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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Numéro 2, Avril/Juin 2023
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques »
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Page(s) | 199 - 206 | |
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023038 | |
Publié en ligne | 9 octobre 2023 |
Pluridisciplinarité et interdisciplinarité au cœur de l’expertise scientifique collective INRAE et Ifremer sur les effets des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques
Pluridisciplinarity and interdisciplinarity at the heart of the INRAE and Ifremer collective scientific assessment on the effects of plant protection products on biodiversity and ecosystem services
1
Écotoxicologie, Ifremer, Direction scientifique, Sète, France
2
Étude et modélisation du comportement des composés organiques dans les sols, INRAE, UMR Écosys, Thiverval-Grignon, France
3
Écotoxicologie microbienne aquatique, INRAE, unité de recherche Riverly, Villeurbanne, France
4
Chef de projet, INRAE, Direction de l’expertise scientifique collective, de la prospective et des études (DEPE), Paris, France
* Auteur correspondant : wilfried.sanchez@ifremer.fr
Une expertise scientifique collective menée conjointement par INRAE et l’Ifremer dans le cadre du plan Écophyto 2 + a mobilisé, pendant 2 ans, un panel pluridisciplinaire francophone de 46 experts scientifiques. Ce travail, basé sur l’analyse de plus de 4 000 références bibliographiques, a mis en évidence que les produits phytopharmaceutiques contaminent tous les milieux, majoritairement les zones agricoles, qu’ils sont responsables, par des effets directs et indirects, du déclin de certains groupes taxonomiques tels que les invertébrés terrestres et aquatiques et les oiseaux, et que la combinaison de différents leviers peut réduire cette contamination et les effets associés. La robustesse des conclusions de cette étude justifie l’intérêt d’approches combinant des disciplines variées dans le domaine des sciences de l’environnement mais aussi des sciences humaines et sociales.
Abstract
Pluridisciplinarity and interdisciplinarity at the heart of the INRAE and Ifremer collective scientific assessment on the effects of plant protection products on biodiversity and ecosystem services. A collective scientific assessment on the effects of plant protection products on biodiversity and ecosystem services conducted jointly by INRAE and Ifremer within the framework of the Écophyto 2+ programme mobilised a multidisciplinary panel of 46 French-speaking scientific experts for two years. This work, based on the analysis of more than 4 000 scientific articles, showed that plant protection products contaminate all environments, especially agricultural areas, that they are responsible, through direct and indirect effects, for the decline of certain taxonomic groups such as terrestrial and aquatic invertebrates and birds, and that the combination of different levers can reduce this contamination and the associated effects. It identifies several gaps of knowledge related to the occurrence and effects of metabolites as well as effects on marine and overseas biodiversity. This assessment highlights the value of multidisciplinary approaches to address complex issues such as the effects of plant protection products. It also highlights the role of concepts such as ecosystem services or the regulation of the marketing of chemical substances in facilitating the rapprochement between environmental sciences and human and social sciences.
Mots clés : pesticides / expertise / appui aux pouvoirs publics / sciences de l’environnement / sciences humaines et sociales
Key words: pesticides / expertise / support to public authorities / environmental sciences / human and social sciences
© W. Sanchez et al., Hosted by EDP Sciences, 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Le texte qui suit rend compte d’une expertise collective réalisée par INRAE et l’Ifremer sur les effets des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques, sollicitée conjointement par plusieurs ministères. Les principes et la méthodologie de ces expertises ont été présentés dans la revue par Sabbagh et al. (NSS, 22, 2014). Suite aux discussions au sein du Comité de rédaction sur ce texte et la façon dont de telles expertises collectives sont susceptibles de mieux éclairer les choix à faire par des démarches de transdisciplinarité faisant ressortir les antagonismes, François Papy a souhaité rédiger un commentaire auquel les auteurs ont répondu. Les lecteurs trouveront ces deux courts textes à la suite de celui-ci.
La Rédaction
En 2019, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a alerté sur l’érosion sans précédent de la biodiversité (Brondizio et al., 2019). Les destructions d’habitats provoquées par l’urbanisation, l’intensification des pratiques agricoles et sylvicoles, la surexploitation des ressources biologiques et les conséquences du changement climatique figurent parmi les causes de cette érosion, au même titre que la pollution chimique générée par les activités humaines. Parmi les polluants chimiques impliqués se trouvent les produits phytopharmaceutiques utilisés pour la protection des cultures ou l’entretien des jardins, espaces végétalisés et infrastructures (JEVI) avec environ 300 substances actives et plus de 1 500 préparations commerciales actuellement autorisées en France. Afin d’éviter tout effet inacceptable sur l’environnement, l’Union européenne dispose d’une réglementation ambitieuse en matière de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, qui vise un degré élevé de protection mais qui ne parvient pas complètement à atteindre cet objectif1.
C’est dans ce contexte que les ministères français en charge de l’environnement, de l’agriculture et de la recherche ont sollicité l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) afin qu’ils mettent en œuvre une expertise scientifique collective (ESCo). Cette ESCo, intitulée « Impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques » visait à dresser un bilan des connaissances scientifiques relatives à ce sujet mais également à réaliser un état des lieux des leviers permettant de limiter ces impacts, hors changement de pratiques cherchant à limiter, voire éliminer, l’utilisation de produits phytopharmaceutiques. Cette ESCo, qui s’inscrit dans la continuité de celle réalisée en 2005 intitulée « Pesticides, agriculture et environnement » (Aubertot et al., 2005), propose un périmètre d’étude élargi incluant l’ensemble du continuum terre-mer, en France métropolitaine et en outre-mer, mais aussi les usages de produits phytopharmaceutiques relevant des zones non agricoles (JEVI). Aussi, en raison de la diversité des milieux, des molécules des composantes biologiques à prendre en compte mais également des concepts et des problématiques à considérer, c’est en s’appuyant sur une méthodologie éprouvée (Pesce et al., 2021) qu’INRAE et l’Ifremer ont constitué un collectif de 46 experts issus de 19 organismes et établissements de recherche. Pluridisciplinaire, celui-ci comptait une majorité d’écotoxicologues aux spécialités différentes (écotoxicologie terrestre, aquatique, microbienne, évaluation du risque écotoxicologique, etc.) mais aussi des chimistes et physiciens de l’environnement, des écologues, des modélisateurs ainsi qu’un agronome, des économistes, des juristes, une sociologue et une anthropologue.
La pluridisciplinarité de cet exercice se retrouve également dans le corpus bibliographique analysé. Composée de plus de 4 000 références, dont 70 % ont été publiées au cours des 10 dernières années, cette bibliographie recouvre une grande diversité de domaines de recherche allant des sciences de l’environnement à l’agronomie, de l’entomologie à la microbiologie en passant par les biotechnologies et la conservation de la biodiversité.
C’est donc sous l’angle de la pluridisciplinarité que cet article présente les principales conclusions ainsi que certaines perspectives de recherche d’un travail qui s’est déroulé pendant 2 ans et qui a été finalisé en 2022 (Mamy (coord.) et al., 2022 ; Leenhardt et al., 2023).
Intérêt d’une approche pluridisciplinaire
De la contamination des milieux aux effets sur la biodiversité
En France métropolitaine, les produits phytopharmaceutiques contaminent tous les milieux, majoritairement en zones agricoles, et ils sont responsables, par des effets directs et indirects, du déclin de certains groupes taxonomiques tels que les invertébrés terrestres et aquatiques et les oiseaux. C’est l’une des conclusions fortes de cette ESCo qui met en évidence la nécessité de réduire la pression phytopharmaceutique. Pour en arriver là, il a fallu rapprocher les connaissances produites dans le domaine de la chimie de l’environnement et celles issues de l’écotoxicologie et de l’écologie aussi bien dans les milieux terrestres qu’aquatiques.
Si, malgré les données disponibles, la caractérisation du degré de contamination de l’environnement par les produits phytopharmaceutiques reste difficile à grande échelle, le renforcement des dispositifs de surveillance et l’amélioration des techniques analytiques contribuent à une connaissance plus fine de cet état des lieux. Les données disponibles montrent qu’en raison de la prépondérance des usages agricoles des produits phytopharmaceutiques, les espaces agricoles, y compris les cours d’eau qui les traversent et les masses d’air qui les surplombent, sont les plus pollués par ces substances. À cause des processus de transfert et de la persistance de certaines molécules, cette contamination va se retrouver dans le lieu d’application et jusqu’à des zones très éloignées comme l’océan profond ou les régions subpolaires. Elle se traduit par la présence ponctuelle ou chronique de mélanges de molécules incluant les substances actives mais aussi des produits de transformation, des coformulants et des adjuvants. L’imprégnation du biote par ces mélanges complexes confirme la réalité de l’exposition des organismes.
Les connaissances acquises récemment en écologie et en écotoxicologie renforcent la capacité des scientifiques à établir le lien de causalité entre la contamination par les produits phytopharmaceutiques et le déclin constaté depuis plusieurs décennies de certaines populations d’invertébrés terrestres et aquatiques et d’oiseaux, notamment dans les espaces agricoles. Les produits phytopharmaceutiques agissent, soit par des effets directs (toxicité de la substance pour un groupe biologique), soit par des effets indirects (conséquences pour un autre groupe biologique en lien avec la réduction des ressources alimentaires, la perte d’habitats ou des variations de l’intensité de prédation). Ainsi, pour ce qui est des invertébrés terrestres et aquatiques, les diminutions d’abondance et de diversité sont principalement imputables aux effets directs des insecticides, en particulier les néonicotinoïdes et les pyréthrinoïdes qui apparaissent comme les familles de molécules les plus impliquées parmi celles étudiées. Toutefois, les impacts des herbicides sur la diversité et la biomasse des plantes et leurs conséquences sur l’alimentation et les habitats des invertébrés terrestres notamment, contribuent également au déclin de ces derniers. Concernant les oiseaux, les mécanismes impliqués sont dépendants de leur régime alimentaire : pour les oiseaux granivores, les mortalités sont très majoritairement directement causées par l’ingestion de semences traitées avec des insecticides néonicotinoïdes, alors que pour les oiseaux insectivores, il s’agit principalement d’un effet indirect dû à la raréfaction de la ressource alimentaire, notamment des insectes.
Les produits phytopharmaceutiques sont également fortement suspectés de contribuer au large déclin des populations de chauves-souris et d’amphibiens. Cependant, les connaissances sont trop lacunaires à ce jour et s’appuient quasiment exclusivement sur des travaux menés en conditions expérimentales qui ne représentent pas toujours les conditions naturelles.
Les effets observés sur les populations des autres groupes biologiques, tels que les microorganismes, les végétaux et les autres vertébrés, sont moins clairement mis en évidence dans la littérature scientifique. Pour ces groupes, ce sont davantage les conséquences sur les fonctions écologiques auxquelles ils contribuent qui sont documentées, notamment la régulation des échanges gazeux, la dissipation des contaminants, la résistance aux perturbations, la production de matière organique, la régulation des cycles de nutriments, etc.
Par exemple, les effets des produits pharmaceutiques sur certaines populations d’organismes photosynthétiques (dont les végétaux) et de microorganismes vont influer plus particulièrement sur les échanges gazeux et la dissipation des contaminants. Ces organismes ont en outre un lien avec la production de matière organique et le maintien des habitats.
Une approche pluridisciplinaire combinant chimie de l’environnement, écotoxicologie et écologie permet donc d’établir un lien formel entre la contamination de l’environnement par les produits phytopharmaceutiques et le déclin de certains groupes taxonomiques et l’altération du fonctionnement des écosystèmes. Il s’agit là d’une approche qui mérite d’être renforcée et étendue afin de combler les lacunes de connaissance qui restent importantes concernant certains groupes taxonomiques et la plupart des fonctions écologiques.
Des leviers pour limiter les impacts
Si le premier levier permettant la réduction de la contamination et des effets associés est la diminution des quantités de produits phytopharmaceutiques utilisés, d’autres, positionnés en aval de l’utilisation, permettent d’agir sur les transferts des substances. Dans le cadre de cette ESCo, le recensement et l’analyse des moyens d’action, au niveau de la substance (dose, biocontrôle…) et aux échelles de la parcelle (modalités d’application, gestion du compartiment sol) et du paysage (zones tampons sèches et humides, richesse et connectivité des éléments paysagers), se sont appuyés sur un groupe d’experts ayant des compétences en agronomie, biologie, hydrologie, physique et physicochimie des substances, physique de l’atmosphère et science du sol.
Cette approche pluridisciplinaire orientée vers la recherche de solutions a mis en évidence la nécessaire combinaison de différents leviers, aucun d’entre eux ne permettant individuellement de neutraliser les effets des produits phytopharmaceutiques. Ainsi, à l’échelle de la parcelle, les modalités d’application incluant le type de formulation des produits utilisés, la performance du matériel d’application et les conditions météorologiques sont déterminantes vis-à-vis du transfert des molécules dans l’environnement. À cette même échelle, la gestion du sol (couverture du sol, travail du sol, remédiation…) apparaît aussi essentielle, celui-ci étant le premier compartiment récepteur et par conséquent l’un des premiers filtres pour réduire les transferts. À l’échelle du paysage, les zones tampons sèches (bandes enherbées, haies…) ou humides (étangs, mares…), qui peuvent être positionnées autour des parcelles, vont favoriser l’interception et la dégradation des produits phytopharmaceutiques. Enfin, toujours à l’échelle du paysage, la multiplication des interfaces entre les zones traitées et non traitées va atténuer les impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité en limitant l’exposition et en assurant la connectivité des zones refuges.
Des concepts propices au rapprochement entre sciences de l’environnement et sciences humaines et sociales
Comme préalablement indiqué, outre les chimistes, les physiciens, les écotoxicologues et les écologues, le collectif d’experts rassemblé dans le cadre de cette ESCo comprenait aussi des économistes, des juristes, une sociologue et une anthropologue. L’enjeu pour l’équipe de pilotage de l’ESCo était de proposer une organisation permettant de sortir d’une approche disciplinaire avec un fonctionnement en silos pour tendre vers une approche interdisciplinaire. C’est donc au sein de groupes de travail dédiés à des objets spécifiques, propices à cette interdisciplinarité, que les experts en sciences de l’environnement et en sciences humaines et sociales se sont retrouvés.
Les effets sur les services écosystémiques
Au-delà des impacts sur la biodiversité taxonomique et fonctionnelle, cette ESCo avait pour objectif de dresser un état des lieux des connaissances sur les impacts des produits phytopharmaceutiques sur les services écosystémiques. Définis comme les avantages socioéconomiques retirés par les populations et les sociétés humaines de leur utilisation durable des fonctions écosystémiques (Beyou et al., 2016), ces derniers ont été regroupés en trois catégories par la CICES (Common International Classification of Ecosystem Services, version 5.12), à savoir les services d’approvisionnement, les services de régulation et de maintien, et les services culturels. L’évaluation de ces différents services s’appuie sur la caractérisation de valeurs qui peuvent être biophysiques (par ex., comportement des insectes pollinisateurs ou rendement des cultures), économiques (par ex., valeur marchande, consentement à payer) ou socioculturelles (par ex., importance accordée par un groupe d’acteurs à un service écosystémique). Au regard de ces différentes valeurs, appréhender les effets des produits phytopharmaceutiques sur les services écosystémiques nécessite donc une approche pluridisciplinaire combinant science de l’environnement, économie et sociologie.
Sur la base de cette approche, il est apparu que les produits phytopharmaceutiques dégradent la capacité des écosystèmes à fournir certains services, bien que cette question soit relativement peu prise en considération dans la littérature scientifique. Les études existantes révèlent principalement une tension entre la production de biomasse végétale cultivée (c’est-à-dire un service d’approvisionnement) et deux services de régulation et de maintien que sont la pollinisation et la lutte biologique. En effet, les produits phytopharmaceutiques interviennent dans le processus de production pour supprimer un dis-service qui est l’action des bioagresseurs. En se substituant au service écosystémique de lutte biologique, ces substances contribuent aussi à le dégrader, ainsi que les autres services de régulation qui dépendent de l’activité des organismes affectés. Par exemple, les insecticides favorisent les plantes cultivées par élimination des ravageurs phytophages, mais ils affectent aussi les prédateurs qui assurent la lutte biologique et les pollinisateurs indispensables à la fécondation et donc à la formation des fruits et grains pour un grand nombre de plantes cultivées.
Les lacunes de connaissances concernant les effets des produits phytopharmaceutiques sur la plupart des autres services écosystémiques, du fait d’un nombre très limité de travaux à ce sujet, peuvent s’expliquer par différents facteurs agissant seuls ou de manière combinée. On peut citer le fait qu’un ensemble de pressions joue sur la dynamique d’évolution des services écosystémiques, ce qui ne permet pas d’isoler la part relative des produits phytopharmaceutiques. C’est également le cas des recherches menées à des échelles temporelles et spatiales très différentes selon que les communautés scientifiques étudient les impacts des produits phytopharmaceutiques sur les diverses composantes de la biodiversité ou sur les services écosystémiques. Figure aussi parmi ces facteurs, la difficulté à relier entre eux les indicateurs écotoxicologiques classiquement utilisés pour évaluer les effets sur les services écosystémiques. Le besoin de mobiliser des domaines disciplinaires différents et disjoints, ayant chacun leurs propres outils et concepts, voire parfois leur propre langage, pour rendre compte de la complexité de la relation entre les produits phytopharmaceutiques et les services écosystémiques, est également un écueil. Les difficultés relatives, d’une part, à l’intégration des valeurs de différentes natures (biophysique, économique, sociale) en raison de la diversité des outils et concepts et, d’autre part, à l’intégration des services écosystémiques dans un contexte et une situation donnée appellent donc une réelle prise de conscience, de la part de la communauté scientifique traitant des impacts écotoxicologiques des produits phytopharmaceutiques, de l’intérêt de s’approprier les concepts associés à la notion de services écosystémiques et réciproquement.
La réglementation pour la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques
L’étude de la réglementation européenne encadrant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et des évolutions, tant méthodologiques que conceptuelles, proposées dans la littérature scientifique, est également un sujet qui appelle à la mise en œuvre d’une approche pluridisciplinaire. Pour aborder cette problématique, un groupe de travail dédié, rassemblant juriste, sociologue, anthropologue, écotoxicologues, physicochimiste et travaillant en étroite relation avec des modélisateurs, a été mis en place.
Bien que la réglementation européenne ait un objectif élevé de protection de la biodiversité, les processus et documents-guides de l’évaluation des risques inscrits dans les cadres réglementaires reposent sur des méthodes qui ne permettent pas de prendre suffisamment en considération la complexité des effets des substances sur l’environnement, ni celle des enjeux économiques et sociaux liés à l’encadrement des utilisations. Plusieurs voies d’amélioration sont suggérées dans la littérature afin de rapprocher les méthodes employées des conditions environnementales réelles. Parmi ces pistes, certaines concernent le choix des espèces utilisées pour les tests. Par exemple, des travaux récents proposent des espèces focales pertinentes mieux ciblées pour les cultures de céréales (oiseaux granivores parmi lesquels la perdrix grise). D’autres préconisent de mieux prendre en considération l’influence des pratiques agricoles sur l’exposition aux produits phytopharmaceutiques (présence avant ou après semis, par exemple). Par ailleurs, des recommandations portent sur les protocoles des tests expérimentaux qui pourraient être paramétrés en tenant mieux compte des traits biologiques et physiologiques des espèces utilisées, des voies d’exposition ainsi que de la durée et du rythme des expositions, afin d’aboutir à une évaluation plus réaliste. Concernant l’établissement des liens de causalité, les approches de type AOP (« adverse outcome pathway », traduit comme « voies d’effets néfastes ») sont souvent mentionnées pour mieux lier les données expérimentales et les observations de terrain aux réponses à l’exposition mesurées à différents niveaux d’organisation biologique. Certains auteurs recommandent que les futures évaluations du risque utilisent des scénarios multiples représentatifs d’une large gamme de pratiques agricoles et de contextes pédoclimatiques à l’échelle des paysages. De même, le recours à la modélisation doit intégrer différents types de cultures, de configurations paysagères (par ex., taille des parcelles, présence de haies, bosquets), de climats et de sols, pour prédire les effets de stress multiples ou encore pour intégrer les processus en jeu à différentes échelles d’espace et de temps.
En complément des évolutions méthodologiques, des évolutions conceptuelles concernant la réglementation elle-même sont mises en avant. Au regard du rôle joué par des coalitions d’acteurs (par ex., chercheurs, apiculteurs, organisations non gouvernementales, politiques prônant l’action environnementale, entreprises) dans la production et la mobilisation de travaux de recherche à des fins réglementaires, certaines propositions consistent à élargir les sources d’information considérées dans l’évaluation à des types d’acteurs et de savoirs autres que ceux issus de procédures réglementaires à partir de protocoles normalisés. Ainsi, le recours à la bibliographie académique en sciences du vivant mais aussi en sciences humaines et sociales est régulièrement préconisé au même titre que la mobilisation des savoirs d’usage détenus par des utilisateurs et observateurs de terrain. Ces propositions soulèvent toutefois la question des modalités de qualification de tels savoirs pour délimiter le périmètre de ceux qui doivent être pris en compte.
Élargir et projeter la pluridisciplinarité
Bien que cette ESCo ait investi un corpus bibliographique pluridisciplinaire, il est apparu que certaines disciplines n’étaient pas ou peu mobilisées pour aborder la question des impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité. Il résulte de ce constat des lacunes de connaissances concernant les impacts sur certaines fonctions et certains services écosystémiques. Ce constat soutient le nécessaire enrichissement des approches pluridisciplinaires par la mobilisation de disciplines parfois éloignées des pratiques de recherche.
Vers la physique et l’hydrophysique
L’analyse de l’impact des produits phytopharmaceutiques sur les fonctions écosystémiques, rassemblées en 12 catégories et qui sous-tendent les services écosystémiques, a permis de mettre en évidence des effets sur différentes catégories de fonctions comme la régulation des échanges gazeux, la dissipation des contaminants, la résistance aux perturbations, la production de matière organique, la régulation des cycles de nutriments, la dispersion de propagules, la fourniture et le maintien de la biodiversité et des interactions biotiques et la fourniture et le maintien des habitats et biotopes. Ces impacts fonctionnels découlent d’effets sur les différents groupes biologiques. Par exemple, les variations de populations d’organismes photosynthétiques et de microorganismes vont influer plus particulièrement sur les échanges gazeux et la dissipation des contaminants. Pour autant, les effets sur certaines catégories de fonctions ne sont pas documentés. C’est le cas de la rétention d’eau dans les sols et les sédiments, la régulation des flux d’eau, l’albédo et la réflexion, et la formation et le maintien de la structure des sols et des sédiments. Aborder les impacts sur ces fonctions nécessite de recourir à des méthodes et à mobiliser des connaissances issues de la physique et l’hydrophysique, deux disciplines peu représentées au sein de la communauté des écotoxicologues. Les communautés scientifiques susceptibles de contribuer à l’étude du devenir et des effets des produits phytopharmaceutiques dans l’environnement doivent se mobiliser conjointement afin de développer des approches plus holistiques au-delà des frontières disciplinaires.
Ouverture aux sciences du numérique
Le développement d’une recherche interdisciplinaire au service d’une meilleure compréhension de la contamination de l’environnement par les produits phytopharmaceutiques et ses effets sur la biodiversité doit aussi mobiliser les sciences du numérique. La quasi-absence de travaux faisant appel à ce champ disciplinaire justifie le fait que ce dernier n’ait pas été impliqué au sein du panel d’experts ayant travaillé sur cette ESCo. Pour autant, quelques travaux révèlent le potentiel des sciences du numérique pour offrir une meilleure compréhension de la thématique. Par exemple, le recours à la fouille de données dans le cadre d’études à large échelle permet de révéler des corrélations entre potentiel toxique de la contamination par des produits phytopharmaceutiques et altération de la biodiversité. De même, le recours à l’imagerie spatiale et à la télédétection peut significativement améliorer le suivi à long terme des effets écotoxicologiques des produits phytopharmaceutiques sur les producteurs primaires ainsi que sur d’autres composantes de la biodiversité, en particulier dans des milieux difficilement accessibles comme le milieu marin, par exemple. Enfin, le développement, encore embryonnaire, de jumeaux numériques permet d’entrevoir un fort potentiel des sciences du numérique, d’une part, pour comprendre les effets de la contamination par les produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité en agrégeant les multiples données collectées à des échelles spatiales et temporelles larges et, d’autre part, pour contribuer à une optimisation des pratiques permettant de limiter l’utilisation des produits phytopharmaceutiques (Pylianidis et al., 2021).
Le cas particulier des territoires ultramarins
L’une des questions adressées par les ministères commanditaires de cette ESCo concernait les spécificités des territoires ultramarins au regard de la contamination par les produits phytopharmaceutiques et leurs effets sur la biodiversité et les services associés. Cette préoccupation se justifie par l’importante biodiversité aussi bien terrestre que marine abritée par ces territoires. Toutefois, cette biodiversité est menacée comme l’indique la liste rouge de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN). À titre d’exemples, en Guadeloupe, 15 % des espèces animales terrestres, marines et dulçaquicoles sont menacées d’extinction ; en Guyane, ce sont 10 % des espèces qui sont considérées comme telles.
En complément des données issues des réseaux de surveillance de l’environnement qui documentent la contamination des départements d’outre-mer, les études scientifiques portant sur la pollution environnementale des territoires ultramarins par les produits phytopharmaceutiques sont rares. La plupart des travaux répertoriés concernent la contamination de la Martinique et la Guadeloupe par la chlordécone. Malgré une pollution avérée des matrices environnementales et du biote par les produits phytopharmaceutiques dans les territoires ultramarins, il n’existe à notre connaissance aucune étude documentant les effets de celle-ci sur la biodiversité de ces territoires. Il s’agit là d’une importante lacune de connaissances qui est un frein à la compréhension du rôle joué par les produits phytopharmaceutiques dans le déclin des espèces rapporté par l’UICN. Cette absence de données est particulièrement critique dans les Antilles françaises en raison de la contamination de l’environnement, du biote et des réseaux trophiques par la chlordécone, en particulier chez des espèces présentant une forte vulnérabilité aux polluants organochlorés.
Pour pallier ce manque de connaissances, l’exploitation de résultats produits dans les pays voisins est envisageable. Si ces études réalisées dans d’autres pays peuvent apporter des indications pertinentes, elles doivent être considérées avec précaution, les conditions environnementales et les pratiques agricoles pouvant notablement varier avec les conditions dans les territoires français d’outre-mer. Ce corpus de résultats plaide en faveur du développement de recherches pluridisciplinaires permettant, d’une part, de renseigner la contamination des écosystèmes par les produits phytopharmaceutiques dans tous les territoires ultramarins et, d’autre part, de documenter les impacts de cette contamination sur les différentes composantes de la biodiversité incluant les services écosystémiques.
Conclusion
Cette ESCo illustre clairement le besoin d’évolution des pratiques de recherche afin d’aborder la complexité des problématiques auxquelles la société fait face, à l’image des impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques. C’est en effet la mobilisation de compétences plurielles qui a permis d’établir des conclusions robustes. Les communautés scientifiques doivent s’impliquer conjointement afin de développer des approches plus holistiques au-delà des frontières disciplinaires, ce qui pourrait passer par la définition d’objectifs cognitifs précis mais ambitieux, associée à une mobilisation de moyens adaptés pour permettre la mutualisation des forces de recherche. Si certains réseaux de recherche, à l’image du réseau français d’écotoxicologie terrestre et aquatique Écotox (Lamy et al., 2022), sont un premier pas dans cette direction, il serait pertinent de s’appuyer sur des sites d’études instrumentés ou suivis à long terme, tels que certains sites associés au réseau LTER (« Long term ecological research network ») ou certaines zones ateliers, pour lesquels des questions concernant la contamination, notamment par les produits phytopharmaceutiques, et ses impacts pourraient être abordées de manière plus holistique.
Ce travail éclaire également l’intérêt de certains objets d’étude, comme les services écosystémiques ou la réglementation concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, pour favoriser les relations entre les disciplines. Le recours à ces objets d’étude facilitateurs apparaît alors comme un levier pour inciter à l’interdisciplinarité et au rapprochement entre sciences de l’environnement et sciences humaines et sociales, souvent prôné dans les appels à projets de recherche.
Ainsi, les conclusions de cet exercice vont au-delà des constats scientifiques sur l’implication des produits phytopharmaceutiques dans le déclin de certains groupes taxonomiques et des services qu’ils rendent aux sociétés humaines. Elles vont également plus loin que les besoins de recherche identifiés afin de combler les lacunes de connaissances concernant certains groupes taxonomiques, certains milieux et certaines substances. Elles fournissent des clés pour promouvoir et faciliter le déploiement d’études pluri- et interdisciplinaires sur des problématiques d’intérêt sociétal. En ce sens, l’ESCo est une contribution originale au développement de la science de la durabilité.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier les 43 autres experts scientifiques qui ont participé à l’expertise scientifique collective « Impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques » : Marcel Amichot, Joan Artigas, Stéphanie Aviron, Carole Barthélémy, Rémy Beaudouin, Carole Bedos, Annette Bérard, Philippe Berny, Cédric Bertrand, Colette Bertrand, Stéphane Betoulle, Ève Bureau-Point, Sandrine Charles, Arnaud Chaumot, Bruno Chauvel, Michaël Cœurdassier, Marie-France Corio-Costet, Marie-Agnès Coutellec, Olivier Crouzet, Isabelle Doussan, Juliette Faburé, Clémentine Fritsch, Nicola Gallai, Patrice Gonzalez, Véronique Gouy, Mickaël Hedde, Alexandra Langlais, Fabrice Le Bellec, Christophe Leboulanger, Christelle Margoum, Fabrice Martin-Laurent, Rémi Mongruel, Soizic Morin, Christian Mougin, Dominique Munaron, Sylvie Nélieu, Céline Pelosi, Magali Rault, Sergi Sabater, Sabine Stachowski-Haberkorn, Elliott Sucré, Marielle Thomas, Julien Tournebize ainsi que les 3 documentalistes, Anne-Laure Achard, Morgane Le Gall, Sophie Le Perchec, et les deux chargées de mission, Estelle Delebarre et Floriane Larras. Les auteurs remercient également les ministères chargés de l’écologie, de la recherche et de l’agriculture qui ont commandité cette expertise scientifique collective, la direction scientifique d’INRAE et la direction générale de l’Ifremer, Guy Richard responsable de la direction de l’expertise scientifique collective, de la prospective et des études (DEPE) d’INRAE ainsi que les membres du comité de pilotage et du comité des parties prenantes de l’expertise scientifique collective.
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Citation de l’article : Sanchez W., Mamy L., Pesce S., Leenhardt S., 2023. Pluridisciplinarité et interdisciplinarité au cœur de l’expertise scientifique collective INRAE et Ifremer sur les effets des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques. Nat. Sci. Soc. 31, 2, 199-206.
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