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Nat. Sci. Soc.
Volume 28, Number 3-4, Juillet/Décembre 2020
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Page(s) | 314 - 322 | |
Section | Regards – Focus | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2021013 | |
Published online | 12 April 2021 |
L’apocalypse de Gaïa : la cosmopolitique pour l’Anthropocène de Bruno Latour
The apocalypse of Gaïa: cosmopolitics for the Anthropocene by Bruno Latour
1
Sociologie, Universidade de Vila Velha (UVV), Laboratório de estudos de teoria e mudança social (Labemus),
Vila Velha, ES/ Recife,
PE, Brésil
2
Sociologie et philosophie, Ateliê de Humanidades,
Rio de Janeiro, Brésil
* Auteur correspondant : dioscorrea@gmail.com
** Auteur correspondant : direcao.ateliedehumanidades@gmail.com
Nous vivons dans une société qui, tel un Titanic à la rencontre de son iceberg, persiste à accélérer vers une catastrophe incontrôlable. Les différents signes de la « grande accélération » de l’ère de l’Anthropocène s’accumulent sans cesse. Aurions-nous enfin acquis, avec la pandémie, une (nouvelle) sensibilité aux avertissements constants qui, souvent par lanceurs d’alerte, résonnent avec l’émergence du « nouveau régime climatique » ? Face à la folie de notre temps, c’est d’abord de la perplexité qu’affiche l’anthropologue et philosophe Bruno Latour. On propose de réfléchir ici aux défis actuels en dialogue avec la pensée de Latour sur la mutation écologique, notamment avec ses arguments présents dans deux de ses ouvrages, Face à Gaïa et Où atterrir ?. Nous présentons son diagnostic du temps et ses propositions scientifiques, esthétiques et politiques, en montrant comment il entrelace les fils les plus divers de savoirs − science, politique, religion, esthétique, guerre – pour recomposer le monde et rendre la paix possible.
Abstract
We live in a society which, like a Titanic on its way to meet its iceberg, persists in accelerating towards an uncontrollable catastrophe. The various signs of the “great acceleration” of the Anthropocene era accumulate without ceasing. Have we finally acquired, with the pandemic, a (new) sensitivity to warnings and constant alerts that resonate with the emergence of the “new climate regime”? Faced with the madness of our times, it is first of all the perplexity shown by the anthropologist and philosopher Bruno Latour. This essay proposes to reflect on current challenges in dialogue with Latour’s thinking on ecological mutation, particularly his arguments in the book Face à Gaïa and Où Atterrir ?. To do so, we present his diagnosis of time and his scientific, aesthetic and political proposals, showing how he intertwines the most diverse threads of knowledge − science, politics, religion, aesthetics, war − to recompose the world and make the peace possible.
Mots clés : Bruno Latour / Anthropocène / Gaïa / puissances d’agir / apocalypse
Key words: Bruno Latour / Anthropocene / Gaia / agencies / apocalypse
© D.S. Corrêa et A.R.d P. Magnelli, Hosted by EDP Sciences, 2021
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, excepted for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
« L’apocalypse est un appel à être enfin rationnel, à avoir les pieds sur la terre. [...] Gaïa, c’est une injonction pour rematérialiser l’appartenance au monde. [...] Gaïa est le signal du retour sur Terre [...] c’est le seul moyen de faire à nouveau trembler d’incertitude les Modernes sur ce qu’ils sont, aussi bien sur l’époque dans laquelle ils vivent et le sol sur lequel ils se trouvent, en exigeant d’eux qu’ils se mettent enfin à prendre au sérieux le présent. » (Latour, 2017, p. 283)
Nous vivons dans une société qui, tel un Titanic à la rencontre de son iceberg, persiste à accélérer vers une catastrophe incontrôlable. Les différents signes de la « grande accélération1 » de l’ère de l’Anthropocène s’accumulent sans cesse : le réchauffement climatique, la « sixième extinction de masse », l’épuisement des ressources naturelles, la perte de la biodiversité, la modification irréversible des cycles biogéochimiques, etc. À cet égard, la Covid-19 n’a fait que rappeler les dangers imminents et spécifiques des pandémies déclenchées par l’apparition de pathogènes dans l’environnement humain, en raison de la destruction des écosystèmes ou des effets pervers de manipulations biochimiques, pharmaceutiques ou génétiques.
Les « lanceurs d’alerte » sont sur tous les fronts pour nous avertir qu’il est de plus en plus nécessaire de Changer de société, refaire de la sociologie (Latour, 2006), c’est-à-dire de changer de voie et de recomposer notre monde. La pandémie a été bien plus qu’une alerte, elle nous a mis face à un danger immédiat pour la vie de chaque individu et, en même temps, d’un possible effondrement sanitaire, économique et social des sociétés occidentales. Même si certains pays ont voulu nier la réalité d’une telle crise, le Brésil, avec Bolsonaro, représentant un cas extrême d’un tel obscurantisme, se pose à tous la question suivante : aurions-nous enfin acquis, avec cette pandémie, une (nouvelle) sensibilité aux avertissements constants qui, souvent par lanceurs d’alerte, résonnent avec l’émergence du « nouveau régime climatique » ?
Nous n’en sommes pas du tout sûrs. Or, si nous sommes encore insensibles à la barbarie qui n’est plus à venir, comme le disait Isabelle Stengers (2009), mais qui se révèle devant nous, les ouvrages récents du sociologue et philosophe Bruno Latour en présentent toute l’actualité. Elle peut au moins nous aider à « stay with the trouble », pour reprendre la fameuse formulation de Donna Haraway (2015).
C’est d’abord de la perplexité qu’affiche Latour face à la (nouvelle) folie de notre temps. Au cours des dernières années, Latour s’est consacré à la problématique de l’Anthropocène, tout en reprenant l’hypothèse de Gaïa de James Lovelock et Lynn Margulis. Après des conférences aux Gifford Lectures en 2013 sur la « théologie politique de la nature », il a publié deux livres importants sur ce sujet : Face à Gaïa en 2015 et Où atterrir ? en 2017 (Latour, 2015, 2017).
Dans le premier livre, Latour refuse d’abord le terme de « crise », en ce qu’il renvoie à un état transitoire qui serait maîtrisable ou surmontable pour ensuite retrouver l’équilibre. Plutôt qu’une crise, il voit une « profonde mutation de notre rapport au monde » (p. 17) qui est de l’ordre de l’irréversibilité et peut-être de la catastrophe. Il s’agit pour lui d’une révolution qui s’est déjà produite au-delà et en dehors de notre conscience : hier nous « n’avons jamais été modernes », à présent « nous ne serons plus jamais comme nous l’avons été ».
Face à Gaïa est une œuvre majeure de Latour, qui peut apporter bien des éclaircissements sur ce qui se passe aujourd’hui. Il ne s’agit plus ici de suivre les acteurs ou la formation des réseaux d’associations d’éléments hétérogènes, ni même de retracer des controverses. Le projet latourien propose désormais une diplomatie cosmopolitique. Alors qu’un « tournant ontologique » traverse les sciences humaines, en particulier en anthropologie et en philosophie (Carrithers et al., 2010 ; Corrêa et Baltar, 2020), Latour échappe au relativisme qui défend les multiples et contradictoires visions sur le (ou la fin du) monde pour prendre une position politique claire. Son ancrage ontologique est dans le « fait brut » − bien que d’une façon très médiée et complexe – de la mutation climatique, et cela pas seulement pour dénoncer les « fausses controverses » financées par les lobbies mais aussi pour manifester de quel côté il est. Son but est de penser ce que nous pouvons (et devons) faire devant la concrétude imposée par le nouveau régime climatique qui affecte fortement chacun de nous.
D’évidence, le livre cherche à répondre à une sorte d’énigme et à assumer une responsabilité. L’énigme : pourquoi des personnes persévèrent-elles dans la « trappe du négationnisme » par rapport à l’état de guerre présent et à la catastrophe à venir ? Quant à la responsabilité à assumer : devant l’imminence des catastrophes, comment pouvons-nous aller au-delà d’un « catastrophisme éclairé » (Dupuy, 2002) et éviter la guerre des mondes et passer d’une paix factice à la vraie composition d’une paix possible ?
Selon Latour, notre incapacité de reconnaître le monde à venir tient à l’insensibilité perceptive des Modernes. Bien sûr, il convoque plusieurs explications, comme celles concernant le lobbying des grandes compagnies pétrolières. Mais Face à Gaïa veut aller au-delà. Tout au long des huit conférences du livre, Latour cherche l’origine de l’insensibilité apocalyptique des Modernes et propose une esthétique renouvelée. Les deux premières conférences sont consacrées à la recherche de l’insensibilité dans la science moderne et à la proposition d’une autre pratique scientifique à partir de la notion de « puissance d’agir » (en anglais, agency). Ensuite, analysant le sens de Gaïa à l’âge de l’Anthropocène (3e et 4e conférences), Latour relie cette insensibilité scientifique à l’origine religieuse de l’image du Globe. Et ce n’est que contre cette dernière qu’il propose une nouvelle esthétique, c’est-à-dire une nouvelle manière de se rendre sensible et d’être responsable (au sens de Haraway, 2015) face à l’intrusion de Gaïa. Dans un troisième temps, il reprend à nouveau la question de l’insensibilité moderne pour expliciter ses sources théologiques et politiques, c’est-à-dire l’insensibilité comme héritière d’une conception gnostique de l’apocalypse que l’on trouve dans les contre-religions (5e et 6e conférences). Enfin, s’appuyant sur le concept de nomos de la Terre de Carl Schmitt (2001 [1950]), entendu comme mode de construction d’une nouvelle « géopolitique » (ou, peut-être, une « théologie géohistorique »), il reprend le travail politique de recomposition et redistribution des « puissances d’agir » à l’âge du nouveau régime climatique (7e et 8e conférences).
Pour une science descriptive des « puissances d’agir »
En ce qui concerne la science et la politique, Latour approfondit, dans les deux premières conférences de Face à Gaïa, son idée de l’écologie politique développée dans Politiques de la nature (Latour, 1999), où il a défendu le besoin d’associer la science et la politique dans la démocratie. À partir de l’analyse de la fameuse bifurcation de la nature entre les qualités primaires et secondaires (Whitehead, 1920), il cherche à démontrer comment les humains et non-humains ne peuvent plus être conçus et distribués en fonction de l’ancienne frontière entre la nature et la culture, mais, par une formulation nettement spinoziste, il parle, comme dans l’Enquête sur les modes d’existence (Latour, 2012), d’un monde composé des puissances d’agir. Voilà pourquoi il n’y aurait pas de différence ontologique a priori entre le fleuve Mississippi, le CO2, la couche d’ozone, Napoléon ou Koutouzov : toutes les puissances sont vues à partir du point de vue de la « zone métamorphique » où « les acteurs aux formes et aux capacités multiples ne cessent d’échanger leurs propriétés » (p. 78). Ce qui compte, ce sont la formation, la déformation et la transformation continues des entités, c’est-à-dire leurs variations de puissance (d’un point de vue quantitatif) et de modes d’existence (d’un point de vue qualitatif).
Tout en reprenant la critique de la notion de nature en faveur d’une métaphysique expérimentale et comparative, Latour se demande comment faire une (re)distribution des puissances qui ne désanime ni ne suranime les êtres qui composent notre monde (et qui ne considère leur capacité actancielle qu’en acte). Latour ne plaide ni pour le vitalisme ni pour le mécanicisme, mais pour un « compositionnisme » des puissances (réelles). Le seul moyen de sortir de « l’état de guerre de nature » dans lequel nous nous trouvons est de reconnaître une nouvelle autorité suprême : « l’association », « la connexion » ou la « composition ». Ce serait la condition pour faire face au défi majeur de l’ère de l’Anthropocène : celui de (re)composer un (nouveau) monde commun.
Il faut remarquer que ce compositionnisme, tel qu’il est proposé, va de pair avec une recomposition de l’association entre science et politique. Dans ces deux conférences, Latour se confronte aux climatosceptiques en montrant comment ils ont révélé l’impossibilité de faire une science sans politique, ce qui est une authentique tentation des chercheurs en climatologie et en sciences de la Terre. Revenant à ses analyses sémiotiques (voire rhétoriques), il plaide en faveur d’une indissociabilité entre description, prescription et action. Pour que ce que disent les scientifiques devienne politiquement efficace, il est fondamental que la nature ne soit pas un troisième terme qui permettrait l’objectivité et l’impartialité ; car, après avoir supprimé ce tiers, l’on peut finalement accepter que nous sommes en guerre. Cela implique non seulement une intelligence stratégique pour ne pas se laisser guider par les argumentations des climatosceptiques, mais aussi une capacité rhétorique pour enchaîner les puissances d’agir dans des descriptions qui sensibilisent les acteurs et les relient dans une action responsable. Une « science des puissances d’agir » exige un renouvellement conceptuel − qui met en scène des concepts tels que le climat, la zone métamorphique, les points de basculement, les zones critiques, etc. − et une relocalisation des connaissances et des pratiques. Toutes les puissances d’agir ont une existence, donc une signification ; il est alors nécessaire de les rendre perceptives par une sémiotique qui les articule dans un langage discursif et/ou visuel, c’est-à-dire dans un récit qui dramatise et réanime le monde. Pour cela, il faut une nouvelle esthétique.
Pour une nouvelle esthétique
Les 3e et 4e conférences sont consacrées à l’éclaircissement du nouvel âge « anthropocénique2 ». Dans un premier temps, Latour compare le passage du « monde clos à l’univers infini » (Koyré, 1962) opéré par Galilée et celui de la nature à Gaïa promu par Lovelock (2010 [1979]) (3e conférence) ; dans la conférence suivante (p. 164-172), il décrit le passage du bifocalisme de l’image chrétienne du monde à l’image du Globe3. Il montre en cela comment la Terre a été réduite par les Modernes à une représentation d’un Globe composé d’une seule matière homogène dans un espace-temps infini, neutre, soit une image que détruisent l’intrusion de Gaïa et l’avènement de l’Anthropocène.
Une fois le Globe détruit dans l’Anthropocène, c’est bien l’ère de la géohistoire qui se met en marche : « Eppur se muove », Latour reprenant Galilée, mais, à la différence de ce dernier, pour défendre la « contre-révolution copernicienne » de Lovelock. Avec Lovelock, Latour voit dans la renaissance de cette ancienne déesse, Gaïa, un retour de la Terre au « monde sublunaire », c’est-à-dire un retour à la condition d’un être singulier, corruptible, fragile, instable et dynamique. En revanche, opposé aux interprétations systémiques et cybernétiques de l’hypothèse lovelockienne de Gaïa, il refuse l’idée d’un « superorganisme » qui, vu depuis Sirius, se proposerait à une vue globale de la pensée et aux manipulations des hommes. En s’inspirant de la « sphérologie » de Sloterdijk (2005), qui serait, selon lui, « la première philosophie qui réponde directement aux exigences de l’Anthropocène de nous ramener sur Terre » (p. 164), Latour veut nous délivrer de la « malédiction d’Atlas », ce dieu qui peut supporter la Terre précisément parce qu’elle a la forme d’une sphère. Gaïa n’est pas une hypothèse sur une totalité autorégulatrice ou une machine cybernétique contrôlée par des boucles de rétroaction, mais sur des connexions et sur un « plurivers » composé de localités bien connectées et plein de boucles et d’ondes d’action. L’enjeu de l’Anthropocène, c’est donc que :
« nous devons nous faufiler, nous envelopper dans un grand nombre de boucles, de sorte que, progressivement, de fil en fil, la connaissance du lieu où nous résidons et des réquisits de notre condition atmosphérique puisse gagner une plus grande pertinence et être ressentie comme plus urgent. Cette lente opération qui consiste à être enveloppé dans des circuits de capteurs en forme de boucles, voilà ce que signifie “être de cette Terre”. Mais chacun doit l’apprendre pour lui-même, à neuf. Et cela n’a rien à voir avec être un humain-dans-la-Nature ou un humain-sur-un-Globe. C’est plutôt une fusion lente et progressive de vertus cognitives, émotionnelles et esthétiques, grâce auxquelles les boucles sont rendues de plus en plus visibles. Après chaque passage d’une boucle, nous devenons plus sensibles et plus réactifs aux fragiles enveloppes que nous habitons » (p. 184).
Ce faisant, Latour soutient que Gaïa est une nouvelle esthétique, entendue au sens d’une « capacité à “percevoir” et à être “concerné”, autrement dit, une capacité à se rendre sensible soi-même qui précède toute distinction entre les instruments de la science, de la politique et de la religion » (p. 190). Une esthétique qui peut être rapprochée de la notion pragmatiste du « public » chez Dewey (1927), bien que Latour donne à cette dernière une tonalité plus sociotechnique. L’esthétique proposée par Latour implique de « prendre l’atmosphère au sérieux » et de reconnaître le nouveau régime climatique, puisqu’il est impossible pour un être vivant d’exister sans les enveloppes protectrices nécessaires, c’est-à-dire d’avoir une vie sans l’immunologie et sans « contrôle climatique » (p. 163). De ce point de vue, le problème de la notion de nature des Modernes est que nous avons perdu les fonctions immunologiques de la vie et nous sommes devenus insensibles aux boucles multiples, controversées et entremêlées entre les « puissances d’agir ».
C’est pour cela que, pour Latour, contribuer à la désensibilisation ou à la déresponsabilisation, c’est être « sinon des criminels, en tout cas, nos ennemis » (p. 186). Par « négationnistes », on désigne ceux qui nient notre sensibilité et notre capacité à répondre aussi bien à nous-mêmes qu’à Gaïa. Voilà l’enjeu politique de tout le livre : c’est un appel à reconnaître une guerre, à identifier l’ennemi et à rejoindre des territoires en lutte. Les Modernes et leurs représentants les plus cyniques (les climatosceptiques) sont pour Latour les ennemis à battre dans une bataille contre le Globe menée par la Terre et les « Terrestriens ».
Guerre qui, il faut le dire, devient encore plus aiguë dans le contexte de la pandémie du nouveau coronavirus et de la montée du populisme de droite. La problématique de l’émergence de l’extrême droite et des populismes est la matière de réflexion d’Où atterrir : comment s’orienter en politique (Latour, 2017). Dans ce livre, partant de la victoire de Donald Trump, Latour pointe l’effet de cascade issu du décalage entre les habitudes de vie modernistes et les besoins imposés par le nouveau régime climatique. Question qu’il développe plus en détail dans sa préface à l’édition brésilienne de Face à Gaïa, publiée en juin dernier (Latour, 2020). Dans ce texte, Latour décrit le Brésil dans un état de « tempête parfait » (perfect storm) car le pays recouvre toutes les crises en même temps. Il avoue avoir été surpris (et terrifié) par l’accélération de l’histoire qu’il avait prévue en 2015 et qui est arrivée d’une manière « aussi proche, aussi violente et aussi radicale » (Latour, 2020, p. 15). Sous le gouvernement du président Jair Bolsonaro, le Brésil « a donné aujourd’hui la preuve douloureuse » de ce que « les systèmes politique, juridique et moral ne résisteraient pas à la crise écologique » (Latour, 2020, p. 9). Nous sommes maintenant confrontés à une nouvelle folie, non décrite dans Face à Gaïa, l’« escapisme » :
« Nous savons maintenant, par de nombreuses études historiques, que ce mouvement pour échapper aux conditions imposées par la Terre a commencé dès les années 1990 avec le début de ce qu’on appelle le « climatoscepticisme ». Mais très vite, ce déni des conditions futures du développement a métastasé en un déni de toute connaissance empirique, puis, d’absurdités en absurdités, en un abandon progressif de toutes les règles de bon gouvernement. Au fur et à mesure que la distance s’accroît entre le monde où chaque pays est situé, et le monde dont chaque pays profite pour vivre, la solution escapiste, aussi folle qu’elle soit, aussi destructive qu’elle soit, est malheureusement pleine de sens. » (Latour, 2020, p. 9-10)
Si nous ne faisons pas face à Gaïa, le Brésil d’aujourd’hui peut donc nous aider à comprendre le visage et les contours du monde de demain… Mais il y a plus : Latour perçoit dans le scénario brésilien − qui, d’une certaine manière, reprend ce qui se voit déjà dans la guerre culturelle américaine – un nouveau facteur qui renforce le tsunami des crises, à savoir « un détournement de la religion chrétienne ». C’est le retour d’un christianisme dégénéré selon « les principes fort peu évangéliques » de ceux qui sont prêts à abandonner « ceux qui sont laissés pour compte ». Ce retour du religieux sous la forme d’une farce chrétienne n’était pas prévu dans ses analyses de Face à Gaïa, qui s’arrêtaient à la critique du modernisme, surtout à son stade avancé, c’est-à-dire celui présent dans les négationnismes et dans la géo-ingénierie. Cependant, une grande partie du livre consiste en une reconstitution du parcours historique qui a donné naissance au modernisme à partir d’une forme gnostique du christianisme. En ce sens, ce qui se produit aujourd’hui, au Brésil et dans d’autres parties du monde, est la forme non réprimée et métastasée du « gnosticisme religieux », qui s’allie de plus en plus à un extractivisme désespéré pris au piège d’une guerre multiforme (Latour, 2015, p. 10).
Le gouvernement brésilien est certainement un cas d’extrême dégénérescence, qui rappelle à Latour Néron qui a laissé brûler Rome, ainsi que les croisades contre les Cathares : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » (Latour, 2015, p. 10). Cependant, cela ne peut pas nous faire oublier qu’il existe des moyens plus subtils de provoquer une apocalypse, comme celui qui caractérise le modernisme dominant analysé dans Face à Gaïa. C’est à lui que nous devons nous consacrer maintenant afin de nous sensibiliser et nous reconnecter à la Terre.
De la théologie politique des Modernes à l’apocalypse de Gaïa
Après avoir sauté de Locke et Galilée à Lovelock et Sloterdijk, des causalités aux « puissances d’agir », du Globe aux bulles, des enveloppes aux boucles, Latour montre dans les conférences cinq et six de Face à Gaïa les origines théologiques et politiques de l’insensibilité des Modernes. Dans le sillage de Michel Serres, Jan Assmann, Stephen Toulmin et Éric Voegelin4, il aborde dans les 5e (p. 201-206) et 6e conférences (p. 239-267) une question centrale : celle de l’apocalypse. Il émet l’hypothèse que les Modernes et, surtout, les climatosceptiques sont héritiers d’un apocalyptisme dégénéré, contre lequel il faut réinstaurer, à l’âge de Gaïa, le sens authentique du « temps de la fin ».
À partir de Michel Serres (1990), Latour nous donne une autre définition de la religion et du religieux. Au lieu de se référer au verbe « religare » (« relier »), il souligne l’idée de la « non-négligence » (« relegere », « relire ») ; ou, pour le dire autrement, il soutient le sens de la religion comme « soin » : « être religieux, c’est d’abord se rendre attentif à ce à quoi d’autres tiennent. » (p. 201). S’inspirant de l’égyptologue Jan Assmann (2003), Latour affirme que les anciennes religions de la Méditerranée étaient caractérisées par cette attitude très diplomatique propre à une situation cosmopolitique et qu’elles faisaient usage des tables de traduction des noms de dieux au travers de leurs agencements. Cependant, nous dit Latour, l’avènement des contre-religions monothéistes opéré par la « division mosaïque » a donné naissance à une association entre religion et vérité, plus précisément entre les vraies et les fausses religions (p. 204). Une nouvelle forme de haine est donc advenue : la haine iconoclaste. Tout en constatant ce rôle des contre-religions dans la « modernisation » du monde, Latour ne leur impute pas directement la responsabilité dans l’avènement de notre modernité. Pour cela, la « contre-révolution scientifique » au tournant de 1610 sera décisive. Avec Stephen Toulmin (1990), il montre qu’après la guerre des religions, un rationalisme des certitudes et des vérités absolues et anhistoricisées s’affirme contre l’humanisme relativiste et tolérant de la Renaissance. Ce rationalisme, Latour l’associe au rôle d’un État hobbesien pacifié et pacificateur, mais qui, à la fin, n’a fait que déclarer un bref armistice à la guerre, toujours latente et à nouveau déclarée.
Le parallélisme entre ces deux moments − l’avènement de la contre-religion et celui de la contre-révolution scientifique – est évident : de la même façon que la diplomatie cosmopolite ancienne est surplombée par l’intolérance monothéiste, de même l’humanisme relativiste est surmonté par la certitude très policée du rationalisme. Nous, les Modernes, sommes héritiers, pour Latour, de cette grande division qui lie l’autorité suprême (la nature-Dieu) à la vérité, donc la vérité à la politique au sein d’un État. C’est pourquoi il affirme que « l’iconoclasme est notre bien commun » (p. 206). Orientés vers la destruction ou la conversion de toutes les incrédulités, les erreurs comme les étrangers, les Modernes fusionnent la science, la religion et la politique au moment même où ils dénient d’une façon très persuasive et paradoxale cette possibilité même de fusionnement.
Mais il y a encore plus. Pour bien comprendre la conjonction historique entre la contre-religion et la contre-révolution scientifique, il est fondamental de saisir le nœud gordien du livre, à savoir la question de l’apocalypse telle qu’elle est formulée depuis son parasitage par le gnosticisme. Latour soutient que la contre-religion a construit avec la notion d’apocalypse un lien entre l’immanence − le temps qui passe – et la transcendance − l’achèvement des fins. Toutefois, avec l’aide d’Éric Voegelin (2000), Latour identifie un tournant opéré par l’interprétation gnostique de l’eschatologie chrétienne depuis Joachim de Flore. Celui-ci aurait eu une mauvaise compréhension du message apocalyptique à partir du moment où il a transposé le « temps de la fin dans le temps qui passe » dans les « fins des temps » et, ainsi, rabattu la transcendance du royaume de Dieu dans le plan immanent de la Terre. L’incertitude caractéristique de l’expérience chrétienne du monde est donc devenue la certitude de la fin d’un temps à l’avenir. Tout ce qui habitait ailleurs et restait en haut est devenu l’horizon pour guider l’action humaine à la fin du temps (et détachée du temps lui-même). Les promesses d’au-delà, ce faisant, sont devenues des utopies. Ainsi, une génération de militants − catégorie que Latour oppose aux expérimentalistes du pragmatisme de Dewey – a œuvré pour l’« immanentisation de la transcendance ». Or, nous rappelle-t-il, pour « ceux qui ont immanentisé le Ciel, il n’y a plus de Terre accessible ». Une sorte d’aveuglement universel a surgi de cette « overdose de transcendance mal placée » (p. 259-260). On aurait donc perdu le contact avec le monde lui-même et, surtout, avec sa matérialité. Voilà la raison pour laquelle nous devenons insensibles au monde.
La contre-révolution scientifique est en cela l’héritière de l’apocalyptisme gnostique, qui se traduira dans la notion trop politique d’un « monde matériel » − appelé « la Nature » – à des fins de connaissance et de domination. Elle prive ainsi les Modernes de l’incertitude, propre aussi bien au christianisme qu’à l’humanisme. Contre-religion, gnosticisme, rationalisme et État moderne se conjuguent pour fusionner dans une modernité nécessairement « laïque » et « séculière ». Notre insensibilité est donc à la fois scientifique, religieuse et politique, miroir d’une modernité qui a gardé les traits d’une apocalypse et est aveuglée par une vision (post-)apocalyptique du monde. Pour Latour, l’obsession d’un autre monde dans le futur nous empêcherait de vivre avec la fin prochaine de ce monde dans lequel nous vivons. En faisant usage de la notion de désinhibition, proposée par Jean-Baptiste Fressoz dans L’apocalypse joyeuse (2012), Latour affirme que les Modernes ont fait « de la négligence leur valeur suprême » en agissant de façon désinhibée face aux catastrophes. « Plus ultra », voici la devise (p. 254).
Actuellement, la figure de Gaïa acquiert un nouveau visage dans sa confrontation avec le temps de la fin. Face à Gaïa et Où atterrir sont l’approfondissement du projet énoncé dans Politiques de la nature qui plaidait pour une écologie politique fondée sur la « laïcisation de la nature ». Latour affirme que pour que l’on soit capable d’atterrir sur Terre, c’est-à-dire de revenir à une matérialité enfin universelle, séculière, profane, terrestre, il est impératif que nous sortions « de toute “religion de la Nature” » (p. 97). Bien qu’il ait déjà exposé sa conception de Gaïa dans la 3e conférence, la figure de Gaïa ne prend tout son sens qu’après la question de l’apocalypse : « nous ne pouvons pas continuer à croire à l’ancien futur, si nous voulons avoir un avenir. C’est ce que j’entends par “faire face à Gaïa” » (p. 316). Pour y arriver, il soutient que nous avons besoin « d’une rematérialisation, une reterritorialisation et une reterrestrialisation des modes d’existences ». C’est la condition nécessaire, même si elle est non suffisante, pour atterrir sur Terre. Gaïa ou Terre au sens de Latour est cette figure « séculière et profane et par cela une puissance d’historicisation » (p. 283). Une puissance qui nous apprend que nous n’avons jamais été illimités, sans bornes, perpétuels, sans fin, éternels, interminables, etc. ; une puissance d’historicisation qui nous plonge dans un inévitable processus de « finitisation » et de limitation du temporel et du spatial. Il faut s’émanciper de l’infini pour retrouver le sens de l’idée de l’émancipation (p. 365).
Cette question nous ramène à la problématique de départ et la plus centrale du livre Face à Gaïa, c’est-à-dire l’insensibilité devant la catastrophe à venir. Or, la guerre et la catastrophe en cours sont perverties, selon Latour, par notre croyance postapocalyptique. Il nous faut donc assumer un authentique discours apocalyptique, ce qui demande de prendre au sérieux la dimension apocalyptique de la modernité.
« Vivre au temps de la fin, c’est d’abord accepter la finitude du temps qui passe et en finir avec la négligence [...] La fin du temps n’est pas le Globe Final qui encercle tous les autres globes, la réponse finale au sens de l’existence ; c’est plutôt une nouvelle différence, une nouvelle ligne, tracée à l’intérieur de toutes les autres lignes, qui les traverse partout, et qui donne un autre sens à tous les événements, c’est-à-dire un but, une présence finale et radicale, un achèvement. Non pas un autre monde, mais ce même monde saisi d’une façon radicalement nouvelle » (p. 366).
Reconnaître la possibilité d’une fin du monde, c’est, pour Latour, la seule façon de refaire de la politique (et de la sociologie) face à un état de guerre généralisé. Pour échapper à l’enchantement de la « sorcellerie capitaliste » − pour utiliser les termes de Pignarre et Stengers (2007) – ou résister aux climatosceptiques − pour qui l’apocalypse ne viendra pas parce que nous vivons déjà après elle –, il faut ne pas se laisser tromper par la tentation de l’espérance. Il faut se « dés-espérer », c’est-à-dire non pas basculer vers la panique, mais cesser d’attendre. Or, « l’apocalypse est un appel à être enfin rationnel, à avoir les pieds sur terre » (p. 283). Latour plaide non pas pour une raison d’État, mais pour une sorte de raison apocalyptique dont l’émergence va de pair avec l’intrusion de Gaïa.
Afin d’échapper tant à l’optimisme (« le monde ne finira jamais parce que nous serons toujours capables de trouver une solution », propre, par exemple, à la géo-ingénierie) qu’au pessimisme (« le monde se finira, il n’y a rien que nous puissions faire », propre aux prophètes de l’apocalypse), Latour, lecteur averti de William James (1909), choisit le « moins-pire-isme », contre l’espoir naïf et le nihilisme apocalyptique. Pour lui, à l’heure de l’Anthropocène, la question principale n’est pas comment agir pour vivre dans un monde meilleur (comme dans le « méliorisme » à la James5), mais que devons-nous faire ici et maintenant pour, peut-être, vivre dans un monde « moins pire ». Comme Isabelle Stengers (2009), Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro (2014), Latour soutient que, pour bien faire face à Gaïa, la question est d’éviter le « pire » ou, au moins, de rappeler non seulement qu’une « autre fin du monde est possible », mais qu’il faut trouver des moyens pour mener à bien la « moins pire fin possible du monde ». Et, pour cela, faire de la politique est incontournable.
Une géopolitique pour la recomposition des mondes
Les deux dernières conférences (7e et 8e) de Face à Gaïa portent sur la politique géohistorique (ou, simplement, géopolitique). Si, dans des conférences antérieures, Latour se centrait sur la science et la religion, il privilégie ensuite la question de la guerre, en partant des travaux de Sloterdijk (2005), lui-même reprenant ceux de Schmitt dont on sait le passé nazi. Exercice délicat dont Latour a conscience.
Encore dans la lignée de Politiques de la nature (1999), Latour rappelle que tout collectif doit faire de la politique en usant de la clôture et en dissociant les amis des ennemis. Nous avons vu comment Gaïa est une puissance d’historicisation contre l’espace sans temps du Globe. Elle est aussi pour lui une puissance de territorialisation contre le temps, sans lieu ni place pour les humains modernes. Le Peuple de Gaïa regroupe les Terrestres, êtres vivants sensibles, finis, fragiles et dépendants d’une atmosphère et d’un climat, qui doivent de manière urgente atterrir, c’est-à-dire s’enraciner dans un sol et se mettre à « dessiner les territoires dont ils dépendent pour exister » (p. 320). La seule possibilité pour la responsabilité sur la Terre et pour la resensibilisation des humains réside dans la capacité de chacun à savoir repérer les territoires en lutte et définir ses ennemis. Reprenant Le nomos de la Terre de Schmitt (2001 [1950]), Latour cherche « le sens normatif de la Terre » (p. 300-303), en ce sens que la Terre doit être vue comme une matrice possible du droit. « L’ancien nomos de la Terre [...] dépendait de découvertes de mondes en extension alors que le futur nomos dépend de la découverte d’une Nouvelle Terre en intensité » (p. 301).
Le plurivers très animé des « puissances d’agir » de Latour n’est pas un monde d’harmonie et de communion, mais un état de guerre où se multiplient « des entités radicalement étrangères [qui] pratiquent la “négation existentielle” les unes des autres » (p. 308). Latour déclare-t-il réellement la guerre ? Oui, surtout contre les climatosceptiques ! Mais il ne le fait que comme un moyen de faire la paix, c’est-à-dire comme la seule manière de « passer d’un régime de paix apparente à un régime de paix possible » (p. 293). Au lieu d’un naturalisme − qui assume d’avance une fausse paix comme une manière de faire subrepticement la guerre –, Latour propose un « compositionnisme » − qui assume d’avance l’état de guerre, mais dont l’enjeu est d’inventer la paix « par la mise en place d’une diplomatie spécifique » (p. 308). Latour ne plaide donc pas la guerre, mais un travail diplomatique de répartition, redistribution et recomposition des « puissances d’agir ».
La diplomatie, pour Latour, n’est cependant pas suffisante ; car, tel que déjà formulé dans Politiques de la nature, une nouvelle République est nécessaire avec un curieux et inhabituel Parlement des choses qui soit, en même temps, post-épistémologique, post-naturel et post-étatique. Or, « tout change quand on donne aux puissances d’agir une figuration compatible avec celles d’autres puissances d’agir. Alors, la redistribution peut commencer » (p. 338). Pour cela, il faut des règles, objet de la dernière conférence. Reprendre les territoires en lutte, c’est définir les territoires concernés et les « parties concernantes ». Or, les territoires sont faits de « réseaux qui s’entremêlent, s’opposent, s’intriquent, se contredisent, et que nulle harmonie, nul système, nul “tiers parti”, nulle Providence suprême ne peut unifier d’avance. [...] Le territoire d’un agent, c’est la série des autres agents [humains et non-humains] avec lesquels il doit composer et qui lui sont nécessaires pour survivre dans la durée » (p. 325). Aussi, « peu à peu, on glisse des conflits traditionnels entre États nations à des conflits entre territoires » (p. 342).
En cela, Latour est à l’opposé de la conception de l’État de Schmitt (1988 [1922]). Les acteurs et leurs territoires sont forcément autres : les protagonistes de la guerre ne sont plus des politiques regroupés dans des frontières nationales, mais des scientifiques, des mouvements sociaux, des réseaux sociotechniques et, surtout, des multiples puissances d’agir (l’océan, le sol, le carbone, etc.), engagés dans des conflits cosmopolitiques à égal niveau de souveraineté et sans un tiers impartial. En ce sens, les territoires nationaux et les assemblées des États nations et des Nations unies sont vraiment irréalistes et fictionnels à partir du moment où leur représentation du monde se limite aux humains et à une nature inerte. Les relations, les limites et la redistribution entre « puissances d’agir » doivent être décidées politiquement et entremêler tout le champ de notre expérience ; ce qui exige une activité « géo-traçante » (p. 353). Il faut prendre au sérieux un nouveau compositionnisme posthumaniste : plus qu’un posthumanisme traditionnel, Latour plaide, tout en reprenant les termes de Haraway (2015), pour un compost-humanisme.
Cette proposition est développée plus avant dans son œuvre. Dans Où atterrir (2017), Latour traite de l’« atterrissage sur un sol » qui dépend de la description du « terrain de vie » liée à une « politique orientée vers l’objet » ou tout simplement vers Gaïa. Ce n’est que de cette manière qu’une orientation politique serait possible à l’ère de l’Anthropocène. Plus récemment, dans un livre tiré d’une exposition de 2020 au ZKM Center for Art and Media (Latour et Weibel, 2020), il explore avec des collaborateurs les différentes formes de description des « zones critiques », qui sont inégales, hétérogènes, discontinues et métamorphiques. À travers ce travail de cartographie renouvelée, il progresse dans le processus de resensibilisation de notre expérience. Notre sensibilisation demande le développement d’un savoir (la géo-logie) et d’une technique (la géo-graphie) qui (ré)orientent la « géopolitique des formes de vie6 ».
La figure de Gaïa fait donc irruption pour exiger que la souveraineté soit partagée pour une localisation, une territorialisation, un entrecroisement et une superposition des « puissances d’agir ». De nouveaux savoirs, sensibilités et pratiques seront-ils à inventer pour instaurer l’âge de la géohistoire au prix d’une désinvention de « l’État (et) de la Nature » ? Personne ne le sait. Ce que nous savons, c’est que Face à Gaïa et Où atterrir sont un appel à la (re)composition de la science, de la politique et de la religion pour faire des humains des êtres plus capables de répondre et plus sensibles à la Terre (p. 360). C’est un appel à l’hybridation de la recherche historique, du manifeste politique et d’un nouvel évangile. Latour lui-même mélange les figures du savant, du diplomate et du religieux. Comme Stengers et Serres, il pense et agit en tant que savant et politique, mais tout en assumant la charge du monde comme un vrai diplomate, c’est-à-dire d’une façon très religieuse.
Gaïa est un plaidoyer pour l’universalité et pour l’incarnation, pour la cosmopolitique et pour la « terrestrisation ». Si Latour déclare la guerre, c’est pour chercher une paix plus possible et durable que celle prétendument perpétuelle de Kant. Une paix qui ne croit pas à la possibilité d’une guérison de notre rapport avec le monde. En faisant face à Gaïa et en indiquant les routes et les itinéraires pour, mais aussi comment et où, atterrir, Latour nous invite implicitement à un retour à la sagesse des religions anciennes, polythéistes et cosmopolites comme nous, sans pour autant abandonner la puissance historique et instable des contre-religions. Il cherche, avec Voegelin (2000) et suivant le projet de l’Enquête sur les modes d’existence (Latour, 2012), les moyens de retrouver une « différenciation maximale ». Dans un monde au futur incertain, c’est peut-être encore possible, selon lui, que « seule l’assemblée de tous les dieux puisse encore nous sauver » (p. 368). Autrement dit, (ré)offrir une authentique religion à la mesure de notre condition pleinement terrestre qui nous oblige à ne négliger aucune « puissance d’agir » qui soit pertinente (à nous et aux autres). Peut-être pourrons-nous lire, dans un futur proche, l’Évangile selon saint Latour : « Vous devez avoir un soin pour Gaïa (c’est-à-dire, être responsable pour elle et sensible à elle) en acceptant la finitude du monde et en faisant tout l’effort disponible pour composer le meilleur bon monde commun possible. Plus intra ! ». Commençons à le faire ! Et cela parce que le temps pour agir ne cesse jamais d’être déjà fini7.
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Le terme « grande accélération » est utilisé pour désigner les changements synchrones qui se sont produits depuis les années 1960-1970 dans les écosystèmes et dans la géologie elle-même à la suite des activités humaines. C’est l’un des principaux jalons qui marque une entrée dans l’Anthropocène (bien qu’il y ait controverses sur le début de cette ère, qui peut aller du XVIIIe siècle aux années 1970, selon la perspective d’analyse). Pour certains auteurs, tels que J.R. McNeill et Bruno Latour lui-même, il s’agit de transformations catastrophiques qui ont déjà eu lieu et qui sont irréversibles, n’offrant aucun point de retour possible. Voir : Bonneuil et Fressoz (2013) ; Steffen et al. (2011) ; McNeill et Engelke (2014).
L’Anthropocène est un terme issu des débats très techniques entre des climatologues, des géologues, des chimistes et qui a traversé le champ général des sciences naturelles vouées à des recherches sur les phénomènes terrestres. Il s’agit d’un néologisme proposé en 2000 par le chimiste Paul Crutzen, lauréat du prix Nobel en 1995, pour nommer l’impact croissant de l’humanité sur la biosphère. Venant du grec ancien anthropos (« humain ») et kainos (« récent », « nouveau »), ce terme désigne une « révolution géologique d’origine humaine » (Bonneuil et Fressoz, 2013, p. 10). Voir Steffen et al. (2011). Pour une excellente reconstruction historique de la problématique, voir le livre des directeurs de la collection « Anthropocène » au Seuil : Bonneuil et Fressoz (2013).
Le bifocalisme, terme proposé par Peter Sloterdijk (2005) dans le second tome de Sphères, désigne l’image médiévale du monde qui articulait deux foyers, Dieu et la Terre. Latour reprend ces propos pour analyser l’émergence de l’image de la Terre comme sphère.
Malheureusement, malgré l’utilisation d’importantes références du champ, Latour ignore les contributions de Marcel Gauchet à l’histoire politique de la religion, malgré de nombreux points de convergence (Gauchet, 1985).
La philosophie du « méliorisme », que William James oppose au pessimisme et à l’optimisme, se retrouve dans la neuvième leçon du pragmatisme (voir James, 1969 [1907], p. 125). Selon nous, une bonne définition du méliorisme se trouve chez John Dewey : « Le méliorisme est la croyance que les conditions spécifiques qui existent à un moment donné, qu’elles soient comparativement mauvaises ou comparativement bonnes, peuvent en tout état de cause être améliorées. Il encourage à étudier les moyens positifs de faire le bien et les choses qui y font obstacle en s’efforçant aussi d’améliorer les conditions. Il suscite la confiance et un espoir raisonnable [...] » (Dewey, 1920, p. 178). Disons que le « moins-pire-isme » de Latour serait la certitude que les conditions spécifiques qui existent dans le nouveau régime climatique empireront de toute façon, ce qui encourage à chercher les moyens d’éviter le pire et d’atteindre le « moindre mal possible », sans grande confiance et avec tout le dés-espoir.
L’importance des « zones critiques » est bien illustrée dans un entretien que l’un d’entre nous (A. Magnelli) a réalisé avec Latour fin 2020. Lorsqu’on lui a demandé comment il est possible de développer une nouvelle esthétique, il a rapidement développé sa réflexion à partir de son livre sur les zones critiques (Latour et Weibel, 2020). Pour l’entretien, voir Latour et Magnelli (2020).
Alors que nous terminions la révision finale de ce texte, nous avons appris la publication tant attendue du livre de Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia (2021), Le cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour. Ce livre contient des textes de collaborateurs et d’interlocuteurs proches de Latour et sera certainement une lecture de référence pour prolonger la réflexion, tant d’un point de vue théorique que politique. Signalons également le dernier ouvrage de Bruno Latour lié à l’actualité de la Covid-19 : Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (2021).
Citation de l’article : Corrêa D.S., Magnelli A.R.d P. L’apocalypse de Gaïa : la cosmopolitique pour l’Anthropocène de Bruno Latour. Nat. Sci. Soc. 28, 3-4, 314-322.
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