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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 1, Janvier/Mars 2023
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Page(s) | 75 - 80 | |
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023013 | |
Published online | 07 June 2023 |
Débattre d’une interdisciplinarité en actes : le colloque « Interdisciplinarité(s) » du Réseau national des Maisons des sciences de l’homme
Debating about interdisciplinarity in action: the ‘Interdisciplinarity/ies’ conference of the Réseau national des Maisons des sciences de l’homme
Sociologie, Conseil scientifique du Réseau national des Maisons des sciences de l’homme, Paris, France
* Auteur correspondant : ph.casella@wanadoo.fr
Le Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (Rn-MSH) a souhaité engager une réflexion sur les pratiques et les politiques d’interdisciplinarité. À cette fin, le colloque « Interdisciplinarité(s) » s’est attaché à articuler deux approches. En septembre 2021, des ateliers ont examiné les expériences conduites au sein des MSH avec la volonté de débattre de l’interdisciplinarité en actes. Puis, en janvier 2022, la réflexion a été élargie pour examiner la contribution des dynamiques interdisciplinaires à la recomposition du régime de connaissance, à la prise en compte des autres formes de savoir et à l’incorporation des enjeux des sociétés dans la production scientifique. Nous évoquerons notamment ici les agencements qui réduisent la capacité normative de l’organisation disciplinaire tout en préservant les ressources intellectuelles portées par les communautés disciplinaires.
Abstract
The Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (Rn-MSH), set up in 22 French universities, launched a reflection on interdisciplinarity practices and policies. Two stages were defined. The first, the ‘Interdisciplinarity/ies’ conference, took place in September 2021. During the workshops, experiences and projects carried out within the MSH were examined and discussed with the focus on interdisciplinarity in action. Then, in January 2022, reflections were broadened to assess the contribution of interdisciplinary dynamics to the redefinition of the knowledge regime. Non-academic forms of knowledge and the involvement of science in social issues were taken into consideration. We refer here in particular to the organisational arrangements that allow to reach a subtle balance between lowering the limitations imposed on scientific discipline structures while preserving the intellectual resources of disciplinary communities.
Mots clés : recherche / dispositifs institutionnels / interdisciplinarite / Université / Maisons des sciences l’homme
Key words: research / institutional arrangements / interdisciplinarity / University / humanities and social sciences
© P. Casella, Hosted by EDP Sciences, 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Le colloque « Interdisciplinarité(s)1 » porté par le Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (Rn-MSH) et son conseil scientifique traduit une volonté de renforcer le débat dans un moment de consolidation du réseau en s’interrogeant sur l’une des missions fondatrices des MSH, soutenir et développer les initiatives interdisciplinaires. Perçues à l’origine comme une démarche interne aux sciences humaines et sociales, les pratiques d’interdisciplinarité au sein des MSH se sont diversifiées et approfondies, alors que se sont progressivement noués des échanges réguliers entre différents régimes de scientificité en particulier lorsque les sciences humaines et sociales sont associées aux autres secteurs scientifiques ou à des formes non académiques d’accès au savoir. L’objectif du colloque était de prendre la mesure de ces évolutions dans leurs formes concrètes pour penser collectivement les nouvelles dimensions de cet enjeu stratégique pour les maisons2. Les travaux du colloque se sont appuyés dans un premier temps sur des ateliers destinés à la restitution et à l’analyse de projets ou d’expériences développés au sein des MSH ; au-delà de la particularité des combinaisons disciplinaires et de l’intensité de leurs interactions, sont apparues des interrogations communes sur les évolutions en cours. Dans un second temps, les analyses ont été élargies pour comprendre comment les dynamiques interdisciplinaires participent de la recomposition du régime de connaissance et témoignent de l’évolution des objectifs des politiques scientifiques de niveau national ou international.
Plus qu’une description reprenant les différentes sessions du colloque, ce compte rendu s’attache à dégager quelques points saillants qui rendent compte des débats sur l’évolution des pratiques et des politiques de l’interdisciplinarité. L’ensemble des interventions est disponible sur le site du colloque3.
L’interdisciplinarité4, indice de mutation du système de recherche
Les récits de pratiques interdisciplinaires, illustrés une nouvelle fois lors des ateliers de septembre 2021, associent généralement deux perspectives : la première s’attache à décrire la démarche scientifique induite ou programmée qui s’ouvre sur des questionnements, impulse des collaborations et une reformulation des propositions ; la seconde décrit les modalités organisationnelles, les dispositifs institutionnels qui ont rendu cette démarche possible, l’ont encouragée ou, au contraire, entravée. La pratique interdisciplinaire révèle avec une particulière acuité les tensions qui opposent les dynamiques des projets individuels ou collectifs et les cadres institutionnels qui les accueillent. En cela, elle se présente comme un bon analyseur des équilibres et des recompositions dont le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche est l’objet.
Ce fut le rôle notamment de la première des tables rondes de janvier 2022, dont le titre, « Les recompositions des régimes de connaissance disciplinaires et l’interdisciplinarité », s’inspirait librement de l’ouvrage Des sciences dans la Science de Jacques Commaille et Françoise Thibault5. La notion de régime de connaissance mobilisée ici6 associe les deux faces d’une discipline : une face cognitive, destinée à des objectifs de connaissance avec des enjeux de méthodes, d’objets et de régime de scientificité, et une seconde face liée aux pratiques sociales des chercheurs exercées dans un cadre institutionnel largement défini par la référence disciplinaire. La démarche d’interdisciplinarité, par son potentiel transgressif, encourage une interrogation conjointe des épistémologies disciplinaires et des formes académiques instituées, elle participe ainsi aux dynamiques internes de recomposition des sciences tout en accompagnant la mobilisation de la recherche sur la résolution d’enjeux économiques et de société.
La dimension interne des mutations a été illustrée par les analyses de Bernadette Bensaude-Vincent (professeure émérite de philosophie et d’histoire des sciences à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne) lorsqu’elle a évoqué l’effacement de la distinction entre sciences humaines et sciences de la nature devant le constat que « les humains sont devenus une force géologique majeure ». Interpellées, les sciences humaines se sont engagées progressivement dans les anthropocene studies si bien qu’il existe aujourd’hui autant d’articles publiés par des chercheurs en sciences humaines sur cette ère géologique que d’articles de géologues. B. Bensaude-Vincent décrit un mouvement qui va bien au-delà de la convocation des sciences humaines et sociales et encourage les sciences de la nature à penser leur objet – la nature – de manière historique : « la vie en biologie est une histoire, l’évolution biologique a forgé le vivant, tout vivant est le produit d’une histoire, une histoire largement contingente […] cette perspective historienne habite désormais les sciences de la nature, même les atomes, même la physique atomique commence à être pénétrée par cette perspective historique ».
Dominique Pestre (directeur d’études de l’EHESS, Chaire sciences, sociétés, pouvoirs, approches historiques), animateur de la table ronde « Les conditions et dispositifs de légitimation d’une politique d’interdisciplinarité », a rappelé que l’organisation disciplinaire n’est pas la seule forme d’accès à la connaissance, d’autres approches, telle celle des ingénieurs, se réfèrent à des problèmes à résoudre. Ce mode d’approche par objet, promoteur d’une évolution interdisciplinaire, prend de l’ampleur dans les sciences en raison de leur mobilisation dans les mutations technoéconomiques et de la compétition pour le développement. Les sciences humaines et sociales font, à leur tour, l’objet de recompositions avec l’émergence de champs nouveaux, a-disciplinaires, et la reprise de questionnements extérieurs au champ universitaire, telles les science studies. Ce mouvement est d’autant plus puissant qu’il est encouragé par les politiques publiques de recherche depuis la Seconde Guerre mondiale et plus spécifiquement depuis l’adoption de l’agenda de Lisbonne de 2000 pour une économie de la connaissance avec une orientation technologique et scientifique.
Ces deux processus de recomposition ont des effets convergents et déstabilisateurs sur les normes disciplinaires destinées à circonscrire les domaines d’investigation pertinents, améliorer l’efficacité du travail scientifique, assurer son développement permanent et sa cumulativité. Pour illustrer l’ampleur des remises en cause, Jean-Louis Fabiani (directeur d’études EHESS, philosophe et sociologue, professeur à Central European University de Vienne) a évoqué un texte récent de Bruno Latour et Nikolaj Schultz7 appelant à sortir de l’Université humboldtienne marquée par le schéma développementaliste. D’autres critiques internes du régime disciplinaire encouragent l’incorporation des enjeux sociaux, soit en restituant la dimension historique de la production des savoirs comme le mettent en œuvre les studies, soit en révélant la dépendance des sciences aux priorités d’un ordre technologique et économique comme l’a développé Louise Vandelac (professeure titulaire à l’Institut des sciences de l’environnement et au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal) en évoquant l’impact des savoirs mis en place par le développement technoscientifique. Une troisième dynamique, la participation citoyenne, vient contrebattre l’ordre disciplinaire, tout à la fois réponse à une « ardente obligation » des politiques scientifiques institutionnelles et résultat d’une démarche volontariste et décisive des chercheurs. Examinées plus particulièrement lors des ateliers, les formes participatives de la recherche sont considérées par Sophie Bouffier (professeur d’histoire grecque occidentale à Aix-Marseille Université, directrice de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme) et Didier Breton (professeur de démographie à l’Université de Strasbourg, directeur de la Maison interuniversitaire des sciences de l’homme – Alsace) comme un facteur de transformation des pratiques et une accentuation de l’interdisciplinarité. Plusieurs témoignages confirment que la participation citoyenne apparaît comme une réponse aux sollicitations tout en étant le fruit de dispositifs spécifiques et mûrement réfléchis mis en place par les chercheurs et leurs institutions (interventions de L. Vandelac, d’Aurélie Binot, agronome et anthropologue au Cirad, directrice adjointe de la MSH Sud, et débats de l’atelier « Interdisciplinarité(s) et participation citoyenne »).
Ces contestations de l’université humboldtienne ne conduisent pas à sa ruine, tant les disciplines jouent un rôle important dans la reproduction des régimes de scientificité à travers la sélection, la qualification et la reconnaissance des carrières et des concepts. Il est d’ailleurs possible de déceler dans chacune des interventions, même la plus favorable à la promotion de l’interdisciplinarité, une déclaration d’appartenance disciplinaire associée à la volonté de préserver une autonomie et une indépendance dans la décision. Peut-être plus encore s’agit-il de souligner la dimension collective de l’activité scientifique qui suppose l’existence d’une confiance mutuelle : « la confiance mutuelle est aujourd’hui un vrai problème qui doit être étudié et considéré ». Ce point développé par B. Bensaude-Vincent a fait l’objet d’un consensus. La revendication d’une autonomie gagnée de haute lutte et dont se réclament les institutions disciplinaires a été déclinée par J.-L. Fabiani sous les formes concrètes d’une maîtrise du temps scientifique qui n’est jamais réductible au temps politique, du caractère déterminant d’un jugement par les pairs ou de la conviction que l’engagement de l’activité scientifique dans la cité ne doit pas se faire au détriment de la protection des savoirs. La promotion de l’interdisciplinarité est d’abord une critique de la segmentation des sciences comme principe dominant et strict de l’organisation des institutions.
Les politiques d’interdisciplinarité à la recherche d’un double agencement
L’un des volets du colloque « Interdisciplinarité(s) » s’attachait aux politiques d’interdisciplinarité telles qu’elles sont déclinées au sein des organismes, des agences, des universités et de leurs composantes, avec un focus particulier sur les sciences humaines et sociales et les Maisons des sciences de l’homme. Plusieurs tables rondes (notamment les deux tables rondes « Les modalités d’inscription de l’interdisciplinarité dans les perspectives de recherche en SHS » et « Conditions et dispositifs de légitimation d’une politique d’interdisciplinarité ») ont permis de croiser les réflexions et les analyses de scientifiques exerçant ou ayant exercé des responsabilités institutionnelles au sein d’établissements, d’agences, d’instituts, de revues ou de MSH. Au-delà de la diversité des expériences et des priorités des politiques de recherche, tous ont dû accompagner et parfois organiser la montée en puissance de la recherche sur projet dédiée à l’étude de phénomènes par nature « a-disciplinaires ». S’il existe des exemples de rabattement de questions complexes sous la tutelle d’un seul domaine scientifique8, il est plus fréquent que s’impose une démarche transversale qui nourrit le régime contradictoire décrit par Saadi Lahlou (professeur de psychologie sociale à la London School of Economics and Political Science, directeur de l’Institut d’études avancées de Paris) : les projets interdisciplinaires convoquent les disciplines, sans égard pour leurs modalités de capitalisation des connaissances. La construction de connaissances nouvelles se fait donc dans un format distinct, celui d’un projet opérationnel destiné à la résolution d’un problème précis et susceptible de générer des externalités négatives, notamment aux dépens des autres chercheurs. Martina Knoop (directrice de recherche CNRS, physicienne, directrice de la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires du CNRS), lors de la table ronde « Conditions et dispositifs de légitimation d’une politique d’interdisciplinarité », a résumé l’enjeu : « une interdisciplinarité forte se construit avec et sur des disciplines fortes […] les tensions entre disciplines et interdisciplinarité peuvent être ainsi très fructueuses surtout si l’interdisciplinarité est conçue comme le codéveloppement, la coconstruction par des approches communes ». Si les contradictions entre le mode projet et l’accumulation des connaissances sont bien identifiées, elles appellent des réponses d’une grande diversité allant de l’élaboration de connaissances transverses, à la création de nouvelles formes disciplinaires jusqu’à l’identification de priorités thématiques interdisciplinaires et structurantes. Nous ne traiterons ici que de trois modalités qui répondent à la nécessité de rechercher des ajustements et des compromis entre une structuration issue des disciplines et le développement des démarches interdisciplinaires.
Une première convergence se dessine par la volonté exprimée de privilégier l’incitation et d’exclure l’imposition d’une obligation en accord avec le principe selon lequel « l’interdisciplinarité cela ne se décrète pas » (M. Knoop et D. Breton). Nathalie Dompnier (présidente de l’Université Lumière-Lyon 2, représentante de la Conférence des présidents d’université, désormais France Universités) a décrit la politique d’interdisciplinarité de l’Université Lumière-Lyon 2 en déclinant plusieurs formes d’incitation : des incitations structurelles intégrées à la gestion de l’établissement, des incitations financières classiques, l’accompagnement des enseignants-chercheurs et des équipes, la prise en considération de la charge de l’interdisciplinarité dans l’évolution des carrières des enseignants-chercheurs, en lien avec la politique de formation et en synergie avec les objectifs de la science avec et pour la société. La forme incitative est d’abord une réponse au caractère diffus et pluridimensionnel des freins à la pratique de l’interdisciplinarité, elle permet aussi de prendre en compte les différentes intensités et formes d’association entre les disciplines, qu’elles correspondent à des échanges scientifiques et méthodologiques approfondis voulus par l’interdisciplinarité ou, au contraire, se contentent d’une juxtaposition des approches disciplinaires compatible avec une pluridisciplinarité. Un encouragement et un accompagnement adaptés aux spécificités des projets interdisciplinaires se justifient particulièrement lorsque l’accent est mis sur la promotion d’une interdisciplinarité entre différents secteurs des sciences. Pour autant, indexer l’aide sur le « degré d’interdisciplinarité » paraît une démarche hasardeuse. François Héran (professeur au Collège de France, sociologue, anthropologue et démographe, titulaire de la chaire Migrations et sociétés) exprimait ses réticences à introduire des clauses de multidisciplinarité ou à évaluer la pertinence d’un « degré d’interdisciplinarité », d’autant que l’évaluation de la distance disciplinaire varie beaucoup selon que l’on adopte une vision interne ou un regard extérieur à un domaine disciplinaire9. Les politiques incitatives ont cependant comme conséquence de reporter une large part des coûts d’adaptation et des risques sur les praticiens de l’interdisciplinarité par des effets sur la durée des recherches, l’incertitude des résultats, la valorisation des travaux ou la reconnaissance dans les carrières scientifiques. La charge d’une recherche interdisciplinaire peut faire l’objet d’une politique de compensation d’autant plus efficace qu’elle est conduite par une institution disposant des leviers financiers, des capacités à agir dans la durée sur les recrutements, les affectations et les carrières, toutes choses qui distinguent les différents opérateurs de recherche, organismes, universités ou agences de financement.
La deuxième tendance à l’œuvre est celle d’ajustements médians qui prennent en compte les facteurs favorables, la continuité et les apports de la démarche pluridisciplinaire en la rendant compatible avec l’organisation académique dominée par les partitions disciplinaires. Ces ajustements s’expriment à travers la création de structures ouvertes et permanentes développées en marge des départements disciplinaires. La MSH et l’Institut d’études avancées sont le prototype de ces lieux d’échanges scientifiques et d’appui aux initiatives interdisciplinaires des chercheurs qui se sont développés à partir des sciences humaines et sociales en tissant progressivement des liens avec les sciences de la vie, de la matière, de l’environnement ou du numérique. D’autres dispositifs, sans être dédiés à l’interdisciplinarité, participent au contournement des divisions disciplinaires. Ainsi, le colloque a porté une attention particulière au domaine du recueil, de la diffusion et du traitement des données en s’intéressant aux infrastructures de recherche, les IR* Progedo et Huma-Num. Aucun de ces dispositifs n’a pour mission première de développer l’interdisciplinarité, pourtant en rendant accessibles des sources nécessaires à la production de la recherche sur un grand nombre de thèmes et pour toutes les disciplines qui souhaitent s’en saisir, ils ont un rôle incitatif par la transposition d’informations porteuses des questionnements et des pratiques de la recherche d’une discipline vers une autre (interventions de Sébastien Oliveau, maître de conférences à Aix-Marseille Université, directeur de l’IR* Progedo, lors de la table ronde « Les modalités d’inscription de l’interdisciplinarité dans les perspectives de recherche en SHS » ; de Pierre-Cyrille Hautcœur, directeur d’études de l’EHESS, Chaire d’économie politique des marchés financiers, lors de la table ronde « Conditions et dispositifs de légitimation d’une politique d’interdisciplinarité » ; et de D. Breton lors de sa présentation commune avec S. Bouffier). La reconnaissance des studies comme domaines de recherche et de formation offre un autre exemple de ces ajustements, de nature interdisciplinaire ; elles sont parvenues – pour les plus anciennes d’entre elles –, à réunir les principaux attributs dévolus aux disciplines hormis celui d’organiser la carrière des chercheurs. Le paysage scientifique évolue bien plus rapidement que ne le laisse penser l’apparente stabilité des institutions.
Répondant à l’évolution des questions scientifiques et aux formes de structuration des agences de financement de la recherche au plan national ou européen, une sectorisation thématique et interdisciplinaire se généralise progressivement, notamment à travers les politiques de site. Le colloque a permis d’examiner plusieurs dynamiques d’établissements et d’esquisser une réflexion sur cette troisième forme de politique de soutien à l’interdisciplinarité qui passe par la reconnaissance de « grands enjeux » tout en respectant la partition commune des sciences. Elle porte une vision intégrative reconnaissant une égale légitimité des disciplines à organiser et à promouvoir leurs conceptions de l’interdisciplinarité (Maryline Crivello, vice-présidente du conseil d’administration d’Aix-Marseille Université, en charge de la stratégie interdisciplinaire) et incidemment renforce la visibilité des priorités de l’établissement. La politique d’interdisciplinarité est aussi une contribution à d’autres dimensions des politiques d’université : renforcer son implantation locale, répondre à la demande de formation, prendre position sur le marché de l’expertise et de la formation continue, autant d’orientations encouragées par l’État ou les collectivités territoriales (N. Dompnier).
De l’apport des MSH et de leur réseau national à la politique d’interdisciplinarité
Les Maisons des sciences de l’homme sont actrices des trois modalités présentées : elles accompagnent les politiques incitatives et parfois les initient ; structures ouvertes, elles accueillent les projets interdisciplinaires ou les dispositifs transversaux et dialoguent avec les départements disciplinaires ; elles élaborent des priorités thématiques tout en mesurant les limites de la démarche. Ce sont des lieux d’observation des mutations des pratiques et des politiques d’interdisciplinarité, comme l’a confirmé le colloque. Les MSH se trouvent ainsi aux avant-postes des évolutions des formes d’interdisciplinarité à partir de trois évolutions qui appellent réflexion :
Le développement de l’interdisciplinarité intersectorielle participe, comme nous l’avons vu, de l’évolution des questionnements scientifiques et des priorités données à la recherche pour répondre aux enjeux de société. S’il s’inscrit parfois dans la continuité de coopérations anciennes, ce développement impose plus souvent un travail de redéfinition des objets et de compréhension actualisée « de la manière de penser10 » des autres secteurs scientifiques. L’intersectorialité suppose du temps et un fort investissement des chercheurs concernés. Elle dépasse le cadre d’un projet isolé pour définir une programmation scientifique donnant aux sciences humaines et sociales la capacité pratique et théorique de définir les termes du débat et d’orienter les problématiques communes (intervention de Stéphanie Vermeersch, directrice de recherche CNRS, sociologue, directrice adjointe scientifique à l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS ; développements de G. Pollet sur la politique de réseaux thématiques du Rn-MSH en conclusion du colloque).
Les « sciences pour et avec la société » accompagnent et poursuivent la remise en cause de l’organisation disciplinaire en reconnaissant une légitimité aux différentes formes de construction de la connaissance. Cependant, l’intégration de cette démarche dans le travail scientifique lui-même et dans les institutions de recherche suppose une clarification des rôles et la mise en place de dispositifs d’accompagnement dédiés. Ces dispositifs apparaissent fortement différenciés selon les partenaires, les publics et les causes11 et représentent de nouveaux domaines d’investissement et de compétence donnant aux sciences humaines et sociales une large place.
La sectorisation thématique engagée par les universités sur leur site pose inévitablement la question de l’action de structures telles les MSH, disposant d’axes prioritaires sans toutefois définir a priori les domaines de coopération entre les disciplines. Les politiques d’interdisciplinarité des structures intermédiaires doivent arbitrer entre une contribution aux orientations prioritaires du site et le choix d’une politique alternative appuyant des perspectives originales d’interdisciplinarité et se risquant à des innovations.
L’ensemble de ces évolutions conforte l’intuition première des créateurs des MSH, la nécessité de rassembler, en un lieu, une capacité d’appui à la recherche, de développement de ses méthodes et de ses outils, d’engager diverses formes de valorisation, tout en donnant à cette entité les ressources nécessaires pour élaborer et mettre en œuvre une politique scientifique visant à anticiper et accompagner les évolutions des sciences humaines et sociales.
Ce colloque conçu par le conseil scientifique du Réseau national des MSH et son président, Jean-Pierre Gaudin (professeur émérite à Sciences Po Aix) était initialement prévu pour janvier 2021. Les ateliers ont finalement pu se tenir les 9 et 10 septembre 2021 à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme à Aix-en-Provence, puis le colloque a repris les 13 et 14 janvier 2022 à distance.
Site : https://rnmsh-colloque.sciencesconf.org/, en outre une publication et un site permanent seront disponibles en 2023.
Nous utiliserons pour cet article la notion d’interdisciplinarité dans un sens générique pour désigner toute démarche associant des disciplines différentes sans préciser l’intensité et la qualité des échanges scientifiques, sans ignorer qu’il peut être utile de distinguer entre une pluridisciplinarité associant des disciplines sur un objet sans exiger l’élaboration d’une réflexion commune sur les concepts ou les méthodes, et une interdisciplinarité soucieuse de construire des analyses communes, voire hybrides. Cette distinction a été notamment débattue dans l’atelier « Expliquer/comprendre : comment les non-spécialistes dynamisent l’interdisciplinarité ».
Comme l’a montré Marie-Claude Maurel (directrice d’études à l’EHESS, ancienne directrice du département SHS du CNRS de 1997 à 2001) dans son intervention lors de la deuxième table ronde à propos de la trajectoire des sciences environnementales en France lorsque prend fin en 2002 le programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement.
Des exemples explicites ont été développés par A. Binot et Jean-Baptiste Chabert (directeur adjoint service connaissance, planification, territoire de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur) et ont émergé des débats des ateliers notamment dans leurs recensions (cf. rapport de J.-L. Fabiani sur l’atelier « Interdisciplinarité(s) et participation citoyenne, nouvel âge de la production de connaissance, réflexion à partir d’expériences en cours »). Ces exemples demeurent cependant éloignés de la politique engagée par l’Université du Québec à Montréal et décrite par L. Vandelac.
Citation de l’article : Casella P., 2023. Débattre d’une interdisciplinarité en actes : le colloque « Interdisciplinarité(s) » du Réseau national des Maisons des sciences de l’homme. Nat. Sci. Soc. 31, 1, 75-80.
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