Numéro |
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, 2021
Pour une géologie politique
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Page(s) | S81 - S90 | |
Section | Regards − Focus | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2021049 | |
Publié en ligne | 1 décembre 2021 |
Évolution de la perception et de la gestion du sous-sol dans l’administration centrale française : vue de l’intérieur de Carole Mercier★
Propos recueillis par Xavier Arnauld de Sartre et Sébastien Chailleux
1
Géologie, Direction générale de l’énergie et du climat, ministère de la Transition écologique,
Paris, France
2
Science politique, UMR TREE, Université de Pau et des pays de l’Adour,
Pau, France
3
Géographie, UMR TREE, CNRS,
Pau, France
* Auteur correspondant : sebastien.chailleux@univ-pau.fr
Dans le cadre du numéro supplément « Pour une géologie politique », X. Arnauld de Sartre et S. Chailleux ont souhaité donner la parole à un acteur étatique qui a vécu le renouvellement du regard sur le sous-sol, notamment sa politisation à travers les controverses sur le gaz de schiste ou sur le changement climatique. Leur choix s’est porté sur Carole Mercier qui a travaillé et exercé des responsabilités dans les différents services de l’État en charge du sous-sol sur une période couvrant 25 années. Elle leur a présenté les grandes orientations que les différents ministères, successivement en charge du sous-sol, ont prises pour traiter ces questions.
La Rédaction
© Patrick Loustalot-Barbé
Carole Mercier a été responsable opérationnelle entre 1999 et 2011 du service en charge de l’activité d’exploration et d’exploitation des matières premières énergétiques et des stockages souterrains sur le territoire français dans les ministères en charge des mines et de l’énergie. Elle a plus particulièrement suivi la problématique des hydrocarbures en France de la fin des années 1980 à la fin des années 2010, trois décennies qui lui ont permis de voir se redéfinir les stratégies de la France à l’endroit du sous-sol en général et des hydrocarbures en particulier.
Un itinéraire dans l’administration centrale
Sébastien Chailleux : Pourriez-vous d’abord nous raconter votre parcours professionnel ?
Carole Mercier : J’ai une formation de géologue pétrolier, profession que j’ai exercée pendant une dizaine d’années pour le compte de compagnies privées et publiques, puis dans l’administration française. J’ai été diplômée en 19861, pendant la crise pétrolière qui a vu le prix du baril s’effondrer jusqu’à 10 dollars − dans un contexte où il était très difficile de trouver un poste dans ce domaine. La plupart de mes collègues sont d’ailleurs partis dans l’informatique, qui était en plein développement dans ces années-là. De mon côté, je me suis accrochée parce que la géologie et l’énergie me passionnaient. J’ai exercé plusieurs types de prestations, saisi des opportunités − d’abord dans le privé, puis dans le public, ce qui m’a ouvert l’esprit sur des sujets très différents. J’ai ainsi participé au développement d’une société pétrolière, Pétrole Saint-Honoré ; c’était loin de mes compétences techniques en géologie, car j’ai dû m’occuper de trouver des locaux, rédiger des notes, préparer des demandes de permis de recherches. Cela m’a permis d’acquérir de nouvelles compétences très utiles plus tard pour mon intégration dans l’Administration. Dix ans après avoir été diplômée, j’ai été accueillie dans le service de conservation des gisements d’hydrocarbures (SCGH), en commençant par un CDD en tant que géologue, puis suivi d’un autre CDD en tant que secrétaire générale du service. Ce service, créé en 1958 sur le modèle américain de l’Hydrocarbon Conservation Board, était composé entre autres de techniciens du pétrole, d’ingénieurs géologues, de géophysiciens et d’ingénieurs réservoir. À cette époque, il était en charge du suivi et du contrôle de l’activité pétrolière sur le territoire français et aussi de l’activité des sociétés françaises de cette filière à l’étranger. Il était le pôle de compétences en matière de sous-sol et d’hydrocarbures pour le compte des entités administratives qui étaient chargées de préparer les décisions pour le ministre en charge de cette activité. Parmi ses missions, il y avait notamment la collecte des données recueillies par les sociétés pétrolières dans le cadre des activités d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures en France, leur pérennisation et leur mise à disposition. Le SCGH était placé en qualité de service extérieur2 sous l’autorité du directeur des carburants du ministère de l’Industrie, avec une certaine autonomie dans son fonctionnement, grâce au financement apporté par la rémunération de la mise à disposition des données publiques du sous-sol et des études réalisées pour le compte de tiers3.
Il était situé à côté de l’Institut français du pétrole [aujourd’hui IFP Énergies nouvelles (Ifpen), établissement public à caractère industriel et commercial depuis 2006] à Rueil-Malmaison, avec lequel il y avait de nombreuses coopérations.
Au début, mon rôle était de suivre les forages, de rendre compte de l’activité dans le cadre d’un bulletin mensuel publié par le service, d’analyser les demandes de permis des opérateurs et de contribuer à faire l’évaluation technique des dossiers pour le compte de l’Administration et des ministres − qui ensuite prenaient les décisions.
À partir de 2001, le ministère de l’Industrie ayant été intégré au ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, le service est lui intégré en tant que bureau4, le bureau exploration-production des hydrocarbures (BEPH). Dans le cadre de cette réorganisation, les missions du bureau ont beaucoup évolué. Cela peut s’expliquer par le fait qu’après la privatisation des sociétés pétrolières françaises au milieu des années 1990 le sujet « hydrocarbures extraits du territoire national » était devenu moins prioritaire. À l’origine essentiellement technique, ce service s’est vu attribuer des missions d’ordre juridique et administratif lors de son rattachement à la Direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP). Il avait pour mission d’élaborer les avis technico-économico-financiers pour le ministre dans le cadre de la gestion du domaine minier des hydrocarbures. Puis les missions du bureau ont été étendues aux stockages souterrains de gaz naturel, d’hydrocarbures liquides et de produits chimiques à destination industrielle, puis aux autres ressources énergétiques du sous-sol, à savoir le charbon et la géothermie haute température. Le bureau est ainsi devenu le bureau compétent sur les sujets des ressources énergétiques du sous-sol.
J’ai participé à l’élaboration et la mise en place de chacune de ces évolutions dans un contexte où le Gouvernement souhaitait promouvoir le domaine minier et développer les ressources énergétiques du sous-sol en France. Parmi mes nombreuses activités, il y avait la modernisation de la mise à disposition des données collectées des activités d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures, et la promotion du domaine minier français à l’étranger afin de faire venir des sociétés pouvant investir sur le territoire français. Cela a bien fonctionné compte tenu du regain d’activité d’exploration du sous-sol français.
La restructuration des ministères en 2007 a conduit à l’intégration des services en charge de l’énergie et des matières premières au sein du ministère en charge du développement durable, accompagnée d’une réorganisation importante des services dans un contexte pour le BEPH du départ à la retraite de nombreux agents. Cette période a donc été particulièrement intense et, à titre personnel, j’ai trouvé que l’intégration des activités « sous-sol » dans un ministère du Développement durable était une opportunité.
En 2010 et 2011, le bureau a été pris à partie dans les controverses sur la fracturation hydraulique, technique d’exploitation qui faisait polémique à l’international. Cette période a eu beaucoup d’impacts sur moi − d’un point de vue personnel et professionnel – et aussi sur les missions du bureau.
À partir de 2012, j’ai changé de poste et continué de suivre, au sein du ministère, les discussions sur la refonte du Code minier durant plusieurs années − jusqu’à la loi mettant fin à l’activité d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures en 2040, votée fin 2017.
Durant ma carrière professionnelle, j’ai ainsi participé à la relance du domaine minier français hydrocarbures, assuré le développement de la filière au service des différents ministères pendant plus de deux décennies, puis la préparation de la fin annoncée.
Depuis 2018, je continue de fournir un appui technique quand cela est nécessaire sur les problématiques juridiques, économiques, environnementales et fiscales liées à l’exploitation des ressources énergétiques du sous-sol et à ces différents usages en général, mais surtout je participe au pilotage d’un projet de nature assez différente concernant les infrastructures gazières dans le nord de la France.
De l’après-guerre aux chocs pétroliers, un État producteur et/ou accompagnateur de la production
Xavier Arnauld de Sartre : Si on devait reformuler ce que vous dites, vous avez connu dans votre carrière trois périodes : la fin de la période où l’État opérait ou contrôlait étroitement l’activité minière et énergétique du sous-sol, puis une période où le rôle de l’État s’est restreint à accompagner l’exploration et l’exploitation du domaine minier et à faire la promotion de l’extension des activités du sous-sol ; enfin, une période marquée par de multiples soubresauts − notamment les débats sur la fracturation hydraulique et l’intégration dans le ministère du Développement durable, qui se conclut par un relatif abandon de l’ambition pour le sous-sol. Pourriez-vous nous parler de ces différentes étapes, en commençant par la première période, celle de l’exploitation du sous-sol ?
Carole Mercier : Sur le sujet, je peux évidemment vous donner mon point de vue, qui peut tout à fait être complété par celui d’autres personnes. La politique de développement de l’exploration et d’exploitation des hydrocarbures a été extrêmement importante après la Seconde Guerre mondiale. La France a alors fait le constat de la nécessité de développer ses propres ressources énergétiques : elle était en effet dépendante des sources d’approvisionnement en pétrole à l’international. La volonté politique de l’époque était de pouvoir évaluer et développer au maximum nos propres ressources.
Certes, on en avait déjà trouvé, par exemple le pétrole de Pechelbronn en Alsace était exploité depuis plus de cent ans et le gisement de gaz de Saint-Marcet avait été découvert juste au début de la guerre, mais ces volumes étaient largement insuffisants pour assurer notre approvisionnement.
L’État était très actif, il a créé beaucoup de sociétés pour mener des projets d’exploration et d’exploitation5, la filière hydrocarbure s’est développée et l’État investissait beaucoup dans la recherche, il était actionnaire d’un certain nombre de sociétés pétrolières, comme Elf Aquitaine, mais aussi de sociétés de services.
Il était actif sur l’ensemble de la filière : présent au capital des sociétés, finançant la recherche publique, mais aussi présent en tant qu’entité décisionnelle pour la gestion du domaine minier hydrocarbures. L’Institut français du pétrole jouait évidemment un rôle central dans ce dispositif. Cette filière offrait alors de belles perspectives de carrières pour tous les ingénieurs compétents sur les sujets traités dans le secteur pétrolier et parapétrolier.
Le secteur des hydrocarbures s’appuyait sur la recherche menée par l’IFP, alors que pour les mines l’interlocuteur était le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). On était sur deux domaines spécifiques avec une séparation très nette des secteurs.
L’IFP avait été créé après la Première Guerre mondiale, c’était un institut de recherche travaillant pour le développement de l’industrie pétrolière et pour les usages du pétrole. Il était donc présent sur ce thème de l’amont jusqu’à l’aval et testait aussi les différents carburants dans les moteurs. La création du BRGM remonte à 1959. Cet établissement regroupe globalement les missions d’un service géologique national, mais il va aussi être un explorateur et un exploitant minier public.
Pour pouvoir exploiter le pétrole et le gaz, la France s’est organisée en intégrant, en 1956, les hydrocarbures liquides et gazeux dans le code minier. Le code minier, qui dispose d’une législation assez puissante, s’appliquait alors aux carrières et aux mines (dont les combustibles fossiles), mais pas à ce type d’hydrocarbures. Faire cela permettait de déroger au code civil en matière de propriété du sol et donc de pouvoir mener l’activité d’exploration et d’exploitation dans le sous-sol comme pour les autres substances classées dans la catégorie des mines.
Sébastien Chailleux : Quels sont les résultats de ces investissements de l’État ?
Carole Mercier : Cet effort a conduit à des découvertes de gisements en dehors du territoire national, mais aussi sur le territoire, comme celle assez extraordinaire du gisement de gaz de Lacq. Les découvertes en France ont eu des impacts sur tout le territoire, mais aussi sur la filière en générale, car cela a permis des développements de savoir-faire qui se sont exportés.
La part de production nationale n’a jamais été très importante. Au maximum de la production du sous-sol national, cela représentait 15 % de la consommation pour le gaz et seulement 5 % pour le pétrole. Mais cela a suffi pour contribuer à la structuration et la montée en compétences d’une filière française des hydrocarbures, devenue une référence mondiale encore aujourd’hui.
La complexité des bassins sédimentaires français et les conditions techniques difficiles ont été autant de challenges pour les sociétés françaises qui les ont relevés et, ce qui est assez extraordinaire, c’est que la France a été capable de développer tout un secteur pétrolier et parapétrolier et tout un ensemble de compétences alors que ses propres ressources étaient aussi faibles.
Ce secteur pétrolier et gazier a été à l’origine de la création de grandes sociétés qui sont aujourd’hui des multinationales, parmi les plus grandes à l’échelle internationale. Pour expliquer cette réussite, on peut citer l’innovation permanente qui a permis de proposer systématiquement des technologies très avancées et qui ont pu être testées en France.
Les premières diagraphies ont été faites en Alsace dans les puits de Pechelbronn par les frères Schlumberger et c’est en France, au début des années 1980, que l’on a mené les premiers forages par grande profondeur d’eau − notamment dans le golfe du Lion. C’est aussi en France en 1980 qu’a été réalisé le premier drain horizontal, et cela s’est passé sur le gisement de Lacq. Pour faire de l’exploration, on avait l’habitude de dire de manière un peu caricaturale que les Américains lançaient leur chapeau en l’air et foraient là où il tombait et qu’en Union soviétique on forait selon une grille préétablie. Les Français faisaient beaucoup d’études géologiques et géophysiques avant de forer, notamment parce qu’il y avait beaucoup moins d’appareils disponibles en comparaison des États-Unis et que le forage coûtait en conséquence beaucoup plus cher.
Sébastien Chailleux : Quels ont été les impacts de la décolonisation, notamment de la fin de la guerre d’Algérie ?
Carole Mercier : Cette période est évidemment une étape importante puisque la France se voit privée de l’accès à d’importantes ressources en hydrocarbures. La France est cependant restée présente en Algérie au travers de ses sociétés, notamment Elf Aquitaine. Cette étape a certainement contribué à intensifier l’évaluation du potentiel des ressources du sous-sol de la France métropolitaine et de son plateau continental, mais aussi l’évaluation du potentiel de ressources partout dans le monde. Cela a conduit par exemple aux découvertes en mer sur le plateau continental au large de l’Afrique de l’Ouest dès les années 1960 et aussi en mer du Nord.
Sébastien Chailleux : Et quels ont été les impacts des crises pétrolières des années 1970 et de la montée du prix du pétrole ?
Carole Mercier : En fait, les crises incitent à des innovations et restructurations. La montée du prix du pétrole a facilité la mise en place de technologies nouvelles plus coûteuses qui ont permis d’accroître les réserves, voire de trouver de nouvelles ressources en améliorant la récupération des hydrocarbures dans les gisements existants ou en en trouvant de nouveaux, y compris dans de nouveaux pays. Ces nouvelles ressources permettent à un pays comme la France d’assurer une meilleure diversification de ses sources d’approvisionnement. Compte tenu du faible niveau de nos ressources nationales, cette diversification est au cœur de la politique française afin de ne pas se trouver en situation de dépendre d’un seul pays producteur.
Sébastien Chailleux : Dans cette première période, on a l’impression que les chocs externes − la décolonisation, les crises pétrolières – sont absorbés pour être transformés en force. Qu’en est-il dans la seconde période ? Que se passe-t-il avec la fin de la guerre froide ?
Carole Mercier : À la fin de la guerre froide, on est dans une période où l’idée générale est que le marché suffit à faire fonctionner le monde, et évidemment cela concerne aussi le marché du pétrole. L’État n’a donc plus à se soucier de sécuriser l’accès à la ressource. Si les acteurs privés peuvent gérer l’approvisionnement en pétrole de manière satisfaisante, l’État doit juste maintenir l’engagement minimal nécessaire pour assurer la sécurité d’approvisionnement du pays. Je ne sais plus quel ministre au début des années 1990 avait dit : « Un pays qui fonctionne bien n’a pas besoin de ministre de l’Industrie. » Il y a donc à ce moment-là l’idée que l’État n’est pas toujours l’acteur le plus efficace pour gérer une industrie de manière générale. Toutefois, sa présence demeure nécessaire pour assurer le bon fonctionnement du système. Le secteur du pétrole est resté cependant important pour l’État français compte tenu des enjeux en terme de sécurité d’approvisionnement, de sa contribution à son budget via la fiscalité. Et puis il continue de représenter énormément d’emplois, notamment dans le secteur du raffinage et de la distribution.
Un État promoteur du sous-sol français… s’en éloignant progressivement
Xavier Arnauld de Sartre : Qu’est-ce que ce changement de rôle de l’État a changé dans votre manière de travailler ?
Carole Mercier : Avant 1995, et mon intégration dans l’Administration, je travaillais dans une PME/TPE pétrolière cherchant à se positionner dans le domaine minier, et j’ai pu mesurer la difficulté pour y parvenir. Les services administratifs de l’État nous associaient systématiquement avec les grandes sociétés, sans nous donner l’opportunité d’être opérateur6 sur les permis. Ce n’est que lorsque j’ai travaillé au sein du SCGH comme géologue en 1995, puis comme secrétaire général du service à partir de 1998, que j’ai compris les responsabilités qui incombaient à l’État en tant que gestionnaire du domaine minier, notamment dans ce contexte de changement d’acteurs.
Lorsque les grandes sociétés se sont désengagées du domaine minier français, d’autres sociétés de taille moyenne à petite se sont intéressées au territoire français. Il était nécessaire de s’assurer de leurs capacités techniques et financières, puisque c’est l’État qui, en dernier ressort, est le garant en cas de défaillance de l’acteur minier.
Notre travail était uniquement technique et sans interaction avec les représentants politiques ou les parlementaires sur ces sujets. Une de nos missions étant la promotion du sous-sol français, une petite équipe dont je faisais partie assistait chaque année au congrès de l’AAPG (American Association of Petroleum Geologists) aux États-Unis pour établir des relations avec des sociétés étrangères, congrès de renommée internationale et rendez-vous incontournable de la filière pétrolière et parapétrolière.
Cette façon de travailler était nouvelle pour le service. On s’appuyait sur les études de l’IFP pour montrer le potentiel géologique français et aussi sur une série de guides pour aider les sociétés étrangères à comprendre les spécificités réglementaires françaises.
Sébastien Chailleux : Quels sont les épisodes importants pour la production en France dans les années 1990 ?
Carole Mercier : Les années 1990, c’est le début du déclin de la production française, la décision de relancer l’activité et le changement d’acteurs. Au début des années 1990, la production des gisements exploités commence à décliner. Ces gisements sont exploités par de grandes compagnies : il y avait Shell, BP, Total, Exxon, Elf. Ces compagnies se rendent compte que ces gisements ne sont pas assez rentables pour leur modèle économique et s’engagent dans la cession de leurs actifs pétroliers. Or, les technologies nouvelles comme le drain horizontal sont maîtrisées et sont devenues moins coûteuses. Elles permettent de réduire le nombre de forages en surface et d’augmenter la récupération d’hydrocarbures dans les gisements. Les outils de mesures dans les puits se sont perfectionnés et diversifiés, les durées des forages sont raccourcies. Une grande partie de ce savoir-faire est d’ailleurs portée par des sociétés parapétrolières françaises comme Géoservices ou Schlumberger. On assiste aussi au développement de l’offshore profond. Dans le secteur de l’exploration pour les hydrocarbures, il y a une volonté de relancer l’activité et les forages avec le soutien de l’État. C’est le début de la réévaluation du potentiel en hydrocarbures des bassins sédimentaires français grâce à toutes les données qui ont pu être collectées et de la promotion du domaine minier français auprès des compagnies étrangères. Les actifs ont été rachetés par des sociétés moyennes ou plus petites capables d’exploiter ces gisements de manière économique tout en mettant en œuvre ces nouvelles technologies, sans transiger sur les aspects sécurité.
Sébastien Chailleux : Quelles sont les compagnies présentes en France à ce moment-là ?
Carole Mercier : À côté des quelques grandes sociétés encore présentes sur le domaine minier à terre, le groupe des « petites sociétés » se développe. Il y en a de nombreuses qui mènent uniquement des projets d’exploration, principalement anglo-saxonnes, comme Canyon, Egdon, Bow Valley, Heritage Petroleum, Texas Petroleum, Encana, mais il y a aussi des sociétés françaises comme Kelt devenue Perenco ou Maurel&Prom. Et puis il y a les sociétés historiques qui ont fait des découvertes en France, comme Petrorep, Eurarep ou Coparex (aujourd’hui IPC), et qui poursuivent leur activité, celles qui ont remis en exploitation des gisements abandonnés, comme Oelweg en Alsace et enfin celles qui ont racheté des gisements exploités, comme Madison devenue Toreador, Geopetrol, Bridgeoil, SPPE et surtout Vermilion REP qui va devenir le premier producteur français après le rachat de la filiale amont d’Exxon Mobil en France.
Avant de se lancer dans l’exploration à partir de 2006, ces dernières sociétés vont d’abord se concentrer en priorité sur l’exploitation des gisements et contribuer ainsi à limiter le déclin de la production française.
Au début des années 2000, l’exploration redémarre en mer sur de très grandes surfaces, notamment sur des zones quasiment inexplorées comme le golfe de Gascogne, le golfe du Lion, la mer d’Iroise et bien sur l’Outre-mer. Là, on peut trouver des sociétés pétrolières internationales sur les projets comme Conoco Philips et Exxon Mobil à Saint-Pierre-et-Miquelon ou des PME/TPE qui cherchent d’abord à valoriser la zone en faisant de l’acquisition de données sismiques avant de chercher des partenaires pour poursuivre l’exploration (TGS-Nopec puis Melrose Resources en Méditerranée profonde ou Planet Oil, rachetée par Hardman Resources puis par Tullow Oil au large de la Guyane). C’est donc une période de grands changements pour la filière d’exploration des hydrocarbures français.
Xavier Arnauld de Sartre : En plus de la promotion du sous-sol, c’est aussi une période où les compétences de votre bureau changent.
Carole Mercier : Pendant de nombreuses années, les mines et les matières premières ont été suivies par les services regroupés dans le ministère de l’Industrie au sein la Direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP) et de la Direction de l’action régionale, de la qualité et de la sécurité industrielle (Darqsi). Entre 1995 et 2006, l’État a restructuré à intervalles réguliers ces services pour prendre en compte les évolutions de l’activité minière, plus particulièrement en matière d’après-mine.
Pendant cette période, l’Administration a donc concentré son action sur la mise à jour de l’encadrement juridique dans le domaine de l’après-mine et sur la mise en œuvre des mesures dans ce domaine en administration centrale comme en administration locale. C’est pendant cette période que les compétences du bureau ont été élargies à l’ensemble des problématiques juridiques, économiques, environnementales et fiscales liées à l’exploration et l’exploitation des gisements d’hydrocarbures en métropole comme outre-mer, mais aussi à l’exploitation des stockages souterrains d’hydrocarbures. À cette époque, le bureau fonctionnait encore avec de nombreux contractuels, des personnels détachés de l’IFP et des ingénieurs de l’industrie et des mines passés par une formation diplômante à l’ENSPM, aujourd’hui IFP School.
Des restructurations contemporaines de l’irruption des controverses socio-environnementales
Xavier Arnauld de Sartre : L’intégration dans le ministère du Développement durable a été faite au moment où surgissaient les questions climatiques et environnementales.
Carole Mercier : Il me semble important d’abord de préciser que cette intégration est faite à un moment où les compétences en matière de sous-sol et de mine au sein de l’Administration ont tendance à devenir de plus en plus rares compte tenu de la nécessaire prise en compte prioritaire des questions climatiques et environnementales.
Elle se fait aussi à l’occasion d’une réorganisation très importante des services déconcentrés. De plus, cette intégration a conduit à une séparation des missions mines et matières premières entre deux ministères, Industrie et Écologie, donc avec des doubles tutelles.
L’intégration de la totalité des missions dans le ministère du Développement durable en 2007 a été revue dès 2010 puisque les compétences minières ont été redonnées au ministre chargé de l’économie. Cette intégration s’est faite dans un contexte de profonde restructuration de la gouvernance administrative sur les mines et les matières premières. Les questions environnementales étaient déjà présentes bien avant cette intégration, mais en revanche c’est vraiment une période au cours de laquelle le droit européen et le droit international se sont intéressés beaucoup plus à ce sujet comme à celui plus nouveau du changement climatique.
La compétence technique du bureau sur le sous-sol et la filière hydrocarbures était moins représentée et, ajouté à cela, il y avait une appréciation de plus en négative de l’activité d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures sur le territoire français, importée essentiellement par la vision internationale de l’activité. Pour autant, l’activité du bureau se poursuivait.
À la création du ministère du Développement durable, le BEPH a mené une réflexion pour voir comment l’activité de la filière hydrocarbures pouvait s’inscrire dans cet objectif. Il y avait l’idée de minimiser encore plus les impacts d’une activité qui en avait déjà peu en comparaison avec d’autres secteurs industriels, la volonté de valoriser encore plus les connaissances acquises, mais aussi l’ensemble des produits qui pouvaient être extraits du sous-sol.
Sébastien Chailleux : Vous entrez à ce moment-là dans une période de controverses fortes. Comment les hydrocarbures non conventionnels deviennent-ils une source d’intérêt en France et quelles réactions suscitent-ils ?
Carole Mercier : Jusqu’en 2007, l’exploration et l’exploitation du pétrole en France ne pose pas de problème. L’augmentation du prix du baril est même considérée comme bienvenue, car elle permet d’accroître l’effort d’exploration et donc la possibilité de poursuivre l’inventaire des ressources en hydrocarbures de la France.
Certaines méthodes d’extraction sont effectivement nouvelles et, en France, elles ne peuvent être mises en œuvre que si elles sont maîtrisées et encadrées. Donc d’un point de vue technique, s’agissant de la fracturation hydraulique appliquée aux drains horizontaux qui conduit à mettre en place une méthode d’extraction nouvelle, elle apparaît comme pouvant s’inscrire logiquement dans la continuité des méthodes d’exploitation régulièrement utilisées pour extraire les hydrocarbures.
La polémique sur ce que l’on appelle les « hydrocarbures non conventionnels », qui porte en fait sur la manière dont la fracturation hydraulique se développe aux États Unis et au Canada, va arriver en France dans un contexte où l’activité d’exploration à terre redémarre, en particulier dans des régions où elle était absente depuis de nombreuses années. Il y a donc d’abord une interrogation de manière générale sur cette activité que quasiment personne ne connaît.
Sébastien Chailleux : Techniquement, comment se développe l’intérêt croissant pour les hydrocarbures non conventionnels ?
Carole Mercier : Aux États-Unis essentiellement, certaines compagnies pétrolières, essentiellement des PME/TPE, ont utilisé les techniques existantes des drains horizontaux de plus en plus longs et en y appliquant la fracturation hydraulique, technique ancienne et totalement éprouvée. Elle est régulièrement utilisée dans toutes les activités sous-sol pour augmenter la perméabilité des roches et ainsi permettre une meilleure circulation des fluides dans les roches. Cela a ouvert des perspectives de réserves à exploiter très importantes puisqu’il devient possible d’aller chercher des hydrocarbures dans des réservoirs compacts.
Cette technique a relancé la réévaluation des ressources en hydrocarbures partout où la production existe déjà. C’est une révolution principalement menée aux États-Unis par des sociétés de taille moyenne.
Au début des années 2000, comme le succès américain se confirme, les programmes d’exploration dans d’autres pays comportent logiquement un volet de réévaluation du potentiel des formations géologiques compactes.
Sébastien Chailleux : Justement, si les Américains étaient précurseurs, ils ont aussi connu des mobilisations avant la France, c’est également le cas au Québec. Quels ont été les impacts de ces mobilisations pour vos activités ?
Carole Mercier : Les mobilisations aux États-Unis ou au Québec ont été perçues de manière très différente. Cela n’a pas eu autant d’impact sur les services administratifs en France, car le modèle américain ne pouvait pas être répliqué à l’identique sur notre territoire, compte tenu de l’encadrement réglementaire sur les sujets d’environnement et de sécurité.
Mais cela a eu un impact très fort sur la population qui a été confrontée à des images médiatisées parfois plus ou moins exactes sur les conséquences environnementales de cette extraction de formation compacte par fracturation hydraulique. Les mobilisations de citoyens et d’associations en France ont conduit à suspendre temporairement les activités d’exploration sur le terrain.
Sébastien Chailleux : Comment vos ministères de tutelle réagissent-ils face à la montée des contestations sur le gaz de schiste début 2011 ?
Carole Mercier : Il y a eu une approche raisonnée et des études ont été lancées. Une mission du Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET) et du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) avait débuté en février 2011 pour évaluer dans quelles conditions ce qu’on qualifiait de « nouvelle » activité pourrait se dérouler. Le ministère était donc dans une logique d’apaisement, mais compte tenu de la montée en puissance des mobilisations et du contexte général, cette activité a fait l’unanimité contre elle au sein des différents partis politiques. La loi Jacob de juillet 2011, dans sa version initiale7, précisait l’interdiction pour l’exploitation, mais permettait l’expérimentation. Mais la situation a évolué petit à petit.
Xavier Arnauld de Sartre : Comment cela petit à petit ?
Carole Mercier : Quand Delphine Batho est nommée ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, il est décidé de réformer le code minier pour mieux prendre en compte les enjeux environnementaux et améliorer la participation du public. Le sujet de l’interdiction de la fracturation hydraulique est resté en suspens le temps de mettre en place ce nouveau cadre général dont l’objectif était de mieux prendre en compte ces différents enjeux. Les travaux menés par Thierry Tuot qui a réuni toutes les parties prenantes ont conduit à proposer un nouveau cadre législatif fin 2013. Mais, j’ai eu le sentiment que le politique n’avait toujours pas envie de se saisir du sujet, à part ponctuellement quelques parlementaires comme M. Chanteguet qui avait la volonté de faire aboutir la réforme du code minier pour sortir de cette crise et permettre la poursuite de l’activité. Le sujet même de la réforme du code minier a été repoussé d’année en année, ce qui a contribué à la création d’un climat d’incertitude et, pendant ce temps, on a vu le débat évoluer et l’acceptation des projets de recherches et de production des hydrocarbures se dégrader.
Quelles perspectives pour le sous-sol après la loi Jacob ?
Sébastien Chailleux : Après le vote de la loi Jacob, il y a aussi eu des débats sur des technologies alternatives à la fracturation hydraulique, est-ce que c’était une vraie solution ?
Carole Mercier : Il y a eu effectivement des débats autour des fluides utilisés pour la fracturation, en particulier le fluoropropane qui a été défendu par M. Montebourg, alors ministre chargé des mines au ministère de l’Économie et des Finances. En utilisant ce fluide pour la fracturation, vous répondez à la critique sur la consommation d’eau trop importante, mais il y a d’autres inconvénients, stocker ce fluide en surface peut présenter d’autres risques que de stocker de l’eau et, par ailleurs, il s’agit toujours d’une fracturation qui est interdite par la loi.
Sébastien Chailleux : Quel a été l’impact de la loi Jacob pour la filière conventionnelle ?
Carole Mercier : Entre 2011 et 2017, les sociétés ont fait beaucoup de tentatives pour communiquer sur la réalité de leur activité régie dans le cadre de la loi et montrer son intérêt, mais elles n’ont pas trouvé de relais dans les médias comme chez les élus locaux, alors qu’il s’agissait d’une activité historique parfaitement intégrée localement dans les régions concernées.
Sébastien Chailleux : Quelles perspectives avec la loi Hulot et la fin annoncée de l’exploitation des hydrocarbures en 2040 ?
Carole Mercier : La loi de 2017 dit qu’il n’est plus accordé de nouveaux permis d’exploration et prévoit l’arrêt de l’exploitation des gisements d’hydrocarbures d’ici 2040. Je pense qu’en dessous d’un certain seuil de production du pétrole, il est possible que l’on observe une perte d’intérêt de la part des industriels ainsi qu’une perte des compétences nécessaires pour permettre le déroulement de l’activité dans de bonnes conditions. L’arrêt de l’exploitation des hydrocarbures liquides ou gazeux pourrait donc intervenir avant 2040. Dans cette perspective, à cette échéance, il ne resterait plus alors que l’extraction de gaz sur le site de Lacq et l’extraction de gaz de mine dans les Hauts de France.
Xavier Arnauld de Sartre : Pourtant, il y a d’autres activités possibles. Comment s’articulent la géothermie et le stockage de CO2 dans les politiques du sous-sol ?
Carole Mercier : La géothermie apparaît dans les années 1980 à l’occasion d’une crise pétrolière et dès cette époque se développent les doublets géothermiques pour le chauffage de bâtiments, principalement dans la région Île-de-France et des projets de géothermie profonde pour fabriquer de l’électricité qui donneront naissance à la centrale géothermique de Bouillante en Guadeloupe et plus récemment à celle de Soultz en Alsace. Cette activité a été longtemps principalement menée par le BRGM. La géothermie suppose une bonne adéquation entre la demande d’énergie en surface et le contexte géologique en sous-sol. Cette filière pour la chaleur s’est très bien développée dans le Bassin parisien et fait référence dans le monde. Comme cette filière est restée très dépendante des subventions et des aides financières pour couvrir l’aléa géologique, elle n’a pas connu un développement particulièrement important en France et elle ne représente aujourd’hui que 1,3 % de l’énergie renouvelable produite. Mais comme elle est décarbonée et non intermittente, elle est normalement appelée à prendre de l’importance dans les années à venir. À ce titre, elle figure dans la politique énergétique de la France et sa trajectoire est fixée dans la Programmation pluriannuelle de l’énergie. Le cadre de l’activité de géothermie a été profondément modifié pour permettre ce développement. Pour la géothermie de minime importance (peu profonde), de nombreuses actions de simplification réglementaire ont déjà été menées pour faciliter et accompagner le déploiement de la filière. Le cadre dans lequel doit s’inscrire l’exploration et l’exploitation des gîtes géothermiques plus profonds a été très récemment modernisé et il doit justement permettre d’assurer la cohérence de cette politique énergétique avec celle du sous-sol.
Pour le stockage du CO2, on n’en est pas encore au même stade, puisqu’il n’y a eu pour le moment qu’une opération pilote menée par Total avec son dispositif complet captage, transport et injection du CO2 dans le gisement de gaz de Rousse et un projet exploratoire d’Arcelor Mittal, projet qui n’a d’ailleurs pas abouti. Cette articulation du stockage de CO2 avec une politique du sous-sol n’a pas encore pu être observée.
Xavier Arnauld de Sartre : Il existe pourtant des projets de géothermie issus du monde pétrolier comme ceux de la société Vermilion. Comment situez-vous les projets de géothermie portés par Vermilion par rapport à ces expériences du BRGM ?
Carole Mercier : Ces projets sont de fait très différents des projets de géothermie comme Soultz ou Bouillante, où on a cherché de la très haute température pour fabriquer de l’électricité, c’est-à-dire à très grande profondeur dans des socles fracturés ou dans des environnements volcaniques.
Pour les projets de la société Vermilion, il est question de mise à disposition des calories de l’eau chaude des puits producteurs d’hydrocarbures et non de développement de la géothermie. Il est plus précis de parler de valorisation de produit connexe à l’extraction de pétrole, qui est dans ce cas de l’eau chaude, qui est utilisée pour des réseaux de chaleur. Un puits qui produit des hydrocarbures produit en général aussi beaucoup d’eau et cette eau est très minéralisée et chaude. Elle est réinjectée dans le gisement où elle contribue à maintenir un niveau de pression permettant d’améliorer la récupération du pétrole. La compagnie qui produit ce pétrole peut choisir de valoriser cette chaleur avant de réinjecter l’eau de production mais cela suppose d’avoir trouvé un exutoire à proximité de ses installations de surface. Au début des années 2000, il y a eu une première tentative pour valoriser la chaleur d’un gisement de pétrole en Île-de-France, elle a échoué faute d’exutoire. La société était même allée jusqu’à démarcher des agriculteurs néerlandais, mais le problème dans ce cas était plutôt l’acceptabilité d’un tel projet par les agriculteurs locaux. Vermilion, lui, a réussi à faire venir des serres de tomates qui ont été installées à proximité des installations de surface du gisement de Parentis et auxquelles il fournit gracieusement la chaleur. Il fournit aussi de la chaleur pour un éco-quartier construit à La Teste-de-Buch à proximité d’un autre des gisements que la société exploite. Une grande différence quand même, c’est que la production de pétrole finance l’ensemble des installations et permet l’économie du projet, l’eau chaude est un cobénéfice de cette activité.
Sébastien Chailleux : Le stockage de CO2 suit-il la même dynamique ?
Carole Mercier : Le sujet stockage de CO2 est encore différent. Depuis les années 1980, le CO2 a été régulièrement utilisé dans la production de pétrole pour améliorer sa récupération. Cette technique est toujours très utilisée et performantes aux États-Unis. Dans ce type d’utilisation, une partie du CO2 reste dans le gisement, mais une autre partie est produite avec le pétrole.
S’il avait été envisagé en France d’associer l’exploitation de gisement d’hydrocarbures avec un stockage de CO2, effectivement cette activité aurait pu suivre la même dynamique que celle de la valorisation de l’eau chaude comme produit connexe à la production pétrolière. Ce choix a été fait par certains pays comme la Norvège, mais cela n’a pas été le choix de la France, même dans le cadre d’une politique de réduction des émissions de gaz à effet de serre. De plus, les études menées par le BRGM pour évaluer le potentiel de stockage ne conduisaient pas à retenir les gisements d’hydrocarbures comme candidats possibles, mais plutôt les aquifères profonds, en particulier ceux du bassin de Paris.
Il y a évidemment des similitudes avec les autres activités qui se déroulent dans le sous-sol s’agissant des compétences nécessaires et des techniques mises en œuvre. D’ailleurs, il a été quasi exclusivement traité par les laboratoires et instituts de recherches qui ont mené de très nombreuses études et puis, bien sûr, l’Administration qui a contribué à l’élaboration du cadre législatif et réglementaire au niveau européen et national. La directive sur le stockage de CO2 a été transposée dans le code de l’environnement pour consacrer son caractère d’outil de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. L’opération pilote menée par Total a été suivie par le préfet et la Dreal locale et le service dont je m’occupais s’est vu confié l’instruction de la demande de permis exclusif de recherches de formation apte au stockage de CO2 pour le projet d’Arcelor Mittal.
À l’occasion de l’instruction de cette demande, j’ai pu mesurer la complexité du cadre réglementaire qui avait été construit et le travail qui attendait les futurs acteurs de cette filière pour réconcilier les contraintes de la surface avec celles du sous-sol. Si ce projet avait pu être mené à son terme, il nous aurait apporté des informations très instructives sur la pertinence des choix opérés.
Au-delà des nombreuses études, ce sujet n’a pas beaucoup prospéré sur le territoire français.
Sébastien Chailleux : Est-ce que la stratégie nationale bas carbone (SNBC) ne permet pas malgré tout d’envisager un futur pour la captation et le stockage de carbone (CSC) ?
Carole Mercier : Il y a effectivement une ouverture dans la SNBC pour le CSC comme étant une technologie permettant la lutte contre le réchauffement climatique. Elle rappelle quand même les incertitudes sur les technologies disponibles, la fiabilité du stockage, son acceptabilité, son modèle économique, mais elle ouvre certaines perspectives comme le développement de technologies pour l’export et le stockage en mer dans des gisements d’hydrocarbures déplétés. En fait, le gisement d’hydrocarbures en mer ou comme à Sleipner en Norvège, l’injection dans un aquifère salin qui se trouve au droit d’un gisement d’hydrocarbures, me paraissent effectivement les meilleurs candidats pour un stockage pérenne si un modèle économique peut être trouvé.
Sébastien Chailleux : Si on devait conclure, quelles perspectives voyez-vous pour les utilisations du sous-sol comme le stockage d’énergie ?
Carole Mercier : En théorie, compte tenu des technologies existantes et de la connaissance qui a pu être capitalisée sur le sous-sol de notre territoire, le stockage d’énergie devrait pouvoir y être envisagé. Le problème majeur est plutôt de savoir si ces dispositifs peuvent à terme trouver leur modèle économique et donc intéresser des porteurs de projet compétents en matière d’exploitation dans le sous-sol. En pratique, aujourd’hui, l’activité dans le sous-sol fait régulièrement l’objet de contestations locales, ce qui ne facilite pas la gestion des projets qui est de toute façon déjà d’une très grande complexité. Cela rend notre territoire peu attractif, y compris pour des pilotes.
L’histoire industrielle de la France a fait la démonstration de la possibilité d’extraire des ressources d’hydrocarbures liquides ou gazeux du sous-sol ou de les stocker dans des aquifères ou des cavités salines dans des conditions qui offrent de bonnes garanties de sécurité et avec des impacts limités sur l’environnement. Seulement, la majorité de la compétence se trouve dans les entreprises du secteur des énergies fossiles et si on souhaite faire jouer un rôle au sous-sol de la France dans le cadre de la transition énergétique, il va être nécessaire d’une manière ou d’une autre d’utiliser cette compétence.
Il faudrait remettre le sous-sol dans la ligne de mire de la population française dans son ensemble, des acteurs politiques aux représentants de la société civile et de l’Administration. Il faudrait rappeler les progrès technologiques accomplis et la connaissance capitalisée qui permettent aujourd’hui de beaucoup mieux imager le sous-sol et de suivre ses évolutions. Il faudrait peut-être aussi repenser la gouvernance de ce sous-sol et des projets qui s’y déroulent pour améliorer la compréhension de son fonctionnement et permettre des débats apaisés sur les projets. On peut aussi s’inspirer de pays européens comparables au nôtre, comme les Pays-Bas qui ont décidé de mettre en place une sortie progressive des hydrocarbures tout en privilégiant une utilisation optimale des infrastructures existantes pour le développement du nouveau système énergétique. Ce pays estime que le sous-sol est d’une grande importance pour l’avenir au-dessus de la surface et qu’il n’y aura pas de transition sans faire un lien entre les différentes énergies.
L’administration centrale est composée de ministères divisés en directions générales (DG) portant sur une thématique large et composées de trois à six sous-directions, subdivisées en plusieurs bureaux. Aujourd’hui, l’ancien bureau exploration-production des hydrocarbures s’appelle le bureau des ressources énergétiques du sous-sol. Il est intégré à la sous-direction de l’énergie, elle-même comprise dans la DG énergie-climat du ministère de la Transition écologique.
L’exemple le plus connu est Elf Aquitaine qui est né de la fusion de plusieurs entités publiques créées dans les années 1940, mais la compagnie Total, qui a absorbé Elf Aquitaine, est également née d’une initiative publique autour de la création de la Compagnie française des pétroles en 1924. Pour une histoire détaillée, voir Elf Aquitaine, des origines à 1989, publié en mai 1998, chez Fayard.
Citation de l’article: Mercier C., Chailleux S., Arnauld de Sartre X. Évolution de la perception et de la gestion du sous-sol dans l’administration centrale française : vue de l’intérieur de Carole Mercier. Nat. Sci. Soc. 29, S81-S90.
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