablement pas l’éventail des formes de l’interculturalité épistémique. Nous avons choisi une sphère sémantique plus ou moins homogène – celle de la géographie et des langues – pour nommer ces cinq catégories, qui sont les suivantes : transfrontaliers, ambassadeurs, polyglottes, binationaux et traducteurs. Toutefois, la référence à la sphère du langage, que tous ces termes sous-entendent d’une manière ou d’une autre, n’exprime pas la conviction de pouvoir tout réduire aux échanges verbaux ou écrits entre les chercheurs. Il ne faut pas oublier que chaque type décrit un ensemble de pratiques hétérogènes, matérielles, souvent artisanales et tacites.
Les transfrontaliers
Le cas de figure des transfrontaliers est le mieux documenté par Galison lorsqu’il traite des zones de transaction. Nous utilisons la métaphore du transfrontalier, car ce terme définit quelqu’un qui franchit une frontière pour les raisons les plus diverses, y compris l’échange de biens. Le Santa Fe Institute, tout au long de son histoire institutionnelle, s’est distingué par l’organisation de ce que ses fondateurs ont appelé « ateliers intégratifs », sorte de rencontres d’une ou deux semaines à mi-chemin entre le congrès, l’université d’été et le brainstorming. L’objectif de ces rencontres était d’impulser des collaborations entre disciplines autour d’objets ou concepts transversaux tels les « systèmes complexes », l’« adaptation », la « robustesse », l’« information » ou encore la « contagion ». Ces ateliers ont toujours été le lieu désigné pour les échanges transfrontaliers, après l’établissement d’un langage commun aux participants : « avant que [les scientifiques] puissent échanger des solutions, des idées ou simplement des termes, ils doivent d’abord trouver un langage commun pour communiquer efficacement leurs objectifs » ([n.s.], 1998, p. 15, traduit par nos soins). La « recette » que le SFI a employée dès le début de son histoire pour mettre en place ces ateliers interdisciplinaires est décrite en 1990 par l’un de ses fondateurs, Mike Simmons (1990, p. 10). D’abord, on sélectionne les participants pour leur excellence et leur ouverture d’esprit ; ensuite, on assure une ambiance informelle et on permet d’interrompre à tout moment celui qui parle ; enfin, on laisse discuter librement les participants autour d’une thématique précise pendant une ou deux semaines. L’informaticien John Holland, l’un des membres les plus en vue au début de l’histoire de l’institut américain, donne davantage de détails sur la démarche intégrative mise en place au SFI : chaque participant commence par formuler à voix haute les associations d’idées qui lui viennent à l’esprit en reliant la thématique choisie aux savoirs disponibles dans sa discipline ; ensuite, les participants font la liste des manières d’entendre l’objet d’étude ou le concept en question dans toutes les disciplines en présence ; enfin, ils s’essayent à trouver une unification théorique entre ces langages différents (Kelly, 1992, p. 4). Comment s’opère cette unification ? Les métaphores sont vues comme le « pidgin » ou le « dispositif rhétorique » permettant à des cultures scientifiques différentes de se comprendre en transportant une connotation d’un domaine à un autre (Baake, 1999, p. 28).
De ce côté de l’Atlantique, un autre cas paradigmatique de transfrontaliers apparaît dans la collaboration que l’UMR Géographie-cités (Sorbonne, CNRS) et l’Institut des systèmes complexes Paris Île-de-France (ISC-PIF) ont mise en place depuis 2013 en faisant participer des géographes et des informaticiens à des modélisations à base d’agents des villes3. Quant à la question du langage commun, un informaticien rattaché aux deux laboratoires distingue deux volets des pratiques de recherche : le langage de travail, qu’on peut qualifier de « pidgin », et le langage des publications, qui varie selon l’opportunité. En ce qui concerne le « pidgin », les informaticiens et les géographes, dans leur travail quasi quotidien d’interface, ont en effet forgé au fil du temps un vocabulaire propre, soit par l’introduction de nouveaux concepts opératoires (publiés ensuite ou pas), soit par l’introduction de concepts déjà en usage dans d’autres domaines et que l’un des deux groupes apprenait à l’autre, soit par l’invention de termes humoristiques face à la nécessité de se comprendre rapidement vis-à-vis des outils partagés. En ce qui concerne l’écriture des articles, le groupe adapte les termes employés en fonction des publics destinataires de leurs travaux. Ainsi un phénomène donné, qui est appelé différemment dans les deux champs, assumera la désignation propre à la discipline affichée par le journal choisi.
Bien que cette équipe bidisciplinaire comprenne des informaticiens sans grandes connaissances géographiques et des géographes peu formés en informatique, elle compte aussi quelques informaticiens ayant suivi des études plus poussées en géographie et des géographes capables de programmer. De telles figures appartiennent à la catégorie des ambassadeurs.
Les ambassadeurs
L’ambassadeur, qui peut être aussi appelé passeur, désigne la catégorie de celui qui œuvre en tant qu’intermédiaire entre des équipes aux cultures différentes et qui n’interagissent pas systématiquement, à la différence des équipes de transfrontaliers. Dans une équipe interculturelle, composée de deux sous-communautés qui se parlent occasionnellement et qui apprennent relativement peu la langue de l’autre, les ambassadeurs jouent un rôle fondamental pour établir un lien et un dialogue aux fins de la production conjointe de résultats et de travaux scientifiques. On peut retrouver des ambassadeurs dans les équipes de transfrontaliers, où ils facilitent le travail ; cette figure est en revanche indispensable dans des équipes multiculturelles ne produisant pas de « pidgin ».
Un exemple illustratif de ce cas de figure peut se trouver, par exemple, en France, dans l’équipe BioEmergences composée, d’une part, de biologistes et, d’autre part, d’ingénieurs et d’informaticiens. BioEmergences est un laboratoire du CNRS à Gif-sur-Yvette s’occupant d’imagerie microscopique embryonnaire et travaillant sur plusieurs animaux-modèles. À l’époque de notre étude, nous avons repéré au sein de l’équipe au moins deux ambassadeurs qui servaient de médiateurs lorsqu’un problème pratique ou théorique survenait entre les membres des deux sous-communautés. Il s’agissait de la chef du laboratoire et d’un doctorant biologiste. Si la chef de l’UMR s’occupait surtout de faire le lien entre biologistes expérimentaux et biologistes théoriques présents dans le laboratoire, le doctorant s’efforçait de fluidifier les collaborations entre les biologistes et les ingénieurs. Non seulement ce dernier utilisait de façon autonome les algorithmes de traitement des images produits par ses collègues ingénieurs, mais il interagissait aussi avec les informaticiens et les mathématiciens qui les développaient. Il était en effet capable de leur faire parvenir des requêtes ou des conseils précis de la part des biologistes ou de produire ses propres programmes. Il nous rapportait ainsi : « J’utilise très souvent l’outil informatique et je développe moi-même des logiciels pour BioEmergences pour simplifier certaines tâches, pour automatiser [les algorithmes]. […] Je touche beaucoup à la partie informatique, du coup ça facilite un peu les échanges » (embryologue de BioEmergences, 23-04-15).
À BioEmergences, la plupart du temps, les chercheurs travaillent en solitaire. Cependant, plusieurs d’entre eux finissent par travailler en binôme à l’occasion de moments cruciaux, en l’occurrence lors de la mise en route des expériences ou des séances de microscopie. Par exemple, lorsque l’équipe doit collecter des images, l’ingénieur en microscopie accompagne souvent un collègue biologiste pour vérifier que tout fonctionne correctement. Les deux collègues apprennent de nombreuses notions l’un de l’autre, ce qui leur permet, au fil du temps, de mieux se comprendre. Outre ces micro-pidgins locaux, les ambassadeurs remplissent la fonction sociale de facilitation interculturelle sur des questions plus globales liées aux recherches du laboratoire, notamment en matière de coordination, d’organisation des équipes et de définition des questions de recherche collectives.
Il faut noter que les ambassadeurs sont souvent recrutés pour jouer précisément le rôle d’intermédiaires au sein d’une équipe, rôle qui ne leur déplaît pas puisqu’il valorise leur double casquette – par ailleurs négligée ou dépréciée dans les équipes monodisciplinaires. Un informaticien de l’ISC-PIF collaborant avec les géographes quantitativistes de Géographie-cités « se situe, selon l’un de ses collègues, volontairement à la frontière entre le côté formel informatisé et le côté pluridisciplinaire […] [il] fait de gros efforts de vulgarisation […] et choisit de travailler en permanence comme interprète » (informaticien de l’ISC-PIF, 07-02-17).
Les polyglottes
La catégorie des polyglottes désigne des scientifiques « de synthèse4 ». Il s’agit d’une figure, assez rare, de chercheur polyvalent, connaissant plus de deux langages scientifiques et capable, de ce fait, de coordonner et de guider des équipes pluridisciplinaires en ayant une « vision », selon les termes d’un de nos interviewés (informaticien de l’ISC-PIF, 31-01-17). Vision au sens de « vision d’ensemble », mais aussi de direction à donner à la recherche. Par exemple, le fondateur de l’ISC-PIF est un polytechnicien aux compétences multiples (modélisation numérique, mathématiques, économie, sciences cognitives, philosophie). Le niveau de connaissances qu’un polyglotte peut atteindre dans chacun de ces domaines complexes n’est peut-être pas suffisant pour que les spécialistes de ces disciplines le reconnaissent toujours comme un collègue, mais nous constatons empiriquement qu’il s’agit d’un niveau tout de même suffisant pour qu’ils puissent essentiellement 1) concevoir des projets de recherche à cheval entre plusieurs disciplines ; 2) diriger des thèses bidisciplinaires en cotutelle avec un scientifique issu d’un de ces domaines ; et 3) fonder un institut de recherche pluridisciplinaire comme l’ISC-PIF.
Certains scientifiques aux États-Unis ont théorisé la figure du « généraliste » en adoptant un point de vue normatif à la fois pour la recherche et pour l’enseignement. Selon le chimiste George Cowan, cofondateur et premier président du SFI, l’institut devait persuader « certaines personnes de devenir des généralistes, éduquer des personnes à élargir leur regard à travers plusieurs disciplines », pour devenir des « homme[s] de la Renaissance du XXIe siècle », capables d’avoir à faire avec « le monde réel chaotique [messy] et pas élégant, que la science n’aborde pas véritablement » ([n.s.], 1988, p. 4, traduit par nos soins). La figure du polyglotte est le plus souvent l’apanage des systémiciens de diverses origines : c’est le cas, par exemple, du physicien allemand Hans Joachim Schellnhuber du Potsdam Institute for Climate Impact Research (Schellnhuber, 1999). Connaisseur de plusieurs sciences de la Terre et ancien membre associé du SFI, Schellnhuber s’est fixé l’objectif de contribuer à synthétiser ces savoirs dans une optique holiste pour fonder un nouveau domaine, les « sciences du système Terre » (Dutreuil, 2016). Le père de la systémique, Ludwig von Bertalanffy, avait employé avant Cowan le terme de « généraliste » (Bertalanffy, 1969, p. 49-51) en citant lui-même un article paru dans Science en 1949 écrit par quatre scientifiques d’horizons très divers (Bode et al., 1949). Dans tous ces cas, les mathématiques sont décrites comme le langage universel nécessaire pour réaliser l’unification de domaines différents, à partir d’une mathesis universalis (Rabouin, 2009). Cet aspect concerne les domaines d’étude que nous venons de citer, mais il n’y a pas de raison d’affirmer que tout polyglotte est un adepte de la métaphysique cartésienne et leibnizienne.
Même si ce n’est pas toujours le cas, le polyglotte se trouve souvent dans une position de direction de recherche. Prenons l’exemple d’un biologiste français au parcours multidisciplinaire : licence en mathématiques et physique, diplôme d’ingénieur, thèse en génétique, post-doctorat en biologie évolutive. En 2005, il fonde à l’Université Paris-Descartes le Centre de recherches interdisciplinaires (CRI), qui est à la fois un cursus universitaire et un laboratoire. Cet extrait d’entretien avec lui illustre le rôle du polyglotte en tant qu’orchestrateur : « Je suis […] un coopérateur, si tu veux. […] Parce que comme je connais différents domaines scientifiques, je peux parler avec des gens de disciplines différentes et essayer de les agréger » (biologiste des systèmes et directeur du CRI, 25-01-17).
Les polyglottes diffèrent des binationaux parce qu’ils connaissent plus de langues − bien que, de leur propre aveu, de manière moins approfondie. Les deux profils divergent également en raison du rapport qu’ils entretiennent avec le collectif. Si les polyglottes se retrouvent souvent à diriger des équipes nombreuses, le cadre de travail des binationaux est plus individuel, parfois collaboratif, par intermittence.
Les binationaux
On peut appeler binationaux ces scientifiques qui connaissent de manière plus ou moins approfondie deux disciplines, ce qui leur permet de mener des recherches, individuellement ou en collaboration. Par exemple, un bio-informaticien de Lyon revendique la possibilité de faire de l’interdisciplinarité tout seul : « Je suis informaticien par mes techniques. […] Et je suis biologiste dans mes questions. […] Je me suis battu avec pas mal de gens. Je prétends que l’on peut être interdisciplinaire tout seul » (bio-informaticien de l’INSA-Lyon, 15-09-15).
Un autre cas qui illustre ce type est celui d’un physicien statisticien allemand, qui a appris en autodidacte les fondamentaux de la biologie évolutionnaire dans le but de collaborer avec des biologistes expérimentaux. Il explique tout d’abord que son parcours est assez typique de la catégorie qui est la sienne, celle des physiciens statisticiens : « [Dans la physique statistique] […] les personnes [souvent] partent travailler dans des domaines autres que la physique traditionnelle et beaucoup deviennent des experts dans d’autres domaines » (physicien statisticien de l’Université de Cologne, 18-11-15, traduit par nos soins). Le chercheur explique avoir dû conduire au début de sa carrière des recherches conventionnelles à cause, dit-il, du conservatisme du système académique allemand. Une fois arrivé dans son laboratoire actuel à l’Université de Cologne, notre interviewé a pu entamer des collaborations avec des biologistes in situ. Avant de démarrer la collaboration avec les biologistes expérimentaux, ce physicien s’est donné pour tâche de lire des articles de biologie afin de connaître le genre de questions auxquelles les outils dont il disposait pouvaient aider à répondre. Les binationaux ont un apprentissage plutôt ciblé, et à la fois approfondi, de la discipline qu’ils apprennent en cours de route. Notre interlocuteur se met ainsi au service des biologistes, il les suit en étudiant leur discipline plus que ces derniers ne le font avec la physique statistique : « Ils n’ont pas besoin de connaître la physique » (physicien statisticien de l’Université de Cologne, 18-11-15, traduit par nos soins). Par conséquent, quand ce chercheur affirme que les barrières théoriques tombent de plus en plus avec le temps entre lui et ses collègues spécialistes de la vie, c’est toujours dans le cadre d’une division du travail très stricte. Les biologistes produisent des données que le physicien aide à interpréter, mais ce dernier, s’il peut suggérer aux premiers des expériences nouvelles pour collecter des données inédites, garde la maîtrise des modèles mathématiques. Quand notre interviewé ne publie pas dans des journaux de mathématiques appliquées ou de physique, il s’adapte au public des biologistes auquel il s’adresse : « Parfois les mathématiques sont cachées à la fin de l’article. Les messages fondamentaux doivent être présentés soit visuellement par des graphes soit par des mots » (physicien statisticien de l’Université de Cologne, 18-11-15, traduit par nos soins).
De par sa connaissance de la biologie, ce physicien allemand n’appartient pas à la catégorie des traducteurs. Ceux-ci ont, vis-à-vis des autres disciplines, la même attitude ambivalente entre service et intérêt personnel que les binationaux, mais à la différence de ces derniers ils ne considèrent pas utile de s’approprier le langage des domaines auxquels ils souhaitent contribuer.
Les traducteurs
Les traducteurs se différencient des binationaux par leur connaissance d’une seule discipline. Concrètement, les traducteurs traduisent des données issues d’autres domaines que le leur dans une langue qu’ils maîtrisent, pour faire dire à ces données des choses que les scientifiques ou les organismes qui les ont fabriquées ne leur font pas dire. Vu autrement, les traducteurs appliquent un modèle à plusieurs matériaux différents, pour produire une connaissance originale. Bref, leur travail consiste à conférer à ces données une forme différente grâce à leur propre expertise.
Si le physicien statisticien binational cité ci-dessus connaît un secteur précis de la biologie de manière approfondie et qu’il travaille seulement avec des biologistes, les traducteurs peuvent, quant à eux, se passer d’une connaissance des problématiques, des cadres épistémiques, méthodologiques et ontologiques des disciplines auxquelles appartiennent leurs objets d’étude, mais aussi de la collaboration avec les spécialistes des données qu’ils exploitent.
Un cas paradigmatique de cette typologie est issu de la spécialité de la physique des réseaux. On parle ici de traducteurs, car il s’agit de scientifiques qui maîtrisent un éventail d’outils mathématiques et computationnels qu’ils appliquent à des bases de données concernant les thématiques les plus diverses : à l’ère du big data, il existe des jeux de données de scientométrie, de trafic citadin, d’épidémies, de systèmes immunitaires, de dynamiques d’opinion et de bien d’autres objets d’étude, qui sont en ligne à la disposition de quiconque veut les analyser. Sans recourir à la sociologie des sciences, à l’urbanisme, l’épidémiologie, l’immunologie ou la politologie, ces physiciens se proposent, grâce à leurs moyens d’enquête, de rendre compte de certaines structures mathématiques inhérentes à ces jeux de données. Ils en proposent ensuite des lectures mathématiques qu’ils espèrent heuristiques, plus destinées aux spécialistes des domaines auxquels appartiennent ces objets qu’à leur propre communauté de physiciens – sauf si, par le jeu des données examinées, ils abordent aussi un questionnement mathématique nouveau et proposent une solution nouvelle pour une classe de problèmes.
Un chercheur du SFI décrit bien cette démarche quand il exprime l’importance d’avoir les « bonnes lunettes » et « assez d’outils » pour résoudre des problématiques afférentes à d’autres domaines du savoir que le sien (physicien des réseaux du SFI, 27-09-16, traduit par nos soins). En tombant, par exemple, sur un problème d’ordre géologique, il exprime le sentiment de pouvoir contribuer à l’expliquer : « Même si je ne sais rien de la géologie ou de la géophysique, il me semble tout simplement que ce jeu de données concernant une organisation de grande taille demande à être expliqué par la physique » (physicien des réseaux du SFI, 27-09-16, traduit par nos soins). La connaissance du domaine auquel il s’adresse n’est pas seulement superflue pour notre interlocuteur traducteur, elle risque même d’être contre-productive : « D’habitude je n’approfondis pas la littérature des autres domaines de recherche […] ça, c’est une démarche mortifère, parce qu’après tu restes coincé dans les détails de la question et tu deviens endoctriné par l’esprit de cet autre domaine et par les choses que ses représentants pensent possibles ou impossibles » (physicien des réseaux du SFI, 27-09-16, traduit par nos soins). Quelle que soit la sphère spécifique des différents objets d’étude, ceux-ci deviennent des réseaux à ses yeux à partir du moment où ils peuvent être pensés comme tels : « Je pense que, quand le concept de réseau est sorti du bois, beaucoup de choses se sont mises à ressembler à des réseaux, si tu as la bonne perspective » (physicien des réseaux du SFI, 27-09-16, traduit par nos soins).
Conclusion
Si le phénomène appelé interdisciplinarité est perçu et thématisé de longue date, la littérature analysant la question du dialogue entre disciplines, qu’elle soit normative ou analytique, offre peu de typologies des pratiques du travail de recherche interdisciplinaire. Ce texte a proposé une typologie empirique descriptive, amendable et non exhaustive, à partir du terrain des sciences de la complexité et de cultures épistémiques comme la systémique, la biologie des systèmes et les sciences du système Terre, proches par leurs problématiques interdisciplinaires : comment intégrer plusieurs savoirs dans une approche holiste globale ? Comment innover dans des domaines d’étude en y appliquant des outils issus d’autres disciplines ? Comment fusionner des approches scientifiques différentes pour en créer une nouvelle ? Et ainsi de suite. Le degré de généralité et les limites de notre typologie pourront à l’avenir être testés par leur application à d’autres domaines « inter- » et « transdisciplinaires » tels les biotechnologies, les nanotechnologies, le design industriel, les humanités numériques, les science studies, les sciences cognitives, les savoirs dits profanes, les sciences dites citoyennes, etc.
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Cette recherche est issue d’un travail doctoral d’ordre historique et sociologique sur le domaine des « sciences des systèmes complexes », avec une focale franco-européenne et étatsunienne (Li Vigni, 2018). Mis à part la version plus étendue contenue dans la thèse, il s’agit d’un travail inédit.
Il s’agit de simulations informatiques capables de simuler jusqu’à des centaines de millions d’agents qui interagissent selon un nombre fini et préfixé de règles et qui évoluent dans un environnement contraignant. Dans les simulations de l’équipe en question, des dizaines, voire des milliers de points simulés représentent des villes en interaction s’échangeant de manière dynamique des ressources humaines et matérielles.
Citation de l’article : Li Vigni F. Cinq types de travail scientifique « interdisciplinaire ». Nat. Sci. Soc. 29, 2, 130-140.
Liste des tableaux
Les cinq types du travail scientifique interdisciplinaire selon les deux axes du degré d’interculturalité et du degré d’individualité/collégialité (réalisation : Anne-Fleur de Sagazan).
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