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Nat. Sci. Soc.
Volume 28, Number 3-4, Juillet/Décembre 2020
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Page(s) | 323 - 326 | |
Section | Repères – Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2021001 | |
Published online | 12 April 2021 |
Colloques et documents : comptes rendus
Université Savoie Mont Blanc, UMR 5204 EDYTEM,
Le Bourget-du-Lac, France
* lionel.laslaz@univ-savoie.fr
** agathe.robert@univ-savoie.fr
« Les sciences humaines et sociales dans les aires marines protégées. Pour la compréhension et la mobilisation des dynamiques territoriales, sociales et culturelles en appui aux politiques de gestion »
(Séminaire, Brest, Pôle numérique Brest Iroise ; 3-5 février 2020)
Le séminaire « Les sciences humaines et sociales dans les aires marines protégées » s’est tenu du 3 au 5 février 2020 à Brest1 et avait pour objectif de développer les interactions entre gestionnaires et sciences de la société.
Fabriquer du dialogue entre gestionnaires et scientifiques
L’idée principale de ce séminaire était bel et bien « la nécessité de connaître avant d’associer les sciences humaines et sociales », selon les dires d’Emmanuel Caillot, président du forum des gestionnaires des Aires marines protégées (AMP). Cette hiérarchisation et cet ordonnancement des savoirs (sciences dures puis humaines) ne sont pas choses nouvelles (c’est le cas depuis au moins un demi-siècle dans les conseils scientifiques de certains espaces protégés) et semblent toujours prévaloir. Cette prééminence de l’écologie à laquelle viendraient s’ajouter en temps voulu les sciences humaines et sociales n’a d’ailleurs guère été remise en cause lors du séminaire, même si plusieurs communications et débats ont souligné les préoccupations quotidiennes et immédiates des gestionnaires à propos de la concertation ou des niveaux d’acceptation sociale des espaces protégés qu’ils pilotent. Dans ce dernier cas, c’est déjà une avancée par rapport à des sujets qui sont longtemps restés tabous, éludés, voire « interdits » d’études, et dont la place reste encore à gagner.
Ce sont aussi les savoirs scientifiques versus profanes/vernaculaires qui ont été mis en regard à de nombreuses reprises dans le séminaire. De ce point de vue, il a constitué un point d’appui utile à la réflexivité des pratiques de gestion et du positionnement des chercheurs face à leur objet d’étude. En somme, l’événement a soulevé la question centrale de la place à accorder aux sciences humaines et sociales en amont des projets et dans la gestion courante des aires marines protégées.
Nous souhaitons insister ici sur les interventions les plus marquantes auxquelles nous avons pu assister et les plus articulées entre elles, autour de quatre grandes thématiques, ou de l’une à l’autre. La première questionnait la définition de la nature et les formes qu’elle peut prendre, tout comme les processus de patrimonialisation dont elle est l’objet. Caractériser cette naturalité est un travail que scientifiques et gestionnaires peuvent faire de concert, permettant ensuite de prioriser et de définir des objectifs de gestion (deuxième thématique). Le troisième temps fut consacré à interroger normes et modèles des aires marines protégées, tout autant produits par ceux qui les pilotent que par ceux qui les analysent. Cela nécessitait d’introduire de la complexité et de la diversité dans les dispositifs de médiation mis en œuvre et dans les moyens qui leur sont alloués (quatrième thématique).
Organisation du séminaire
Le séminaire était bâti autour de ces quatre entrées, une par demi-journée, débutant toutes par trois ou quatre communications en plénière (anthropologues, économistes, géographes, juristes, politologues, spécialistes des sciences de l’information et de la communication, mais aussi responsables scientifiques ou chargés de mission d’AMP).
Trois ou quatre ateliers d’une dizaine ou d’une vingtaine de participants suivaient, tous amorcés par une très courte présentation d’une expérience associant, en fonction des cas, recherche, art, jeu sérieux et gestionnaires. Avec 115 inscrits, les effectifs présents ont alterné entre 70 et 100 personnes en fonction des sessions et des demi-journées. Il était organisé par l’Office français de la biodiversité (OFB) officiellement créé un mois plus tôt, le groupement d’intérêt scientifique HomMer (réseau de chercheurs et de gestionnaires) et le forum des gestionnaires des Aires marines protégées (AMP), avec le soutien de l’Université de Bretagne occidentale (UBO) ; il associait aussi des laboratoires de recherche (Espace-Dev ou LETG pour la géographie, Amure pour le droit et l’économie).
Des bases théoriques pour alimenter la réflexion sur la gestion des AMP
Session 1. De quelle(s) nature(s) parle-t-on ? Quelles patrimonialisations ?
La planification de l’action publique et sa place ont été questionnées afin qu’elle n’étouffe pas les initiatives, mais aussi qu’elle ne porte pas trop les acteurs tentés de se reposer sur elle et ainsi d’agir en « passager clandestin » (Aude Brador, directrice déléguée du Parc naturel marin de la Martinique). Cette session 1 a notamment interrogé les processus de patrimonialisation de la nature (vécue, habitée, écouménale selon Augustin Berque), à travers son invisibilisation, la juxtaposition de visions différentes de celle-ci, et les formes de syncrétisme dont elle est l’objet. Dans ces visions de la nature s’expriment aussi des rapports de domination. Ces derniers s’établissent entre deux idéaux-types, le point de vue de la communauté, du groupe social – qui passe notamment par différentes formes d’identification (usages, traditions, émotions) et une dimension culturelle forte – et celui des naturalistes, écologues et gestionnaires (que le séminaire visait justement à faire interagir), autour d’un système de connaissances et d’une classification universelle. Il s’ensuit des formes d’invisibilisation, de juxtaposition, de syncrétisme, entre des natures vécue, familière, investiguée, gérée. Le processus de patrimonialisation des océans, qui combine logiques descendantes et ascendantes, répond aussi au dépassement de la dernière frontière et constitue un « front écologique2 » global pour l’anthropocène (Frédérique Chlous, anthropologue, Muséum national d’histoire naturelle). Dans le prolongement, Alix Levain (anthropologue, UBO) a souligné que la patrimonialisation se construit en cinq séquences repérables, que Jean Davallon3 nomme des gestes, et recouvre trois types : elle peut être distribuée (entre de nombreux acteurs), mixte (combinant enjeux écologiques et gestion) et experte. Les mobilisations environnementales, voire les conflits environnementaux, contribuent sur le littoral breton au processus émergent de patrimonialisation, comme cela a été montré dans d’autres contextes territoriaux4. Le rapport de l’individu à la nature varie fortement selon l’âge, le genre, la catégorie socioprofessionnelle, etc. Analyser puis intégrer les mémoires individuelles et collectives dans la gestion des AMP pour contribuer à ce processus de patrimonialisation et favoriser ainsi l’appropriation de l’espace protégé, a notamment constitué le fil directeur de l’un des ateliers qui a suivi la plénière, autour de collectes mémorielles des gens de mer dans le parc naturel marin du golfe du Lion.
Session 2. Biodiversité, usages, paysages : quelles dynamiques des socioécosystèmes pour quels objectifs de gestion ?
Cette deuxième session a offert une focale sur les services écosystémiques, portés par le mouvement de la biologie de la conservation et la controverse sur l’évaluation monétaire de ces services qui a suivi la publication de l’article militant de Constanza et al.5, auquel la revue Nature refusa une réponse (Rémi Mongruel, économiste, Ifremer). Face à cette vision utilitariste et anthropocentrée de la nature discutée par R. Mongruel, Olivier Barrière (juriste, IRD) a défendu la « coviabilité socioécologique » (aptitude à vivre) qui vise à montrer les interdépendances entre humains et non-humains et il a développé une tentative d’unification pour souligner la dépendance de leurs interactions, qui ne sauraient se limiter à l’usage des seconds par les premiers. À l’issue de la plénière, Julie Delannoy (géographe, Agrocampus Ouest) a présenté, dans un atelier, la biodiversité et les paysages sous-marins de Rangirea, le deuxième plus grand atoll du monde dans l’archipel des Tuamotu en Polynésie française (environ 79 km2 émergés). Elle s’est appuyée sur une enquête auprès des plongeurs et sur leur vision de ces paysages – longtemps marqués par leur invisibilité –, notamment à propos des changements environnementaux qu’ils constatent (blanchissement du corail) ou des espèces emblématiques (raies, requins, dauphins) qui s’y déploient. Cet éclairage fut l’un des rares consacrés aux Outre-mer. Dans une optique différente, un autre atelier a proposé une réflexion sur l’apport des arts pour se représenter la nature et les changements qu’elle connaît aujourd’hui. Un photographe sous-marin, Nicolas Floc’h, est ainsi revenu sur sa mission pour le parc national des Calanques, visant à rendre visible ce qui ne l’est pas et à sensibiliser le grand public à la protection des milieux sous-marins, difficiles d’accès pour tout un chacun. Ces approches touchant au caractère invisible du milieu marin, parfois sans statut de propriété clair, ont permis d’enclencher une discussion transversale sur ses usages par différents groupes d’acteurs et sur les leviers à activer pour une appropriation apaisée de ces espaces.
Session 3. Aire(s) marine(s) protégée(s) : normes et modèles en questionnement
En contrepoint de ces dimensions très subjectives, l’avant-dernière session a interrogé les règles et les normes, en gravitant principalement autour du dispositif Natura 2000 en mer. Il s’est d’abord agi des normes juridiques sur la base de la régulation par les droits public (décret, arrêté, loi, règlement) et privé (convention, contrat, résultant en général de plus longues négociations que la précédente), la régulation par la société passant par des engagements moraux (Adélie Pomade, juriste, UBO). Il existe donc un « gradient de juridicité » en fonction de l’amplitude de l’intervention de l’autorité publique : un juste milieu est à adopter, même si cette logique graduée s’oppose à la logique binaire du droit. La contrainte expose au rejet de la régulation, ce qui rejoint l’analyse théorique, plus appliquée aux parcs nationaux alpins français, de l’acceptation sociale (Lionel Laslaz, géographe, Université Savoie Mont Blanc). Susan Gallon (responsable scientifique) a présenté le réseau de gestionnaires de 110 AMP de Méditerranée (MEDPAN, implanté dans 19 pays) : 7,14 % de la Méditerranée est couverte par des espaces protégés (3,72 % à l’échelle mondiale), mais seuls 0,04 % sont des espaces de non-prélèvement (ce qui correspond plus ou moins à ce qui est nommé la « protection forte » en France), contre 1,44 % à l’échelle mondiale et 0,3 % en France. États-Unis, Canada et Australie disposent quant à eux de taux bien supérieurs. Mais cette conférence a permis de soulever la question de l’efficience des dispositifs de protection, dans un contexte de fuite en avant en matière d’affichage de superficies préservées croissantes. En proposant une « approche économique de la (dé)construction des normes et des modèles dans les AMP », Jean-Eudes Beuret (économiste, Agrocampus Ouest) a fait référence aux « régimes d’engagement6 » des acteurs et aux types de règles (légales, orales, écrites) en vigueur au sein des AMP, notamment en matière de gouvernance des sites Natura 2000 en mer, dans un contexte d’affirmation de l’intérêt général. Une analyse comparée à l’international permet de souligner la faiblesse de la norme participative et le fait que près de 50 % des AMP seraient des « parcs de papier ». Un des ateliers qui a suivi cette session plénière a précisé les caractéristiques du programme Markagouv dans lequel s’inscrivait l’analyse de quatre types de gouvernance des sites Natura 2000 en mer (20 cas étudiés sur 160) (Lucille Ritschard, géographe, Agrocampus Ouest). La solution des arènes informelles a ainsi été identifiée parmi les pistes pertinentes, notamment pour contourner les « tunnels décisionnels », assez opaques, que sont les phases durant lesquelles les services de l’État prennent la main aux échelles supra. Dans la foulée, Christelle Audouit (géographe, Université de Lille) a proposé une analyse critique des diagnostics socioéconomiques proposés dans un échantillon de 30 documents d’objectifs de sites Natura 2000. Sur 500 entretiens, 70 font référence à des tensions, sans que le mobile et l’origine ne soient précisés par les enquêtés. Les conflits demeurent toutefois globalement faibles, mais les gestionnaires pour les prendre en charge peu nombreux également, et la politique des « petits pas » prédomine.
Session 4. Quelles médiations pour quelles mobilisations ?
Enfin, la dernière session a permis de mobiliser la théorie du « pied dans la porte7 », c’est-à-dire demander peu pour obtenir beaucoup (Daphné Duvernay, sciences de l’information et de la communication, Université de Toulon). L’engagement en matière environnementale a été expérimenté à travers le ramassage des déchets par les visiteurs dans le parc national de Port-Cros. Anne Boulet, chargée de mission Natura 2000 au parc naturel régional du Morbihan, a évoqué les tentatives de conciliation des usages entre pêcheurs à pied, plaisanciers, kayakistes, ostréiculteurs ainsi que la sensibilisation au milieu (zostères) conduite par les gestionnaires, dans un contexte où 35 bateaux de sept compagnies transportent chaque année 600 000 passagers dans le golfe. La mise en place de la « valeur parc » à destination des acteurs socioprofessionnels a contribué à ce qu’ils s’intéressent à l’aire marine par le biais de la labellisation, de la plus-value économique et de la fonction éducative du site.
Un séminaire fécond pour les interactions gestionnaires / sciences de la société
Ce séminaire a eu le mérite de tisser des liens (déjà fort actifs entre certaines AMP et certains laboratoires) entre gestionnaires et chercheurs en sciences humaines. Malgré son caractère très centré sur la Bretagne, les exemples sur le littoral méditerranéen et les Outre-mer ont permis, au cours de ces trois jours, de sortir des situations locales pour monter en généralité sur la nécessité du recours aux humanités dans la compréhension des phénomènes sociaux qui concernent les AMP, principalement les parcs naturels régionaux, les parcs naturels marins et les sites Natura 2000. Il était temps de prendre conscience qu’il n’existe d’environnement que socialement construit, et que la lecture scientifique focalisée sur les aspects strictement écologiques avait fait oublier aux gestionnaires la prise en compte de paramètres sociaux fondamentaux dans la mise en œuvre des politiques publiques, que l’exhaustivité des connaissances sur le vivant ait été approchée ou pas. De ce point de vue, l’Office français de la biodiversité, sous la houlette de Diane Vaschalde, a pleinement rempli son rôle.
L’ensemble des présentations sont accessibles sur : https://www.gis-hommer.org/fr/manifestations-scientifiques/copy2_of_contributions/copy3_of_ateliers.
Guyot S., 2009. Fronts écologiques et éco-conquérants : définitions et typologies. L’exemple des ONG environnementales en quête de Côte Sauvage (Afrique du Sud), Cybergeo, article 471, www.cybergeo.eu/index22651.html.
Costanza R., d’Arge R., de Groot R., Farber S., Grasso M., Hannon B., Limburg K., Naeem S., O’Neill R.V., Paruelo J., Raskin R.G., Sutton P., van den Belt M., 1997. The value of the world’s ecosystem services and natural capital, Nature, 387, 253-260, https://doi.org/10.1038/387253a0.
Freedman J., Fraser S., 1966. Compliance without pressure: the foot-in-the-door technique, Journal of Personality and Social Psychology, 4, 195-202, https://psycnet.apa.org/doi/10.1037/h0023552.
© L. Laslaz et A. Robert, Hosted by EDP Sciences, 2021
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