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Nat. Sci. Soc.
Volume 30, Numéro 2, Avril/Juin 2022
Dossier : « Patrimoines, savoirs, pouvoirs »
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Page(s) | 171 - 183 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2022033 | |
Publié en ligne | 19 décembre 2022 |
Dossier : « Patrimoines, savoirs, pouvoirs » – À qui appartiennent les paysages des villages shui ? Mise en tourisme et rapports de pouvoir au Guizhou (Chine du Sud)★
Landscapes in Shui villages: to whom do they belong? Tourism development and power relationships in Guizhou (South China)
1
Géographie, Université de Tours, UMR CITERES, Tours, France
2
Géographie, Université Laval, Québec, Canada
3
Géographie, Université Paris Nanterre, UMR LAVUE, Nanterre, France
4
Laboratoire Cogitamus
* Auteur correspondant : evelyne.gauche@univ-tours.fr
a F. Landy est chercheur associé à l’Institut français de Pondichéry et au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud.
Cette contribution interroge la mise en tourisme du Guizhou, en Chine du Sud, à travers le cas de trois villages de la minorité ethnique shui. La promotion de ces villages au rang de sites touristiques officiels suit un modèle d’aménagement standardisé, ayant pour double objectif le développement économique et la construction d’une identité nationale. Elle implique aussi des transformations souvent importantes du paysage quotidien des populations. Pris entre les actions développementalistes de l’État et les stratégies aménagistes locales, les paysages constituent un véritable enjeu : au final, à qui appartiennent les paysages de ces villages shui ? Après la présentation de trois situations contrastées, les représentations qu’ont les habitants des transformations de leur paysage sont analysées. Celles-ci révèlent l’évolution de leur regard et leur adhésion au modèle dans ses principes d’aménagement. Mais des tensions émergent, ce qui témoigne du faible pouvoir dont disposent les populations dans le processus économique et politique de développement touristique.
Abstract
This contribution questions the tourism creation process in rural Guizhou, with case studies in three Shui villages, an ethnic minority of Southern China. These villages follow a standardized model of regional development aimed both at developing the economy and building a national identity. One prerequisite often requires the introduction of major changes in their everyday landscape so that they can be promoted to the status of official touristic site. Caught between the state rural development actions and the strategies of local inhabitants, landscapes have become a central stake: to whom do the landscapes in these Shui villages belong? Following a presentation of the three villages, we analyse the villagers’ representations of the landscape transformations they are witnessing, and how these representations have evolved towards some kind of support for this development model. Tensions are however also cropping up between this state model of tourism creation and the way local villagers are implementing it: clearly, their power to sway the orientation of economic and tourism development in their villages remains weak.
Mots clés : territoire / gouvernance / paysage / tourisme / Chine rurale
Key words: territory / landscape / rural China / governance / tourism
© É. Gauché et al., Hosted by EDP Sciences, 2022
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Cette contribution, réalisée dans le cadre du programme ANR AQAPA1, interroge la mise en tourisme du paysage quotidien d’une population minoritaire chinoise de la province du Guizhou en Chine du Sud – la minorité shui du district (xian) de Sandu – sous l’angle des rapports de pouvoir qui y sont liés. Depuis le début des années 2000, avec la transformation du regard officiel sur les espaces ruraux2, se développe sous l’impulsion de l’État central un tourisme intérieur dans les campagnes, notamment celles peuplées de minorités ethniques comme le Guizhou, province la plus pauvre de la Chine en termes de PIB par habitant. Comme ailleurs dans le pays s’est développé un « tourisme ethnique » (Lekane Tsogbou et Schmitz, 2012) fondé sur le folklore et le caractère « pittoresque » des villages (Taunay, 2011). Autrement dit, certains savoirs vernaculaires, qu’ils soient matériels (architecture des maisons, paysage agraire) ou immatériels (écriture, chants, croyances) ont été folklorisés pour développer le tourisme mais aussi dans le but de les faire entrer dans la grande liste de savoirs du patrimoine national des minorités chinoises.
Cela s’effectue suivant un modèle d’aménagement standardisé, construit par l’État central ; ce modèle se veut également adapté aux logiques du marché touristique dominant en Chine, lui-même très encadré par l’État (octroi de vacances, communication, infrastructures…) [Nyiri, 2006 ; Taunay, 2011]. Il a pour double objectif le développement économique et la construction d’une identité nationale (ibid.). Les villages, alors promus au rang de sites touristiques officiels, doivent être mis aux normes du modèle, ce qui implique des transformations du paysage quotidien des populations.
Le paysage shui, à travers les savoirs vernaculaires qui y sont ancrés et qui avaient contribué à le produire, est ainsi au cœur de ce développement touristique. Il cristallise des enjeux de pouvoir dans les territoires concernés entre les acteurs du développement touristique, privés ou publics, et les populations locales. Ce paysage qui s’inscrit dans le quotidien des populations, est toujours « associé à des dimensions psychologiques, affectives et socio-culturelles » (Bigando, 2008). Il est porteur de sens et de valeurs pour les habitants, à travers l’« expérience paysagère » (Dérioz, 2012) qu’ils font de leur territoire de vie ; là, sont « ancrées des pratiques sociales individuelles ou collectives » (Temple-Boyer, 2014). Pour les populations locales, un des enjeux du développement touristique autour de leur paysage quotidien est en général de pouvoir en capter les bénéfices économiques, et par là même de renforcer leur rôle au sein des différentes échelles de gouvernance territoriale par une meilleure intégration dans les systèmes de pouvoir (Cosgrove, 1998 ; Mitchell W.J.T, 2002). « L’empaysagement » (Debarbieux, 2007) est assurément chose politique (Besse, 2009). L’enjeu réside aussi dans les transformations inévitables des pratiques sociales et des systèmes de valeurs associées à ce paysage sous l’effet de l’évolution des représentations3 des habitants, confrontés aux représentations projetées par les touristes et les acteurs du tourisme. Cette évolution des représentations demeure le fait du principal acteur du développement touristique, l’État central chinois.
Au croisement entre l’action aménagiste de l’État, destinée à attirer les touristes chinois han qui consomment les paysages, et celle des habitants qui les construisent mais perdent leur liberté d’action, à qui appartiennent les paysages dans les villages shui ? Il s’agit ici de la mise en visibilité d’une certaine ethnicité, fût-elle essentialisée et folklorisée, ce qui pourrait permettre reconnaissance et dignité, voire dans le meilleur des cas, justice (Fraser, 2008)4. Le tourisme ethnique ne pourrait-il pas alors représenter, pour cette Asie d’altitude (la Zomia), historiquement si réfractaire aux pouvoirs centraux, une forme abâtardie de ces « armes des faibles » jadis décrites par Scott (1985) ? Notre étude répondra cependant par la négative : c’est la force des représentations qui est mobilisée dans la recomposition des jeux de pouvoirs orchestrée par l’État. Et celle-ci s’effectue le plus souvent au détriment des populations locales, une traduction en quelque sorte des « rapports de force asymétriques » si fréquents en matière d’aménagement touristique (Dehoorne, 2009).
Ce travail se situe donc à la croisée des relations entre paysage et pouvoir, illustrées à partir du cas de la mise en tourisme de trois villages shui, situés à 8 00-1 000 m d’altitude. Les Shui5, originellement animistes, étaient 412 000 dans toute la Chine selon le dernier recensement de 2010 ; ils sont concentrés à plus de 90 % au Guizhou, dans la préfecture autonome (zizhizhou) du Qiannan et essentiellement dans le district de Sandu (Fig. 1). Il s’agit de l’une des deux minorités du Guizhou (avec les Yi) à posséder sa propre écriture, composée d’une centaine de pictogrammes. Les trois villages sélectionnés pour cette étude correspondent aux trois principaux sites du tourisme officiel existants dans les campagnes de ce district.
Cette étude s’appuie, en dehors de l’observation de terrain, sur des entretiens semi-directifs réalisés avec interprètes en juillet 2014 et en août 2016 auprès d’acteurs institutionnels6 et d’acteurs privés du tourisme7, et de la population des trois villages. Outre les notables (secrétaires du Parti communiste et membres des conseils municipaux), l’échantillon repose pour l’essentiel sur une cinquantaine de ménages de petits paysans possédant entre 2 et 4 mu8 de terre, principale composante de la population. La moyenne d’âge des paysans interrogés est élevée, l’essentiel des jeunes adultes ayant migré pour travailler dans les villes à l’est du pays.
Après la présentation du modèle étatique d’aménagement des sites touristiques, puis des acteurs de la mise en tourisme ayant produit trois situations contrastées, cette contribution analyse les représentations qu’ont les habitants des transformations de leur paysage quotidien. Elle révèle leur adhésion au modèle dans ses principes, mais aussi des tensions quant à sa mise en œuvre, et témoigne du faible pouvoir dont disposent les populations au sein du processus de développement touristique.
Le modèle national d’aménagement des sites touristiques : un produit du pouvoir central
Depuis la fin des années 1990, de nombreuses régions rurales de Chine voient affluer des touristes, principalement issus de la classe moyenne urbaine han (Taunay 2011). Pour le pouvoir central, ce tourisme intérieur, en plus de son rôle dans le développement économique, a pour but de construire un sentiment d’identité nationale (Oakes, 1998 ; Taunay, 2011). Ce processus passe notamment par la valorisation des savoirs et des particularités ethniques locales, qui deviennent une richesse de la nation chinoise à travers la mise en tourisme de la diversité des cultures et des paysages.
Rappelons que la Chine est un « État multinational » composé de 56 « nationalités » (minzu), 55 étant considérées comme des « minorités ». Celles-ci ne représentent que 8 % de la population totale et sont surtout concentrées sur les marges du territoire. Le gouvernement central a adopté une politique de développement ambiguë pour ces territoires marginaux afin de les intégrer au reste de la nation, par exemple avec des quotas préférentiels dans l’éducation ; cela se traduit souvent par une « han-isation » culturelle, démographique et économique, et par la réduction des cultures locales à de simples folklores très populaires parmi les touristes han (Harrell, 2001).
Les villages de minorités insérés dans les itinéraires touristiques par le gouvernement deviennent des sites officiels du tourisme chinois. Dans notre cas d’étude, les visiteurs han viennent « pour la culture shui », pour la variété des savoirs qui lui sont associés, depuis les danses jusqu’aux maisons : une culture plus ou moins remodelée pour répondre aux attentes des touristes, dans le cadre d’un processus de « patrimonialisation » où la question de l’authenticité – quoi que puisse signifier ce mot (Xie, 2011 ; Bruner, 2005) – n’est jamais posée (Taunay, 2011). Dans le cadre d’un « orientalisme intérieur » (Schein, 1997 ; Gladney, 2004), les Han s’émerveillent de l’environnement rural « exotique » de ces régions qu’ils perçoivent comme plus proches de la « nature », très différentes de leurs espaces « civilisés » (David, 2010). Suivant la pensée du Parti communiste chinois, cette folklorisation est utilisée pour construire la modernité han (Oakes, 1998).
À partir du début des années 1980, l’État chinois a construit des sites touristiques en filiation directe avec les « lieux pittoresques célèbres » (mingsheng) visités par les artistes de la dynastie Tang et Song (618-1279) puis par les nobles lettrés de l’époque classique (XVe-XVIe siècles) [Taunay, 2011]. Cela façonna chez la population chinoise un imaginaire de son territoire construit autour de ses « beaux paysages », en particulier les paysages de shanshui (littéralement « les montagnes et les eaux »9). De nombreuses autres catégories de mingsheng furent créées ultérieurement. L’État a ainsi graduellement impulsé et stéréotypé le regard et les pratiques touristiques. L’objectif principal était d’ancrer le tourisme dans une tradition nationale tout en s’assurant de garder un contrôle sur le contenu idéologique de ce dernier et sur l’image du pays véhiculée à travers des circuits prédéfinis (Nyiri, 2006). Nos visites dans les agences de tourisme à Guiyang en 2014 et en 2016 le confirment : leurs circuits reposent sur à peu près le même contenu de base.
Tout site officiellement touristique doit être mis aux normes du modèle, ce qui implique la mise en valeur, ou la création, de jingdian (« éléments ou lieux officiellement remarquables »), présentés sur une carte à l’entrée des sites. Dans les territoires à minorités ethniques, cette mise aux normes s’effectue selon trois principes (Gauché, 2017). Premièrement, la mise en conformité des sites avec le paysage chinois han idéal. Suivant le modèle esthétique du shanshui (Escande, 2005), l’aménagement touristique des villages valorise rivières, cascades, rochers, vues sur la montagne au moyen de belvédères, avec l’ajout d’éléments architecturaux pittoresques (ponts, kiosques, portes…). Deuxièmement, cette mise aux normes passe par le renforcement des caractères ethniques des villages (écriture shui, peintures, croyances, ornementations architecturales, spectacles de danses), une folklorisation des savoirs et des pratiques qui correspond ici à un processus de « shuiification » ; tout cela s’inscrivant dans une « logique de consumérisme culturel » et de « commercialisation des symboles » qui se fonde sur « le recours à une symbolique stéréotypée » (Xiang et al., 2017). Cela s’accompagne enfin de la modernisation des campagnes : routes, protection incendie, éclairage et toilettes publiques...
À l’origine du paysage touristifié : un processus descendant
Selon la littérature sur le sujet, une mise en tourisme du paysage articule souvent trois processus (Bachimon et Dérioz, 2011 ; Déry, 2012) : définition d’une valeur paysagère par déploiement d’un imaginaire, mise en ressource par les loisirs, processus de patrimonialisation et protection. Dans le cas shui, seules les deux premières étapes sont clairement identifiables : l’imaginaire est celui d’une ethnicité folklorisée, tandis que la mise en ressource obéit à un schéma de mise en exergue d’éléments de paysage « naturels » et « pittoresques » propre à toute la Chine. Il n’y a donc là nulle protection du paysage existant, mais bien sa reconstruction. Le faux devient alors « plus vrai que le vrai » (Eco, 1985). Si patrimonialisation il y a, c’est celle d’un patrimoine à visée touristique, voire nationaliste (David, 2007), sûrement pas d’un processus visant à protéger des savoirs et des paysages autochtones préexistants (Giroir, 2007).
Un système d’acteurs du tourisme dominé par l’État
La politique de développement touristique du district de Sandu est impulsée par la Province, même si les grandes directions sont données à l’échelle supérieure. Pas de développement du tourisme sans désenclavement de la région : la préfecture autonome du Qiannan jouit d’une nouvelle autoroute, et une ligne ferroviaire à haute vitesse relie Guiyang à Canton en desservant Sandu.
Au sein du district, c’est à partir de Sandu même que ce tourisme se diffuse. La construction de quartiers « ethniques » (mobilier urbain spécifique, boutiques, nongjiale10…) et l’ouverture en 2016 de deux musées de la culture shui témoignent de la volonté du district de promouvoir un tourisme ethnique. Au-delà de Sandu se positionnent différents villages touristifiés, archipel éparpillé (Dérioz et al., 2017) dans des espaces pour le reste vides d’intérêt touristique officiel. Ces villages connaissent un gradient de fréquentation touristique décroissant en fonction de leur distance à Sandu, comme l’illustrent les trois villages étudiés : Gulu se trouve à 10 km et reçoit environ 150 000 touristes par an (infra) ; Shuige, à 63 km, recevait entre 3 000 et 4 000 touristes par an hors fête Mao11 et avant la disparition de ses maisons de bois en 2015 ; Zenlei, localisé à 43 km mais beaucoup plus difficile d’accès, reçoit moins de 2 000 touristes par an. Les touristes sont en très grande majorité chinois, secondairement coréens et japonais, et très rarement occidentaux. Il s’agit généralement d’un tourisme à la journée, d’où la volonté actuelle du gouvernement de district de promouvoir de nouvelles activités (hébergements, artisanat) et de nouveaux jingdian (« sites remarquables ») pour garder les touristes plus longtemps.
La transformation des villages par le district se fait en conformité avec les normes étatiques sur deux plans. Premièrement, les guides doivent obligatoirement acquérir une formation de base « nationale » standardisée. Deuxièmement, l’aménagement touristique doit s’effectuer en collaboration avec des entreprises privées accréditées par l’État ou publiques et avec la participation plus ou moins importante des « comités villageois » (conseils municipaux) dirigés par le chef du village qui est aussi secrétaire du Parti communiste. Le processus est descendant (top-down) et le système d’acteurs se trouve largement dominé par l’État : selon Taunay (2011), et comme l’ont confirmé nos entretiens, la connivence entre les acteurs villageois et étatiques (principalement du district) est la condition de la réussite de la mise en tourisme. Les aménagements sont effectués dans un premier temps sur financement du district accordé par la Province, complété par l’apport des villageois, puis, si le district décide d’un projet de plus grande ampleur, par des entreprises publiques ou privées ayant passé un contrat avec les autorités (cas de Gulu). La sélection pour ce développement touristique permet d’obtenir un label de reconnaissance officielle. Elle aussi obéit à un processus descendant, des agents du district étant mandatés par la Province pour repérer les potentiels touristiques : en l’occurrence, les œufs de pierre de Gulu, l’architecture en bois de Zenlei, et la fête Mao de Shuige.
La création de trois nouveaux paysages
Une fois devenus sites du tourisme officiel, les villages sélectionnés fonctionnent comme des « enclaves touristiques » (Dehoorne, 2009) contrôlées par l’État à l’échelon du district. Le degré de transformation des territoires villageois peut différer en fonction des acteurs et des objectifs économiques fixés par l’État.
Shuige, un paysage en trompe-l’œil
En 2005 a été aménagée aux dépens de rizières une grande place avec un « écomusée » (Fig. 2.). Le sol fut gravé de pictogrammes shui, les façades de ses principales maisons de bois ont été enrichies de nouveaux éléments architecturaux, et une partie des maisons de briques fut recouverte de planches afin de renforcer l’aspect « pittoresque ». Un sentier d’interprétation dénommé « La vallée des amoureux » a été créé à travers le village et son finage, permettant de passer par les 16 jingdian du circuit : nouvelles constructions, lieux investis de valeurs animistes locales (pierres et arbres protecteurs…) et colline Mao, lieu le plus emblématique du village.
Une seconde phase de transformations eut lieu en 2015. Les habitants avaient demandé des financements au district pour la rénovation de leurs maisons de bois, ce qui aurait permis de conserver l’attrait touristique du village. Mais devant l’insuffisance des subventions, la majorité des maisons de bois ont été démolies pour être reconstruites en briques. Les nouvelles maisons furent cependant toutes peintes en rose, avec à la base de fausses briques noires : une décision prise par le comité villageois et validée par le district. Comme dans d’autres villages shui touristifiés, des figures de poisson, symbole shui, ont été apposées sur les toits. Les quelques maisons de bois restantes appartiennent aux familles les plus pauvres. Avec un financement du district, elles ont été repeintes en couleur bois et vernies. Cette transformation s’est accompagnée de la construction d’étables pour le bétail, qui ne pouvait plus être logé au rez-de-chaussée comme dans les maisons en bois.
Fig. 2 La place de Shuige et, à droite, son écomusée (© É. Gauché, 2014). |
Zenlei, un paysage protégé
À l’opposé, Zenlei bénéficie de mesures de protection du « patrimoine ». Son principal attrait touristique est le panorama qu’on peut embrasser depuis un point de vue à 700 m d’altitude (Fig. 3) : deux hameaux, l’un shui, l’autre miao, et les rizières en terrasses qui les séparent. Le village a été déclaré « village de culture ethnique » en 2001. Il a reçu, depuis, différents autres labels nationaux : « new countryside construction » en 2007, « célèbre village touristique national » en 2015, etc. Ces labels permettent à l’État de mieux guider l’attribution de subventions et aux villages d’acquérir une meilleure visibilité au niveau national.
En vertu d’un zonage qui définit trois degrés de protection, Zenlei a subi des transformations de faible ampleur entre 2001 et 2016. Les restrictions portent essentiellement sur l’architecture : toutes les maisons doivent rester en bois, y compris les nouvelles. Cela n’est pas simple pour les habitants en raison du coût de la construction et de la protection des forêts attenantes. Des autorisations de coupes sont accordées par le district dans la stricte limite du bois nécessaire. Une subvention est accordée également par le district : les montants peuvent atteindre 10 000 yuans (1 250 euros), mais restent faibles en comparaison des coûts des travaux qui peuvent atteindre 200 000 yuans pour la construction d’une maison en bois.
Fig. 3 Le panorama sur les deux principaux hameaux du village de Zenlei et ses rizières en terrasses (© É. Gauché, 2016). |
Gulu, un paysage « disneylandisé »
C’est Gulu, le village le plus proche de la ville de Sandu, qui a connu les plus rapides et bouleversantes transformations paysagères. Au début des années 2000, il avait déjà connu une mise en tourisme autour de son principal jingdian : d’énormes galets, dénommés « œufs de pierre », dans une paroi rocheuse dominant un petit torrent. Un portique en bois payant marquait l’entrée du périmètre touristique à six kilomètres de la route nationale, et un autre celle du site des œufs de pierre, agrémentée de deux norias construites à proximité. Au centre du village, une place avait été construite afin de présenter des spectacles. Mais en août 2014, c’était toujours un petit village en bois, au pied de versants forestiers dominant des rizières.
Deux ans plus tard, en août 2016, le village avait drastiquement changé (Fig. 4) : un gigantesque portique de plus de 100 m de long, abritant caisses, toilettes, boutiques, restaurants, écran géant, bureaux de l’entreprise maître d’œuvre à l’étage ; plus haut, une grande pagode, et devant, une vingtaine de nonjiale, un immense parking... Une dizaine de guides offrent leurs services pour 50 yuans par groupe, tandis que des navettes électriques permettent d’emmener les touristes par une nouvelle route construite après détournement de la rivière et délimitée par des barrières en imitation bois. Afin d’agrémenter le trajet ont été construites de toutes pièces une immense roue à aubes en bois et des statues d’esprits shui. Deux spectacles de danses avec des costumes redessinés sont organisés quotidiennement. Le site des œufs de pierre a été complètement aménagé avec une esplanade dotée d’une cascade artificielle rendue plus pittoresque par l’ajout de faux rochers. Au-dessus du noyau villageois ont été rajoutées de fausses façades en bois. La quasi-totalité des rizières a été remplacée, après expropriation de leurs propriétaires, par des champs de colza, de fraises chinoises (Myrica rubra) ou des étangs à nénuphars, afin de créer un cadre paysager correspondant au goût des touristes.
Sur la base de la prospection réalisée par le bureau du Tourisme de Sandu, cette seconde transformation fut réalisée en 2014-2015 par une entreprise publique, la Sandu Tourism Investment Company. Mais dès 2016, lors de notre passage, un autre projet pharaonique était en cours, mené par une entreprise privée appartenant à une femme d’affaires shui originaire du sud-ouest du Guizhou, qui a déjà à son actif le musée de la culture shui à Sandu. En accord avec le district, elle a choisi d’investir à Gulu et de greffer son projet sur celui de l’État : un véritable parc d’attractions, représentatif de la « disneylandisation » (Brunel, 2012) des villages de minorités ethniques en Chine. Il s’agit de construire quatre bâtiments gigantesques en forme d’œuf dans le fond de la vallée pour abriter musée minéralogique, hôtels, boutiques, espaces de loisirs agrémentés de lacs artificiels et de pagodes.
Fig. 4 L’entrée de Gulu : porte principale et bureaux à droite, navettes électriques, nongjiale et pagode au fond (© É. Gauché, 2016). |
Les représentations villageoises du paysage touristifié : quelle adhésion ?
Dans quelle mesure ces reconstructions paysagères, pour l’essentiel « venues d’en haut », sont-elles réappropriées par les pratiques, les représentations et les discours locaux ? N’y a-t-il pas là place pour un « gouvernement à distance » du paysage, où les populations villageoises font leur une partie ou la totalité des schèmes qui leur sont imposés, de façon tout à fait comparable avec ce qu’Agrawal (2005) appelle l’« environnementalité » en Inde, en hommage à la gouvernementalité de Foucault (2004) ? Ces modes de gestion du territoire, là-bas au nom de la protection de l’environnement, ici pour le développement touristique, ne seraient pas imposés par la force brutale – ou fort peu – mais plutôt par la formation, la persuasion, et bien sûr l’appât du gain et l’espérance de reconnaissance, voire d’empowerment (Calvès, 2009).
Un tourisme souhaité mais faiblement rémunérateur
Ces transformations paysagères sont maintenant intégrées dans les pratiques quotidiennes des habitants, notamment parce que ces aménagements ont créé de nouveaux lieux de sociabilité. « J’aime beaucoup le pont près de la montagne Mao parce qu’on peut s’y promener, s’y arrêter et rencontrer des amis » (C., 50 ans, paysan). Les places de Shuige et de Gulu, ou encore à Zenlei le grand préau couvert, constituent désormais des lieux de centralité pour les villageois. La place de Shuige, terrain de jeu pour les enfants, est également utilisée pour faire sécher les piments, les arachides et le maïs, et sécher et battre ce dernier. À Zenlei, c’est le musée, encore vide en 2016, qui sert de lieu de séchage des piments.
Le tourisme est apprécié et souhaité dans les trois villages. À Shuige, l’amélioration des infrastructures de transport a permis l’installation de nouveaux équipements et services (collège, internat, petits commerces). À Zenlei, W. (paysan, 52 ans, ayant pendant un temps accueilli des touristes chez lui pour leur servir des repas), est satisfait : « Les gens sont contents. Car l’État (zheng fu) les a aidés à construire la route et à développer l’agriculture pour nourrir les animaux. Donc c’est bien pour les paysans. L’État les a aidés à emprunter. Si l’État n’aidait pas les paysans, il y aurait moins de touristes. Car les paysans n’auraient pas assez d’argent pour les accueillir ». Et pourtant, la population locale profite globalement très peu de l’activité touristique (Tab. 1).
À Gulu, le tourisme a supplanté l’agriculture. Cependant, les seules personnes à en recevoir des bénéfices directs sont les participants aux spectacles et quelques salariés. Encore s’agit-il dans les deux cas de personnes en majorité extérieures, puisque les villageois ne possèdent pas en général les qualifications requises. X. (44 ans, vendeur de glaces qui a perdu ses rizières) se plaint de ne pouvoir tirer de réels revenus du tourisme. « On gagne très peu d’argent car les touristes prennent les navettes, qui ne passent pas par cette route. Et on n’a pas le droit d’installer un stand pour leur vendre quelque chose près de la porte. D’ailleurs, l’État choisit les gens les plus qualifiés pour travailler à la porte, ceux qui ont un bon physique, et qui peuvent bien communiquer avec les touristes ». Même chose à Zenlei où W. explique : « Les touristes se contentent de manger ici. On ne leur vend rien, car on ne sait pas quoi leur vendre. Notre seul artisanat, ce sont les vêtements. Mais les personnes âgées ne voient plus assez clair pour les fabriquer, et les jeunes ne savent pas faire, car c’est très difficile à confectionner ». Le tourisme ne permet pas d’éviter l’émigration, et le village est surtout habité aujourd’hui par les personnes âgées et les jeunes enfants.
Retombées du tourisme en fonction des trois villages étudiés.
« L’intériorisation du regard touristique » (Leicester, 2008)
Les touristes renvoient aux Shui leur désir de paysage façonné selon les normes han, ce qui contribue à faire évoluer les représentations des habitants. Ceux-ci voient de plus en plus leur paysage quotidien à travers les yeux de ce qui intéresse les touristes – les jingdian –, et qui donne désormais de la valeur au paysage. Les éléments artificiels de la mise en scène paysagère sont ainsi esthétisés par les habitants, dont les « subjectivités » changent (Agrawal, 2005). À Gulu, G. (55 ans, paysan) apprécie la grande roue à aubes : « Elle est belle, c’est quelque chose de bon à voir pour les touristes. Toutes les choses nouvelles, ça ne me dérange pas ». L’intériorisation de ce regard touristique transparaît particulièrement à travers la réflexion de P. (64 ans, paysanne) à propos du portique d’entrée : « Chaque fois qu’il y a des visiteurs, de la famille, des amis qui viennent ici, ils entrent par cette porte et disent : ‘Oh, c’est joli’, donc je trouve que c’est bien de la montrer aux touristes. Et maintenant, je trouve aussi que cette porte est jolie ».
Par ailleurs, la conception des habitants sur ce qu’il faut montrer aux touristes est aussi celle de l’État : chants et danses (même avec des costumes « modernisés »), savoir-faire traditionnels (tissus, alcool de riz…), produits locaux (prune), sources, cascades... Ces éléments sont tous constitutifs du paysage de shanshui. Ils correspondent en même temps aux jingdian et sont perçus comme tels. Enfin, le tourisme est vu par la population comme un vecteur essentiel de protection de la culture shui. P. est d’accord : « Quand les touristes viennent, on leur montre notre culture (nos danses, nos chants…), et donc nos enfants voient ça depuis qu’ils sont petits ». Il y a ainsi dans les trois villages un large consensus entre ce que l’État veut que les touristes voient, ce que les habitants veulent faire voir aux touristes, et ce que les touristes veulent voir. Les principes d’aménagement des villages et de création de jingdian sont approuvés par la population. Cependant, la mise en œuvre du modèle peut révéler des rapports de pouvoir très déséquilibrés.
Tensions interscalaires dans la mise en œuvre du tourisme
Les tensions sont, de fait, importantes. Mais au village, elles portent plus sur les modalités et la mise en œuvre de la politique que sur ses principes mêmes, qui ne sont pas remis en cause. Le pouvoir et la contrainte s’exercent davantage sur le partage matériel de la ressource que sur l’idéologie présidant à la mise en tourisme et à la folklorisation du patrimoine.
Entre districts (xians)
Si la fréquentation touristique du district de Sandu est en augmentation (80 000 en 2005, 450 000 touristes en 2016) [Taunay, 2017], la région pâtit de l’attractivité de Libo, à une cinquantaine de kilomètres (Fig. 1), petite ville de réputation internationale pour le site de ses karsts, classé depuis 2007 sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco au titre de sa « valeur universelle exceptionnelle » (Unesco, 2007). En 2008 y a été ouvert un aéroport, ce qui a détourné la clientèle touristique qui auparavant arrivait par Guiyang, où elle pouvait fréquenter les agences de voyages de la ville qui les informaient sur le district shui de Sandu. Aucune publicité sur les villages shui n’est faite à l’aéroport à cause de relations tendues entre les deux districts : au début des années 2000, Libo (alors canton rural) avait souhaité devenir un shi, canton urbain. N’atteignant pas un seuil démographique suffisant, il avait demandé la cession d’une partie de son territoire à Sandu, qui avait refusé.
Entre le district de Sandu et les villages
À Shuige, les critiques des villageois restent rares : dégradation des revêtements en bois des maisons en briques, accidents causés par la chute des statues de poissons depuis les toits... La faible qualité des équipements réalisés par l’État est souvent un problème dans la Chine rurale touristifiée (Ged, 2009). Mais les critiques portent moins sur un excès de touristification que sur sa faiblesse : le district préfère focaliser les financements sur d’autres villages plus près de Sandu. Contrairement à Gulu, Shuige n’est d’ailleurs pas (encore ?) inclus dans les circuits officiels proposés par les agences de voyages de Guiyang. Ayant constaté la baisse de la fréquentation depuis la suppression des maisons de bois, le président de l’association du tourisme du village, avec l’appui du comité villageois et de la secrétaire du Parti communiste, promeut donc un nouveau projet : reconstruire un « nouveau vieux village » en bois à côté du village originel, et remettre des ornements en bois sur les nouvelles maisons en briques !
À Zenlei, la majorité des habitants comprend l’intérêt de préserver l’architecture en bois. « Si on se met à construire des maisons en briques, ce ne sera pas beau, et les touristes ne viendront plus », dit S. (60 ans, paysan). Pourtant, les contraintes imposées par les mesures de protection dérangent. Certains rêvent de construire une maison en briques, jugée plus moderne et plus confortable, et moins chère à entretenir comme à construire. En 2015, le comité villageois a réussi à obtenir du district le droit de rénover en briques le rez-de-chaussée des maisons de bois, ou de construire ce dernier en briques pour les nouvelles maisons. Malgré tout, l’émigration se poursuit vers la ville voisine de Dujiang, notamment pour pouvoir accéder à la maison en briques, signe d’ascension sociale. Cet exode rural est d’ailleurs encouragé par les politiques officielles en la matière.
À Gulu, la situation est beaucoup plus tendue du fait de l’ampleur des transformations réalisées. Afin de mener à bien l’énorme projet, le district a acquis toutes les rizières du village12. Deux compensations ont été proposées : soit une indemnisation (avec des montants dégressifs selon l’année de vente : 30 000 yuans par mu en 2015, 10 000 yuans par mu en 2016), soit devenir actionnaires de l’entreprise réalisant l’aménagement. Il ne reste que les terres en agriculture pluviale peu productives, et de moins en moins cultivées à cause de l’émigration. Les paysans se plaignent d’avoir perdu leurs rizières, principal moyen de subsistance, pour une compensation dérisoire. Ils cherchent donc à se diriger vers d’autres activités, notamment la vente informelle de glaces et de boissons en bord de route. Mais les autorités du district leur interdisent de développer une quelconque activité commerciale à destination des touristes, et ils sont chassés si jamais la police les surprend. Les habitants de Gulu approuvent le développement touristique et le modèle d’aménagement, mais non ses modalités pratiques. « Le tourisme, l’aménagement des œufs de pierre, c’est bien, mais le problème est qu’on n’a plus de riz pour manger », dit C. (49 ans, paysan).
Tensions sur de nouveaux territoires
Plus s’amplifie le développement touristique, moins la population locale semble en bénéficier. À Gulu, le paysage est en complète métamorphose sur décision du district (dans le cadre de la politique de développement touristique de la Province) et au moyen de contrats passés avec des entreprises extérieures. À Zenlei, l’État a figé l’évolution du paysage et interdit aux habitants d’en disposer. À Shuige, les habitants disposent encore d’une certaine marge de manœuvre, mais parce que ce village ne constitue plus un enjeu essentiel dans le développement touristique du district.
Cette transition peut être plus ou moins douloureuse : les modalités de la mise en tourisme révèlent des relations de pouvoir très déséquilibrées, dominées par l’État à tous les niveaux hiérarchiques. À Gulu, G. se plaint : « Avant j’avais plus de 2 mu. Maintenant je n’ai plus de rizières, et j’en ai tiré un mauvais prix. C’est un problème, mais on ne peut pas empêcher ça, car c’est l’État. Si je voulais changer ne serait-ce que cette porte, l’État dirait non ! ».
Au-delà des questions financières, l’aménagement peut également entrer en conflit avec certaines valeurs et savoirs locaux. Ainsi à Zenlei, où la population conçoit le relief qui entoure le village comme un énorme tigre protecteur, certaines constructions viennent déranger le fauve. L. (54 ans, paysan) explique, au sujet d’un pavillon qui a été construit au niveau de l’œil du tigre : « C’est bien pour le tourisme que l’État ait construit cela. Mais ce n’est pas bon pour le tigre qui protège le village. On a peur de dire ça à l’État. Même si on le lui avait dit, il aurait quand même construit ce pavillon ».
Une adhésion globale malgré ces tensions
Au final, cette recherche a pu mettre en lumière trois types de savoirs et de représentations :
Ceux qui tournent autour du shanshui, référence esthétique et spirituelle devenant un type d’ordonnancement du monde et guidant l’aménagement des sites. C’est une notion spécifiquement han, mais qui apparaît d’après notre enquête comme pleinement intégrée par les discours des Shui. Les paysans emploient spontanément le mot shanshui pour évoquer les paysages de leur territoire villageois, qu’ils qualifient souvent de « beau ».
Cela dit, les savoirs autochtones sont loin de correspondre parfaitement aux normes de la culture han. C’est même là-dessus que se fonde l’essentiel du tourisme. Mais il faut distinguer parmi ces savoirs ceux qui sont valorisés par l’État et les acteurs du tourisme, et ceux qui pouvaient préexister mais ne pas être conciliables avec les savoirs dominants « nationaux » han : ils ont sans doute été largement effacés (Menzies, 2003), mais nous n’avons pu explorer ce sujet.
Enfin, un troisième type de savoirs doit être évoqué : celui des chercheurs. Parler de consensus global et de satisfaction des villageois à propos d’une Chine qui est tout sauf démocratique peut assurément troubler le lecteur. Nous n’avons pas toujours pu mettre clairement en évidence les peurs et les autocensures qui pouvaient exister dans certaines réponses à nos questions13. Mais nous avons compris l’essentiel des attitudes de la population : elle critique certaines modalités de la mise en tourisme lorsque cela entrave certains intérêts personnels (perte des rizières, frein au développement d’activités) mais non les principes de ce processus ni les représentations dominantes qui les sous-tendent. L’espoir de gagner un peu d’argent, dans cette société rurale gagnée par un certain individualisme et consumérisme (Véron, 2016), est suffisamment fort pour expliquer le relatif consensus, sans qu’il faille faire intervenir la peur des pouvoirs publics. Une autre explication est le formatage par un État fort, au sein d’une « société hypernormative » (Véron, 2013) : des imaginaires stéréotypés du paysage et des pratiques touristiques ont standardisé le regard de toute la population chinoise, y compris de ses minorités (Nyiri, 2006).
On peut alors réévaluer les relations entre patrimoines, savoirs, et pouvoirs. En termes de patrimoines, on a vu qu’il y avait un relatif consensus sur les politiques paysagères de l’État. On a du mal à les qualifier ici de politiques « patrimoniales » tant elles laissent peu de place aux cultures vernaculaires non folklorisées, tant elles les reconstruisent pour développer le tourisme ou la nation ; mais c’est parce que cette notion a un sens différent en Chine et en Europe, avec en Chine un rapport au passé beaucoup moins fondé sur l’identique et l’inchangé qu’en Occident (Fresnais, 2001). Ce consensus est permis parce que les savoirs dominants aux différentes échelles, du local au national, sont compatibles et non pas exclusifs ou contradictoires. Les villageois n’ont qu’un paysage à « vendre » et ils sont prêts à de multiples concessions s’ils perçoivent qu’un bénéfice peut en résulter. Cela dit, cette situation s’explique partiellement par des rapports de pouvoir, bien évidemment, dans un État non démocratique et une société hiérarchisée.
Conclusion : à qui appartient le paysage des Shui ?
« Avant, il y a deux ans, les transports n’étaient pas bons, mais on avait des rizières. Maintenant les dessertes sont bonnes, mais on n’a plus de champs. Alors je ne sais pas si c’est mieux… » (un habitant de Gulu).
La mise en tourisme des espaces ruraux produit toujours une « destruction créative des paysages » (Mitchell C.J.A, 2013) qui, de productifs et locaux, tendent à devenir patrimoniaux ou de loisir, nationaux ou internationaux. Ce processus a été ici exacerbé : c’est une véritable mise en scène du paysage qui a été réalisée (Gauché, 2020), tant il est vrai que les touristes chinois, dans la grande majorité des cas, admirent ce « faux » patrimoine et préfèrent « vivre une expérience moderne plutôt qu’une expérience authentique » (Taunay, 2011). Le modèle étatique de mise en tourisme des minorités en donne un récit idéalisé, folklorisant et essentialisant, offrant aux visiteurs « un condensé de traditions vulgarisées » (Gros, 2001).
Tout en adhérant aux principes du modèle et en acceptant la politique d’« empaysagement », les populations subissent le développement touristique dans ses modalités pratiques : le paysage n’appartient plus aux Shui, mais à l’État et aux touristes, alors même que ces derniers ne réalisent qu’une « consommation indirecte du paysage » (Déry, 2012), passée par le filtre de l’imaginaire de l’État. On a là un tourisme rural dont les ruraux eux-mêmes sont largement exclus (Ged, 2009) et qui, de fait, n’empêche finalement pas la migration des jeunes. Une certaine visibilité culturelle qui irait au-delà d’une folklorisation réductrice, une reconnaissance, fondement de toute justice (Fraser, 2008) qui n’essentialiserait pas leur ethnicité : tout cela est interdit à la population locale, celle-ci souffrant d’une patrimonialisation en trompe-l’œil.
Les minorités, leur culture et leurs paysages du quotidien sont bien l’objet d’une instrumentalisation économique, doublée d’une instrumentalisation politique (Gauché, 2017) puisque le développement, par le biais du tourisme, facilite l’intégration politique et nationale. Et l’action publique, très proche d’un marketing territorial, participe pleinement à cette marchandisation des identités territoriales (Garat, 2001 ; Xiang et al., 2017). Il y a là un paradoxe : ce tourisme rural est extrêmement territorialisé – c’est bien un village et un paysage particuliers que viennent voir les touristes – et en même temps, il est fondé sur des canons très standardisés définis et produits au niveau national. L’ethnicité shui a désormais besoin du roman national pour exister.
Les populations locales pensent en grande majorité qu’elles auront un avenir meilleur avec le tourisme (Liu, 2016), notamment d’un point de vue économique. Il n’est pas question d’émancipation politique a priori, mais on sait combien en Chine, comme ailleurs, le pouvoir économique n’est jamais loin du pouvoir politique (Rocca, 2017). La population locale a une capacité d’initiative qui peut porter ses fruits lorsque les demandes sont en accord avec la politique du district. En revanche, dans le cas de résistances aux projets, les villageois se trouvent en situation d’infériorité quel que soit le niveau de pouvoir (local, provincial ou national) − et ce, même s’il a été montré combien, en Chine, les populations sont habiles à jouer d’une échelle de pouvoir contre une autre (Thireau et Linshan, 2007).
Au final, la folklorisation des cultures pour construire un roman national, la dépossession des paysages pour les populations locales… voilà qui n’est pas propre à la Chine. Mais les formes de ces processus demeurent originales, parfois exacerbées, et les relations de pouvoir entre villageois et niveaux de l’État peuvent sembler à l’image de la gouvernance de ce pays qui, tout en n’étant pas démocratique, sait laisser à sa population des espaces sinon de liberté, du moins d’espérance.
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Pendant la Révolution culturelle, aller à la campagne était synonyme de souffrances et de rééducation par le travail paysan (Taunay, 2011).
Terme entendu au sens de Denise Jodelet (2003) en tant que « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ».
L’ethnicité est « le résultat d’une désignation liée à une différence visible et/ou à un ensemble de signes culturels incorporés qui peuvent être acceptés, subis ou revendiqués par un individu dans sa relation avec un groupe ayant les mêmes attributs ou avec d’autres groupes ayant des attributs différents » (Raibaud, 2009). Elle ne peut se construire que dans les rapports du groupe avec autrui (Barth, 1969).
Assurément, les chercheurs ne doivent pas attribuer à l’« ethnicité » le même caractère essentialiste et uniforme que ce qui est instrumentalisé par les pouvoirs publics chinois. Contentons-nous de constater que sur le terrain, le fait est que l’ethnicité existe, dans les discours comme dans la matérialité, et ce quelles que soient les raisons performatives qui la sous-tendent. C’est pourquoi nous parlerons ici « des » Shui, sans davantage de nuances.
Shanshui prit le sens de « paysage » dans la poésie lettrée chinoise au milieu du 4e siècle (Berque, 1995 ; Escande, 2005).
À l’origine, logement chez l’habitant dans le cadre d’un tourisme rural (Park, 2014), qui a évolué vers une diversification des formes d’hébergement (petite auberge ou appartement…).
Citation de l’article : Gauché É., Déry S., Landy F., Noûs C. À qui appartiennent les paysages des villages shui ? Mise en tourisme et rapports de pouvoir au Guizhou (Chine du Sud). Nat. Sci. Soc., 30, 2, 171-183.
Liste des tableaux
Liste des figures
Fig. 1 Sandu et la préfecture du Qiannan au sein de la province du Guizhou (réalisation : département de géographie, Université Laval, 2022). |
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Fig. 2 La place de Shuige et, à droite, son écomusée (© É. Gauché, 2014). |
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Fig. 3 Le panorama sur les deux principaux hameaux du village de Zenlei et ses rizières en terrasses (© É. Gauché, 2016). |
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Fig. 4 L’entrée de Gulu : porte principale et bureaux à droite, navettes électriques, nongjiale et pagode au fond (© É. Gauché, 2016). |
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