Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 30, Numéro 1, Janvier/Mars 2022
Page(s) 103 - 119
Section Repères – Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2022021
Publié en ligne 5 août 2022

La démocratie a-t-elle besoin de la science ?

Pierre Papon CNRS Éditions, 2020, 322 p.

Pierre Papon (professeur honoraire à l’École supérieure de physique et chimie industrielles de Paris) prend la plume sur la base de trois constats contrastés : l’effet globalement positif de la science sur le progrès des connaissances et des modes de vie ; le fait que la confiance encore élevée de l’opinion publique envers la recherche scientifique s’accompagne d’une inquiétude envers certaines implications sociales et environnementales (notamment le nucléaire, les OGM, les changements climatiques liés à l’usage massif de machines ou encore l’intelligence artificielle) ; enfin une « post-vérité » montante, nourrie par le sentiment que les experts confisquent la décision, ce qui alimente une méfiance envers la science elle-même. Il est donc urgent de réhabiliter la confiance en la science. De là trois parties : clarifier la méthode scientifique, redéfinir l’expertise et renforcer le rôle de la science en démocratie, que l’auteur estime être celui d’une « vigie ».

Qu’est-ce que la science ? P. Papon propose de la définir comme « un ensemble de savoirs sur la matière, l’immatériel, l’Univers, le vivant et la société acquis par l’expérimentation, l’observation ainsi que l’interprétation de données », de manière formalisée, dans des modèles (p. 28). Au-delà de cette définition très générique, l’auteur souligne à juste titre l’extrême diversité des pratiques et des objets. Pour autant, les sciences sont « une longue marche » vers « la vérité » ou « la réalité », deux concepts fréquemment mobilisés par l’auteur quoique toujours avec des guillemets. Dans cette quête, les théories ou modèles conditionnent assez fortement l’activité scientifique. C’est la raison pour laquelle Thomas Kuhn a parlé de « paradigmes », nuançant ainsi les thèses poppériennes, qui avaient tendance à laisser penser que l’on peut tester une théorie dans son ensemble. Les théories comportent toujours des bases peu démontrables, ainsi le concept « d’énergie » en physique, à la fois omniprésent et mal connu. Pour P. Papon, les sciences sociales ne font pas exception. À l’appui de cette thèse, il cite l’historien Antoine Prost qui rappelle que l’histoire s’appuie sur des faits objectifs et non des opinions (p. 39). P. Papon met en garde contre le « relativisme absolu », pour qui toute vérité est relative ; une telle position ruinerait « l’entreprise millénaire de dévoilement de la réalité du monde matériel » (p. 97). « Le relativisme est dangereux car il instille le doute sur la solidité de l’entreprise de production du savoir et il fragilise le rôle d’une expertise fondée sur des faits et des données vérifiées » (p. 98) ; il conduit à la post-vérité.

Dans la seconde partie, P. Papon commence par insister sur la différence entre la « République de la science » et la Res publica : les vérités scientifiques ne se votent pas. Le constructivisme radical de la sociologie des sciences est donc peu convaincant : réalité et vérité scientifique ne sont pas affaires d’opinion, quoi qu’on en dise (p. 140). Cette sociologie a toutefois éclairé plus finement le rôle des controverses et des institutions, ainsi que certains travers contemporains tels que le défaut d’intégrité scientifique et le faible taux de reproductibilité des expériences, ou le fait que les hypothèses que font les chercheurs dérivent fréquemment d’une demande sociale, par exemple en matière technologique (p. 130). Il n’en demeure pas moins que progrès scientifique, technique et social sont allés main dans la main, approximativement, « au moins jusque dans les années 1970 », à l’image de l’espérance de vie (p. 169). La situation a changé pour trois raisons : la stagnation, voire la baisse de l’espérance de vie dans des populations déclassées, la dégradation de la nature et le rôle joué par les techniques militaires. Faut-il conclure à un crépuscule de l’idée de progrès ? L’argument n’est pas nouveau. Mais aujourd’hui nous devons prendre acte d’une crise de confiance d’une partie de la population. Contre une science « agissante », il convient de réaffirmer le rôle « éclairant » des sciences dans le débat public. Avec une fonction clé pour les experts, qui se caractérisent par une compétence technique ou scientifique solidement établie (p. 192). Une limite est le conflit d’intérêts, envers lequel la démocratie doit être attentive.

Comment renforcer la confiance en cette science qui aurait désormais une fonction de « vigie de la démocratie » ? « Le débat démocratique sur des choix de politiques publiques a d’autant plus de force qu’il est éclairé par des faits et des données établies et vérifiées » (p. 215). Mais la montée en puissance de l’expertise et sa technicisation croissante alimentent une « crise de confiance » envers les institutions proprement scientifiques (p. 231), comme le montrent le rapport de France Stratégie1 et celui de la Rand2, que l’auteur cite abondamment. La gestion du coronavirus en est d’ailleurs un exemple. La sociologie des sciences a contribué à déstabiliser la science en la réduisant à une construction sociale (p. 237). La Rand identifie quatre causes : un désaccord croissant sur l’interprétation des faits, un brouillage de la frontière entre une opinion et un fait, une importance croissante accordée aux expériences personnelles, que l’on tend à extrapoler, et une perte de confiance dans les sources d’information reconnues et respectées (p. 235). Comment surmonter la défiance ? Tout d’abord en renforçant la science dans sa mission de « vigie » pour faire avancer le front de la connaissance, investir dans les champs émergents et conforter les percées prometteuses (p. 254). Il convient ensuite de favoriser l’expertise collective en impliquant la société civile, à l’image de l’INRAE sur les pesticides (p. 261) ; et d’engager enfin ce que Pierre Lascoumes, Yannick Barthe et Michel Callon ont appelé une démocratie technique (p. 265). Le dialogue entre science et société peut prendre trois voies : le parlement (via l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques [OPECST], etc.), les conférences de citoyens et l’expérimentation sociale (p. 271). À quoi s’ajoutent la transformation du Conseil économique social et environnemental en « conseil de participation citoyenne » chargé des intérêts de long terme, et une réforme de l’enseignement supérieur (universités et grandes écoles) afin que les trois voies évoquées alimentent moins exclusivement le questionnement des seules élites, et que la science joue un peu plus ou un peu mieux ce rôle de « vigie » si essentiel à sa propre légitimité, auprès de la société (p. 274). Papon souligne aussi longuement l’intérêt des sciences participatives, à l’exemple du « Big Bell test » en physique fondamentale qui a impliqué 100 000 participants (p. 278). L’intégration de la science dans la culture est le dernier volet. Elle repose sur trois piliers : une information sur les progrès des sciences et techniques s’inscrivant dans le long terme ; une acculturation aux pratiques de science, c’est-à-dire aux normes de production du savoir ; une confrontation des sciences aux enjeux techniques, économiques, sociaux ou artistiques qui leur sont liés. Deux pièges sont à éviter : le prophétisme (à l’exemple de la « loi de Moore ») et le catastrophisme (à l’exemple de la collapsologie) (p. 292).

P. Papon conclut sur la nécessité de sauver le progrès, quitte à le repenser. La science peut jouer un rôle de vigie à quatre conditions : que l’État la soutienne, que l’expertise proprement scientifique soit convenablement mobilisée, que l’enseignement supérieur et la recherche forment des vigies et pas seulement des élites, et que le citoyen soit la base de la relégitimation.

L’ensemble est informé et bien argumenté, globalement convaincant. En particulier l’appui privilégié de l’institution scientifique sur le citoyen, quand d’autres acteurs ont voulu « purifier » la science de toute scorie citoyenne, sapant ainsi leur propre légitimité. L’ouvrage n’est cependant pas exempt d’insuffisances. Citons-en deux.

La première est que P. Papon prend pour acquis que les scientifiques incarnent les quatre valeurs du métier décrites par R.K. Merton (p. 44) : l’universalisme (impersonnalité des critères de science), le communalisme (mise en commun des résultats), le désintéressement (recherche de la vérité et non de l’intérêt personnel) et scepticisme organisé (hypothèses ou résultats qui peuvent être contestés en permanence, indépendamment de toute option politique ou institutionnelle). La sociologie des sciences n’a pas seulement éclairé le rôle des institutions : elle a souligné combien les engagements des scientifiques conditionnaient tant leur recherche que leur manière d’éclairer les problèmes à expertiser. Autrement dit, la demande sociale évoquée par P. Papon, qui traverse les scientifiques et leurs institutions, a un rôle bien plus important dans la structuration des connaissances qu’il ne l’avoue. La biologie moléculaire trouve, par exemple, une partie importante de sa raison d’être dans l’agriculture industrielle, ce qui la conduit à dénigrer l’agriculture biologique. Le cas de Claude Allègre se mettant à fausser le débat sur le réchauffement climatique au motif que les climatologues absorbaient les financements dédiés aux sciences de la Terre est moins rare qu’il le dit. C’est aussi ce qu’il faut retenir des travaux de Latour sur Pasteur. Le « vote » et l’opinion jouent donc un rôle bien plus grand qu’il ne le reconnaît. Les partisans d’une théorie ou d’une technologie, qui absorbent des ressources pour la développer, « votent » d’une certaine manière pour elle ; en tout cas leur attitude ne peut pas être neutre et elle est rarement impartiale3. Le catastrophisme ou les effets de mode sont bien deux ennemis de l’expertise et de la recherche de qualité, mais P. Papon n’explique pas vraiment comment les endiguer. Pourtant la solution existe : c’est l’expertise collective, c’est-à-dire la confrontation des divers partis pris – et non pas le recours à un expert qui du fait de sa compétence serait automatiquement capable de trier entre ce qui fait consensus et ce qui fait débat dans un champ. C’est ainsi que peut se construire une impartialité. Bien souvent, c’est le contraire qui se produit : l’expert trie, oui, mais bien trop suivant son opinion. Le livre présente donc une faiblesse importante sur la question de l’expertise. Dans le cas du glyphosate, par exemple, P. Papon oublie de préciser que le désaccord entre l’Autorité européenne de sécurité des aliments et le Centre international de recherche sur le cancer tient en particulier à ce que le premier ne fait que reprendre les études réalisées par les industriels. C’est dommage, car le travail de la « vigie » ressort de l’expertise et non de la science.

La seconde faiblesse tient à une relative méconnaissance des sciences humaines. Les exemples sont généralement tirés de la physique ou des sciences de la nature. En SHS, P. Papon se réfère presque exclusivement à un historien, Antoine Prost. Celui-ci avance sa propre thèse et non les incertitudes du champ – et l’on rencontre donc typiquement ici le problème qui se pose quand on ne fait appel qu’à un expert. L’histoire consiste certes à établir l’adéquation des énoncés avec les faits. Mais pas seulement. Elle implique également d’interpréter leur enchaînement, c’est-à-dire établir les « causes » des « événements ». Savoir si un fait historique (tel qu’une découverte) est un « événement » est plus difficile à établir et moins consensuel que de vérifier si Pétain était bien à Verdun. « L’événement » peut ne pas être perçu comme tel par les contemporains, etc. L’observation peut être généralisée aux SHS : les causes, en sciences sociales, sont des raisons. Les mêmes causes se reproduisent rarement et ne produisent pas forcément les mêmes effets. Ne pas voir ce point conduit P. Papon à simplifier à l’excès l’intrication entre faits et valeurs, notamment dans son analyse de l’expertise. En SHS, les faits observés sont des valeurs, quand bien même on les observerait « comme des choses » suivant la règle de méthode de Durkheim. Certaines disciplines, à l’exemple de la philosophie, ont même pour vocation de clarifier les logiques qui sont à l’œuvre dans les valeurs. C’est une exploration comme une autre, mais avec ses règles propres, du fait de la nature de l’objet. Cette seconde faiblesse a une conséquence inattendue. P. Papon s’interroge en effet très brièvement sur les mathématiques, qui ne cadrent pas avec sa définition de la science, en ce qu’elles ne recourent que très rarement à des faits de l’expérience et à des outils techniques (p. 37). En effet. Mais c’est le rôle de la logique au sens philosophique que l’auteur sous-estime ainsi. Les mathématiques sont une combinatoire. Elles esquissent des univers à partir d’axiomes de base indémontrables. En cela, elles sont proches des cultures et des histoires. Le biais cognitif dénommé « effet Othello » illustre ce fait aussi bien que le rôle de ce que Jean-François Lyotard a appelé les « métarécits » dans l’histoire humaine. Les récits, sans être « relatifs » ni « subjectifs », sont inévitablement pris dans une perspective, qui est structurante pour celles et ceux qui l’agissent. Cela vaut également pour les sciences. C’est moins le spectre du relativisme qui inquiète P. Papon que celui de récits concurrents à celui d’un progrès mesuré et contrôlé.

Fabrice Flipo (Institut Mines-Télécom BS, Laboratoire LCSP, Évry, France) fabrice.flipo@imt-bs.eu

L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain

Guillaume Blanc Flammarion, 2020, 343 p.

Voici un ouvrage, comme il en existe peu en langue française, à propos des usages politiques et des effets matériels et sociaux, sur leurs résidents, de la création d’aires protégées pour la conservation de la nature sur le continent africain. Écrit dans une langue accessible, il est susceptible d’intéresser tout à la fois un public large par la synthèse et le renvoi à des recherches anglosaxonnes sur ce thème (Beinart, Neumann, MacKenzie, Grove, Leach et Fairhead, Davis…) et un lectorat plus spécialisé pour lequel l’intérêt majeur réside dans le cas d’étude éthiopien, soit la focale choisie par l’auteur pour enquêter sur les politiques de conservation au « ras du sol » (p. 41).

« Colonialisme vert », explique l’auteur dans le premier chapitre, est à l’origine une expression journalistique visant à alerter l’opinion publique sur les violences subies par les habitants ou riverains d’aires protégées situées dans les ex-colonies européennes, et qu’il définit lui-même comme « l’idéal d’une nature débarrassée de ses habitants » (p. 39). L’ouvrage peut se lire comme une suite de péripéties à propos du projet, poursuivi sans relâche depuis sa formulation initiale en Éthiopie au début des années 1970 jusqu’à sa réalisation dans les années 2010, de vider les parcs nationaux du pays de toute présence humaine afin d’en reconstituer le couvert végétal et la faune considérés comme originels par leurs promoteurs. Ces derniers sont avant tout des « experts » occidentaux, formés en agronomie ou en foresterie, éventuellement passés par l’armée ou les forces de police impériales, puis employés après les indépendances par des organisations internationales telles que la FAO ou l’Unesco, ou par des ONG telles que le WWF (World Wildlife Fund for Nature), lesquelles ont contribué à maintenir la nature des États devenus indépendants sous juridiction occidentale. Cependant, l’auteur s’efforce de ne pas réduire cette situation à une opposition strictement nord-sud et cherche à comprendre pourquoi, au fil des décennies, des institutions et des acteurs issus du continent finissent par adhérer à cette logique d’exclusion.

Ce qu’il importe de souligner, c’est qu’en définitive, cette adhésion n’est jamais motivée par l’idée d’un retour à quelque « nature originelle ». Cette nature-là, qui est avant tout une émanation de l’esprit des acteurs institutionnels de la conservation, les expertises s’effectuant le plus souvent au pas de course (voire en avion ou en hélicoptère !), est celle donnée en spectacle dans les documentaires animaliers. Pour les régimes successifs éthiopiens, depuis l’époque impériale jusqu’à l’État fédéral instauré en 1995 en passant par la période révolutionnaire, les parcs sont surtout un moyen de « […] faire reconnaître la nation par l’extérieur [et d’] imposer la nation à l’intérieur » (p. 142) en exerçant ainsi une forme de contrôle territorial sur des populations rebelles au pouvoir central.

Chemin faisant, l’auteur répond aux grandes questions énoncées dans le premier chapitre (p. 40) qui constituent la trame de son enquête. La force de la conviction des scientifiques, selon laquelle la nature africaine se dégrade linéairement et irréversiblement sous l’action des agriculteurs africains, tient à leur participation au projet colonial et à sa légitimation qui se sont poursuivis sous d’autres formes après les indépendances (notamment via les grandes ONG et les institutions multilatérales), et qui informent la motivation de leurs expertises. Le « mythe de l’Éden africain » se maintient grâce aux interdépendances nouées entre les dirigeants africains, pour qui les parcs peuvent revêtir des fonctions sociopolitiques et géopolitiques de contrôle de leurs populations, et les consultants occidentaux qui utilisent les parcs pour continuer à administrer la nature africaine. Le mythe se stabilise grâce à des « textes-réseaux » (p. 107-108) circulant entre experts, tous professant, parfois en la transposant abruptement d’un pays à l’autre, la thèse d’une « forêt perdue » (pour emprunter l’expression d’Alain Gascon4), dont l’infinie répétition finit par lui donner force de vérité. Le tournant du développement durable et de la gestion dite « participative » dans les années 1980-1990 n’y change rien : le même mythe continue à légitimer une politique d’expulsion des habitants des parcs, en se drapant dans les oripeaux d’une approche se voulant plus inclusive mais continuant en fait à déprécier les savoirs et pratiques des Africains autant que dans les décennies précédentes.

Ce livre d’histoire mobilise une pluralité de sources écrites : rapports de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation) et du WWF, archives de l’Unesco et des services forestiers éthiopiens successifs, coupures de presse, récits autobiographiques, dont l’exploitation offre une fenêtre privilégiée sur les coulisses politiques de la conservation en Éthiopie et au-delà, par un va-et-vient permanent entre ce terrain et des recherches historiques menées en d’autres régions du continent. L’auteur met en œuvre, à la suite de A. Gascon sur ce thème en Éthiopie, une critique des chiffres supposés démontrer l’ampleur de la déforestation dans le pays (p. 94-95) ou encore des récits néomalthusiens censés expliquer cette déforestation (p. 157-158). Il tord ainsi le cou aux généralisations abusives et aux amalgames qui imprègnent les diagnostics hors-sol des consultants, ainsi qu’à leurs affirmations non étayées, voire contraires à la réalité. Le cas le plus spectaculaire est celui du Walia ibex, une antilope propre à certains hauts plateaux éthiopiens qui est l’objet d’un leitmotiv de disparition depuis un demi-siècle alors que les archives témoignent de l’augmentation de sa population ! Ce bouquetin retiendra également l’attention du lecteur par les discordes à son sujet, entre conservationnistes qui en ont fait leur icône et habitants accusés de prédation à son endroit, bien qu’il habite des milieux escarpés en réalité très peu accessibles aux humains… même si des logiques d’escalade entre ces acteurs ont pu conduire certains habitants à vouloir éradiquer l’espèce afin d’en finir avec le parc du Simien qui justifie ainsi son existence (p. 151).

L’ouvrage frappe par la force d’inertie et la stabilité, sur plusieurs décennies, du cadre de référence paternaliste et raciste qui représente les « Africains », généralement indifférenciés, en destructeurs inconscients de leur propre environnement, dépourvus de toute autonomie à cet égard. Le phénomène est d’autant plus étonnant qu’à rebours de nombreux travaux historiques sur les « sciences coloniales », réifiant ces dernières en une totalité homogène de discours qui n’auraient fait que perpétuer des idées reçues héritées de l’époque des conquêtes, d’autres historiens ont commencé à examiner comment les sciences de l’observation, naturelles et sociales, ont discuté les préjugés initiaux dans les décennies suivantes grâce à leur pratique du terrain5. Des chercheurs et des experts, tout en restant loyaux à une certaine idéologie impérialiste, ont révisé les jugements légués par les générations précédentes en faisant l’expérience de savoirs locaux relatifs à l’organisation sociale, à l’agriculture et à l’exploitation des ressources naturelles des colonies. Ces réflexions sur l’évolution des cadres épistémiques scientifiques dans les colonies britanniques entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle incitent par ricochet à s’interroger sur les raisons de la stabilité des cadres de référence conservationnistes associés aux aires protégées dans les décennies suivantes. Sans doute le très faible investissement sur le terrain des consultants, dont l’épistémologie pour le moins fragile repose essentiellement sur des observations « à vol d’oiseau » et sur un sentiment d’urgence à conserver une nature toujours sur le point de disparaître, explique-t-il en partie cette situation, de même que les intérêts politiques sus-évoqués.

L’auteur avance une critique convaincante de la manipulation de chiffres et de la création de toutes pièces de récits de catastrophes environnementales, qui continuent à servir de caution aux expulsions d’habitants d’aires protégées. À l’instar de James Fairhead et Melissa Leach6 qui s’étaient attaqués aux « forêts de statistiques » environnementales ouest-africaines (selon leur heureuse expression), la persistance de ces chiffres et de ces récits est ici expliquée par l’analyse des rapports de pouvoir qu’ils alimentent. C’est là l’objectif du livre, qui est avant tout un livre d’écologie politique. L’auteur s’arrête ainsi au seuil d’une autre approche d’histoire environnementale, ou d’écologie historique, qui aurait consisté à reconstruire une histoire plus crédible des peuplements végétaux et animaux associés aux trois parcs nationaux éthiopiens. De trop rares allusions en ce sens parsèment l’ouvrage, notamment à propos de la population de Walia ibex. L’auteur affirme qu’elle augmente en même temps que les conditions de vies humaines s’améliorent, en se contentant d’une référence aux grandes famines qui ont transformé ces animaux en gibier à deux reprises en 1973 et 1985 (p. 220), mais sans tenter d’en expliquer les raisons ni les modalités. Le propos d’un habitant (p. 274) suggère qu’un étagement des domaines vitaux des humains et des bouquetins dans ces régions montagneuses est l’une des clés de cette coexistence à laquelle les experts en conservation restent aveugles. Cette proposition relevant d’un savoir écologique local mériterait des investigations supplémentaires.

Au total, L’invention du colonialisme vert met en pièces efficacement les dérives des politiques de conservation via les aires protégées en Afrique et démontre la nécessité de poursuivre la documentation de telles situations. On aimerait pouvoir s’y référer pour signifier que toute opportunité de conserver sans créer d’aires protégées est surtout une opportunité d’éviter de graves et violents conflits. Cet argument serait toutefois encore mieux servi par une étude historique détaillée des modalités de la coexistence entre humains et non-humains au sein des trois parcs nationaux éthiopiens, que l’on peut espérer lire dans une publication ultérieure.

Vincent Leblan (IRD, UMR Paloc, Paris, France) vincent.leblan@ird.fr

Réaliser la Terre. Prise en charge du vivant et contrat territorial

Hervé Brédif Éditions de la Sorbonne, 2021, 411 p.

L’ouvrage est organisé en trois parties : Univers, Divers et Plurivers. Chacune des parties correspond à une échelle d’analyse. Hervé Brédif (géographe, Université Panthéon-Sorbonne) part d’une approche globale du « problème » de la « crise écologique » à travers l’érosion de la biodiversité et le changement climatique. Dans un second temps, l’ouvrage change radicalement d’échelle et adopte un angle local et territorial. Suite à un développement approfondi de la notion de territoire, l’auteur présente deux cas d’étude français : le plateau de Saclay et la haute Bigorre. Conséquence de ces deux premières analyses, la troisième partie entre dans une argumentation renouvelée de la crise écologique, vue comme une problématique. On y trouve là une redéfinition du « problème », une analyse des leviers de changement à travers le commun, la territorialité et le contrat territorial pour parvenir à définir un nouveau régime biogéopolitique.

L’ouvrage est grandement tiré de la très belle thèse de doctorat7 que l’auteur a soutenue il y a 17 ans et dans laquelle, déjà, il se situait dans une « opposition au pessimisme écologique par une bio-géo-politique conviviale, inventive et positive8 ».

Cette opposition est bien marquée dans l’ouvrage où la situation écologique est considérée comme une simple crise passagère (cf. « sortie de crise » p. 132), et où cette crise est qualifiée de « problème » (grave). À l’heure de la pandémie et de sa énième vague, de la COP 26 sur le climat, et surtout des constats et des analyses de terrain sur le réchauffement climatique, des épisodes dramatiques des aléas violents climatiques à travers le monde, des cas d’effondrement de la biodiversité, notamment des insectes, etc., l’état d’esprit de cet ouvrage étonne et peut même agacer. Si l’auteur parle de crise, c’est parce qu’il assimile le « sentiment d’urgence écologique » à une « catastrophe imminente » (p. 131). Pourtant, l’ouvrage mérite toute l’attention du lecteur malgré cette ambivalence de parler constamment de crise et non d’urgence qui finit par interroger sur le climatoscepticisme de l’auteur compte tenu de l’importance qu’accorde ce dernier aux négationnistes. En décryptant les processus d’élaboration des politiques globales avec leurs faces cachées, H. Brédif offre une lecture de ce qu’elles peuvent contenir de manipulation, de son point de vue. L’analyse de la dimension scientifique et politique de la biodiversité se présente un peu (trop ?) comme un cours (« je sais, je vous explique ») avec des figures d’une belle qualité (conceptuelle, mais pas d’impression par contre) et d’analyses originales et pertinentes. H. Brédif se décale du discours ambiant sur l’environnement en parlant de vivant, qui associe humain et non-humain sans les séparer, tout en restant cependant dans une logique de « gestion » de la biodiversité.

Si l’analyse de la biodiversité retient pleinement l’attention, le chapitre sur l’action climatique, bien que minutieux et riche en informations, est, lui, moins convaincant. On peut s’étonner en 2022 de la dimension « polémique » du sujet climatique qui est ici surinvesti, alors que les derniers rapports du GIEC sont sans ambiguïté. Si l’analyse est intéressante, elle pèche par des données déjà trop anciennes et dépassées, l’auteur, qui refuse de s’engager sur la notion d’urgence écologique et ce jusqu’à la fin de l’ouvrage, faisant preuve en l’occurrence d’une neutralité feutrée. Il n’est pas certain que ce que Latour écrit en 2013 (cité dans l’ouvrage), ce dernier le reprenne de nos jours. Cependant, les nombreuses références sont bienvenues.

Le mode d’appréhension de la crise écologique à l’échelle internationale conduit l’auteur à une lecture des questions du climat et de la biodiversité en termes de « problèmes », comme il l’écrit de façon récurrente. Cette formulation peut surprendre par une forme de réduction de l’urgence écologique à un simple « problème », alors que l’on est bien dans un « enjeu » avec des problèmes de pollution, de consommation d’espaces agricoles et naturels, etc9… Si pour beaucoup un problème est une question à résoudre, ici le terme renvoie à l’idée d’une perception de la dégradation d’un état de « qualité » (p. 291).

« Réaliser la Terre » signifie pour H. Brédif opérer une « transformation » des façons d’agir par la renaissance du local-territorial. Le point fort de l’ouvrage se situe là, à cette échelle du processus d’écologie territoriale visant à « l’optimisation du métabolisme territorial » (p. 140). Comment y parvenir ? H. Brédif commence par proposer une autre approche du territoire remettant en cause les quatre définitions classiques existantes (biophysique, politique et institutionnelle, socioculturelle, économique). Le lecteur est en droit de s’interroger sur cette déconstruction (très intéressante) de la notion de territoire, considérée ici comme dépassée. La figure n° 23, p. 161, est bien représentative des différentes approches discutées. Partant de cette critique, l’auteur propose plutôt de penser la territorialité humaine comme un système de relations, un processus de coconstruction allant jusqu’à l’idée d’une relation entre nature et culture qui se matérialise dans une dimension stratégique faisant « méta-territoire » (p. 175). En fait, pour faire simple, le territoire définit l’espace d’un projet commun, ou d’objectifs partagés, autour duquel se coordonnent les acteurs. Les quatre approches connues du territoire s’intègrent dans cette nouvelle définition sans se limiter à une en particulier.

La disqualification de la notion de territoire, surtout chez les géographes d’après l’auteur, devient récurrente dans l’ouvrage qui insiste bien sur une métamorphose passant du territoire ontologique à un territoire stratégique se définissant dans un dessein commun. Pour qui n’est pas géographe, cette analyse se comprend bien et convoque de nombreuses disciplines.

Le second point fort de Réaliser la Terre tient à sa perspective de « redéfinir le problème » écologique. L’auteur essaie de nous faire comprendre que parler de « problème » écologique revient à sortir de toute objectivité car cela relève d’une manipulation consistant à imposer une lecture réductionniste et orientée de la situation (p. 293). Cette analyse explicite qu’il n’y a urgence que pour certains et pas pour d’autres n’est en rien un élément objectif, jusqu’à souligner la vassalité des sciences humaines devant les sciences de la nature. Le « sentiment de problème » (p. 285 et p. 288, la « notion de problème est appréciative ») conduit à une « science des problèmes » (Chapitre 6 « Par-delà science et politique : redéfinir le problème », p. 283 sqq.).

L’auteur appuie sa démonstration par des « leviers stratégiques de changement ». Suite à son approche du problème écologique, il dénonce les discours alarmistes, les solutions radicales et quelque peu irresponsables. Certes, mais que penser alors en 2022 de la pandémie de la Covid-19 ? Il y a trois ans de cela, aurions-nous seulement accordé du crédit à l’idée de fermer les frontières, de porter un masque en permanence, d’imposer plus ou moins la vaccination, etc. ? Si manifestement l’auteur ne croit pas à la fin d’un monde, le lecteur attend avec impatience et suspens les propositions : un retour au commun, différent du collectif, qui « vise à reprendre la main sur des processus nés dans l’entrelacs des relations de systèmes complexes » (p. 318), mais par une « construction sociale » résultant d’un « accord temporaire et négocié » (p. 319). De nombreux auteurs sont convoqués. L’objectif souligné est de « sortir de l’inaction collective » (p. 321), mais comment ? « En abordant les situations de manière plus ouverte et plus globale » … et en recontextualisant les questions écologiques (p. 326). La manière d’y parvenir est de « retrouver le commun » en « refondant la politique » pour aboutir à de la coconception et de la coaction à l’échelle du territoire. Un territoire vu comme un espace (un lieu) de mise en cohérence et de mise en synergie entre acteurs et stratégies publiques et privées. L’auteur situe ce territoire entre le local et le global pour définir un « méso-territoire ». La notion d’intendance apparaît mais curieusement pas celle de « land stewardship », expression retenue à l’international pour désigner l’intendance territoriale. Ce défaut souligne une faille dans ce bel ouvrage, celle de ne pas s’ouvrir au monde, à des contextes autres que français. Pour appuyer la diversité humaine (ADN de l’anthropologie), il aurait fallu prendre des exemples de terrains et des références hors Occident (un long développement est fait autour de Dan O’Brien [écologue, écrivain et éleveur de bisons], p. 344-355), ce qui aurait permis de sortir d’un occidentalo-centrisme trop souvent présent dans de nombreuses analyses… et textes de droit international.

Mais concrètement, comment formaliser cette intendance ? La mise en forme de ce qui fait territoire autour d’un projet commun passe par une forme de contractualisation. Une belle référence est faite à l’expérience de la « wild idea » pour définir une autre voie, qui consiste à prendre soin (care) plutôt qu’à protéger10. La simple régulation des usages n’est pas suffisante pour mettre en œuvre l’idée d’écocentrisme. Il serait nécessaire d’investir dans deux contrats, naturel et social, selon O’Brien. On en arrive au contrat territorial, point d’orgue de l’analyse de H. Brédif. Convoquant différents auteurs, l’ouvrage fait la synthèse de notions bien connues et souvent de facture ancienne, comme celle de contrat (et de responsabilité qui le porte), à laquelle il manque indiscutablement une analyse juridique récente. Ce rappel des fondamentaux, pour utile et nécessaire qu’il soit, appelait, nous semble-t-il, de plus profonds développements en termes d’opérationnalité.

Le contrat territorial permet selon l’auteur la prise en charge du vivant qui relève pour lui du patrimoine commun d’une communauté d’acteurs. Là, le lecteur reste sur sa faim et un dépoussiérage s’impose car l’analyse semble très anthropocentrée : en quoi le non-humain peut-il relever du patrimoine des sociétés humaines ? Cette relation d’appartenance marque les limites de la démonstration qui ne va pas jusqu’au bout. On aimerait en savoir plus sur la matérialisation de ces contrats avec des cas précis.

Encore une fois, on constate jusqu’à la fin de l’ouvrage une sorte de déni de l’urgence écologique, terme que l’on trouve pourtant dans la loi Grenelle 1 (loi du 3 août 2009 n° 2009-967 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement), que l’auteur préfère cantonner à une crise, pour ne pas tomber, selon lui, dans le catastrophisme ou dans le militantisme écologique. Une position qui n’est plus recevable au vu des prédictions alarmantes sur le climat, la biodiversité et de la situation sanitaire avec les variantes de la Covid-19 qui se multiplient.

Pourtant, H. Brédif souligne bien de façon très pertinente le besoin d’un projet ouvert et exigeant de symbiose entre l’homme et la planète. Cette association exprime la réalisation de la Terre au moyen de contrats territoriaux dont dépend le contrat global. La démonstration de l’auteur repose à la fois sur des expériences personnelles de terrain malheureusement datées (Saclay et haute Bigorre) en France et de nombreuses références bibliographiques dont beaucoup sont anciennes (seules 10 % datent de 2014-2017). Cet ouvrage aurait dû sortir il y a quelques années déjà et aurait mérité indiscutablement une mise à jour avant son édition en 2021. Enfin, on peut regretter le manque cruel d’une analyse interdisciplinaire sur un sujet qui nécessitait grandement de mobiliser les sciences écologique, juridique et anthropologique associées à la géographie et aux sciences politiques.

Olivier Barrière (IRD, UMR ESPACE-DEV, Montpellier, France) olivier.barriere@ird.fr

Les lois de la contagion. Fake news, virus, tendances

Adam Kucharski Dunod, 2021, 338 p.

La caractéristique la plus frappante du livre d’Adam Kucharski, Les lois de la contagion, est qu’il parle peu de COVID-19. Certes, sa rédaction précède le début de la pandémie mais les éditeurs ont évidemment poussé le jeune professeur de la London School of Hygiene & Tropical Medicine à le mettre à jour. Le fait que cela n’ait pas été nécessaire montre d’une part la forte cohérence du texte, mais aussi plus généralement la robustesse de l’épidémiologie mathématique. D’une certaine manière, si la biologie du SARS-CoV-2 soulève encore de nombreuses questions, sa propagation présente peu d’originalité et la majorité des outils utilisés pour la décrire et la contrer existaient avant 2020.

Épistémologiquement, la contagion ne se rattache pas nécessairement à quelque chose de négatif (le mot vient du latin tangere, qui signifie « toucher ») mais son acception courante est bien différente et le dictionnaire de l’Académie française l’associe à des maladies infectieuses, des troubles psychiques comme par exemple la panique, ainsi qu’à une attitude, un comportement ou un sentiment condamnables. Le contenu du livre de Kucharski reflète bien cette perception moderne même si certains processus contagieux comme l’adoption de nouvelles technologies par des utilisateurs détonnent un peu.

À l’origine des phénomènes décrits dans l’ouvrage, il y a la notion d’événements dépendants, qui vont typiquement conduire à la fameuse « courbe en S ». Cette accélération est caractéristique du processus de contagion : une personne contaminée devient elle-même contagieuse. Cela paraît évident pour les maladies infectieuses mais ce phénomène se retrouve aussi ailleurs, par exemple dans les effets de mode ou les fluctuations des marchés financiers.

De manière peut-être inattendue, c’est un médecin, Ronald Ross, qui a popularisé ces raisonnements. Si Ross est connu pour avoir reçu le prix Nobel pour ses travaux démontrant que l’hématozoaire du paludisme se transmet par le moustique, beaucoup de ses confrères seraient surpris de son affirmation selon laquelle « l’épidémiologie est en réalité un sujet mathématique ». Toutefois, les formules mathématiques sont quasiment absentes de l’ouvrage au profit de schémas donnant une interprétation intuitive des résultats. Cela permet aux lectrices et lecteurs peu familiers de l’épidémiologie de saisir les notions clés.

Même s’il explique en termes simples ces thématiques de santé publique, l’exposé de A. Kucharski donne matière à réfléchir aux personnes connaissant bien le sujet. D’une part en mettant en avant des synthèses telles que DOTS (points en anglais) résumant les 4 manières de contrôler une épidémie : diminuer la durée de l’infection (D), contrôler les opportunités de transmission (O), baisser la transmissibilité (T) et réduire la proportion de personnes susceptibles d’être infectées (S). D’autre part, l’auteur explore des domaines éloignés de la santé publique comme les réseaux sociaux ou encore les bulles spéculatives.

Les réseaux de contacts sont un exemple fascinant car leur structure façonne les événements de contagion. Le problème avec les maladies infectieuses, c’est que leur structure est délicate à inférer. Certes, pour les réseaux de contacts sexuels, des enquêtes approfondies permettent d’en donner une idée relativement précise. On constate d’ailleurs qu’ils sont particulièrement hétérogènes dans le sens où une majorité de personnes a peu de partenaires et une minorité en a énormément. En revanche, les réseaux de contact associés à la transmission des infections respiratoires sont bien plus délicats à inférer. Les réseaux sociaux offrent aussi une belle illustration des défis actuels auxquels sont confrontés les modèles de réseaux.

L’auteur explore ainsi en détail les études sur les manipulations de vote, notamment aux États-Unis. Certes, les citoyennes et les citoyens ont bien été exposés à des campagnes relayant des informations biaisées, voire complètement fausses. Mais cela ne représente qu’une fraction des informations qu’ils ont reçues. Au final, la manière dont une opinion se forme ne peut se résumer à des topologies de réseaux. Au passage, on notera que le concept de DOTS évoqué ci-dessus s’applique aussi aux épidémies de désinformation. Par exemple, l’analyse de la propagation d’une fausse rumeur au Japon a montré que plus le démenti des autorités est rapide, plus la vague associée est limitée. En revanche, il serait impossible et potentiellement dangereux de répondre à toutes les rumeurs. Cela recoupe bien l’idée selon laquelle les processus de contagion sur internet et les réseaux sociaux demeurent relativement imprévisibles (au grand dam des experts en publicité). Toutefois, une fois les premières phases entièrement aléatoires passées, le phénomène de contagion devient plus prévisible (ou « déterministe »), ce qui facilite grandement les possibilités d’interventions.

Là où l’ouvrage est probablement le plus polémique, c’est lorsqu’il s’aventure sur le terrain de la sociologie. En effet, le processus de contagion fonctionne bien lorsque l’on considère des comportements « rationnels » au sens de la théorie des jeux, c’est-à-dire entièrement prévisibles ou moutonniers. C’est le cas, par exemple, d’épargnants qui achètent tous la même devise quand elle est à la hausse (et ce faisant amplifient la hausse) et s’en séparent quand elle est à la baisse (générant ainsi un krach boursier). En revanche, les délits d’initiés ou les arrangements entre autorités publiques et grandes firmes financières sont, eux, imprévisibles. On peut donc légitimement être prudent pour ce qui est de la validité des analyses de contagion concernant des comportements humains. Il n’en reste pas moins que certaines données sont frappantes. Par exemple, il existe une corrélation avérée entre la mention de suicides dans des chaînes d’information grand public et le nombre de passages à l’acte, à tel point que l’Organisation mondiale de la santé a donné des consignes afin de relayer ces nouvelles de manière à minimiser les risques sanitaires.

Un des exemples de « contagion sociale » les plus détaillés dans le livre provient des États-Unis où chaque fusillade entre bandes rivales est susceptible d’en entraîner de nouvelles par ricochet. Ces événements violents étant évidemment très documentés, ils permettent des analyses poussées via lesquelles on peut les interpréter comme un processus de contagion. Pour caricaturer le raisonnement de A. Kucharski, chaque personne touchée directement ou indirectement par une fusillade est susceptible d’être « infectée » à son tour. L’auteur calcule ainsi des valeurs que l’on associe aujourd’hui aux épidémies de COVID-19 comme le nombre de reproduction de base, c’est-à-dire le nombre moyen d’infections causées par une personne (0,63 pour les fusillades). On peut aussi calculer un intervalle de génération qui est le temps moyen entre deux infections, donc entre deux fusillades pour l’exemple précité. La limite de ces interprétations est liée au facteur confondant de l’environnement. Si l’on prend l’exemple de l’obésité, parfois vue comme une épidémie, il faut tenir compte du fait que l’environnement social, et non la « contagion » par une autre personne, peut déclencher le phénomène. Un autre exemple des limites de la modélisation de problèmes sociologiques est l’analyse de ces initiatives admirables que sont les programmes Cease Fire et Cure Violence, mis en place pour lutter contre les flambées de violence à Chicago et dans d’autres villes des États-Unis, en partant de l’hypothèse que ces dernières relèvent de processus de contagion. Certes, ces programmes ont connu un indéniable succès, mais cette réussite, on ne peut l’exclure, tient peut-être aussi au temps, aux financements et à l’énergie consacrés à résoudre le problème.

Au final, il est frappant de voir à quel point un modélisateur comme A. Kucharski est mesuré quand il aborde la question de l’utilisation pratique des modèles mathématiques. Ces derniers sont évidemment essentiels pour décrire notre environnement. Sans eux, impossible de percevoir et encore moins d’anticiper le changement climatique. Toutefois, il faut selon lui se méfier tout autant de celles et ceux qui vouent un amour aveugle aux modèles. Par exemple, les données utilisées sont toujours incomplètes et biaisées. Le plus souvent, elles sont aussi en décalage avec l’état de l’épidémie. Dans le cas du COVID-19, pour les personnes hospitalisées pour des formes sévères, il s’est écoulé en moyenne 14 jours depuis l’infection. D’aucuns s’en remettent à des prévisions réalisées par des modèles d’apprentissage, puisque prévoir n’implique pas de comprendre, mais le risque alors est de ne prévoir que les indicateurs. A. Kucharski l’illustre parfaitement en décrivant des exemples d’algorithmes, utilisés par la police américaine, dont les prévisions étaient au final complètement biaisées par les données utilisées pour l’apprentissage initial.

Cette connaissance des limites des capacités des modèles va de pair avec une lucidité quant à la difficulté de contrôler les épidémies. L’auteur se moque d’ailleurs des magnats de la Silicon Valley lorsque ceux-ci demandent à une épidémiologiste le nombre de zéros qu’il faut mettre sur un chèque pour résoudre les problèmes sanitaires à l’aide de leurs développeurs informatiques de choc. Comme le détaille l’ensemble du livre, ces problèmes ont de multiples dimensions, notamment sanitaires, mais aussi économiques, culturelles et sociales pour ne citer qu’elles. De plus, en particulier pour les maladies infectieuses, les données sont sujettes à tellement de biais que chaque type d’analyse nécessite une expertise ad hoc. Le message qui en ressort, en particulier au niveau français, c’est qu’il est urgent de mettre en place des cursus universitaires de modélisation en santé publique. Car, ainsi que l’affirmait Ronald Ross en 1911, « On commettrait moins d’erreurs absurdes si l’on accordait plus d’importance à une étude mathématique du sujet ». À l’inverse, des modélisatrices et des modélisateurs n’ayant pas une connaissance fine des données exploitées reproduiront, à coup sûr, des erreurs, autrement évitables.

Pour conclure, on peut souligner à quel point la diversité des exemples d’épidémies étudiées rend l’ouvrage plaisant à lire. Qui penserait que les objets connectés peuvent être porteurs de ces infections ? Même quand il explore l’évolution des maladies infectieuses avec les processus de mutation et d’adaptation, A. Kucharski parvient à nous surprendre en décrivant l’évolution des contes pour enfants où les mutations correspondent à des variations de l’histoire et pour lesquels on peut aussi estimer des dates d’origine et des ancêtres communs. Malgré ces digressions, la santé publique reste la ligne directrice de son propos. Et dans ce cadre, la responsabilité des modélisatrices et des modélisateurs est énorme. Comme il le résume parfaitement, un modèle météorologique ne changera pas le temps qu’il fait demain. À l’inverse, un modèle prospectif de transmission des maladies infectieuses servira à élaborer des politiques de santé. On aboutit donc à ce paradoxe qui est que A. Kucharski et ses collègues font des modèles dans l’espoir qu’ils ne se réalisent pas.

Samuel Alizon (CNRS, UMR CIRB, Paris, France) samuel.alizon@cnrs.fr

Les compensations écologiques

Harold Levrel La Découverte, 2020, 126 p.

Harold Levrel, professeur d’économie écologique à AgroParisTech, a publié, dirigé (et participé à) de nombreux travaux sur la question des compensations écologiques, sur les processus amont et aval à leur mise en place11. Ce travail de recherche antérieur à l’écriture de cet ouvrage lui confère une légitimité et une expérience indéniable lui permettant de détailler techniquement et juridiquement ces dispositifs et leurs limites. L’auteur dépasse l’appréhension écologique ou économique pour essayer de bien sérier l’ensemble des enjeux que cet outil soulève tant d’un point de vue juridique, technique, éthique, que dans son déploiement concret.

Aussi les compensations apparaissent-elles ici comme :

  • un outil d’inertie (à la fois parce qu’elles sont censées incarner le principe de zéro perte nette entre les impacts résiduels d’un aménagement et les mesures proprement dites, mais aussi parce qu’in fine elles n’ont pas entraîné depuis leur apparition un changement réel dans les pratiques des aménageurs et ne se sont pas avérées un outil efficace de protection de l’environnement et de limitation de la consommation d’espaces naturels et d’imperméabilisation des sols) ;

  • une potentialité de changement (parce qu’elles demandent à des acteurs très différents de collaborer et de créer des solutions idoines en fonction des contextes naturels, fonciers, etc., mais aussi parce qu’elles pourraient, si elles étaient mieux appliquées, engendrer des modalités de ménager et d’aménager le territoire) ;

  • et indéniablement une source de débat.

Un manuel pour appréhender la multidimensionnalité des compensations écologiques

L’ouvrage se présente comme un court manuel sur les compensations écologiques, visant à donner une perspective relativement complète du sujet. Aussi, dès le premier chapitre, sont présentés les cadres d’application, les textes qui s’y réfèrent et rapidement la séquence éviter-réduire-compenser dans laquelle cet outil est censé s’inscrire.

Le second chapitre évoque les différents acteurs qui sont amenés à s’en saisir, à les intégrer dans les projets (maîtres d’ouvrage, d’œuvre…), à en déterminer et à en calculer la forme et l’étendue, à en évaluer la pertinence au regard des impacts (les administrations) et à les mettre en œuvre. Sont aussi définis les rôles des associations de protection de la nature, dont certaines peuvent contribuer à la mise en place de telles mesures, des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural et des agriculteurs. Ces acteurs peuvent être amenés en lien avec les bureaux d’études, les aménageurs et les chambres consulaires à créer des solutions innovantes intégrant les problématiques d’échelle. L’efficacité des mesures compensatoires est en effet fortement dépendante de leur réalisation sur le territoire d’impact (bassin-versant, par exemple) dans la mesure où elles ne doivent pas seulement « neutraliser » les impacts résiduels ponctuels, mais participer à la lutte contre les effets cumulés des aménagements (imperméabilisation des sols, perte tendancielle de biodiversité faute d’habitats, etc.). Dans le même temps, juges et préfets restent réticents à appliquer des sanctions pour les acteurs n’appliquant pas ou mal le dispositif. Ce qui obère la concrétisation des obligations compensatoires.

Le troisième chapitre met en discussion les principes économiques, monétaires et éthiques sur lesquels se structurent les compensations en évoquant les débats de fond, non résolus, suscités par l’usage de ces dispositifs et en mobilisant différents cadres d’analyse adoptés (biocentriques, écocentriques et visions de la durabilité).

L’histoire de l’institutionnalisation de ces mesures aux États-Unis et en France (chapitre 4) illustre bien comment l’obligation de compensation des atteintes prévues ou prévisibles à la biodiversité (par un projet de travaux ou d’ouvrage, par la réalisation d’activités, par l’exécution d’un plan ou d’un document d’urbanisme) a nécessité d’être plusieurs fois réadaptée au regard du manque d’efficacité des mesures prises ou contournées. C’est pourquoi prévaut aujourd’hui en France une obligation de résultats et non plus seulement de moyens.

Le chapitre 5 recense les formes de compensations : la préservation, l’amélioration, la création, la restauration et la réhabilitation pour donner à comprendre les gammes d’intervention potentielles et leurs limites.

Les différentes formes de mise en œuvre sont ensuite explicitées (chapitre 6). La compensation directement réalisée par le maître d’ouvrage – permis individuel de compensation – présente l’avantage d’une grande proximité entre lieu d’impact et lieu de compensation. Elle se traduit toutefois par un faible taux de succès des actions de restauration et l’éparpillement de petits projets de compensation. Au contraire, les banques de compensation, particulièrement présentes aux États-Unis, réalisent des actions de restauration écologique sur de grands espaces. Elles créent ainsi des unités de compensations vendues à des aménageurs ayant obtenu une autorisation environnementale. Ce système permet de mutualiser les actions de compensations et une plus grande cohérence territoriale de ces dernières. Cette marchandisation de la nature reste cependant particulièrement critiquée en France. Les rémunérations de remplacement permettent également la mutualisation de l’action de compensation. Elles déresponsabilisent toutefois les maîtres d’ouvrage quant à la réussite ou non du projet de compensation.

Toute cette ingénierie est basée sur un système d’équivalence écologique complexe, entre ce qui est perdu et ce qui est reconstitué, voire gagné (plus-value écologique par rapport à l’état initial). Les gains et les pertes doivent être de même nature (fonctions d’un habitat, espèces présentes…). Des ratios multiplicateurs peuvent être appliqués en fonction de l’incertitude sur le succès des mesures. Des compromis doivent être trouvés entre la proximité des mesures (par rapport au lieu d’impact) et la taille des projets. Un certain nombre de risques existent dont celui du non-respect du principe d’additionnalité des mesures compensatoires ; il s’agit en l’occurrence d’utiliser les mesures compensatoires comme prétexte à l’application d’autres politiques environnementales ou d’habiller des changements de pratiques déjà entrepris et en cela, de ne pas mener des actions spécifiques de compensation.

Ces risques et incertitudes, au même titre que les balbutiements des premières décennies d’application, ont conduit à des innovations organisationnelles et juridiques (notamment en matière de maîtrise foncière). Parallèlement, ils obligent à s’interroger sur le principe de ces compensations.

La mise en exergue des débats concomitants au principe même de compensation écologique

Les compensations écologiques permettent-elles réellement de limiter et de réparer les impacts sur les milieux et les composantes environnementales ? Nul chercheur s’intéressant au sujet, quel que soit son champ disciplinaire, ne peut faire l’économie d’une présentation des débats éthiques et des difficultés de concrétisation et d’efficacité de ces mesures. Aussi l’ouvrage les aborde-t-il au fur et à mesure de son développement. Se pose évidemment le problème de l’irréversibilité de certaines atteintes à la biodiversité parce que les compensations ne remettent pas en cause l’opportunité, le nombre, la taille des projets d’aménagement ou d’ouvrage, mais instituent un cadre légal à respecter. La substituabilité des actifs (entre ce qui est perdu et ce qui est compensé) questionne évidemment, que ce soit pour les espèces protégées ou pour la biodiversité ordinaire qui peu à peu disparaît du quotidien de certains territoires (espaces urbains).

Si l’objectif de zéro perte nette a été introduit dans la loi biodiversité de 2016 (p. 24), il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de projets non réussis de compensation continuent de remettre en question l’utilité et l’efficacité d’un tel outil pour réduire la destruction de milieux et d’espèces. Aussi les compensations écologiques apparaissent-elles encore souvent pour nombre d’acteurs comme l’obtention d’un droit à détruire et l’expression de l’hybris humaine, les êtres humains considérant qu’ils peuvent reconstituer la nature et même la bonifier par l’ingénierie environnementale.

L’auteur n’omet pas d’introduire les arguments de ce débat très vif comme l’illustre la parution quasi concomitante de l’ouvrage de Benoît Dauguet12. Si l’ensemble de l’ouvrage s’inscrit dans une démarche académique de présentation de cet « objet » en mutation et nuance les avis négatifs trop tranchés, une des phrases conclusives illustre bien le dilemme actuel :

« En conclusion, utilisées de manière exigeante et appuyées par une réelle volonté politique, les compensations écologiques peuvent représenter un instrument de réduction des dynamiques d’artificialisation des sols et de destruction de la nature. À l’inverse, adoptées dans un contexte où la réglementation environnementale n’est pas stabilisée – ou inappliquée – elles resteront des sources de dérogation indûment octroyées en matière d’impact sur la nature. » (p. 114).

Julie Gobert (École des Ponts ParisTech, LEESU, Champs-sur-Marne, France) Julie.gobert@enpc.fr

La mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique

Carolyn Merchant Wildproject, 2021, 448 p.

L’ouvrage de Carolyn Merchant (philosophe écoféministe et historienne des sciences américaine) est traduit en français plus de quarante ans après sa publication initiale en anglais. Les lectrices et les lecteurs francophones avaient été avertis, avec quelque retard, en 1984, de la sortie du livre par un long article, laudateur et misogyne, de Pierre Thuillier dans le magazine La Recherche 13. Même si le texte de C. Merchant a connu une large diffusion dans l’historiographie de l’histoire des sciences et de l’histoire du genre, cette version française est bienvenue pour permettre une reconnaissance plus grande encore d’un ouvrage novateur à bien des égards. Il importe d’ailleurs de ne pas pécher par anachronisme : le livre de C. Merchant aborde des thèmes et met au jour des processus historiques qui, depuis les années 1980, ont été constamment travaillés et étudiés. C’est ainsi que Caliban et la sorcière 14 (paru en 2014) de Silvia Federici, qui analyse l’exploitation capitaliste du corps des femmes, et Par-delà nature et culture 15 (édité en 2005) de Philippe Descola, détaillant l’ontologie naturaliste occidentale, réinvestissent et approfondissent des argumentaires déjà balisés dans La mort de la nature.

L’ouvrage s’ouvre sur le constat d’une relation historiquement ancrée entre les femmes et la nature. L’enjeu du livre est de montrer comment « la Terre en tant qu’entité féminine jouait un rôle central au sein de la cosmologie organique discréditée par la Révolution scientifique et par l’ascension d’une culture axée sur le marché dès le début de l’Europe moderne » (p. 32). C. Merchant part donc d’une problématique écologique contemporaine pour reconstituer l’histoire d’un discours masculin et violent sur la nature. Elle concentre donc son analyse sur les différentes manières de concevoir le rapport au monde (et même de définir ce qu’est le monde qui nous environne) depuis la fin du Moyen Âge. L’historienne soutient que c’est dans cette période que s’est opéré un basculement qui a entraîné la crise écologique que nous connaissons. C’est le passage d’une conception de l’environnement comme un « organisme vivant » à une « machine » (p. 33) que l’auteure documente et analyse.

Elle commence par étudier l’« imaginaire dominant » du XVIe siècle qui assimile femme et nature : la figure de la « mère nourricière » domine les représentations et organise un rapport au monde structuré par une capacité féminine à entretenir une certaine harmonie (p. 37). Cependant, note l’historienne, « une autre image contradictoire […] prédominait également : une nature sauvage et incontrôlable qui pouvait provoquer violence, orages, sécheresses et un chaos généralisé » (p. 37). La symbolique nourricière permettait de contenir les pulsions destructrices et déployait un réseau cohérent de valeurs. En l’occurrence, le début de l’époque moderne est marqué par la modalité analogique de compréhension du monde qui permet de penser le parcours du microcosme au macrocosme. C. Merchant passe en revue les thèmes littéraires de la Renaissance associés à la nature comme mère nourricière. De Richard Hooker à Philip Sydney en passant par Shakespeare, la matière fictionnelle densifie une représentation transformée peu à peu en lieu commun.

Dans le domaine de la philosophie, le néoplatonisme et le gnosticisme convergeaient globalement pour décrire une nature féminine et généreuse. L’aristotélisme, en revanche, continuait de maintenir un discours rabaissant les figures féminines. La Terre nourricière était une représentation très élaborée au début de l’époque moderne : les savants (comme Léonard de Vinci) décrivaient une systématique des fluides capable d’irriguer toutes les parties du monde (p. 64-65).

Mais, s’interroge C. Merchant, si ces discours circulent bien dans les sphères lettrées, quelle est leur portée concrète ? Les oppositions « à l’exploitation minière de la Terre-mère » (p. 73) signalent une efficacité pratique de la symbolique féminine et protectrice.

L’historienne change ensuite de focale en recomposant « l’histoire “depuis le sol” », c’est-à-dire le « modèle écosystémique » effectivement à l’œuvre au début de l’époque moderne (p. 89). Des disparités régionales émergent, dès le Moyen Âge, à l’échelle de l’Europe : la France est caractérisée par une forte pression fiscale compromettant, in fine, la pérennité des sols ; l’Angleterre, elle, est marquée par une valorisation capitaliste des techniques qui s’achève par une quasi-disparition des communs – comme les fagnes ou les forêts.

L’auteure soutient que ces nouvelles pratiques économiques et agricoles ont refondé l’imaginaire cosmologique moderne. L’exploitation capitaliste naissante des sols induit une disparition des « modèles traditionnels de la société organique » (p. 125). L’historienne identifie trois cadres organicistes pour le début de l’époque moderne : la société hiérarchique du Moyen Âge, conservatrice, la communauté villageoise, plus égalitaire, et la « forme révolutionnaire de la théorique organique qui préconisait le renversement complet des hiérarchies sociales » (p. 125). Ce dernier modèle est notamment véhiculé par la Cité du Soleil de Tommaso Campanella, idéal de vie symbiotique entre les individus et leur environnement ou encore par la « ville idéale », Christianopolis, de Valentin Andreä. Dans ces utopies holistes, le travail manuel est valorisé et le « partage communautaire » conçu comme le principe des rapports sociaux (p. 150). La place des femmes, en revanche, restait subordonnée à des principes patriarcaux. C. Merchant envisage les « utopies d’Andreä et de Campanella » comme « une réponse politique et religieuse à la dissolution de la communauté qui se produisait sous l’expansion commerciale du XVIe siècle et la désintégration continue de la féodalité » (p. 154).

Parallèlement à ces propositions idéalisées, le rapport à la nature, tout au long de la Renaissance, s’organisait notamment sous le régime d’une « unité vivante, dont toutes les parties étaient interconnectées dans un système étroitement organisé » (p. 162). Et c’est au XVIIe siècle que les philosophes mécanistes ont commencé à mettre en pièces cette vision du monde : la « force devint extérieure à la matière et non immanente. La matière était vue comme corpusculaire, passive et inerte […] » (p. 164). En fait, dans l’ordre des « philosophies organicistes de la Renaissance […], les mécanistes s’approprièrent et transformèrent les présupposés à des fins conservatrices ou hiérarchiques […] » (p. 195). Dans le même temps, la manière de considérer la nature change : elle est désormais décrite comme un inextricable chaos qu’il faut ressaisir et réordonner. Science et littérature travaillent de concert les représentations pour valoriser les contraintes violentes sur une nature jugée a priori dangereuse. Mais, note l’auteure, la solidarité structurelle entre les représentations de la nature et celles des femmes a immédiatement pour conséquence une dépréciation généralisée du féminin qui devient synonyme de désordre. Ainsi, « dans les œuvres d’art des XVIe et XVIIe siècles, les femmes étaient dépeintes comme des créatures désordonnées et insolentes, buvant du vin, frappant et trompant leur mari et le traînant avec désir au lit » (p. 205). Passions débordantes, lubricité outrée, menaces de l’ordre patriarcal construisent un discours misogyne qui trouve dans les sorcières son ultime repoussoir. Les textes savants sur la sorcellerie servent de soubassements à une disqualification politique plus générale des femmes (comme dans l’ouvrage de John Knox, Premier coup de trompette contre le gouvernement monstrueux des femmes paru en 1558).

La substitution ontologique à l’œuvre au début de l’époque moderne (le passage des représentations organicistes à des représentations mécanistes) s’opère sur fond de transformation scientifique (la méthode expérimentale s’impose) et de mutation économique (le capitalisme émerge). Et ces modifications sensibles des manières de concevoir le monde et d’agir sur lui ont « un impact durable sur la nature et sur les femmes, car les concepts de passivité et de contrôle dans les domaines de la production et de la reproduction y étaient centraux » (p. 227). À ce point de son analyse, C. Merchant propose une histoire du corps des femmes contraint par les nouvelles déterminations culturelles, politiques, scientifiques et économiques de la modernité naissante. Les femmes sont marginalisées ou déclassées dans l’univers du travail : l’exemple des sages-femmes londoniennes est, de ce point de vue, éclairant puisqu’elles ont été dépossédées de leur rôle par les discours des médecins. Quant aux débats savants sur les mécanismes de la reproduction, ils reconduisent tous la domination masculine, faisant de la semence mâle l’élément premier.

Les discours et les pratiques savantes du XVIIe siècle accentuent encore l’idéal d’une prise violente sur la nature pour en connaître les secrets. C. Merchant détaille, à travers Francis Bacon, la ligature qui s’opère entre nouvelles manières de faire de la science et conception mécaniste du monde. Parfaitement « au fait des procès pour sorcellerie qui avaient lieu partout en Europe », le physicien anglais y puise « une grande partie de l’imagerie » pour « délimiter ses nouveaux objectifs et ses nouvelles méthodes scientifiques », toutes liées au « tribunal » (p. 253). Si bien que « ses écrits décrivent la nature comme une femme devant être torturée grâce aux inventions mécaniques » (p. 253). L’historienne montre comment le maître ouvrage de Bacon, La Nouvelle Atlantide s’impose comme « une utopie mécaniste » (p. 260), patriarcale, socialement inégalitaire et vouée aux intérêts des classes capitalistes. Le savant anglais initie un mouvement mécaniste au sein duquel se coalisent le conservatisme politique, la misogynie et la vision utilitariste de la nature. Cet « ordre mécanique » (p. 287), s’impose notamment parce qu’il répond à la fois à une forme d’« incertitude intellectuelle » et de « nouvelle base rationnelle pour la stabilité sociale » dans une période marquée par le « désordre social, religieux et cosmologique de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle […] » (p. 288). En France, c’est autour de Descartes, Mersenne et Gassendi que s’organise l’offensive mécaniste, fondée sur une matière corpusculaire et inerte. L’épistémologie de Gassendi, en particulier, s’adosse à une philosophie politique qui opposait l’« action spontanée » (conçue comme « impulsion de la nature ») et la « liberté d’action » (résultant « de la raison, de l’interrogation, du jugement et du choix des hommes » [p. 299]). En Angleterre, Hobbes s’est efforcé de « mécaniser le cosmos en refusant toute force inhérente à la matière […] et en transformant le modèle organique de la société en une structure mécanique » (p. 304). La perspective mécaniste implique une organisation réglée du cosmos selon des hiérarchies qui reconduisent la domination sur les femmes et l’assujettissement de la nature. Dans l’imaginaire, c’est la machine qui s’impose comme l’instrument de cette nouvelle manière de concevoir le monde.

L’auteure poursuit la description de la mutation des représentations de la nature en pointant la nouvelle idéologie gestionnaire qui s’impose très tôt dans les cercles du pouvoir : modulation des coupes de bois et accommodement de la pollution délimitent une nouvelle « approche managériale » (p. 351) des ressources environnementales. Chez William Derham, au XVIIIe siècle, cette « écothéologie » reposait sur « un certain nombre de principes écologiquement sains dans un cadre de gestion d’intendance modelé sur le rôle de l’homme en tant que gardien de la création de Dieu » (p. 360).

Cependant, la domination du modèle mécaniste n’est pas totale à l’époque moderne ; des résistances s’affirment. La trajectoire d’Anne Conway permet, précisément, de signaler quelques points d’inflexion au cœur des transformations capitalistes, mécanistes et patriarcales. Cette philosophe anglaise, injustement oubliée, a notamment influencé la philosophie monadique de Leibniz. L’auteur du Discours de métaphysique, s’il conservait au « monde phénoménal » des fondements mécanistes, considérait que « le monde réel de la substance était organique » (p. 406) – s’opposant en cela à Newton.

L’ouvrage de C. Merchant, parce qu’il opère une saisie historique de phénomènes de nature très différente (le capitalisme, la science, la représentation de la nature, la philosophie, la technique, le patriarcat), mais tout à fait articulés entre eux, parvient à restituer une mutation majeure de la manière de concevoir le monde au début de la modernité, à savoir le passage d’une ontologie organiciste à un univers mécaniste. Bien sûr, l’historienne ne cède jamais à la facilité d’une substitution pure et simple, ni à celle d’un renversement manichéen. Ainsi, la situation des femmes sous l’empire d’un monde organique n’avait rien d’enviable. De même, la philosophie mécaniste n’a pu endiguer toutes les forces d’opposition plus anciennes. Il n’empêche, c’est bien un mouvement d’ampleur que l’auteure a mis au jour, celui d’une mutation simultanée de la façon de considérer la place des femmes, les rapports des êtres humains avec la nature, l’organisation des relations économiques et les limites de la pratique scientifique. Parce que ces questions continuent d’animer les débats contemporains, le livre de C. Merchant reste, quarante ans après sa publication initiale, une référence majeure.

Jérôme Lamy (CNRS, UMR CESSP, Paris, France) Jerome.Lamy@obspm.fr

Comment sauver les animaux ? Une économie de la condition animale

Romain Espinosa Presses universitaires de France, 2021, 300 p.

Romain Espinosa est économiste, chercheur au Centre de recherche en économie et management (CREM, UMR 6211 CNRS/Université de Rennes 1). Composé de quatre chapitres qu’encadrent des propos liminaires et une introduction ainsi qu’une conclusion suivie de la référence des ouvrages cités (p. 281-295), le livre proposé est particulièrement clair et pédagogique dans le déroulement de l’exposé et par la récapitulation des acquis de chaque chapitre, articulé à la problématique du suivant. Il répond parfaitement au programme qu’esquissent les titre et sous-titre. Il s’agit bien, d’une part, d’une étude économique de la condition animale, tant à la lumière de ses modalités concrètes et de son marché que des voies par lesquelles le consommateur concourt à sa pérennisation et, d’autre part, d’un ensemble de solutions qui pourraient émaner des organisations non gouvernementales, de l’État, des enseignes, des consommateurs, moins pour « sauver les animaux » que pour « améliorer » leur condition. Parmi ces solutions : convertir « l’ignorance sincère » en connaissance, comme s’y emploient les organisations non gouvernementales qui distillent des informations (dont des images filmées in situ), sensibilisent l’opinion par leurs discours et mobilisent l’empathie émotionnelle ; taxer, à l’initiative de l’État, les produits animaux dont les externalités négatives ne sont pas supportées par le producteur (p. 200) ; encourager l’alimentation végétale par des programmes de nutrition et de santé ; utiliser les nudges, ces « coups de pouce cognitifs » (p. 219) qui incitent le consommateur à faire des achats plus vertueux ; etc. (chapitre IV. « Quelles solutions pour améliorer la condition animale »).

Le premier chapitre définit, comme il se doit, l’objet de l’étude en dessinant les « contours d’une économie de la condition animale » dont la description occupe une partie du suivant : « Pour quelles raisons devrait-on arrêter d’exploiter les animaux ? ». Si l’auteur évoque dans son ensemble la condition animale aujourd’hui – élevage et abandons des animaux familiers, procédures expérimentales à des fins de recherche, activités cynégétiques, détention d’animaux sauvages dans les cirques… (p. 41-50) –, son enquête est centrée sur les animaux destinés à la boucherie, et donc à l’alimentation humaine.

Loin d’être tautologique, cette précision est essentielle à l’appréhension du phénomène décrit ; car il se comprend à la lumière de la coupure entre les conditions de vie et de mise à mort des animaux, d’un côté, et l’univers festif et gourmand de leurs « produits », de l’autre. Globalement, plus de 96 % des animaux sont détenus dans des élevages confinés intensifs (communément appelés « industriels ») ; ils sont invisibles. Le marketing, son imagerie et ses slogans façonnent un imaginaire en tout point opposable à la réalité des processus d’engendrement des viandes, laitages, et œufs ; il en va de même pour la pêche. Il aide le consommateur à « oublier » ce qu’il ne souhaite pas qu’on lui rappelle. La question de l’oubli est au cœur de cette analyse d’économie comportementale. Ce fait a priori étrange a trouvé son concept : le « paradoxe de l’exploitation animale » (p. 72, p. 75, p. 80, p. 98, p. 114, entre autres occurrences). Ce concept décrit la conduite paradoxale d’un consommateur qui entretient (par ses conduites d’achat) ce qu’il rejette – ou dit rejeter – (en son âme et conscience). « Les comportements observés apparaissent plus que jamais en contradiction avec les aspirations sociales et le fossé entre les conditions de vie des animaux de rente et le souci sincère que nous leur portons ne cesse de croître » (p. 267).

Par quels mécanismes psychologiques cela est-il possible ? R. Espinosa mobilise les concepts de l’économie comportementale, proche d’une psychologie des conduites, sachant que les économistes s’intéressent aux comportements et non aux intentions (p. 73), pour décrire les subterfuges, la mauvaise foi (que Jean-Paul Sartre nomme le mensonge à soi), les petits arrangements avec notre conscience, que dépeignent, parmi d’autres, les concepts de « dissonance cognitive » (volonté de ne pas savoir), « ignorance sincère », « licence morale » (ici, le fait de bien s’occuper de son animal de compagnie dispense de se soucier des animaux destinés à la boucherie), « réactance » (qui consiste à faire l’inverse de ce qui est conseillé de faire. C’est ainsi que le « Samedi rouge » appela à manger de la viande en réponse au « Lundi vert » qui proposait un jour végétarien par semaine : p. 135). Il semble avéré que la population est largement sous-informée s’agissant de la condition de vie des animaux d’élevage. Aussi le « bien-être animal » est-il un « bien de crédence, à savoir un produit pour lequel on ne peut pas vraiment connaître l’utilité, car nous ne possédons pas toute l’information le concernant » (p. 68).

L’exposé et l’analyse de ces comportements, décortiqués par l’économie comportementale et éclairés par la psychologie (pouvant l’être aussi par la psychologie des profondeurs : songeons au « je sais bien, mais quand même » du psychanalyste Octave Mannoni, qui pourrait parfaitement dépeindre l’attitude du consommateur en question), fait l’objet du chapitre III (« Pourquoi continue-t-on d’exploiter les animaux dans de telles conditions ? »). Il constitue à nos yeux la partie la plus passionnante de l’ouvrage. Pour nous en tenir, rapidement, à quelques exemples, l’invisibilité des animaux en élevage confiné intensif nourrit « l’ignorance sincère » (p. 75-80) et rend par ailleurs impossible l’« empathie émotionnelle » (p. 145-151), tandis que, par « auto-illusion », nous n’hésitons pas à redéfinir nos principes moraux ou à nous mentir sur les implications de nos actes. À l’ignorance sincère s’oppose l’indifférence envers les animaux d’élevage ; cette dernière fait partie du panel non seulement des comportements, mais aussi des opinions. « La science économique vise ainsi à inférer l’utilité d’un bien en fonction des décisions réelles d’achat. Les préférences des consommateurs sont déduites de leurs actes réels d’achat en fonction du prix : c’est ce qu’on appelle les préférences révélées » (p. 60). Une étude met au jour une « hétérogénéité des propensions à payer en fonction des animaux » (p. 67) ; l’on y découvre que les bovins occupent la place la plus haute, les poules et les poulets la place médiale, les poissons et les cochons la place la plus basse. Voici un nouvel élément qui retiendra l’attention du chercheur en sciences humaines : pourquoi l’animal qui nous est le plus proche à divers titres, le cochon, est-il méprisé au point d’être aussi peu considéré que des animaux qui nous sont particulièrement éloignés, les poissons ?

Les questions que soulève cet ouvrage intéresseront les économistes en raison de sa nouveauté, puisqu’il s’agit d’un champ « oublié » par leur discipline. Celle-ci comporte en effet une tension interne, que R. Espinosa affronte d’emblée afin de situer son propos. Bien que fortement influencée par l’utilitarisme de Jeremy Bentham – le philosophe du droit, auteur de l’Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789), invariablement cité pour avoir inclus les animaux dans le cercle de la considération morale en déplaçant son critère d’inclusion de la raison parlante à la capacité à souffrir –, l’économie a « exclu les animaux du calcul du bien-être social » (p. 24). Partant, R. Espinosa montre que le « bien-être animal », entendons une amélioration de la condition animale, pourrait devenir un « bien public » (p. 89-104) en bénéficiant aux animaux (« gain direct ») mais aussi à ceux des êtres humains qui souffrent de les savoir maltraités (« gain indirect ») [p. 33 et p. 35]. Pour qu’il soit public, un bien doit être non rival (si Pierre en bénéficie, cela n’empêche pas Paul d’en bénéficier aussi) et non exclusif (on ne peut pas empêcher quelqu’un d’en profiter) ; l’amélioration du sort des animaux remplit ces deux conditions (p. 90).

Ce double regard porté sur les animaux et sur les humains qui se préoccupent d’eux est constamment présent dans l’ouvrage. Ainsi l’ensemble des points de vue en présence est-il représenté dans ce travail particulièrement équilibré et d’une grande honnêteté intellectuelle. Les « propos liminaires » doivent à cet égard être mentionnés. L’auteur estime que loin d’être une activité dictée par des motifs externes (le sujet le plus compétitif, par exemple) ou vouée à la technicité pour elle-même, la recherche devrait toujours être dictée par une volonté de « rendre le monde meilleur » (p. 15). C’est elle qui motive la présente enquête. Si notre valeur se jauge à « notre capacité à nous extraire de nos intérêts égoïstes, à considérer les intérêts des plus démunis, je suis convaincu que la manière dont nous traitons les animaux représente aujourd’hui un de nos plus grands défis » (p. 13). Cette approche situe d’emblée le projet de l’auteur dans la tradition utilitariste, qui se fixe pour objectif moral de maximiser le bonheur de tous les êtres sensibles dans le monde.

Les questions abordées intéresseront, à l’évidence, les psychologues et les psychanalystes, en raison des comportements qui y sont décrits et expliqués. Elles retiendront aussi l’attention des politistes, en raison de l’exposé des collusions entre les lobbies (dont le lecteur découvre la puissance) et les pouvoirs publics. Ces relations font s’interroger sur le fonctionnement démocratique – « un tel degré de lobbying est plus qu’inquiétant car il s’inscrit à contre-courant des recommandations scientifiques, conduisant non seulement à des externalités négatives pour les animaux, mais également à une détérioration de notre environnement et de notre santé » (p. 270). L’auteur avoue qu’avant d’avoir travaillé sur ce sujet, « il n’aurait jamais pu imaginer l’ampleur de l’influence des lobbies dans la prise de décision publique » (p. 270). Le lecteur apprend, non sans stupéfaction, que le lobby de la viande (groupe Interbev) s’invite à l’école et ne ménage pas ses efforts de séduction envers le jeune public en lui offrant un tatouage éphémère composé des mentions suivantes : « Avec le bœuf, c’est la teuf » ou encore « Parce que je le veau bien » (p. 238-239)… Il apprend également que des dépliants faisant la promotion de la charcuterie ne sont pas absents de la salle d’attente de certains médecins généralistes (p. 241). R. Espinosa démontre, faits à l’appui, en quoi le « Programme nutrition santé » échoue à communiquer sans la pression des lobbies de l’élevage et de la boucherie et, plus largement, comment ces derniers agissent avec succès dans les ministères. L’auteur mentionne, entre autres, la création en 2019 de la Cellule Déméter, qui met à la disposition d’une profession (les agriculteurs et les éleveurs) les forces de police et de gendarmerie contre les lanceurs d’alerte. La politisation de la « question animale » conduit cependant plusieurs députés à faire des propositions de lois visant à lutter contre la souffrance animale (en particulier celle qui fut portée par le député Cédric Villani en septembre 2020). Cet ouvrage, très documenté et très bien construit, offre une photographie de nos comportements, de leurs ressorts, ce qui les meut, comme des enjeux économiques, politiques et sociaux qui entourent la condition animale.

Florence Burgat (INRAE/ENS, Archives Husserl de Paris, Paris, France) florence.burgat@ens.fr

Comment sauver les animaux ? Une économie de la condition animale

Romain Espinosa Presses universitaires de France, 2021, 300 p.

L’ouvrage de Romain Espinosa est un travail scientifique dans le sens où son auteur est chercheur en économie au CNRS et s’appuie sur plusieurs études en économie, dont les siennes, pour construire son propos. Mais il s’agit, surtout, d’un ouvrage militant. L’auteur ne s’en cache d’ailleurs pas ; cette dimension est au contraire affichée dès l’introduction puisque ce livre s’adresse à « ceux qui souhaitent réfléchir et agir pour rendre le monde meilleur », l’objectif premier étant d’« étudier les actions que nous pouvons entreprendre pour venir en aide aux animaux ». De façon plus inattendue, l’auteur étend d’ailleurs cette approche militante, engagée, à l’économie elle-même, en tant que discipline scientifique, qui, affirme-t-il, « cherche à comprendre le monde pour l’améliorer » (p. 21). C’est faire une grande confiance à la science, et à la science économique en l’occurrence, que de penser que quel que soit le sujet, l’approche adoptée par le chercheur, les hypothèses qu’il tente de vérifier, il travaillera pour « améliorer le monde ». Or, j’ai l’impression que c’est cette confiance – que je trouve remarquable mais quelque peu exagérée et même dangereuse – qui conduit R. Espinosa à être parfois insuffisamment attentif aux exigences de rigueur d’un travail scientifique, qu’il soit à destination d’un lectorat académique ou d’un public plus large. Parce que cet aspect m’a gênée, jusqu’à obérer les qualités de la publication de R. Espinosa, c’est celui que j’ai choisi de traiter ici.

Le défaut de rigueur scientifique tient, selon moi, à la qualité des sources citées, hors développements consacrés à l’analyse économique elle-même, où l’on trouve beaucoup de presse généraliste et d’émissions télévisées ou radiophoniques en lieu et place de références académiques ou de rapports publics qui existent pourtant (c’est le cas pour Damien Baldin, cité pour une intervention dans le documentaire de France Culture, LSD, par exemple sans mention de ses publications scientifiques). J’ai également regretté un manque de rigueur dans la construction même de sa démonstration, par exemple à propos des critères de choix des animaux d’élevage comme « cibles » privilégiées de l’attention portée aux animaux en général, dans un souci « d’altruisme efficace ».

Mais le manque de rigueur qui m’a le plus gênée, en tant que juriste sensible au fond du propos défendu par R. Espinosa, est la méconnaissance du droit par l’auteur, notamment parce que cela aboutit de mon point de vue à fragiliser son analyse, alors même que le droit pourrait lui fournir des arguments intéressants. On pourrait avancer que la méconnaissance du droit par R. Espinosa vient du fait qu’il ne le considère pas comme une discipline scientifique. C’est en effet ce qui apparaît dès le chapitre premier où l’auteur affirme que « L’économie se distingue sans doute de toutes les autres sciences, naturelles et sociales, par cette approche normative du monde ». On peut donc en déduire que si l’auteur ne dénie sans doute pas « une approche normative » au droit lui-même, il ne le considère pas comme une discipline de recherche. Mais, même compris dans sa dimension strictement normative et non scientifique, le droit gagnerait à être davantage exploré par R. Espinosa.

Il me semble, en premier lieu, que l’auteur confond plusieurs choses et notamment les conditions réelles de vie des animaux domestiques et la protection légale qui leur est reconnue en droit français. Il oppose en effet (par exemple p. 36) « les animaux exploités dans les laboratoires et dans les élevages », qui seraient selon lui très peu protégés par les dispositions en vigueur », aux animaux de compagnie « en grande majorité bien traités » et aux animaux sauvages qui bénéficient de mécanismes de protection quand ils sont menacés de disparition. Or, le fait que les animaux de compagnie soient, sans doute, mieux traités que les animaux exploités dans un but économique ou utilisés à des fins scientifiques a peu à voir à mon sens avec leur protection juridique, mais tient à leur fonction, à savoir la compagnie des humains, et leur insertion dans une relation affective en général bienveillante. Du point de vue du droit, ce sont les animaux dont le bien-être est le plus menacé qui sont au contraire l’objet d’une plus grande considération, exprimée tant par les règles encadrant les expérimentations pratiquées sur animaux que celles déterminant leurs conditions de vie en élevage. Il va de soi, et je partage cet avis, que cette précision n’empêche pas que l’on peut considérer que le niveau de protection accordé à ces animaux n’est pas suffisamment élevé. Du point de vue de l’analyse économique, il m’aurait semblé intéressant d’interroger précisément le modèle ou plutôt les modèles économiques d’exploitation des animaux destinés à la consommation. Or R. Espinosa ne s’engage pas sur cette voie. Quant à la protection des animaux sauvages, les motivations en sont profondément différentes, l’animal n’étant pas considéré dans ses conditions d’existence en tant qu’individu, mais comme élément d’une population menacée qu’il convient de protéger pour des raisons écologiques.

L’auteur s’étonne par ailleurs que la protection légale soit déterminée en fonction du rôle attribué à l’animal (et cite à cet égard l’exemple du lapin qui ne se voit pas attribuer les mêmes règles selon qu’il est animal de compagnie, d’élevage, ou d’expérimentation) et non de « [sa] réalité biologique ». Il ne s’explique pas, et c’est regrettable, sur le sens qu’il donne à cette « réalité biologique » et ce que pourrait être une protection juridique fondée sur ces facteurs. Quant à la considération juridique des animaux, elle est en effet, sans surprise, déterminée en raison de la fonction, de la destination qui leur est attribuée, le droit opérant de manière très classique un compromis entre des intérêts, des valeurs, qui peuvent entrer en conflit. Pour les animaux d’élevage, par exemple, la reconnaissance de la sensibilité animale se confronte aux intérêts économiques représentés par les filières de production animale.

Pourtant, R. Espinosa semble faire grand cas du pouvoir du droit puisqu’il voit un possible « effet contreproductif » de la loi Grammont de 1850 pénalisant les mauvais traitements envers les animaux domestiques, qui aurait conduit à invisibiliser la maltraitance animale en « cachant la souffrance des animaux aux yeux de la collectivité » (p. 76). L’auteur explique en effet qu’il a résulté de cette loi « que les seules relations humains-animaux que nous pouvions par la suite observer étaient les relations bienveillantes, nous laissant croire que la souffrance animale avait disparu ». C’est là encore de mon point de vue faire une erreur d’appréciation due à un manque de connaissance des travaux de science juridique que d’imaginer une telle effectivité de la loi.

Enfin, travers de nombreux économistes, il faut le dire, R. Espinosa a une vision caricaturale de l’intervention publique, dont il réduit l’action réglementaire à l’interdiction des « activités les plus dommageables », à savoir « les élevages intensifs, la chasse à courre ou encore la corrida » (p. 200). S’il juge que cette méthode serait la plus efficace pour agir en faveur des animaux, il constate que « pourtant, les responsables politiques français ne sont pas prêts à condamner ces pratiques, en partie pour des considérations électoralistes  ». Aussi n’aborde-t-il, quant à l’action des pouvoirs publics, que la taxation des produits carnés, les subventions aux associations de défenses des animaux et les nudges, ces « coups de pouce cognitifs, qui visent à orienter les comportements des individus vers des options socialement plus désirables sans restreindre l’ensemble des choix qui leur sont disponibles » (p. 219). Il cite, par exemple, la mise en visibilité de plats végétariens dans les rayons viande des supermarchés ou des photos d’animaux, dans des conditions d’élevage intensif, sur les produits carnés, sans pour autant indiquer comment l’État mettrait en place ces mesures.

Pour finir, et d’un point de vue plus général, il me semble que l’ouvrage de R. Espinosa reste un peu trop en surface de son sujet et aurait gagné à être davantage confronté à la réalité des différentes conditions de vie faites aux animaux au travers d’analyses de terrain.

Isabelle Doussan (INRAE, UMR Gredeg, Valbonne, France) isabelle.doussan@inrae.fr


1

Agacinski D., 2018. Expertise et démocratie, faire avec la défiance, Paris, France Stratégie, www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-rapport-expertise-et-democratie-final-web-14-12-2018.pdf.

2

Kavanagh J., 2018. Truth decay. An initial exploration of the diminishing role of facts and analysis in American public life, Santa Monica, Rand.

3

La neutralité désigne l’absence d’interférence dans le choix ; l’impartialité consiste à accorder à chaque argument ou chaque acteur un poids égal ou équitable dans le débat.

4

Alain Gascon (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis) est un géographe spécialiste de l’Éthiopie et de la Corne de l’Afrique. En rapport avec l’ouvrage de G. Blanc, on lira avec profit Gascon A., 1998. La forêt perdue d’Éthiopie, un mythe contemporain, in Chastanet M. (Ed.) Plantes et paysages d’Afrique. Une histoire à explorer, Paris, Karthala, 383-409.

5

Tilley H., 2011. Africa as a living laboratory. Empire, development, and the problem of scientific knowledge, 1870-1950, Chicago/London, The University of Chicago Press.

6

Fairhead J., Leach M., 1998. Reframing deforestation. Global analyses and local realities: studies in West Africa, London/New York, Routledge.

7

Brédif H., 2004. Le vivant, les hommes et le territoire : essai de biogéopolitique. Thèse de doctorat, Institut national agronomique Paris-Grigon/École normale supérieure de Lyon.

8

Brédif H., op. cit., p. 782.

9

Sur la mise en problème de l’environnement, voir Willemez L., 2015. « De la cause de l’environnement à l’urgence écologique », Savoir/Agir, 33, 3, 9-12, https://doi.org/10.3917/sava.033.0009.

10

La Wild Idea Buffalo Compagny est une entreprise unique basée sur la réintroduction du bison dans le respect de l’éthique amérindienne. Voir O’Brien D., 2015. Wild Idea. Des bisons à la terre et de la terre aux bisons, Vauvert, Au diable Vauvert.

11

Comme l’illustre, par exemple, cet ouvrage collectif : Levrel H., Frascaria-Lacoste N., Hay J., Martin G., Pioch S., 2015. Restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement. Analyse des mesures compensatoires pour la biodiversité, Versailles, Quæ.

12

Dauguet B., 2021. Mesures contre nature. Mythes et rouages de la compensation écologique, Caen, Grevis.

13

Thuillier P., 1984. « L’écologie et la cause des femmes », La Recherche, 151, 80-83. Repris dans : Thuillier P., 1997. Science et société. Essais sur les dimensions culturelles de la science, Paris, Librairie Générale Française, 82-91.

14

Federici S., 2014. Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève/Marseille, Entremonde/Senonevero. Traduit de : Caliban and the witch. Women, the body and primitive accumulation, New York, Autonomedia, 2004.

15

Descola P., 2005. Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.


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