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Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 3, Juillet/Septembre 2024
Dossier « L’évaluation des jeux sérieux sur les thématiques agro-environnementales, territoriales et alimentaires »
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Page(s) | 369 - 386 | |
Section | Repères – Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024049 | |
Published online | 10 February 2025 |
Ouvrages en débat
L’innovation, mais pour quoi faire ? Essai sur un mythe économique, social et managérial
Franck Aggeri
Éditions du Seuil, 2023, 255 p.
Innover est devenu une injonction inconditionnelle dans maints domaines, sans que soit questionné le bien-fondé de cette nécessité. Dans un livre assez court, mais foisonnant et très documenté, qui puise à plusieurs disciplines et à plusieurs champs des sciences économiques et sociales, Franck Aggeri, professeur de management à l’école des Mines, interroge avec bonheur et à propos cette évidence. Il dresse un tableau synthétique et clair des approches critiques de l’innovation, que je présenterai en le complétant de quelques réflexions personnelles1.
L’ouvrage se compose de trois parties. La première porte sur l’extension progressive du domaine de l’innovation, qui devient une culture au cours du xxe siècle, voire une religion, avec ses dogmes, et revêt les formes les plus diverses. La deuxième partie dévoile les effets pervers des innovations, notamment financières et managériales. Et la troisième, en bonne logique dialectique, vise à dépasser ces contradictions et cherche comment « innover autrement », en respectant un principe de responsabilité et en prônant la voie de la sobriété.
Reprenant l’étude de Benoît Godin (L’innovation sous tension. Histoire d’un concept, 2017), l’auteur nous révèle la polysémie et l’évolution sémantique du mot innovation, dérivé du grec, qui a vu se retourner sa connotation, naguère négative alors qu’aujourd’hui, un biais pro-innovation est partout patent. Pour citer un exemple glané au hasard de mes lectures, le ministère des Armées qui, en janvier 2024, organisait un colloque intitulé Encourager l’innovation : pour une armée de l’Air et de l’Espace audacieuse, agile, ouverte et connectée, aurait bien du mal à comprendre cette prise de position exprimée en 1842 par le lieutenant-général Oudinot : « Éloignés de tout esprit d’innovation, persuadés que l’industrie chevaline réclame de la suite et de la persévérance, convaincus enfin que le système des remontes, consacré par l’ordonnance du 11 avril 1831, renferme le germe de toutes les améliorations2 […] ».
Un temps devancée par l’invention, rattachée au domaine technique et considérée comme moteur du progrès au XIXe siècle, l’innovation a successivement envahi toutes les sphères, d’abord dans les faits puis dans les discours : non seulement technique, mais aussi managériale, financière, politique, pédagogique, sociale. F. Aggeri retrace les grandes étapes de cette conquête idéologique.
Issu de l’idée que les révolutions industrielles ont été le fruit d’une succession d’innovations techniques, s’est forgé, au xxe siècle, un modèle d’abord linéaire de l’innovation, appuyée sur l’activité de recherche (fondamentale et appliquée) et de développement. Après la crise économique des années 1970, la critique néolibérale de la technocratie et de la planification a mis en avant des clusters ou pôles de compétitivité et prôné une innovation dite « ouverte » ou, plus précisément, externe, soit extérieure à l’entreprise (les bonnes idées venant des usagers, des universités, des start-up), disruptive et rapide, censée plus efficace dans un environnement incertain. Dans le domaine du management, l’innovation par projets, planifiée et contrôlée (incarnée par la figure de Robert McNamara, chez Ford, puis au ministère de la Défense), cède la place, dans les années 1980, au lean management (inspiré de l’exemple japonais de Toyota) ou « gestion au plus juste », plus flexible, enrichie constamment de retours d’expérience. Ces deux modes de gestion correspondraient, dans les termes de mon anthropologie de l’action, à l’opposition entre action a priori, programmée, standardisée, et action a posteriori, opportuniste3. Cette dernière catégorie pourrait également qualifier l’innovation dite « frugale » : se contentant de peu et improvisée, de l’ordre de la débrouillardise et du bricolage.
Aujourd’hui, l’innovation se veut surtout créative. Par l’emploi d’une novlangue spécifique, son modèle s’étend au domaine public. Elle s’affiche « verte », « bonne » (Tech for Good) et même « sociale » ou plus exactement sociétale, dans un ensemble hétéroclite qui regroupe les microcrédits, l’open data, l’économie circulaire, les circuits courts, les réseaux d’entraide, etc.
Mais, quel qu’en ait été l’avatar, l’innovation a continué, en dépit de ses métamorphoses, à être vue comme un bien en soi, une fin plus qu’un moyen. Aussi la question que pose ce livre « pour quoi faire ? » en deux mots, soulève-t-elle une interrogation tout à fait légitime.
L’auteur s’attache ensuite à rendre visibles et à décrire les effets indésirables de l’innovation (transferts de pollution, crises financières, risques psychosociaux liés à la dégradation des conditions de travail), dans une approche qui tend à assimiler la critique de l’innovation à la critique de la croissance. Il rejoint les voix innombrables qui dénoncent les conséquences délétères de l’Anthropocène. Ainsi formulé, le réquisitoire est récent, mais les innovations ont eu leurs détracteurs dès les XVIIIe-XIXe siècles, comme l’a montré Jean-Baptiste Fressoz dans L’Apocalypse joyeuse (2016), imposant de recourir à des dispositifs pour les rendre acceptables. Or les normes sanitaires et environnementales, édictées avec retard, sont toujours susceptibles d’être contournées (scandale Volkswagen en 2015). Le véhicule électrique, par exemple, n’est une innovation vraiment écologique qu’à condition de négliger une partie de ses impacts, en amont (production d’électricité) et en aval (recyclage des batteries) de son usage. Quant aux innovations financières, elles tendent à transformer toute chose en actif financier, accroissant la volatilité des marchés et amplifiant les bulles spéculatives. La finance verte enfin ressortit au greenwashing.
Dans la troisième partie, F. Aggeri se départ de son regard critique pour proposer des solutions dans deux directions qu’il juge souhaitables : une éthique de la responsabilité, inspirée par Hans Jonas (Le Principe responsabilité, [1979] 2013), collective et portant sur l’avenir ; une sobriété, telle que définie dans l’ouvrage dirigé par Valérie Guillard (Du gaspillage à la sobriété. Avoir moins et vivre mieux ?, 2019), qui fait un usage économe et modéré des ressources, désormais reconnues comme épuisables. De manière générale, privilégier la maintenance et la durabilité sur la création disruptive serait alors, selon moi, une manière de favoriser l’action continue sur l’action discontinue4. Les pistes envisagées par l’auteur (principe du pollueur-payeur ; comptabilité en triple capital : financier/humain/environnemental ; démocratisation de la gouvernance de l’innovation ; protection des communs mondiaux ; lutte contre l’obsolescence programmée ; low-tech ; économie circulaire – plus précisément, à circularité forte) se heurtent cependant à plusieurs obstacles. Les incitations et régulations (même co- : responsabilité élargie du producteur ou auto- : responsabilité sociétale des entreprises) ont des effets limités. Comment sanctionner juridiquement les impacts futurs présumés des innovations, non encore advenus et largement imprévisibles ? Autre (fausse ?) bonne idée : la vente de produits couplés à des services (économie de la fonctionnalité) risque selon moi de rendre captifs les usagers, en les privant de leur savoir-faire et de leur maîtrise du fonctionnement des choses, comme ce fut le cas en agriculture intensive.
Après avoir critiqué l’innovation, puis suggéré comment innover autrement, l’auteur conclut en affirmant qu’on ne peut pas faire autrement que d’innover. Si l’idéologie du progrès linéaire et universel est remise en cause de longue date, elle n’a pas entraîné dans sa chute l’injonction à innover. Pourtant, l’axiome de l’innovation comme fin en soi suppose que le changement qu’elle entraîne va nécessairement, toute protéiforme qu’elle puisse être, vers le mieux et correspond donc à un progrès. Ce paradoxe n’est pas relevé par l’auteur, qui note néanmoins que les effets pervers de l’innovation sont appelés à être effacés par… l’innovation, dans une circularité qui en fait une panacée. Reste donc aussi à s’interroger « pourquoi innover ? », en un mot cette fois.
Innover consiste à « introduire du neuf dans quelque chose qui a un caractère bien établi5 ». Il ne s’agit donc pas de création ex nihilo ni de révolution faisant table rase du passé, mais d’un compromis revenant à mettre du neuf dans du vieux. Si la réforme, aujourd’hui un peu passée de mode dans les discours politiques, se situe principalement en référence au passé, l’innovation, désormais omniprésente, met davantage l’accent sur la nouveauté.
En anthropologie sociale, la technologie, conçue littéralement comme « étude des techniques », reprend la définition par Marcel Mauss de la technique comme un « acte traditionnel efficace6 » et exclut donc a priori l’innovation, ainsi que l’ont relevé François Sigaut7 et Georges Guille-Escuret8. David Edgerton, exposant dix thèses sur histoire des techniques9, déplore le privilège indu accordé à l’histoire de l’innovation sur celle des techniques en usage, qu’il juge plus cruciale pour la compréhension de l’histoire sociale.
Pour Joseph Schumpeter, principal théoricien de l’innovation10, le capitalisme doit être analysé en termes dynamiques, car son fonctionnement est cyclique, scandé par des crises liées à l’introduction de grappes d’innovations, dont les combinaisons deviennent obsolètes (textile en 1790-1850 ; chemin de fer, acier, vapeur en 1850-1896 ; électricité, chimie en 1896-1940, etc.). Ce système capitaliste est condamné à terme, lorsque se bureaucratisera la fonction des entrepreneurs, dont le rôle est d’introduire les innovations. Cette introduction s’opère suivant un processus de destruction créatrice, récemment vanté par Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel (Le pouvoir de la destruction créatrice, 2020), dans une approche néolibérale amplement critiquée ici par F. Aggeri. J’ajouterai que ce modèle interprétatif est imprégné par la métaphore biologique de l’évolution d’un organisme, dont Alain Testart11 a démontré l’inadaptation pour penser l’évolution des sociétés, notamment parce que l’analogie entre innovation et mutation biologique n’est pas épistémologiquement valide.
La destruction créatrice incarne parfaitement, pour F. Aggeri, la rhétorique de l’innovation qu’il dénonce : moteur du capitalisme, elle permettrait un renouvellement permanent et une croissance ininterrompue. Dans mon interprétation de l’anthropologie de l’action12, elle correspond à une action contraire, dont l’effet se retourne, détruisant pour créer, toujours plus et toujours mieux.
Il convient d’ailleurs de noter que la théorie de Schumpeter ne correspond pas univoquement à un schéma linéaire de l’innovation, car la temporalité du capitalisme y a un caractère cyclique. À ce propos, l’analyse de la culture de l’innovation pourrait en outre susciter une réflexion plus poussée sur les temporalités, s’inspirant des travaux de François Hartog sur les régimes d’historicité, tant l’innovation semble demeurer liée au futurisme de la modernité.
À lire les propositions d’innovations responsables et sobres auxquelles l’auteur appelle dans la troisième partie, le lecteur ne peut s’empêcher de craindre qu’elles ne s’avèrent ressembler à celles décrites dans la deuxième partie, ambivalentes sous des atours vertueux, en raison d’effets pervers encore insoupçonnés.
Le lecteur se demande alors si, par esprit de suite, il ne conviendrait pas d’aller plus loin que l’auteur dans sa conclusion. En effet, prôner une innovation responsable n’est pas sortir de la culture de l’innovation – mais plutôt se contenter de réformer les manières d’innover. N’est-il pas temps de rompre avec le culte de la croissance ? Faut-il persister à employer le mot si galvaudé d’innovation qui, comme souvent, tient une bonne part de son succès à son indétermination sémantique ? Une autre part revient au caractère quasi magique des effets qu’il désigne : innover permettrait de résoudre l’équation du changement, de faire du neuf avec du vieux, d’obtenir plus en accordant moins, de créer en détruisant, de trouver le meilleur en se débarrassant du mauvais.
Dans Quoi de neuf ?13, livre qui n’est pas cité ici, David Edgerton remet plus fondamentalement en cause l’axiome de l’innovation à tout prix. « Les appels à l’innovation sont, paradoxalement, une manière courante d’éviter le changement lorsqu’il n’est pas souhaité. L’argument selon lequel la science et les techniques du futur résoudront le problème du réchauffement climatique en est un exemple ». En un mot, innover pour ne pas changer. Il faut espérer, pour le bien de la planète et l’avenir de l’humanité, que l’avenir détrompera Edgerton. Ou que soient vraiment opérés de profonds changements, quelle qu’en soit l’étiquette.
Carole Ferret
(CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris, France)
carole.ferret@college-de-france.fr
A history of ecological economic thought
Marco P. Vianna Franco, Antoine Missemer
Routledge, 2023, 190 p.
Écrire l’histoire d’une discipline scientifique soulève toujours des enjeux cruciaux pour le développement de cette discipline elle-même. C’est sans doute particulièrement vrai de l’économie écologique, dont l’institutionnalisation relativement récente, le développement rapide et la centralité des thèmes qu’elle aborde dans le débat public posent la question de sa place au sein de la science économique et des sciences sociales contemporaines.
C’est la tâche à laquelle s’attellent Marco P. Vianna Franco (Goldsmiths University of London) et Antoine Missemer (CIRED) dans cet ouvrage particulièrement clair et synthétique. C’est en fait plutôt de la préhistoire ou d’une forme d’archéologie de l’économie écologique qu’il est question, car l’ambition des auteurs est d’élargir l’analyse au-delà des fondateurs contemporains qu’on lui reconnaît généralement : Kenneth Boulding, Nicholas Georgescu-Roegen, Herman Daly ou René Passet. L’ouvrage porte sur une vaste période antérieure, allant du XVIe siècle aux années 1940, dans laquelle l’objectif est de repérer les traces de raisonnements économiques notables qui traitent « du fonctionnement du monde naturel et des sociétés humaines à partir de bases ontologiques et épistémologiques communes » (p. 6).
Ce livre vient utilement compléter les travaux cités par Franco et Missemer en référence sur la place de la nature dans l’histoire de la pensée économique14. Il s’en distingue néanmoins par sa perspective généalogique, car c’est bien de la définition de l’économie écologique contemporaine – caractérisée par l’encastrement, l’interdisciplinarité et le pluralisme (p. 4-5) – que partent nos auteurs pour établir leur principal critère de démarcation. C’est pourquoi il faut peut-être davantage le rapprocher du célèbre ouvrage de Joan Martinez-Alier15, qui cherchait lui aussi à examiner les racines, plus récentes, de l’économie écologique.
Concrètement, l’ouvrage se concentre sur la pensée occidentale du XVIIIe et du long XIXe siècles à travers dix chapitres organisés chronologiquement. Son champ est donc très vaste et les auteurs ne prétendent pas l’épuiser. Les économistes classiques et Marx sont ainsi volontairement laissés de côté en raison d’une littérature secondaire plus abondante et de la place importante qu’il faudrait leur ménager. Plutôt que de s’engager dans la voie d’un long récit linéaire, les chapitres sont conçus comme des vignettes, correspondant à des moments, des épisodes et des controverses variés. On passe ainsi d’un chapitre à l’autre, et parfois à l’intérieur des chapitres eux-mêmes, entre des terrains très différents : la botanique et l’économie de la nature en France ou en Suède au XVIIIe siècle, la philosophie de la nature allemande au tournant du XIXe siècle, les utopies écologistes russes, les premières formes de pensée en termes d’énergie dans le monde germanique, le mouvement de conservation américain de la fin du XIXe siècle, l’écologie soviétique à partir de la Révolution russe.
La lecture est toutefois aisée et l’on peut aborder les chapitres dans le désordre sans aucun souci. Cela est rendu possible par la grande clarté de l’expression. Un soin spécial a été pris pour délimiter le champ de chaque partie et poser précisément les arguments présentés, ce qui confère à l’ouvrage une grande valeur heuristique. Il apparaît en effet comme une boîte à outils très riche et fiable pour qui souhaite débuter un travail de recherche, construire ou suivre un cours d’économie écologique sur ces questions. Sa taille réduite contribue à renforcer ce sentiment, de même que la bibliographie très complète et l’index efficace, particulièrement bienvenu en cas de survol rapide ou de lecture désordonnée.
L’ouvrage possède néanmoins les défauts de ses qualités. L’effort de synthèse des auteurs fait qu’on reste parfois sur sa faim à l’issue des différentes parties. Il les oblige aussi régulièrement à accumuler les catégories un peu complexes de classement (en –isme) qui pourront éventuellement fatiguer, ou même déboussoler le lecteur peu aguerri. Surtout, le choix de la présentation par vignettes en suivant l’ordre chronologique conduit par construction à aplanir le champ de l’analyse. On traite ainsi sur un pied d’égalité les botanistes du XVIIIe siècle, l’ornithologie économique de la fin du XIXe siècle et l’énergétique sociale qui émergent en Allemagne et en Autriche. La question, qui sort du cadre fixé mais qui émerge à la lecture, est celle de la spécificité de certaines traditions de pensée décisives pour la réflexion moderne, de leurs fondements philosophiques et de leur rayonnement : c’est en particulier le cas des courants de pensée allemand et autrichien mais aussi russe, qui semblent présenter une richesse et un potentiel plus remarquables que la plupart des autres courants étudiés.
Les définitions posées au départ possèdent aussi, nécessairement, leurs limites, en particulier dans la délimitation de l’objet : à partir de quand estime-t-on que l’on a affaire à un raisonnement économique « notable » (p. 6) ? Cette imprécision conduit à rassembler des biologistes, des botanistes ou des ornithologues prioritairement intéressés par les questions écologiques et des économistes qui déploient des raisonnements évolutionnistes sans s’intéresser véritablement aux questions écologiques (on pense notamment à Veblen). De nombreux travaux d’histoire, de sociologie et d’anthropologie économique qui cherchent, par exemple, à restituer l’ensemble des facettes de la vie ouvrière, à l’image des efforts de Le Play au XIXe siècle et de l’économie domestique américaine du début du XXe siècle présentée dans l’ouvrage, auraient ainsi pu être intégrés à l’analyse. Si cela contribue à éclairer la diversité du champ de l’économie écologique, on se dit que certains critères de définition plus restrictifs auraient peut-être permis une autre sélection des travaux pertinents. C’est l’une des questions plus générales que l’ouvrage contribue à soulever.
Plusieurs grands faisceaux de questionnements le traversent, qui sont présentés en conclusion. Sans pouvoir les qualifier de socialistes, les auteurs remarquent que la grande majorité des penseurs qu’ils étudient peuvent être rangés parmi les critiques du capitalisme et portent très souvent des projets de réformes sociales plus ou moins radicaux. Sans doute car les réflexions qui font le lien entre les évolutions économiques, celles de la société et de la nature poussent mécaniquement à voir comment les transformations qui apparaissent dans l’une de ces sphères influencent celles qui se produisent dans les autres, « comme si l’harmonie entre les humains et la nature avait pour corollaire l’harmonie entre les êtres humains eux-mêmes » (p. 146).
Les débats sur la définition de la valeur et de la richesse sont aussi identifiés comme une question récurrente de l’histoire de la pensée en économie écologique. Les auteurs soulignent comment ces penseurs s’appuient sur les théories dominantes de la valeur travail et de la valeur utilité, en cherchant à y intégrer l’énergie, ou pour proposer des indicateurs de richesse déconnectés des variables monétaires. Comme au sujet du point précédent, les développements de Marco P. Vianna Franco et Antoine Missemer invitent à se pencher plus précisément sur ce qui se passe autour du moment classique. Comment le triomphe d’une forme d’analyse de la valeur a plongé dans l’oubli d’autres traditions de pensée qui mériteraient d’être réévaluées aujourd’hui, comme a récemment proposé de le faire Arnaud Orain16. Comment les auteurs critiques dits socialistes du début du XIXe siècle – dont les apports ont été considérablement réévalués au cours des dernières décennies – ont pu également proposer des perspectives intellectuelles et des projets de réforme pertinents pour la réflexion contemporaine, en s’appuyant, par exemple, sur le travail de Ludovic Frobert sur Pierre Leroux, ou en reprenant celui de John Bellamy Foster sur Marx17.
Il ne s’agit là que de quelques-unes des nombreuses perspectives de réflexion ouvertes par cet ouvrage, qui présente au lecteur une grande variété de courants pertinents et néanmoins méconnus du public français. Tant par cette ouverture que pour la solidité et la clarté des raisonnements présentés, la richesse des références qu’il rassemble en une centaine de pages, cet ouvrage apparaît aujourd’hui comme une ressource essentielle pour quiconque s’intéresse à l’histoire de l’économie écologique, à condition toutefois de lire la langue de Shakespeare.
Simon Hupfel
(Université de Haute-Alsace, UMR BETA, Strasbourg, France)
simon.hupfel@uha.fr
Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant
Arnaud Orain
Paris, Gallimard, 2023, 378 p.
En notre époque de crise écologique, l’économie figure parmi les accusés : à force de négliger la nature et de n’y voir qu’une réserve inépuisable, ne contribue-t-elle pas à la détruire ? Si l’on se retourne sur son histoire, la physiocratie – ou gouvernement de la nature – semble faire exception : donner le pouvoir à la nature, n’est-ce pas ce dont nous avons besoin ? Ne devrions-nous pas nous en inspirer ? En aucune manière, objecte Arnaud Orain (EHESS, Centre de recherches historiques) dans son dernier livre. Dans la vision téléologique de l’histoire de l’économie généralement admise, la physiocratie semble l’aboutissement nécessaire de tout ce qui la précède. Elle en vient à occulter deux autres types de savoirs, la « science du commerce » – autour du « cercle de Gournay » – et la « science – ou physique – œconomique », telle que le Journal Œconomique s’en fit le propagateur, deux savoirs qui en sont très différents et ont leur propre unité. Ce sont ces « savoirs perdus de l’économie » que A. Orain présente dans son dernier ouvrage, Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant. Objectif du livre : revenir sur la réputation usurpée de la physiocratie, pour montrer quels sont les savoirs qui, attentifs à la complexité du monde, et capables de maintenir l’ouverture des possibles, nous seraient utiles dans la crise actuelle, qui est aussi une mise en question des modèles du savoir actuellement dominants.
Science du commerce
Des deux savoirs présentés par A. Orain, le premier, la science du commerce, est le mieux connu : de nombreux travaux ont été consacrés au cercle de Gournay18. Mais l’intérêt a principalement porté sur le contenu politique du programme de Gournay et de ses amis : critique des prohibitions douanières, des règlements manufacturiers, des obstacles à la circulation des grains, ce qui plaçait Quesnay et les physiocrates en continuité avec cette politique libérale. A. Orain déplace l’intérêt vers leurs projets épistémologiques et en fait apparaître l’opposition. Le savoir que veulent développer Gournay et son équipe s’appuie sur des connaissances historiques et des observations géographiques. « La science du commerce n’est autre chose que de savoir tirer parti des avantages de son pays », selon Gournay (cité p. 59). Elle est une « description du monde » (p. 55) et se développe selon le triptyque histoire/description/ comparaison. Cette collecte d’observations n’exclut pas certaines formes de généralisation, mais ne vise nullement un savoir universel : les vérités sont locales et ne sont pas réplicables. C’est bien dans un empirisme attentif à la diversité des situations que le projet de « science du commerce » trouve sa cohérence.
Tout à l’opposé, il n’y a pas, pour Quesnay, de leçons à chercher dans l’histoire qui ne présente qu’un « abîme de désordres19 ». Pour juger de ce qui est, il fait appel à l’« ordre naturel ». Celui-ci repose sur deux « lois naturelles » (normatives) : le respect absolu de la propriété privée et la liberté illimitée du commerce. Nature contre histoire : d’un côté (physiocratie), un savoir universel, très largement fondé sur des raisonnements abstraits, de l’autre (science du commerce), des vérités locales, contingentes dans le temps, et déterminées dans l’espace.
L’opposition porte également sur la politique du savoir. Le savoir physiocratique dit le vrai et le juste à partir de l’ordre naturel et de ses lois, il peut donc être vu comme « un savoir pionnier des aspirations technocratiques de pilotage de la société par un aréopage d’experts » (p. 271). De ce savoir vertical, imposé par une élite aux masses ignorantes, se distingue le savoir « dialogique et démocratique » (p. 89) beaucoup plus horizontal promu par le cercle de Gournay. Grâce à une étude littéraire fine des abondantes publications du cercle de Gournay, A. Orain montre que, quels que soient les procédés, dont beaucoup sont empruntés à la fiction littéraire, ils visent à entraîner les lecteurs dans le jeu de la fiction ou du dialogue, pour susciter leur réflexion et leur capacité de jugement. La mise en scène dialogique des membres du cercle de Gournay a des effets comparables à ceux d’une délibération : c’est par une modification continuelle des positions de chacun que l’on parvient à la connaissance.
Physique œconomique
En étudiant le Journal Œconomique, A. Orain met à jour le deuxième « savoir perdu de l’économie », celui de la science, ou physique, œconomique, et c’est là une véritable découverte. La filiation linnéenne de savoirs qui portent sur l’agriculture, mais d’une façon très différente des physiocrates, était jusque-là à peu près inconnue et la façon dont l’auteur replace Linné dans un héritage long de la notion d’ordre naturel est originale et stimulante. Il revient aux origines mêmes du mot – économie ou œconomie – à l’oikos du Logos Oikonomikos des Grecs, des traités œ/économiques d’Aristote ou de Xénophon.
L’idée aristotélicienne d’ordre, d’organisation rationnelle finalisée, au service de l’humain, dont cette idée d’œ/économie domestique est porteuse, se transmet de l’Antiquité aux sciences des Temps modernes, de l’agronomie médiévale aux savoirs de la modernité. C’est cette conception finaliste et anthropocentrique d’un ordre qui a résisté à l’avènement de la mécanique cartésienne et imprégné les savoirs naturalistes comme les savoirs agronomiques que A. Orain retrouve au XVIIIe siècle chez Linné, l’auteur du Systema Naturae (1735), mais aussi de dissertations, dont la première est intitulée « Œconomie de la nature ». Linné définit celle-ci comme « la très sage disposition des Êtres naturels, instituée par le Souverain créateur, selon laquelle ceux-ci tendent à des fins communes et ont des fonctions réciproques20 ». Sans se laisser impressionner par le providentialisme religieux d’une telle définition, l’auteur en retient que Linné saisit l’ordre naturel comme l’interdépendance de tous les vivants qui, au travers de processus de propagation/conservation/destruction, se maintiennent en équilibre. De cet ordre naturel l’homme fait partie et peut y intervenir. Aussi, dès 1740, Linné ajoute-t-il, à sa définition de l’« œconomie de la nature », celle de la « science œconomique » qui nous apprend à faire usage à des fins humaines des connaissances des corps naturels tirées de l’étude de l’œconomie de la nature.
La nature, comme système autorégulé de tous les êtres vivants, est, pour Linné, le sujet et l’objet d’une science que l’homme peut appliquer en faisant converger le maintien de l’équilibre du vivant et son propre bien-être. Il s’agit de créer un accord entre un milieu local et les êtres qui le composent, que ce soit par l’acclimatation (Linné ambitionnait de faire pousser du thé en Suède) ou en tirant parti d’espèces locales ignorées ou dédaignées : de son voyage en Laponie, Linné avait gardé l’idée qu’il y avait, dans tout pays, des sources de richesses agronomiques inexplorées. Tout le savoir botanique réuni, à travers le monde entier, par les émissaires de Linné en vue d’établir la classification des espèces, peut être ainsi mis au service d’une science, pratique et appliquée, de la meilleure intégration possible des humains à l’ordre du vivant.
Linné a eu des adeptes : en Écosse21, mais aussi en France. Le Journal Œconomique fait explicitement référence à Linné : il en publie des traductions et en applique les principes dans des contributions originales. C’est la même idée de développer le potentiel de richesses d’une région à partir d’observations naturalistes soit par l’acclimatation d’espèces lointaines soit en développant la culture d’espèces locales négligées ou jugées nocives et envahissantes.
La définition que Gournay donnait de la science du commerce vaut également pour la physique œcono mique : même attention au local, même souci des « climats » (ce que nous appellerions aujourd’hui « bio-régions »). Et surtout, même aspiration « démocratique » : on se félicite de donner la parole aux « plus humbles ». Cette orientation anti-académique, cette volonté de développer des savoirs coconstruits, partagés, sont sensibles jusque dans la Révolution française avant que la professionnalisation et la spécialisation ne fassent disparaître l’héritage de la science globale de Linné. Mais on voit à quel point la sensibilité linnéenne à la diversité biologique et à ses ressources pour le bien-être humain, sa méfiance vis-à-vis de la dépendance aux monocultures, sont éloignées de la visée physiocratique d’une grande culture productrice de blés.
En suivant, de l’Antiquité au XVIIIe siècle, les transformations du mot, A. Orain fait bien apparaître une bifurcation entre l’œconomie de Linné et l’économie des physiocrates. Médecin, auteur d’un traité de physiologie humaine, l’Essai physique sur l’œconomie animale (1736 et 1747), Quesnay hérite certes, comme Linné, de la conception de l’ordre naturel comme interdépendance des vivants. Mais, dans le « Tableau économique », l’ordre naturel cesse d’être l’objet d’un savoir. Ce n’est plus qu’une métaphore appuyée sur des prémisses normatives et abstraites (propriété privée et circulation illimitée des marchandises) et vidée de toute référence à la connaissance du vivant. La nature, chez les physiocrates, n’est plus qu’une machine à produire des céréales. L’ordre social des physiocrates n’a de naturel que le nom : devenue « une science de gouvernement », la physiocratie, conclut l’auteur, « n’est plus une science naturelle » (p. 260). Elle ne s’intéresse plus au devenir des espèces, mais à l’affectation des facteurs de production (la terre, le capital) et à leur rendement.
Conclusion
Entre l’œconomie et l’économie passe la ligne de partage qui sépare une science de la diversité du vivant et de ses équilibres, attentive à la description, peu portée à la généralisation, soucieuse d’employer un langage accessible au plus grand nombre, de la construction d’une science qui vise l’universel, revendique un savoir expert et construit son propre langage et ses concepts particuliers. Alors que ce modèle universaliste, qui ne peut intégrer qu’une nature appauvrie ou « amincie22 », est, en conséquence notamment de la crise écologique, largement remis en question aujourd’hui, on voit quelle erreur il y aurait à chercher dans le « gouvernement de la nature », dont les physiocrates se prétendaient les théoriciens, des éléments pour nous orienter aujourd’hui dans nos rapports à la nature, telle que nos interventions l’ont considérablement transformée. D’où l’intérêt d’avoir exhumé les « savoirs perdus de l’économie » : ils peuvent nous aider à opérer la bifurcation épistémologique que notre époque requiert, si l’on tente d’en reprendre l’orientation épistémologique autant que politique. Pour A. Orain, il existe un lien fort entre le type de science auquel une discipline aspire (universalité réductionniste ou complexité), son mode d’imposition (sur les hommes et sur son objet) et son mode d’élaboration (élitiste ou démocratique). D’où le conflit entre le savoir expert visé par les physiocrates, leur vision verticale du pouvoir et la « science démocratique » des amis de Gournay ou des contributeurs du Journal Œconomique. L’écologie d’aujourd’hui n’a pas seulement besoin d’un autre type de savoir, elle a besoin de démocratie.
Catherine Larrère
(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, Paris, France)
catherinel.larrere@gmail.com
Sociologie des catastrophes
Benoit Giry
Paris, La Découverte, 2023, 127 p.
S’intégrant au sein d’un segment éditorial particulièrement encombré autour de l’analyse des risques et des menaces, l’ouvrage Sociologie des catastrophes de Benoit Giry le complète et le renouvelle en considérant les configurations extrêmes des dangers qu’affrontent les sociétés contemporaines. Notons déjà que le cahier des charges – pas si évident – de la collection « Repères », dans lequel cet ouvrage est publié, est particulièrement bien respecté ici, que ce soit grâce à une écriture claire et didactique, par la richesse des encadrés qui permettent de délester la lecture tout en l’enrichissant par des focales précises (on en recense 14), mais également par la variété des exemples de catastrophes mobilisés dans le texte – on « voyage » des plus connues d’entre elles (Katrina, Bhopal, le 11 septembre, etc.) aux moins célèbres, ou aux moins funestes – mais qui peuvent parfois aussi s’avérer les plus funestes, comme le tremblement de terre qui a ravagé en 1811 la région de New Madrid, Missouri et qui a fait l’objet d’un oubli collectif (p. 84). Le plan est par ailleurs fluide avec quatre chapitres (I/ sur la sociogenèse de ce segment académique qu’est la sociologie des catastrophes, II/ sur les causes sociales des catastrophes puis III/ leurs effets pour les populations et les sociétés et enfin IV/ sur le gouvernement dont ce type d’événement extrême est l’objet).
La collection « Repères » ambitionne de faire le point sur un segment disciplinaire ou thématique. De ce point de vue, l’amplitude du panorama proposé par Giry impressionne, de la sociologie des catastrophes aux États-Unis à celle qui s’est instituée dans d’autres pays concernés par ces événements (Japon, Australie, France, Canada ou Grande-Bretagne). Cela est rendu possible par la très grande richesse de la bibliographie (237 références, essentiellement anglophones) ainsi présentée au lecteur ; l’auteur a non seulement produit un travail considérable de lectures mais il sait surtout bien les synthétiser. Si la saillance sociale des catastrophes est bien mise en évidence par le graphique 1 et plus généralement par l’ouvrage – à tel point qu’on se demande si on ne pourrait pas paraphraser Beck et parler de « société des catastrophes » pour comprendre ce que les catastrophes font aux sociétés –, sa teneur sociologique est également abordée et l’autre question à laquelle répond Giry est aussi de savoir ce que les catastrophes font à la sociologie.
Le premier chapitre (p. 7-40) retrace ainsi la trajectoire intellectuelle et institutionnelle de la sociologie des catastrophes. On y voit bien comment celle-ci a pu prendre, à la fois par des effets de contexte (notamment les États-Unis d’après 1945 et les peurs nées de la guerre froide), par des appuis institutionnels et des personnalités phares mais aussi par un travail collectif de densification théorique appuyé par une entreprise d’accumulation empirique. Les disaster studies vont ainsi être gagnées par une sorte d’impérialisme sociologique (p. 19). Le regard proprement sociologique sur les catastrophes trouve sa préhistoire aux États-Unis au début du XXe siècle par une sociologie centrée sur les rescapés et les victimes. Celle-ci oscille entre les théories fonctionnalistes des années 1920, qui scrutent le rôle social de l’événement comme « agent d’éducation de l’humanité » (p. 15) et les théories interactionnistes de l’École de Chicago, interrogeant les influences réciproques des individus lors des catastrophes. Giry souligne le caractère international et transdisciplinaire de cette sociologie, qui atteint son apogée avec la création du Research Committee on Disasters au sein de l’International Sociological Association, impulsée par le sociologue Enrico Quarantelli en 1986. Ces transformations dans la discipline ont profondément marqué la sociologie des catastrophes, qui, à la fin du XXe siècle, se dote de revues spécialisées, de méthodes spécifiques et de « catastrophes de référence » (p. 27). On peut noter une constante de ce segment académique, qui est de ramener l’objet catastrophe à des paradigmes sociologiques déjà là et d’en faire un élément de probation pour ceux-ci, ou de différenciation entre eux. Ainsi s’expliquent les controverses internes et les ruptures que connaît la sociologie des catastrophes (par exemple entre « réalistes » et « nominalistes », p. 27) et allant même jusqu’à des positions critiques visant à déconstruire radicalement l’objet catastrophe comme seul étalon de la souffrance vue par les dominants (p. 33-36).
Le second chapitre (p. 41-64) commence à aborder le regard particulier que porte la sociologie sur les catastrophes : celles-ci sont des constructions sociales, à la fois parce qu’elles procèdent d’un travail de qualification comme « catastrophe », mais aussi parce que des causes sociales les coproduisent – la fameuse notion de « vulnérabilité ». Sous le premier aspect, le sociologue ne peut que constater (et sait parfaitement expliquer) la variété des façons de dénommer, de mesurer, de percevoir comme de vivre ces phénomènes. La caractérisation d’une catastrophe dépendrait ainsi de la capacité des individus à discerner l’anormal, à être socialisés à la souffrance et à normaliser certaines formes prises par celle-ci. Sous le second aspect, la sociologie s’avère particulièrement utile pour démontrer que les catastrophes ne frappent pas aveuglément l’espace social, voire l’espace tout court. Les Suds et les classes populaires payent, de ce point de vue, un tribut particulièrement lourd à la vulnérabilité. Mais la sociologie déborde par ailleurs du seul périmètre de cette dernière pour s’intéresser aux aléas : et l’on retrouve les influences de Beck et sa thèse selon laquelle la société moderne, très différenciée et technicisée, produit d’elle-même les catastrophes.
Le troisième chapitre (p. 65-86) porte sur les effets, non plus sur ce que les sociétés font aux catastrophes mais l’inverse. Là encore, la sociologie est tout particulièrement à son aise pour montrer comment ces événements transforment l’espace social et ses structurations mais aussi comment leurs effets n’entraînent pas les mêmes conséquences selon la nature des sociétés ou des groupes qu’elles affectent. Si le moment même de la catastrophe suspend les forces sociales qui pèsent ordinairement sur les individus et font fonctionner la société (Giry parle d’« état de liminalité », p. 66), d’autres normes émergent alors très rapidement – de soin et d’entraide (formant alors des « communautés thérapeutiques ») mais également de déviance (pillages, viols et meurtres) – ainsi que de nouveaux profils (comme les curieux, les bénévoles ou les opportunistes, en plus des victimes, p. 69). Une question d’ailleurs bien débattue par la sociologie des catastrophes – et Giry sait décliner celle-ci au pluriel lorsqu’il le faut – concerne le pouvoir transformateur de ces événements pour les individus comme pour les groupes et les institutions qu’ils forment (la sociologie des catastrophes constituerait alors une « sociologie du changement social dans des conditions extrêmes », p. 78). Les catastrophes renforcent-elles les inégalités sociales et les rapports de domination ? Contribuent-elles à déliter ou à recomposer la stratification sociale ou résidentielle ? Et en quoi participent-elles, finalement, à cette question si classique pour la discipline du changement social ? Ces questions trouvent ainsi leur réponse dans la revue complète de littérature que restitue finement Giry.
Dans le dernier chapitre (p. 87-108), Giry entreprend un changement de perspective et centre son attention sur le gouvernement des catastrophes et ses politiques publiques. S’inscrivant dans une tradition classique de la sociologie de l’action publique, il réanime certains concepts établis (mise à l’agenda, définition des problèmes publics, identification des acteurs cibles et des acteurs responsables, formation de coalitions de cause, etc.) afin d’explorer ce qu’il décrit comme « la vie politique ordinaire des catastrophes » (p. 97). Son approche nuancée nous plonge dans la complexité des décisions politiques en temps de catastrophe, où les concepts classiques de la sociologie de l’action publique se mêlent aux réalités palpables de l’événement extrême. Giry offre par ailleurs une réflexion profonde sur la transformation des politiques publiques, mettant en exergue la montée en puissance de la « résilience » en tant que valeur centrale, prête à redéfinir les contours mêmes de la réponse sociale face aux catastrophes (p 104-108).
L’ouvrage est une contribution bienvenue dans un champ de recherche qui s’autonomise peu à peu, si bien que l’on peut quand même interroger le rapport de cette sociologie des catastrophes à des segments disciplinaires adjacents et parfois sécants, comme l’anthropologie des catastrophes (particulièrement illustrée en France par les travaux de Yoann Moreau, Sandrine Revet ou Gaëlle Clavandier qui, s’ils sont cités, notamment dans le bel encadré de la p. 24, ne sont pas suffisamment distingués du point de vue sociologique présenté ici). Si l’on voit bien ce qu’est la sociologie des catastrophes, on voit moins ce qu’elle n’est pas ou ce dont elle tend à se distinguer. Par exemple, au sujet des métrologies très incertaines des catastrophes et des controverses qui accompagnent les façons de les nommer comme de les mesurer (p. 46- 48), Giry retrouve de nombreux travaux se revendiquant d’une anthropologie des catastrophes. La dimension culturelle des catastrophes traitée p. 82-86 est sans doute le point d’intersection le plus marqué entre les regards sociologiques et anthropologiques. Mais leur disjonction n’est pas vraiment commentée, notamment sur l’après des catastrophes. Là où la sociologie se borne à leurs mises en récit (p. 48-49), l’anthropologie préfère les opérations plus longues de patrimonialisation. Là où la première généralise les catastrophes, jusqu’à en faire une conséquence inéluctable des sociétés modernes, la seconde les singularise pour analyser la façon toujours située par laquelle elles sont vécues et emblématisées.
En dépit de ce léger angle mort, l’ouvrage se distingue par la constance de son argumentation. Au fil de la lecture, la pensée s’affirme autour d’une direction de recherche précise. La toile de fond ainsi brossée donne à voir la portée politique de cet ouvrage : la sociologie des catastrophes ne saurait se cantonner à une simple documentation des événements. Elle endosse un rôle actif au sein des institutions chargées d’encadrer et d’organiser « l’expérience de la perte induite par les désastres » (p. 108). Bien loin de se satisfaire d’une posture purement descriptive, Giry invite le sociologue à assumer un rôle de guide vers l’acceptation « d’un deuil social plus juste et plus solidaire du monde que nous sommes en train de perdre » (p. 109).
Louise Edrei
(Université Toulouse Capitole, LaSSP, Toulouse, France)
louise.edrei@sciencespo-toulouse.fr
Julien Weisbein
(Sciences Po Toulouse, Université Toulouse Capitole, LaSSP, Toulouse, France)
julien.weisbein@sciencespo-toulouse.fr
La ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité
François Jarrige
La Découverte, 2023, 448 p.
L’ouvrage de François Jarrige (Université de Bourgogne) s’ouvre comme on ouvre les portes du temps, à la découverte progressive de l’ingéniosité technique et évolutive des anciens manèges impliquant la force animale. Il révèle également les logiques qui ont prévalu à leur utilisation en soutien du travail humain. Après avoir dressé un panorama autour des sources connues des premiers manèges animaux et humains, l’auteur nous emmène dans une ronde au cœur des sources de l’industrialisation : l’utilisation des animaux comme force motrice s’inscrit en filigrane de l’essor industriel, accompagnant l’accroissement des gains de productivité dans un nombre impressionnant de secteurs. L’auteur souligne toutefois l’essor en demi-teinte de ces pratiques mesurées à l’aune de leur efficacité, de leur productivité et de leur sécurité, en comparaison avec d’autres sources motrices disponibles et des besoins inhérents à la production concernée. Ce voyage dans le temps est illustré par de belles photographies anciennes, ainsi que des gravures représentant des plans et des illustrations de ces systèmes aussi inédits que surprenants.
Caractériser et dater les débuts des manèges semble une tâche bien difficile tant la diversité de leurs utilisations et applications est variée au fil du temps. Cet ouvrage réalise la tâche gigantesque de référencer l’usage de ces techniques dans différents pays, en Europe et dans le monde, à la fois comme vecteur de développement économique et d’adaptation constante du contexte artisanal ou industriel. Mais aussi comme élément d’ajustement, de facilitation, et de fluidification du travail. Véritable catalyseur d’innovations, la présence d’animaux est tout à la fois une occasion de tester le développement d’une industrie, sans grand risque d’investissement, mais aussi de redéployer cette force motrice au service d’autres utilisations au sein des unités de production. Dans les régions où les forces motrices naturelles telles que l’eau ou le vent ne sont pas stables ni régulières, la présence d’animaux et de moteurs animés facilitant l’emploi de leur force permet de régulariser la production à moindres coûts, en parallèle de l’essor de l’utilisation d’énergies fossiles. Sa grande flexibilité et diversité d’application en font une « technologie fluide » et adaptable.
L’ouvrage nous permet de voyager au cœur de différents dispositifs impliquant des modes de production très spécifiques, tant dans les relations et l’organisation du travail induites que dans les techniques employées. En parcourant la diversité des modalités de mise au travail des animaux dans de très nombreux secteurs d’activité, on constate que leur présence touche tous les milieux sociaux, et joue un rôle de tampon, d’ajustement et de fluidification de l’activité humaine. Cette approche originale de l’histoire des processus de modernisation permet de réenvisager d’une manière inédite les implications dynamiques de ces transitions. On constate grâce à l’auteur que l’emploi des animaux jalonne l’évolution de la majorité des secteurs économiques actuels, depuis leur utilisation dans tous les usages ruraux, les activités agricoles primaires et de transformation, jusqu’à l’industrie chimique, la construction, en passant par la fourniture de services publics aussi basiques que l’eau courante, voire l’eau des fontaines publiques. Les moteurs animés constituaient de véritables tremplins vers l’organisation de la production et de la mécanisation à plus large échelle. L’animal au travail attelé à ces différentes formes de manèges peut se lire comme un puissant vecteur de développement et d’innovation, projetant les différents secteurs de l’économie vers une nouvelle étape de leur développement. Le recours à des manèges animés permet également de ne pas creuser trop vite les inégalités entre les entreprises d’un secteur sur différents territoires, en termes d’accès aux ressources et aux évolutions technologiques. Ces modèles simples et peu onéreux autorisent plus facilement un retour en arrière en cas d’essais technologiques infructueux. La persistance de ces modèles de manège dans certains pays en développement contribue également à garder une certaine flexibilité dans les capacités de production et à réduire la dépendance aux énergies fossiles. Ces systèmes restant adaptés aux besoins locaux, ils permettent une maîtrise totale des innovations techniques et facilitent la transition vers d’autres modes complémentaires de production.
En suivant le récit de F. Jarrige, c’est dans une véritable danse que le lecteur se sent emmené, dans les avancées et les replis de l’utilisation de l’énergie animale, considérée selon les circonstances comme complémentaire ou concurrente des autres sources d’énergie. Il est aussi fascinant de constater que le recours à cette force animale pouvait tour à tour être adopté comme un élément rassurant, régulateur, presque « d’assurance vie » en comparaison avec d’autres sources énergétiques considérées comme inquiétantes et peu fiables ; ou dans d’autres circonstances, rejeté pour son manque de fiabilité, sa dangerosité et son manque de praticité. Cela mène à s’interroger sur les dimensions qui font pencher dans l’un ou l’autre de ces extrêmes : s’agirait-il de la perte de connaissance et des capacités nécessaires développées au contact des animaux ? Au cours du développement industriel, les animaux deviennent une variable limitante, tout comme les humains, non pas en raison de leur stupidité, mais bien en raison de leur grande intelligence. Dans le chapitre décrivant les « vies prolétaires » des animaux, l’auteur évoque la question de l’autonomie des animaux dans leur travail, dépassant leur condition de prolétaire. C’est bien cette qualité d’indépendance, de prises de décisions autonomes des animaux qui a pu également être soulevée et pointée comme « un frein à l’expansion industrielle ». Pour optimiser l’efficacité du travail avec les animaux, il est en effet nécessaire de collaborer avec eux et de développer nos propres qualités relationnelles et émotionnelles. Il est donc amusant de constater que si l’agentivité inhérente à la vie des animaux au travail rend possible la disponibilité et l’adaptabilité de ces systèmes de production, cette qualité peut également constituer un grain de sable dans les rouages de cette mécanique bien rodée. C’est d’ailleurs la manifestation de cette intelligence de l’animal, par des refus de travail ou des difficultés de communication, qui tend aussi à le substituer progressivement par la machine à vapeur, alors en pleine expansion.
L’omniprésence de l’animal à toutes les étapes du processus de modernisation depuis l’Antiquité nous fait également prendre conscience de l’importance d’inventer à chaque instant le sens de la modernité, de notre modernité. Si les manèges animés semblent toujours susciter un intérêt pour les historiens et le grand public, comme témoins des vestiges d’un certain passé productif, cet ouvrage réinterroge notre rapport à la modernité, en ouvrant également la réflexion à l’utilisation de l’animal dans de nouveaux enjeux et perspectives écologiques. Si l’animal a été présent lors de toutes ces évolutions et ces transformations, un élément crucial de cette équation transformatrice semble toutefois se perdre dans le récit : l’importance évoquée à de nombreuses reprises du lien à l’animal, de sa présence rassurante, et de sa capacité à fédérer autour du travail. En effet, la machine n’est présente que parce que l’animal est capable de la mouvoir, physiquement et mentalement. Cette dimension de « valeur sûre » de la présence de l’animal au travail est marquante aux côtés des travailleurs humains, à la fois comme compléments et facilitateurs, prenant le relais lorsque les machines alimentées par d’autres sources d’énergie pouvaient faire défaut ou que les ouvriers venaient à manquer. Toutefois, la valeur de cette présence et du lien à l’animal ne semble plus être évoquée comme une raison essentielle du choix d’intégrer les animaux à notre nouvelle vision de la modernité. Car à l’heure du toujours plus vite, à l’heure où les gains de productivité ont déjà atteint des records inégalés, creusant toujours davantage les inégalités, le développement de ces compétences relationnelles est fondamental dans notre façon d’envisager l’avenir. Ces manèges animés sont les vestiges d’une époque industrielle qui pourrait sembler archaïque et révolue, mais qui a largement fait ses preuves à une époque où l’animal était un incontournable, un partenaire à part entière de la production, quand il n’était pas également un membre de la famille. Leur réhabilitation dans le contexte actuel, pour des raisons principalement écologiques comme le souligne l’auteur, fait face à un double enjeu : la perte de sens dans la relation à l’animal comme animal de travail, et le fossé qui s’est creusé entre les générations sur les savoir-faire autour de l’intégration des animaux dans le quotidien. Ces savoir-faire relationnels et organisationnels seraient pourtant un élément clé pour permettre de mieux appréhender l’avenir de nos relations. Quelle valeur attribuer à notre capacité à comprendre l’autre, à se mettre à son écoute active, à l’aider à donner le meilleur de lui-même et à se révéler ? C’est aussi tout l’enjeu de nos sociétés, ayant accès à la connaissance illimitée via les réseaux et l’intelligence artificielle, mais qui font face à un défi fondamental pour développer leur propre capacité à collaborer, échanger et développer le vivre ensemble. La présence des animaux rappelle aussi l’importance de trouver d’autres moyens de comprendre l’autre, de créer du lien et de l’échange en déplaçant le centre d’attention vers un autre être, dont nous sommes responsables pour sa sécurité et son intégrité, tout en constatant que leur intelligence va bien au-delà de l’intelligence artificielle : ils s’adaptent, s’engagent et s’investissent dans le travail avant tout parce que nous avons établi une relation qui compte, pour eux comme pour nous. Cet ouvrage portant sur des technologies qui semblent révolues réinterroge de façon extrêmement actuelle notre façon de voir la modernité, dont la présence animale pourrait bien faire partie de façon pleine et entière. En soulignant que l’énergie fournie n’est pas la seule ressource de la traction animale : la création de liens de confiance étroits, avec l’animal et entre les personnes, la compréhension de nos propres émotions et celles de l’animal, l’apprentissage de la collaboration sont autant de trésors que nous devons chérir collectivement pour réinventer notre modernité.
Chloé Mulier
(Association EQIPONA et INRAE, UMR Innovation, Montpellier, France)
eqipona@gmail.com
Agricultures urbaines en Afrique subsaharienne francophone et à Madagascar
Christine Aubry, Christine Margetic (Eds)
Presses universitaires du Midi, 2023, 477 p.
Confier à un agronome la recension d’un ouvrage intitulé Agricultures urbaines, quoi de plus normal ? Qui plus est, interpellé par le dernier mot du titre, Madagascar, puisque j’y travaille depuis plus de 20 ans. Mais cet ouvrage, qui parle peu d’agronomie et pas uniquement de Madagascar, m’a ouvert les yeux sur les agricultures des villes africaines. Le traitement particulier de Madagascar provient de l’implication des directrices de l’ouvrage dans un enchaînement de projets sur Antananarivo, exceptionnel par sa longévité malgré l’instabilité politique.
Cette synthèse, géographiquement élargie (13 villes de 9 pays africains), articule différentes disciplines : agronomie, démographie, géographie, politique, économie, et des domaines variés : urbanisme, contexte juridique et foncier, alimentation, commercialisation, approches territoriales. Cette interdisciplinarité constitue le défi principal d’une analyse des agricultures urbaines. Où est l’agriculture dans la ville ? Qui sont les « agriculteurs urbains » ? Comment concilier loger et nourrir ?
Pour aborder un objet aussi complexe, le choix est fait de rassembler des données empiriques parfois très fouillées, obtenues par enquêtes socioéconomiques récentes (2018-2020) de première main qui combinent des indications quantitatives et des observations qualitatives (foncier, arrangements négociés entre acteurs). Cet ouvrage résulte d’un travail en réseau initié lors d’un colloque africain et concrétisé par des masters et des thèses dans plusieurs pays africains francophones. AgroParisTech et l’UMR SADAPT sont aux commandes, associés au CIRAD, et un très large panel d’universités (Genève, Poitiers, Tours, Toulouse, Orléans, Picardie, Nantes, Le Mans) accompagnant une dizaine d’universités et centres de recherche africains.
L’ensemble est cohérent, chaque article s’appuie sur des cartes, des recherches d’archives (cadastre, lois, schémas d’urbanisme) et des enquêtes auprès des producteurs, des intermédiaires et des consommateurs, dans les quartiers des villes plus ou moins peuplées (100 000 à plusieurs millions d’habitants). Une bibliographie commune rassemble environ 700 références incontournables, articles internationaux mais également rapports d’organismes internationaux, mémoires et thèses. Des contextes similaires (croissance démographique, non-reconnaissance officielle de l’agriculture urbaine et tendance inexorable vers sa disparition) sont présentés dans chaque article.
L’intérêt de cette démonstration illustrée par des cas concrets réside dans sa conclusion : l’agriculture urbaine résiste et dans certains cas augmente ; la ville future peut devenir verte et intégrer des formes d’agricultures.
Les agricultures urbaines méritent leur pluriel tant sont variés ces modes de production agricole, dans des espaces résiduels menacés par l’expansion urbaine ou déplacés en périphérie, mais demeurant à proximité, afin de valoriser des circuits courts et des prix attractifs pour des produits frais, des légumes en priorité, feuilles, fruits, racines et tubercules. C’est donc sur des terrains marécageux, dans des bassins de rétention, en bordure de rivière ou en friche provisoire que s’installeront des petits producteurs, jusqu’à l’extrême d’une agriculture interstitielle, dans les caves, sur les toits, dans les cours entre les maisons, en bacs ou en pots. Le reste des productions est relégué sur des terrains provisoirement vacants ou dans des « ceintures » maraîchère, laitière, arboricole une fois le foncier sécurisé. La taille des parcelles différencie l’autoconsommation de 10 à 100 m2, la vente de légumes plus variés jusqu’à 500 m2, puis au-delà d’un hectare, des rizières, des cultures pluviales ou de décrue qui entourent les villes. Ce modèle de micro-exploitation familiale est une source de travail et de revenu qui s’oppose à l’agrobusiness prôné dans certaines capitales pour alimenter la ville. Cette agriculture bénéficie de la ville et la ville bénéficie de cette agriculture : les eaux usées servent à irriguer, les déchets peuvent être compostés, des produits frais sont cultivés à proximité et vendus sur les marchés.
Introduit par les deux autrices, cet ouvrage imposant et foisonnant mais très structuré comporte cinq parties (Protéger, S’accommoder, Produire, S’adapter, S’alimenter) qui parcourent les stratégies de survie des agricultures urbaines dans les mailles du bâti présent et futur. Ce cheminement est original, il part des politiques publiques pour arriver à la fonction alimentaire de l’agriculture urbaine. Il est aussi militant puisqu’il cherche à faire reconnaître la diversité de ces agricultures urbaines, leurs modes de fonctionnement, leurs contraintes et leurs atouts.
Des indicateurs quantitatifs et leur méthode d’évaluation manquent encore : le pourcentage des surfaces occupé par le bâti, l’agriculture dont le maraîchage, les espaces verts, et le pourcentage des denrées alimentaires consommées en ville provenant de l’agriculture urbaine. Des méthodes d’approche originales ont pu être développées dans certains pays : la comparaison de plusieurs dates d’images satellitaires d’occupation du sol (Côte d’Ivoire, Gabon), l’analyse des métaux lourds contenus dans des légumes vendus au marché (Congo), l’impact des trames vertes et de l’agriculture urbaine sur la température et l’humidité de surface pour atténuer les effets du changement climatique (Cameroun), l’analyse des réseaux des acteurs des filières maraîchères (Burkina Faso). L’usage inconsidéré de pesticides ou produits phytosanitaires est difficile à mesurer sur des cultures maraîchères aussi diverses.
Face à l’absence de politiques publiques et la mise en réserve de terres pour une urbanisation future, la primauté est donnée aux mobilisations autour du foncier agricole pour asseoir une agriculture pérenne. Ces agriculteurs urbains démontrent que l’agriculture urbaine est possible en contournant les législations, suite à des mobilisations de résidents, du fait de l’appui des bailleurs et, en tout cas, pour sa contribution aux emplois et aux revenus.
Protéger ? quels projets politiques autour de l’agriculture urbaine (partie 1)
Protéger des espaces agricoles en ville revient aux politiques publiques. Le premier et le dernier articles de cette première partie concernent Madagascar. Laurence Defrise et Perrine Burnod illustrent dans le cas d’Antananarivo le balancier entre une fonction de grenier à riz développée du temps de la royauté avec la construction de digues et une extension urbaine par remblaiement qui menace de rendre insuffisante la surface en riz nécessaire pour absorber les volumes d’eau de la période des pluies. Des politiques agricoles et alimentaires émergent dans le prolongement des innovations apportées par des projets de développement, mais la construction d’un cadre réglementaire et politique doit être accompagnée d’une synergie entre acteurs. À Ouagadougou, la non-reconnaissance officielle fait office de laisser-faire pour tolérer l’agriculture urbaine et la laisser même s’étendre spatialement. Face à des législations contradictoires repoussant l’agriculture en milieu rural non urbain ou sanctuarisant certains quartiers dans une activité agricole valorisant des eaux usées, c’est aux groupes de résidents de négocier dans le temps leur légitimité à accéder au foncier pour une mise en valeur agricole. C’est ainsi que la fonction agricole des quartiers de Khor et Bango a été reconnue à Saint-Louis du Sénégal. Le Congo est un contre-exemple où la stratégie de l’agrobusiness promue par les organisations internationales pour accéder à l’autosuffisance alimentaire et les politiques normatives d’urbanisme se sont soldées par un échec.
S’accommoder ? Quels espaces agricoles face à des enjeux d’aménagement ? (partie 2)
S’accommoder, c’est trouver des arrangements entre le formel et l’informel lorsque l’agriculture urbaine est tolérée dans l’attente d’une urbanisation ultérieure des terres, ou perdre du terrain lorsque d’autres usages s’imposent. Dans des quartiers de Bobo-Dioulasso au Burkina Faso, la vente de parcelles de 1 à 5 ha a permis de contourner les autorités sanitaires pour développer du maraîchage, inégalement selon la dotation foncière et le capital investit.
Dans la nouvelle capitale de Côte d’Ivoire, Yamoussoukro, dont la croissance démographique est rapide, la production agricole (du riz et du maraîchage en microparcelles, entre 0,25 et un peu plus d’un hectare, cédées par prêt et héritage, sans titres de propriété) se cantonne dans des bas-fonds inondés une bonne partie de l’année. À Dakar, capitale de 3,5 millions d’habitants, les surfaces en cultures pluviales et maraîchères ont diminué de 73 % en 30 ans ; ni les politiques d’aménagement du territoire ni le plan directeur d’urbanisme ne les prennent en compte. Par contre, au nord du Grand Libreville au Gabon, pour 800 000 habitants, la surface agricole s’est maintenue, éloignée vers les marges, mais cantonnée à 0,05 à 0,1 ha par famille. Seule une entreprise privée qui importe de la main-d’œuvre des pays voisins a un foncier sécurisé. Dans la presqu’île de Libreville qui compte 1,8 million d’habitants, le choix politique d’importer l’essentiel des denrées alimentaires du Cameroun tient compte des priorités nationales, minières, forestières et agro-industrielles (hévéa, palmier à huile).
Produire ? Quelles fonctions et pratiques pour les agricultures urbaines ? (partie 3)
Il s’agit de produire, sans appui technique, des produits frais en circuit court ou à proximité des marchés, du maraîchage consommateur d’eau (légumes de feuilles, fruits et racines) et là où l’eau manque, des arbres fruitiers et floriculture, et des petits élevages variés, poules pondeuses, poulets de chair, ovins, porcins, vaches laitières.
Ouagadougou offre ainsi, d’abord en ville puis dans des ceintures agricoles, un marché de consommateurs urbains, de l’eau (puits, barrage, marigot, motopompe) et des sols fertilisables par déchets et eaux usées. Le résultat est une agriculture urbaine « malgré tout viable » qui fournit 90 % des fruits et légumes vendus en ville, en assumant des risques sanitaires. Le maraîchage est encore dominant à Yaoundé (77 %) devant l’arboriculture fruitière et d’ornement (17 %) et l’horticulture d’ornement (6 %), sur des surfaces de 20 m2 autour de la maison ou 100 m2 à 1 ha avec l’aide d’ONG car l’accès à la terre se fait par location ou achat. Par contre, dans les Niayes (Pikine, Dakar, Sénégal), des formations sableuses en bordure de l’océan et donc menacées de salinisation, l’agriculture est étouffée par la capitale. Les exploitations familiales qui l’emportent sur les autres modes de faire-valoir, métayage, location et prêt de terres, doivent s’adapter aux aménagements de terrains remblayés au profit des infrastructures routières, des établissements commerciaux et des terrains de sport.
À N’Djamena, capitale du Tchad de 1,5 million d’habitants dont la moitié sont des migrants, les légumes-feuilles sont consommés en accompagnement des féculents dans les trois repas quotidiens. Malgré des précipitations très aléatoires entre 200 et 800 mm annuels, le maraîchage est garanti à proximité des fleuves Chari et Logone, et grâce à une main-d’œuvre mal rémunérée.
L’élevage urbain est traité au Sénégal dans deux présentations contrastées. À Dakar, le modèle privé de fermes laitières intensives, de 10 à 50 ha, a eu des hauts et des bas. Actuellement, un tiers du lait consommé est produit localement et distribué par un réseau dense d’intermédiaires féminins sous forme de lait frais, lait caillé et fromage. À Ziguinchor, les petits élevages de porcs (extensif et toléré par le voisinage pour une clientèle catholique), ovins (élevage au piquet rentable, pour la fête du Tabaski) et bovins (livrés à l’abattoir ou sacrifiés pour les fêtes ; fumier récupéré par les maraîchers) s’appuient sur les marchés à bestiaux.
S’adapter ? quelle résilience des et par les agricultures urbaines ? (partie 4)
Il s’agit de s’adapter aux déchets urbains en créant de nouvelles formes innovantes d’économie circulaire, de s’adapter au changement climatique en plantant des arbres en ville si l’eau se fait rare, de s’adapter en capitalisant les expériences des ONG, à Madagascar comme au Congo, par une recherche appliquée partenariale.
À Bangui en République centrafricaine, les savoirs traditionnels sont mobilisés pour trouver des alternatives à l’assèchement des puits, alors qu’à N’Djamena 80 % des producteurs périurbains dans un rayon de 100 km sont équipés de motopompes pour compléter la décrue et vendre dans les marchés selon des niches plus rentables. Par exemple, le céleri, le persil et le petit piment se vendent 6 à 8 fois plus cher que les autres légumes. À Dischang, ville moyenne de l’ouest du Cameroun, les surfaces végétalisées représentent 76 % de la surface urbanisée dont 44 % en vivrier marchand, entre trames vertes de raphia et eucalyptus et maraîchage en fonds de vallée marécageux. De manière originale, l’utilisation de l’indice modifié de l’eau par différence normalisée (MNDWI), en comparant des zones fortement urbanisées, et de trames vertes et cultures, montre des différences d’humidité de surface et des réductions de température dans des îlots de chaleur de l’ordre de 5 à 8 °C dans la journée.
Nourrir ? Quelle alimentation pour quelle agriculture urbaine ? (partie 5)
Cette partie se penche sur la qualité de l’alimentation et les circuits de commercialisation. Dans le premier article, les problématiques des risques de pathogènes dans les eaux usées, d’utilisation de « crible de décharge », qui est une forme brute de compost et d’épandage non contrôlé d’azote (urée et engrais composé Azote-Phosphore-Potassium NPK), sont exposées dans la situation des 3 000 maraîchers de Dogona (ville de Sya, Bobo-Dioulasso). Mais des analyses précises n’ont pu être réalisées qu’au Gabon, avec les concentrations en Éléments Traces Métalliques (ou ETM) – Pb, Mn, Cu, Al, Fe et Zinc – dans trois légumes, épinard, folon (Amaranthus) et nkumu (Gnetum africanum) cultivés dans des « jardins nourriciers » à Libreville. Au Burkina Faso, le maraîchage de contre-saison met en avant les cultures de tomate, aubergine et oignon bulbe dans des jardins de case entre 50 et 500 m2 en arrosage manuel et sur plus de 500 m2 en irrigué, mais 80 % des agriculteurs, principalement des femmes, en font leur unique activité. L’analyse des réseaux de vente directe montre que la proximité géographique entre les lieux de provenance et les lieux de vente dans les marchés est le principal critère des regroupements de producteurs.
La commercialisation s’organise comme l’initiative des boutiques témoins de Ouagadougou, qui assurent une accessibilité aux denrées alimentaires de base, en subventionnant le prix des céréales à hauteur de 50 % et en garantissant un poids juste à la différence des commerçants. La mobilisation des acteurs du territoire peut prendre la forme d’une labellisation en agroécologie pour des produits de qualité « Bio » vendus dans les quartiers aisés de Dakar, avec le soutien de l’ONG ENDA PRONAT car le label « Bio Sénégal » est difficile et onéreux à obtenir.
La conclusion magistrale de Jean-Louis Chaléard tiendrait lieu parfaitement de note de lecture synthétique de l’ouvrage. On en ressort averti et mieux préparé à aborder les agricultures urbaines et leurs acteurs. On mesure bien l’importance de la taille et de l’étendue de la ville, de la pression démographique partout, des arrangements institutionnels permettant l’accès au foncier, des réseaux d’alliance entre producteurs, intermédiaires, et consommateurs urbains. L’agriculture urbaine offre des emplois souvent féminins, des revenus, en produisant des aliments sur place. Pour œuvrer à sa reconnaissance dans les politiques d’urbanisme et d’alimentation, il faudrait mieux connaître le modèle alimentaire national, la part des importations et la part des agricultures urbaines dans l’alimentation de la ville. L’avenir des agricultures urbaines repose sur les initiatives de la société civile. Au réseau des jeunes chercheurs africains, reconnus dans cet ouvrage, de se donner les outils de recherche pour les analyser, les capitaliser et les consolider.
Dominique Hervé
(UMR SENS, IRD, Montpellier, France)
dominique.herve@ird.fr
Les graines de l’au-delà. Domestiquer les plantes au Proche-Orient
Nissim Amzallag
Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023, 345 p.
L’Histoire commence avec l’agriculture en sorte que les origines et les motivations premières nous échappent. Or justement, cette part hors Histoire ne serait-elle pas décisive pour repenser les directions possibles à l’heure où nos relations nature-culture sont en crise et appellent à des transformations profondes ?
L’ouvrage de Nissim Amzallag bouscule notre vision des commencements de notre histoire agriculturelle. Le scénario de domestication qu’il propose aurait paru relever de la plus pure spéculation il y a à peine deux décennies. Sa thèse centrale est que la domestication au Proche-Orient ne découle pas de préoccupations utilitaires, mais de motivations cosmologiques en lien avec la vitalité et l’au-delà. À la lumière des plus récentes découvertes, non seulement archéologiques mais aussi biologiques, il récuse les hypothèses privilégiées jusqu’ici. Avec une remarquable érudition qui défie les frontières disciplinaires, il mobilise ses multiples compétences en biologie, archéologie, philosophie, histoire des religions, linguistique, pour nous convaincre que l’origine de la domestication des plantes ne peut être comprise sans bousculer en même temps notre manière de faire science.
L’architecture de l’ouvrage donne à voir la clarté et la dynamique de pensée de son auteur. Elle comprend deux parties équilibrées, chacune rythmée par cinq chapitres eux-mêmes de longueur régulière. La première partie fait un état des lieux des connaissances sur la domestication, de ses interprétations et des lacunes qu’elles comportent. La seconde partie entreprend une relecture des zones d’ombre à l’aune d’une vision biologique de l’univers de la domestication. Chaque séquence de cinq chapitres montre la progression d’un même thème qui se transforme par degrés successifs procédant comme la métamorphose chez les plantes. On reconnaît là la fibre d’une pensée organique, capable de saisir la cohérence d’ensemble d’un phénomène qui échappe à l’entendement d’une pensée mécaniste. Ce que N. Amzallag nomme « penser l’en deçà » pourrait ainsi se rattacher à une phénoménologie naturaliste, telle qu’on la trouve magistralement exposée par Goethe dans La métamorphose des plantes.
De fait, il nous emmène à la découverte d’un phénomène originaire23, qu’il nomme « en deçà » car situé en amont de toute visée utilitaire. De telles visées ne pouvaient tout simplement préexister à l’émergence d’un support sur lequel les fonder. Sa lecture repose sur une enquête naturaliste rigoureuse qui recroise point par point toutes les données. Fort de son expérience et de ses connaissances en physiologie et génétique végétales, l’auteur défend l’idée que le seul scénario crédible doit nécessairement rendre justice aux propriétés effectives des plantes, et non seulement à des intentions humaines. Il déplace ainsi la scène de la domestication en contexte funéraire où se produit un phénomène exceptionnel et surprenant, dit « préternaturel ». Du fait des substances libérées lors de la décomposition des chairs, les polyamines, les plantes qui croissent spontanément sur les sépultures montrent un regain de vitalité, qualifiée de « survitalité ». Celles que l’auteur nomme « plantes survitales » deviennent ainsi un réceptacle de la vitalité des ancêtres et se prêtent à des rites de remise en culture de « graines-ancêtres » visant la pérennité des liens entre vivants et morts. Cette domesticité funéraire précède de trois millénaires la mise en culture et la naissance de l’agriculture à proprement parler. Il importe donc de distinguer deux phases de domestication : une phase qualifiée de « technopoïèse » dénuée de visées utilitaires, dans laquelle s’inventent des pratiques tournées vers des relations de vitalisation entre humains et plantes ; et une phase proprement technologique mue par des objectifs de production alimentaire et d’amélioration végétale.
Fidèle à la ligne de ses précédents travaux, N. Amzallag porte la critique sur une compréhension purement instrumentale héritée de la modernité occidentale. De même qu’en 2001 il avait intitulé un article : « Data analysis in plant physiology, are we missing the reality ?24 », sa nouvelle synthèse de la domestication des plantes pourrait s’intituler : « Plant domestication, are we missing the reality ? ». Si tel est le cas, comment pourrions-nous nous saisir de la réalité des transitions aujourd’hui nécessaires ? L’auteur souligne ainsi le caractère tautologique de l’interprétation darwinienne de la domestication des plantes puisque l’idée de sélection naturelle est elle-même calquée sur le modèle de sélection génétique des espèces pour l’agriculture, ce qui fait donc de l’agriculture le modèle anachronique à la fois de l’évolution naturelle et de l’origine de la domestication. La vision darwinienne tient pour seules explications la sélection dirigée des premières plantes domestiquées ou l’existence hypothétique d’une domestication spontanée, que l’auteur qualifie de « théorie du rien » puisqu’elle ne repose sur aucune donnée. Cette hégémonie est de plus anachronique puisqu’il est maintenant établi que des caractères peuvent être assimilés en descendance. L’auteur en tire une lecture néo-lamarckienne du phénomène originaire dans lequel se conjuguent deux dimensions : le phénomène de survitalité végétale induit spontanément par les polyamines en contexte funéraire et l’intérêt des humains pour la vitalité en tant que telle.
À l’appui de cette lecture, il évoque les résultats montrant que chez les animaux le seul critère de docilité suffit à fixer en quelques générations un « syndrome de domestication » recouvrant plusieurs caractères. Chez les plantes, les polyamines semblent pouvoir jouer le même rôle en induisant un ensemble de changements épigénétiques et en favorisant leur assimilation génétique par la répétition de l’exposition. Or, cette exposition répétée s’explique en contexte funéraire. D’une part, les populations alors en partie sédentarisées ne peuvent pas ne pas remarquer la présence de plantes encore en plein épanouissement alors que toutes les autres sont déjà en voie de sénescence. D’autre part, leur intérêt pour la survitalité et la mise en lien avec la moelle épinière et le cerveau des défunts est attesté par les pratiques de détachement des crânes et de remplacement par des mortiers à fond percé, ainsi que par un certain nombre d’autres données archéologiques. L’idée que les graines de ces plantes réceptacles de la vitalité des défunts aient été remises en culture sur les lieux de sépulture ou déplacées vers d’autres localisations en fonction des déplacements humains coïncide avec la complexité génétique observée, qui rend inopérante l’hypothèse d’un foyer unique de domestication. La répétition des pratiques liées au transfert de vitalité des défunts vers les plantes, en maintenant l’exposition aux polyamines, aurait ainsi abouti à une fixation progressive par assimilation d’un syndrome de domestication autonome recouvrant plusieurs caractères.
Il n’est pas exclu que ces pratiques aient été accompagnées de consommation rituelle d’une partie des graines-ancêtres ainsi générées. Toutefois, ce n’est qu’une fois établi le syndrome de domestication autonome (phase d’« auto-domestication ») que les habitants ont pu commencer à détacher la mise en culture des pratiques funéraires et lui donner une autre destination avec des objectifs agronomiques et alimentaires (phase d’« endomestication »). Le passage de l’univers technopoïétique à une culture technologique est celui où les thèses jusqu’ici avancées commencent leur récit en ne retenant que la seule visée téléologique de la domestication. Toute la phase technopoïétique est ainsi ignorée, ce qui rend ininterprétables un nombre de données génétiques et archéologiques de plus en plus important. Ce qui manque à ces théories, nous indique N. Amzallag, c’est une compréhension de la physiologie des plantes et des motivations profondes dans l’évolution des sociétés. Il adresse ce reproche également à Jacques Cauvin, l’un des principaux investigateurs à avoir tenté de sortir d’une interprétation néo-darwinienne de la domestication. Pour ce dernier, la naissance de l’agriculture serait plus ou moins contemporaine d’une transformation mentale qu’il qualifie de « révolution des symboles25 ». Ces symboles, une figure féminine assimilée à une déesse et un taureau, témoigneraient d’un nouvel univers psycho-spirituel de relation avec la nature.
Or, pour N. Amzallag, les symboles ne suffisent pas à faire une révolution. Il faut des motivations qui rencontrent la réalité effective des phénomènes naturels. Cette position affirmée s’appuie sur son investigation des origines de la domestication du cuivre au Proche-Orient. Là aussi, la phase d’exploitation utilitaire est précédée par une longue phase technopoïétique au cours de laquelle le seul motif semble avoir été un intérêt pour une composante cosmologique liée à la transmutation alchimique du minerai brut en cuivre26. D’autres exemples, comme l’invention de la poudre à canon en Chine et la conquête de l’électricité en Europe et en Amérique, sont évoqués. N. Amzallag voit dans la découverte du transfert de vitalité des défunts vers les plantes l’origine d’un recentrage du cosmos autour de l’humain, désormais investi d’un pouvoir divin de vitalisation de l’univers. Loin d’avoir été oubliée sitôt la phase technologique enclenchée, la mémoire des origines persiste jusqu’à l’Antiquité au travers des mythes et des mystères dans tout le bassin méditerranéen. Cet univers vitaliste cède ensuite le pas à mesure que la rationalité philosophique progresse. Au point où la question se pose : reste-t-il encore aujourd’hui des témoins de cet univers tourné vers la vitalisation du monde, et non son appropriation ?
Sautant ainsi quelques millénaires, nous pourrions nous demander quel en deçà œuvre aujourd’hui dans nos sociétés. Où trouver une vision de la vitalité détachée des objectifs utilitaires et extractivistes ? S’il est bien une notion qui ne fait pas consensus, c’est bien celle de vitalité qui évoque pour beaucoup des thèses vitalistes dépassées27. La compréhension de la vitalité ne dépasse pas le plus souvent le registre tautologique, à l’instar de la santé qui serait l’absence de maladie. Toutefois, l’idée que cette notion ait pu motiver toute notre histoire donne à réfléchir. L’ignorance de l’univers de l’en deçà au profit du seul régime technologique nous prive d’accéder aux réelles motivations cosmologiques qui guident les transformations profondes des sociétés. Qui plus est, elle nous interdit de comprendre qui nous sommes et où nous pensons aller.
À l’heure où les regards sont focalisés sur la planète, la dimension cosmologique et cosmogonique semble s’être rétrécie aux frontières anthropologiques du monde habité et à ses stocks de carbone et de matériaux. Le rappel des origines survitales des plantes domestiques vient ébranler les récits qui, à l’instar du « vaisseau Terre », sont échafaudés sur des modèles techniques. Il devrait inciter à repenser de fond en comble les débats de société sur la base d’une antériorité technopoïétique. Mais l’en deçà peut-il être débattu dans une arène publique, ou ne peut-il véritablement se déployer que dans l’en deçà, c’est-à-dire loin des tapages médiatiques et dans l’ignorance du grand nombre ? On peut faire le pari qu’une somme aussi riche de perspectives ne manquera pas de susciter de nombreux débats et de nouvelles recherches.
Sylvie Pouteau
(INRAE, UMR SADAPT, Palaiseau, France)
sylvie.pouteau@inrae.fr
Fatal jump. Tracking the origins of pandemics
Leslie Reperant
Johns Hopkins University Press, 2023, 507 p.
Les épidémies et plus particulièrement les pandémies donnent matière à réflexion sur leurs origines et leurs impacts sur les sociétés humaines. La pandémie de Covid-19 due à l’émergence d’un nouveau virus, le SARS-CoV2, interroge de manière encore plus incisive l’origine des épidémies de maladies infectieuses liée au contexte environnemental avec les pertes de biodiversité ou le dérèglement climatique. La grande accélération de tous les indicateurs environnementaux et socioéconomiques est la marque de notre planète et de nos sociétés depuis le milieu du siècle dernier. Ces dernières décennies sont aussi celles d’une grande accélération du nombre d’épidémies de maladies infectieuses. Les humains et les autres animaux, qu’ils soient domestiques ou sauvages, sont victimes d’une augmentation des maladies infectieuses émergentes et d’une propagation de plus en plus rapide des épidémies les affectant sur l’ensemble de la planète. Ainsi, le SARS-CoV2 a émergé en fin d’année 2019 en Chine pour se propager en moins d’un an à l’ensemble de la planète. En 2020, le virus a commencé à se transmettre des humains aux animaux de compagnie, puis à la faune sauvage. Maintenant, il circule et évolue dans les populations de cerfs de Virginie en Amérique du Nord à dix mille kilomètres de la province de Hubei en Chine, épicentre officiel de l’émergence du virus. Un virus dont l’origine est une chauve-souris d’Asie se retrouve en moins de trois ans en Amérique du Nord chez des ongulés sauvages.
Les ouvrages qui traitent des épidémies sont de plusieurs types. Ils peuvent être orientés vers la compréhension des origines des pathogènes responsables et des espèces en cause, comme les vecteurs arthropodes ou les réservoirs chauves-souris, rongeurs ou encore oiseaux. Ils sont principalement écrits par des médecins, des vétérinaires ou par des écologues. D’autres ouvrages développent une réflexion historique, explorent les liens entre les épidémies et les trajectoires historiques des sociétés humaines. Ceux-ci sont principalement le fait d’historiens. Parmi eux, Plagues and peoples28 de William McNeill paru en 1976 est certainement l’œuvre fondatrice d’une historiographie globale des épidémies. Jared Diamond s’en est plus que fortement inspiré pour son Guns, germs, and steel. The fates of human societies29. Il faut citer également le récent et magnifique Pathogenesis. How germs made history30 de Jonathan Kennedy. Rappelons enfin les ouvrages de journalistes spécialisés dans la santé qui visent à éclairer et informer le public sur les épidémies comme événement d’actualité sociale et politique. Ils sont particulièrement utiles comme documents de première main à une sociologie ou à une histoire immédiate des crises sanitaires. C’est le cas du récent Wisdom of plagues du journaliste Donald Mc Neil31 qui a couvert durant vingt-cinq années les épidémies sur toute la planète.
L’ouvrage de Leslie Reperant, Fatal jump. Tracking the origins of pandemics, s’inscrit dans la première catégorie en privilégiant le point de vue du pathogène. À l’aide des dernières avancées scientifiques, il retrace les origines évolutives et les chemins écologiques de l’émergence des pathogènes qui ont constitué le fardeau épidémique des sociétés humaines. Il raconte aussi la conquête de la recherche scientifique dans la lutte contre les épidémies avec le développement des outils de prévention et de traitement contre les maladies infectieuses grâce à la vaccination. L’épilogue est un plaidoyer pour l’approche Une Seule Santé (« One Health ») nécessitant d’intégrer la santé des humains à celles des animaux, des plantes et des écosystèmes. L. Reperant souligne l’importance de s’intéresser à l’émergence des pathogènes à la source, d’identifier les facteurs anthropiques favorisant l’exposition des humains ou des animaux domestiques à des microbes potentiellement infectieux hébergés par la faune sauvage. L’autrice insiste très justement sur le fait que les émergences des virus Marburg, Nipah ainsi que toutes les épidémies de maladies infectieuses associées aux chauves-souris ne sont pas dues à celles-ci, mais aux activités humaines comme la déforestation et les pertes d’habitats naturels. De même, la source des maladies zoonotiques issues des animaux domestiques ne réside pas dans les espèces domestiques en elles-mêmes, mais dans les conditions qui sévissent dans les élevages industriels.
Fatal Jump est très documenté, facile à lire pour des non-spécialistes en virologie et épidémiologie. Cependant, et c’est là que réside souvent la faiblesse des ouvrages de cette catégorie, le texte ne définit pas qui sont ces « humains » derrière les « activités humaines » mises en cause dans la dynamique des émergences et des crises sanitaires. Le peu de références à des ouvrages de sciences économiques est d’ailleurs révélateur, avec une seule note de bas de page pour Doughnut economics32 de Kate Raworth, ou Reimagining capitalism33 de Rebecca Henderson. En ce sens Fatal Jump est un ouvrage qui prend peu en compte l’organisation socioéconomique de nos sociétés. L’émergence et les épidémies sont vues comme une continuité du passé vers le présent, qui ne peut que s’amplifier à l’avenir. L’émergence est donc une fatalité comme le titre l’indique. Les scientifiques des maladies infectieuses, médecins et vétérinaires, voient leurs activités circonscrites à la compréhension biologique et épidémiologique de ces pathogènes émergents afin de mieux prévenir, surveiller, se préparer et répondre aux prochaines épidémies.
Fatal Jump est cependant un ouvrage essentiel à lire pour comprendre la biologie, l’évolution et l’écologie de la transmission des agents infectieux entre faune sauvage, animaux domestiques et humains. Il permet d’acquérir des connaissances nécessaires pour aborder les ouvrages qui éclairent les liens historiques et politiques entre pathogènes et sociétés humaines.
Serge Morand
(CNRS, IRL HealthDEEP, Bangkok, Thaïlande)
serge.morand@cnrs.fr
Ferret C., 2014. « Towards an anthropology of action: from pastoral techniques to modes of action », Journal of Material Culture, 19, 3, 279-302, https://doi.org/10.1177/1359183514540065.
Selon la définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), www.cnrtl.fr/definition/innover.
Kula E., 1998. History of environmental economic thought, London/New York, Routledge; Schabas M., 2005. The natural origins of economics, Chicago/London, The University of Chicago Press; Jonsson F.A., 2013. Enlightenment’s frontier: The Scottish Highlands and the origins of environmentalism, New Haven, Yale University Press; Warde P., 2018. The invention of sustainability. Nature and destiny, c.1500-1870, Cambridge, Cambridge University Press.
Debaise D., Stengers I., 2021. « Résister à l’amincissement du monde », Multitudes, 85, www.multitudes.net/resister-a-lamincissement-du-monde/.
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