Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Numéro 1, Janvier/Mars 2021
Dossier « Politiques locales de l’énergie : un renouveau sous contraintes »
Page(s) 87 - 94
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2021026
Publié en ligne 2 juin 2021

© L. Verlaet et J. Mary, Hosted by EDP Sciences, 2021

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Contexte

Le présent article1 se propose de rapporter les travaux et connaissances scientifiques exposés et partagés lors du premier colloque du programme de recherche Numerev2 qui s’est tenu en juin 2019 à la Maison des sciences de l’homme Sud3 de Montpellier. Né de l’association entre Lise Verlaet et la MSH Sud, le projet Numerev – débuté en juin 2016 avec le lancement d’un appel à manifestation d’intérêt – entend développer une suite de dispositifs numériques dédiés à la communauté scientifique qui auront pour fonction de faciliter les processus de publication de la recherche et la recherche d’information, de trouver de nouveaux modes d’exploration/exploitation des ressources, mais aussi d’encourager le dialogue entre les disciplines. La finalité du programme de recherche Numerev est d’offrir à la communauté un système de gestion des connaissances interdisciplinaires qui vienne indexer au sein de ressources scientifiques validées (articles, contributions, etc.) des informations-clés (concepts mobilisés, objets étudiés, méthodes employées, etc.), lesquelles sont ensuite utilisées pour agréger les connaissances ainsi identifiées et constituer un genre d’« encyclopédie scientifique » vivante issue de l’intelligence collective des auteurs, le tout grâce aux outils du numérique (notamment la cartographie des connaissances et les data/info-visualisations).

Pour ce faire, Numerev s’appuie sur une équipe interdisciplinaire à l’écoute des pratiques, besoins et attentes des porteurs de projets d’édition4, et qui se nourrit des travaux des chercheurs invités lors des séminaires de recherche. Toujours en phase de développement, Numerev accueille principalement des revues scientifiques et actes de colloque que nous accompagnons dans leur création ou transition numérique ; au-delà, il s’adresse à tout projet de publication scientifique à la seule condition que celle-ci ait fait l’objet d’une évaluation par les pairs et soit publiée en libre accès5.

Durant la première phase du projet, nos efforts se sont portés sur le développement d’un workflow dédié à l’évaluation et la publication scientifiques, développement qui a fait l’objet d’une présentation lors du colloque. La seconde phase du projet va s’intéresser aux possibilités et modalités de construction d’un système de gestion des connaissances interdisciplinaires qui favorisera l’intellection scientifique. C’est dans cette optique que nous avons lancé l’appel à communications « Faire dialoguer les disciplines via l’indexation des connaissances : la recherche interdisciplinaire en débats ». Le colloque ne se voulait pas centré sur la technique, qui ne peut selon nous que s’adapter aux pratiques des chercheurs. Il ambitionnait de mieux comprendre les pratiques info-communicationnelles des chercheurs à travers des retours d’expérience de projets interdisciplinaires ayant eu à coconstruire des notions communes d’observation et d’analyse, afin d’en saisir les enjeux, problèmes et réussites. Le but était de nourrir le système de gestion des connaissances, de telle manière qu’il encourage les échanges de savoirs, le consensus ou la controverse – au-delà de proposer un gain de connaissances – à partir de contenus hétérogènes non initialement conçus pour dialoguer.

L’un des principaux objectifs du colloque visait en effet à mieux caractériser les distinctions intra- et interdisciplinaires, en termes lexicographiques, épistémologiques, méthodologiques. Quels systèmes de classement et d’interrelation des données produits dans chaque discipline ? Comment indexer des contenus pour les mettre en capacité d’interagir au-delà des frontières disciplinaires ? L’identité de chaque discipline repose sur des formes d’organisation sociale du savoir spécifiques6 qui impriment des démarcations plus ou moins nettes entre chacune d’elles. Ces formes ne sont cependant pas étanches les unes aux autres. Dès lors, comment les partager ? Sous quelles conditions ? Et à quel prix, entre exigence d’hyperspécialisation disciplinaire et recherche – voire injonction – de complémentarité ?

Si l’on questionne ainsi de manière théorique et pratique l’interdisciplinarité dans l’objectif de favoriser l’intercompréhension entre les disciplines, quels pourraient être ces « connecteurs interdisciplinaires », en tant que supports de coordination et d’intégration des savoirs et des pratiques ? Ces interrogations ne sont pas nouvelles et ont fait l’objet de nombreux travaux fondateurs – que le colloque entendait réinterroger – dans le dernier quart du XXe siècle, au moment de l’essor des grands projets de recherche aux interfaces, associant des catégories d’acteurs très hétérogènes (sciences humaines et sociales [SHS] et autres sciences ; chercheurs et acteurs de terrain7…). Ces interrogations traversent aujourd’hui encore tous les champs du savoir. Le colloque Numerev a donc réuni différents spécialistes issus de diverses disciplines (arts, lettres, langues, sciences humaines et sociales [ALLSHS], sciences du vivant, sciences du numérique…) en concentrant le questionnement sur l’épistémologie des sciences, la caractérisation des activités scientifiques, la terminologie scientifique, les données de la recherche, les mécanismes de coordination du travail scientifique, l’informatique appliquée aux sciences, le Web sémantique, les humanités numériques, etc. ; ce afin de mieux caractériser le champ des possibles en matière d’articulation entre les disciplines et leurs productions et, au-delà, afin de questionner la pertinence et les modalités d’une coconstruction avec les sciences du numérique de systèmes de modélisation, d’info-visualisation, voire d’automatisation. Quelles limites peut-on identifier, en termes juridiques ou économiques, mais aussi épistémologiques ?

Dans le présent article, nous nous focaliserons sur quelques enseignements tirés du colloque et qui – au regard de notre propre expérience – nous paraissent essentiels pour mieux circonscrire le périmètre d’une recherche interdisciplinaire. Ce faisant, nous n’évoquerons qu’une infime partie de la richesse scientifique exposée par les conférenciers, dont les lecteurs pourront trouver sur notre plateforme le programme détaillé, les captations audiovisuelles8 et les écrits9.

Disciplinarité et au-delà…

Le déroulé du colloque proposait d’asseoir les débats sur le terrain épistémologique, en interrogeant tout particulièrement les rapports complexes entre disciplinarité, pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité. Les participants ont ainsi été invités à se pencher sur la division de travail scientifique aujourd’hui à l’œuvre entre les disciplines, et sur les moyens et opportunités de les connecter, de manière pensée et concertée.

Pour reprendre et compléter les propos de Frédéric Darbellay (responsable de la Cellule inter- et transdisciplinarité au sein du Centre interfacultaire en droits de l’enfant à l’Université de Genève10), lors de la conférence introductive, pour parler d’interdisciplinarité il est avant tout nécessaire d’en définir le concept. En effet, l’on a pu observer au cours des dernières décennies bon nombre d’écrits ou de manifestations abordant le thème de « l’inter/trans/pluri…-disciplinarité », utilisant pour ce faire quelques préfixes, lesquels ne sont pas toujours correctement définis, certains entretenant un clair-obscur dont seuls quelques éclairés peuvent se satisfaire. Au seuil de cette présentation, il nous semble ainsi essentiel d’expliciter nos représentations terminologiques, notre « horizon de pertinence focalisé » (Leleu-Merviel, 2010).

  • Paradisciplinaire : consiste à aller chercher à côté de sa discipline, dans une discipline considérée comme connexe (ex : psychologie et sociologie).

  • Pluridisciplinaire : concerne les travaux de recherche utilisant les concepts, méthodes et approches d’autres disciplines au profit d’un chercheur ou de sa discipline.

  • Multidisciplinaire : considère les travaux de recherche sollicitant des chercheurs dont les différents regards disciplinaires sont juxtaposés sans véritable interaction.

  • Interdisciplinaire : se concentre sur le projet de recherche, conduisant de ce fait à de réels échanges conceptuels et méthodologiques entre les disciplines engagées. Les chercheurs travaillent ainsi de concert et en concert11 sur un projet commun.

  • Transdisciplinaire : est l’une des conséquences possibles, voire attendue de l’interdisciplinarité, consistant à dépasser des préceptes disciplinaires pour construire de nouvelles connaissances permettant de cerner des problématiques complexes.

  • Postdisciplinaire : consiste à penser l’avenir sans les disciplines.

De l’une à l’autre de ces dimensions du travail de connexion entre disciplines, l’on remarque une gradation dans l’intensité de la relation, passant de l’itération à l’interaction, et progressivement de la posture de recherche d’imitateur-compilateur à celle d’assembleur-innovateur. Derrière ces propos, nul jugement de valeur, car chacune de ces perspectives est potentiellement porteuse de (r)évolution(s) ; une recommandation claire en revanche : un travail critique et réflexif sur ces questions paraît d’autant plus essentiel aujourd’hui que :

  1. La nécessité de connecter les disciplines s’affirme de jour en jour avec plus de force, face à des questions de plus en plus globales et des objets de plus en plus complexes (en témoigne le développement des humanités numériques ou des humanités environnementales).

  2. La réorganisation contemporaine du travail scientifique a vu schématiquement se succéder, à la fin du XXe siècle, un mode 1 de la recherche favorisant la recherche fondamentale et structurée disciplinairement, puis un mode 2 dicté par la recherche sur projet, à visée souvent pratique, et donc à structurer en interdisciplinarité (Gibbons et al., 1994).

Dépasser les controverses pour entrevoir les convenances

L’interdisciplinarité ne peut cependant être résumée à ses propensions à ébranler et déstructurer l’organisation disciplinaire de notre paysage scientifique. La plupart des disciplines sont du reste nées d’une forme d’interdisciplinarité – tel le design, objet d’une communication dans le colloque, soutenue par Stéphanie Cardoso (arts plastiques et design, Université Bordeaux-Montaigne) et Clément Dussarps (sciences de l’information et de la communication, Université Bordeaux-Montaigne) – et continuent conjointement, d’une part de s’en nourrir, par un travail d’emprunt et de traduction, et d’autre part de s’en émanciper, par des formes de démarcation et d’autonomisation. Discuter de l’interdisciplinarité amène à s’interroger sur la dimension même de la disciplinarité. La disciplinarité n’est pas si évidente et relève selon Darbellay d’une pensée convergente-intégratrice ou sérialiste, voie propice à l’hyperspécialisation, laquelle, pour Edgar Morin (1994), conduit à la « chosification » de l’objet de recherche et empêche de percevoir le global ainsi que l’essentiel.

Selon Bruno Bachimont (informatique et épistémologie, faculté des sciences et d’ingénierie de Sorbonne Université), une discipline qui n’est pas interdisciplinaire touche à sa fin car elle ne vit que sur ses acquis. Il souligne à cet égard trois modes de rencontre entre les disciplines : se confronter au même réel, confronter les mêmes intelligibilités et discuter avec d’autres théories. Pour Bachimont, cette ouverture n’est en aucun cas un renoncement ; elle invite au contraire, via l’internalisation critique des théories, modèles et concepts de l’autre, à une forme de décloisonnement et de réflexivité à même de faire progresser son approche. Mais Bachimont soulève également que pour se confronter à l’autre, il est nécessaire d’avoir la maturité nécessaire afin de ne pas perdre son identité disciplinaire et de pouvoir s’inscrire dans le paradigme de l’intelligibilité partagée. Cette confrontation est nécessaire pour qu’une coopération puisse naître et qu’intervienne une médiation par l’idée et un effort de traduction.

Or, l’exercice de la confrontation n’est pas évident, a fortiori pour certaines « jeunes » disciplines construites par emprunts, souvent peu visibles, à différentes disciplines, et dont il est de ce fait difficile de situer l’épistémologie. Cela étant, par leur construction transdisciplinaire, ces disciplines possèdent une culture de la convenance, de la modération et de la médiation qui les rend sur certains aspects plus aptes au dialogue interdisciplinaire que certaines autres disciplines plus anciennes, dont le dogmatisme – voire le pédantisme – peut parfois conduire à des relations dédaigneuses et conflictuelles avec les autres disciplines, jusqu’à tenter d’imposer les contours d’une pensée unique. Ici, l’apport fourni par la communication de Victor Collard (sociologie, École des hautes études en sciences sociales), centrée sur le processus long, complexe et conflictuel, d’autonomisation de la sociologie vis-à-vis de la philosophie, est particulièrement éclairant. Selon l’auteur, toutes les tentatives de rapprochement avorteront tant que les deux disciplines ne seront pas en mesure de situer le débat et le champ des possibles de leurs interactions autour des concepts communs aux deux disciplines. Autrement dit, l’interdisciplinarité entre philosophie et sociologie ne peut être structurellement constructive qu’à la condition d’être épistémologiquement située ; pour Collard, c’est à ce prix que la philosophie pourra être considérée comme une possible « boîte à outils » conceptuels pour les sciences sociales. Au-delà, on le voit, ces réflexions conduisent à considérer ce que Bachimont qualifie de « point aveugle » de l’interdisciplinarité, à savoir la disciplinarité elle-même. Là est l’une des grandes leçons de ce colloque : l’interdisciplinarité bien conduite et bien construite amène à questionner l’identité de chaque discipline.

Les participants au colloque n’ont pas manqué de pointer d’autres difficultés inhérentes à l’exercice interdisciplinaire. Ainsi, selon Bachimont, l’un des principaux problèmes rencontrés dans les projets interdisciplinaires vient du fait que les acteurs ont tendance à confronter différents « objets » disciplinaires – qui sont des construits de la discipline –, alors qu’il conviendrait de partir de la « chose » concrète observée en interdisciplinarité. C’est là l’essence de la critique adressée par Lionel Scotto d’Apollonia (sciences physiques et sociologie des sciences, Université Paul-Valéry–Montpellier 3) au concept d’« anthropocène », qu’il qualifie d’« apatride épistémologique » au sens où, ayant émergé à l’interface de plusieurs disciplines – notamment sciences de la Terre et du vivant et SHS –, son périmètre sémantique (et même temporel) varierait très sensiblement d’une discipline à l’autre. Ainsi, pour l’auteur, loin de servir de « connecteur interdisciplinaire », ce concept obérerait au contraire le développement d’un véritable débat scientifique interdisciplinaire sur les changements environnementaux en rapport avec l’activité humaine. On voit là sans doute les limites d’un dialogue interdisciplinaire qui se limiterait à faire migrer un concept d’une discipline à l’autre, au prix généralement d’une distorsion sémantique produisant in fine une « situation polyphonique » (Callon, 1991). Au-delà, les travaux de Scotto d’Apollonia apportent un témoignage sur le fait que la confrontation des idées relevant de différentes disciplines ne permet pas toujours d’aboutir à un accord ; plus encore, les désaccords peuvent nuire à l’objet de recherche lui-même en mettant l’accent sur les dissensions plutôt que sur la construction d’un dialogue sur les convenances. De notre point de vue, cela renvoie au principe de problématique-cadrage de la communication utilisé en systémique des relations (Mucchielli, 2004) : appliqué au dialogue interdisciplinaire, il s’agit, dès que l’on rencontre un nœud problématique perçu comme insolvable, d’une part, d’acter cette divergence ontologique, et d’autre part, d’élargir le cadrage de l’action, d’ouvrir l’horizon de pertinence, afin de retrouver des représentations partageables.

Finalité de l’action : une centration sur les problèmes

Autre enseignement de ce colloque, la nécessaire distinction à opérer entre l’objet d’étude – qui relève d’un construit disciplinaire – et la finalité du projet de connaissance. Autrement dit, « on ne peut pas séparer la connaissance construite des finalités attachées à l’action de connaître » (Mucchielli et Noy, 2005). C’est d’ailleurs, comme le souligne Darbellay, l’un des faits importants à considérer lorsque l’on s’engage dans l’interdisciplinarité : le point d’entrée de la recherche repose sur le problème et donc sur la finalité de l’action de connaissance de la recherche, et non pas sur la discipline – une approche par problème qui, de notre point de vue, se rapproche du constructivisme.

Il en est ainsi dans le retour d’expérience de Florence Boulc’h (électrochimie, Aix-Marseille Université) et Olivier Morizot (physique, Aix Marseille Université) dont la finalité d’action était de construire une formation de licence en sciences et humanités au sein d’Aix-Marseille Université au moyen de l’identification de points de convergence et de divergence disciplinaires sur une série de thèmes. Cette étape a permis de faire émerger des liens, des connecteurs entre les contenus et, par ricochet, entre les regards des différentes disciplines, les cours étant dispensés à plusieurs voix afin d’ancrer chaque thématique dans une démarche interdisciplinaire. Cette juxtaposition de visions disciplinaires a pu, selon les auteurs, conduire à des débats flirtant avec la transdisciplinarité « en composant des méthodes et des concepts issus de disciplines différentes pour aborder des questions qui leur échappent traditionnellement ». Durant quatre années, les échanges entre les différents représentants disciplinaires participant à ce programme de licence, s’ils n’ont pas permis de construire un vocable commun, ont néanmoins fait émerger des correspondances, voire des dialogiques (Morin, 1982), entre les notions et modèles manipulés, devenus potentiellement communs. Là est l’un des résultats majeurs de cette innovation pédagogique ; car in fine, comme l’évoque Dominique Vinck (2003), ces processus de « mises en commun » sont moins un préalable à l’action interdisciplinaire qu’une finalité espérée.

Au-delà, Boulc’h et Morizot rapportent qu’une telle initiative n’aurait pu être envisagée sans une volonté forte de la part d’enseignants-chercheurs curieux de l’autre, prenant plaisir à réfléchir, à confronter leurs méthodes et idées, et à travailler dans un objectif commun afin de dépasser leurs propres perceptions disciplinaires. À l’instar de Darbellay, ils soulignent que contribuer à une recherche interdisciplinaire nécessite des valeurs et des attitudes impliquant le passage d’une forme d’interaction négative – le « oui mais » accablant de mille problèmes la moindre solution trouvée – à une interaction, sinon positive tout au moins constructive – le « oui et » –, voire contributive – le « oui j’ai ». L’interdisciplinarité, à l’instar de l’interculturalité, relève en effet d’une ouverture intellectuelle et, plus globalement, au monde.

Pour un numérique au service de l’interdisciplinarité

Le colloque entendait également interroger la pertinence de développer des systèmes de gestion des connaissances interdisciplinaires. Aujourd’hui, les interrogations autour de l’interdisciplinarité et des passerelles entre les sciences connaissent un renouvellement sensible via les applications à l’écosystème scientifique d’outils issus du Web des données, portant la promesse de relier les données scientifiques entre elles afin de construire une science plus « ouverte » et « novatrice ». Ces nouvelles orientations conduisent à penser que l’indexation des contenus, leurs caractérisations et leurs (inter)connexions sémantiques pourraient permettre d’interagir au-delà des frontières disciplinaires. Le projet Numerev s’inscrit du reste dans ce paysage, tout comme aux échelles nationale et européenne, les initiatives portées par OpenEdition, les très grandes infrastructures de recherche (TGIR) Huma-Num et Progedo, les European Research Infrastructure Consortium (ERIC) CLARIN et DARIAH, etc12. Au cœur de ces initiatives, l’on retrouve notamment les travaux sur le Web sémantique et les ontologies consistant à interconnecter des données en bâtissant des grilles de correspondance entre des standards terminologiques différents. Ces travaux ont été mis en exergue lors du colloque par la conférence plénière de Thérèse Libourel (informatique, Université de Montpellier), qui a permis à l’assemblée d’en comprendre les grands desseins et concepts. Ces ontologies ont été considérées comme des outils propices à la communication interdisciplinaire par Charles Bodon (philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Jean Charlet (informatique, Inserm) qui, après un état de l’art des principes corrélatifs à la construction d’ontologies et des formes qu’elles peuvent revêtir, ont proposé l’approche « sémasiologique » qui intègre les aspects contextuels aux usages terminologiques.

Le colloque proposait de partir du postulat que ce champ de recherche ne regarde pas que les informaticiens, mais qu’il concerne l’ensemble des disciplines, tant les questions ontologiques sont intrinsèques à leur identité. Ces dernières années, les développements numériques ont connu une augmentation significative des approches centrées utilisateurs – dont le programme Numerev est un fervent défenseur –, qui permettent notamment d’adapter contenus informationnels, navigations et interfaces aux pratiques des utilisateurs. Cela a eu pour effet de transformer de nombreux dispositifs, dont les systèmes d’organisation de connaissances (SOC), qui reposent sur une structuration importante de l’information, le plus souvent via des thésaurus ou des ontologies résultant de divers procédés classificatoires, non seulement délicats et chronophages (Verlaet, 2010), mais participant à consolider les discours dominants. C’est là tout le sens la mise en garde de Maria Moura (communication et sémiotique, Université fédérale du Minas Gerais, Brésil), pour laquelle les logiques de normativité, d’interopérabilité et d’automaticité animant les SOC peuvent, si l’on n’y prend pas garde, conduire à des mécaniques d’exclusion, voire à une nouvelle forme de « colonialité du savoir ». À l’opposé, l’intervention de Pascal Marchand (sciences de l’information et de la communication, Université Toulouse Jean-Jaurès), à propos de l’utilisation du logiciel IRamuteQ13 pour analyser les contributions publiées sur le site « Le vrai débat » mis en place par un collectif de Gilets jaunes « face au semblant de Grand Débat national organisé par le gouvernement », a offert un bon exemple d’utilisation d’un outil informatique d’analyse de corpus textuels et de classification ayant permis de mettre en lumière des arguments précisément présentés comme invisibilisés par des logiques de pouvoir.

Une des réponses possibles à ces risques serait une meilleure prise en compte des utilisateurs par l’incorporation dynamique de la terminologie utilisée (garantie autopoïétique) ou encore l’intégration de facettes normatives inhérentes à des communautés (garantie culturelle). Du reste, ces problèmes connus mais trop largement passés sous silence ont précipité le basculement du Web sémantique vers le Web de données (Verlaet, 2015 ; Bachimont, 2016), via notamment le recours aux Linked Open Data, techniques permettant de relier des données et d’assurer un interfaçage avec des bases de données ouvertes. C’est notamment le cas de la plateforme FamilleTM développée par l’éditeur de logiciel Perfect Memory et présentée par Lénaïk Leyoudec (sciences de l’information et de la communication, Perfect Memory), laquelle fonctionne comme une archive familiale enrichie et indexée par les particuliers eux-mêmes, que la plateforme relie ensuite à des bases de données patrimoniales, permettant une indexation automatique des documents à l’aide de notices encyclopédiques. Particulièrement intéressante, cette multi-indexation manuelle et automatique par différents acteurs professionnels et profanes laisse entrevoir une transposition possible à d’autres projets de valorisation de ressources.

Mais, comme l’ont montré David Reymond, Clara Galliano et Luc Quoniam (sciences de l’information et de la communication, Université de Toulon) avec l’exploitation du système de classification internationale des brevets comme pivot de classement des disciplines, ou bien Guillaume Lacquement (géographie, Université de Perpignan), Véronique Meuriot (économie, Cirad) et Lala Razafimahefa (statistiques, Université Paul-Valéry–Montpellier 3) à propos de l’analyse informatisée d’un corpus de textes émanant de chercheurs de différentes disciplines au sein de l’UMR ART-Dev dont ils font partie, l’analyse textuelle assistée par ordinateur et les autres outils numériques représentationnels peuvent permettre de révéler le dynamisme d’un échange entre disciplines dans un laboratoire de sciences sociales ou bien la pluralité d’approches disciplinaires et sous-disciplinaires dans le paysage de la recherche actuel. Mais ces outils restent pour l’heure évidemment impuissants à rendre compte des enjeux et subtilités d’un véritable dialogue interdisciplinaire, qui ne peut se résumer à un simple alignement d’ontologies informatiques. Gageons néanmoins que la pratique interdisciplinaire ne peut rester étrangère au « tournant numérique » de la recherche, à condition d’en considérer au moins tout autant les avantages que les limites.

L’interdisciplinarité : écueils et limites

Le caractère résolument pluridisciplinaire du panel d’intervenants a révélé combien il pouvait être difficile de créer ne serait-ce que des espaces favorables à l’interdisciplinarité, tant les conceptions de la science et plus encore du monde pouvaient être éloignées d’une discipline à l’autre. Ainsi, par exemple, l’idée de « connaissance » renvoie en informatique à une perception ou une représentation du monde, alors qu’en SHS les connaissances sont essentiellement des construits résultant d’une analyse. La question de l’objet ou du champ de recherche a fait également débat, entre par exemple les disciplines se considérant sciences en tant que portant sur l’étude de « ce qui est », et les sciences se mesurant à leur capacité à inventer de nouvelles réalités (Thomas Bonnecarrère, sciences de l’information et de la communication, Université de Poitiers) ou de nouvelles techniques (Jean-Marc Douguet, Philippe Lanceleur et Martin-Paul O’Connor, sciences économiques, Université Paris-Saclay).

Pour autant, les injonctions institutionnelles sont aujourd’hui multiples pour encourager l’interdisciplinarité avec en premier lieu les financements des projets de recherche. Les applications de ces injonctions sont protéiformes et oscillent entre interdisciplinarité imposée et délibérée, entre simulacre et sincérité, la frontière étant souvent mince, voire fragile. Parmi les formes observées, l’on trouvera :

  • L’interdisciplinarité-caution : l’appel à d’autres disciplines n’est opéré que pour répondre aux injonctions politiques et aux prérequis des appels à projets afin d’obtenir un financement. Les disciplines « cautions » sont reléguées à des études périphériques n’ayant pas d’impact à proprement parler sur la recherche menée mais faisant office par exemple de garants de moralité sur des procédures touchant le vivant.

  • L’interdisciplinarité-service : le dialogue interdisciplinaire n’est orchestré que par la nécessité fonctionnelle ou opérationnelle de recourir aux compétences (souvent techniques) d’une autre discipline pour mener à bien un projet de recherche. C’est la forme la plus fréquente et en quelque sorte primitive ; la collaboration disciplinaire n’est due qu’à la finalité d’un projet. Le biais de cette interdisciplinarité-service est de considérer qu’une discipline est au service d’une autre, auquel cas il n’est plus possible de parler d’interdisciplinarité, la notion de collaboration laissant place à une relation de subordination.

  • L’interdisciplinarité-connaissance : les recherches font appel à différentes disciplines réunies par et pour leur fonction contributive de plein droit et reconnue comme telle à l’étude menée.

Pour passer de l’interdisciplinarité-caution ou -service à l’interdisciplinarité-connaissance, il est nécessaire de passer par une phase d’acculturation et donc de compréhension réciproque et bienveillante, voire empathique de l’autre discipline. Cette étape demande à la fois du temps (souvent restreint dans le cadre des projets financés et plus largement par l’instantanéité ambiante, invitant à se poser la question d’un basculement souhaitable dans une forme de slow science), mais également une volonté d’œuvrer ensemble dans un projet commun transcendant les approches disciplinaires. Il est effectivement difficile de remettre en question les cadres de référence et les codes (Goffman, 1974) propres à une discipline et fortement intégrés dans le système de pertinence du chercheur (Schütz, 1987). D’autant que, comme le souligne Bachimont, une discipline attend de ses « disciples » un engagement à même de la faire-valoir, ou tout au moins de satisfaire à ses critères théoriques et méthodologiques. Or, la pratique de l’interdisciplinarité amène à traverser les frontières de sa discipline, à voir un autre horizon, à goûter la culture de l’autre. Cette expérience, par essence, peut affecter la dimension cognitive, troisième dimension évoquée par Wenger (1998) pour constituer une communauté de pratique, laquelle est relative à un vocable commun, au partage de ressources et d’outils informationnels spécifiques. Cette dimension semble néanmoins difficile à atteindre dans le cadre d’une recherche interdisciplinaire et relèverait davantage de la transdisciplinarité. Ainsi, la pratique de l’interdisciplinarité pourrait-elle être vue comme une phase nécessaire de médiation et de traduction – au sens de Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (2006) –, pouvant conduire à des communs scientifiques, à des phénomènes transdisciplinaires.

Au-delà, force est de constater que les retours d’expérience des chercheurs interdisciplinaires font état d’une double contrainte (Bateson, 2008 [1re éd. : 1972]) de la part des politiques de l’enseignement supérieur et de la recherche qui, à la fois, multiplient les injonctions pour favoriser l’interdisciplinarité, décloisonner les savoirs et subséquemment les communautés scientifiques, et, dans le même temps, selon Darbellay, n’encouragent pas les filières interdisciplinaires ni les carrières des chercheurs souhaitant s’investir dans cette démarche scientifique. Du reste, les participants au colloque n’ont pas manqué de noter que l’interdisciplinarité pouvait être encore relativement pénalisante dans une carrière de chercheur, tant les modes d’évaluation de la recherche sont encore profondément marqués par la structuration disciplinaire. Enfin, notons que l’interdisciplinarité fait également courir un autre risque au chercheur – pour le meilleur et pour le pire – : celui d’être ébranlé dans sa façon de penser et faire la science, pouvant ainsi le conduire à une certaine « métamorphose » scientifique selon les termes de Darbellay.

Pour (ne pas) conclure

In fine, les participants au colloque ont été conduits à remettre en question la posture classique du « militant interdisciplinaire » consistant à dénoncer les cloisonnements disciplinaires stériles et même contre-productifs. Car si l’interdisciplinarité permet en effet de mieux saisir la complexité d’une situation, elle engage également chaque discipline participante à plus de rigueur. Conviant les disciplines impliquées à partir de la « chose » étudiée en commun (Bachimont) plutôt que des construits disciplinaires (les « objets ») ; limitant par là même les propensions au verbiage disciplinaire et aux concepts creux ; permettant au-delà de mettre à l’épreuve les méthodologies et appareils conceptuels de chaque discipline par l’examen critique d’autres disciplines ; invitant de ce fait les disciplines engagées à mieux définir la construction de leurs objets ; produisant une meilleure démarcation entre les disciplines via le développement d’un véritable questionnement épistémologique au sein de chacune d’elles. L’exercice interdisciplinaire, quand il est bien mené, incite à plus de rigueur, impliquant in fine un gain de scientificité pour les disciplines.

Réciproquement, les disciplines ainsi capacitées par l’exercice interdisciplinaire renforcent l’aptitude à coproduire des savoirs interdisciplinaires solides, au sens, tout à la fois, de conscients de leurs fondements épistémologiques et de mieux étayés du point de vue de l’administration de la preuve, et ce dans chaque discipline. Autrement dit, pour une bonne interdisciplinarité, il faut des disciplines fortes. Aussi convient-il de ne pas opposer disciplinarité et interdisciplinarité, mais de plutôt penser des espaces pour développer l’articulation entre les deux. Au-delà, l’interdisciplinarité nécessite du temps, un goût pour la rencontre, des moyens adaptés dirigés notamment vers le soutien à des espaces et dispositifs expérimentaux. C’est tout le sens par exemple des projets Numerev ou Stylo (présenté par Nicolas Sauret [humanités numériques, Huma-Num] et Gérald Kembellec [sciences de l’information et de la communication, Cnam]) appelant à renouveler l’édition scientifique, via les outils du numérique, vers des formats plus conversationnels riches de promesses en termes d’échanges interdisciplinaires.

Références


1

Nous remercions notre collègue Hans Dillaerts (Université Paul-Valéry–Montpellier 3) d’avoir partagé ses notes.

2

https://projet.numerev.com/lab/programme-de-recherche. Les meilleurs articles issus de ce colloque forment le premier numéro de la Revue Intelligibilité du numérique : http://intelligibilite-numerique.numerev.com/numeros/n-1-2020. Voir les articles de Bachimont ; Collard ; Scotto d’Apollonia ; Boulc’h et al. ; Lacquement et al. ; Robin ; Bonnecarrère ; Moura ; Bodon et Charlet ; Leyoudec ; Reymond et al.

3

Maison des sciences de l’homme – sciences et société unies pour un autre développement (MSH Sud) : https://www.mshsud.org.

4

Nous remercions d’ailleurs vivement ces porteurs de projets, qui participent au codesign de Numerev.

5

Pour en savoir plus : https://projet.numerev.com/incubateur.

6

Voir les travaux de Wenger (1998) sur les communautés de pratiques.

7

À titre d’exemple, nous pouvons citer les travaux de Star et Griesemer (1989) sur la notion d’« objet-frontière », ceux de Barrué-Pastor (1992) sur les « notions opératoires communes », ou ceux de Morin (1994) sur les « concepts organisateurs de caractère systémique » et leur influence sur les « schèmes cognitifs réorganisateurs ».

10

Voir aussi Darbellay (2014).

11

En référence à la métaphore de l’orchestre développée par l’école de Palo Alto, en particulier par Gregory Bateson (2008, 1re éd. : 1972) puis Yves Winkin (1981).

12

Sur les infrastructures de recherche françaises et leur articulation avec les infrastructures européennes, voir MESRI (2018).

13

IRamuteQ est un logiciel en libre accès d’aide à la description et à l’analyse de corpus de textes et de matrices de type individus/caractères développé par le Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (Lerass).

Citation de l’article : Verlaet L., Mary J. Préceptes et engagements ayant trait aux recherches interdisciplinaires. Nat. Sci. Soc. 29, 1, 87-94.

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