Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 28, Numéro 3-4, Juillet/Décembre 2020
Page(s) 270 - 277
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2021006
Publié en ligne 12 avril 2021

© J. Hermesse et A. Vankeerberghen, Hosted by EDP Sciences, 2021

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La genèse de la journée d’étude intitulée « La recherche transdisciplinaire au sein des universités1 » repose sur un constat partagé par un certain nombre d’acteurs et d’actrices de la recherche : une méconnaissance et un manque de considération de ce mode de recherche par les institutions académiques. Si la recherche transdisciplinaire ouvre un large champ de questions, cette journée d’étude s’est focalisée spécifiquement sur celles liées aux défis propres à la mise en œuvre de ce mode de recherche dans les universités, et plus largement dans les institutions d’enseignement supérieur et de recherche. Cette rencontre de chercheurs et chercheuses, d’acteurs et d’actrices soucieux de contribuer à l’assise des recherches transdisciplinaires tant sur le plan scientifique qu’au niveau sociétal s’est déroulée le 14 septembre 2018 à l’Université libre de Bruxelles. Une centaine de participants, essentiellement rattachés à des institutions belges mais aussi françaises, se sont inscrits à la journée2. La journée a rassemblé essentiellement des scientifiques impliqués dans la transdisciplinarité, des promoteurs de projets de recherche transdisciplinaire et dans une moindre mesure, des personnes appartenant à des organismes de financement de la recherche et des acteurs de terrain. En mettant en dialogue différentes personnes concernées par la recherche transdisciplinaire, cette journée fut l’occasion de réfléchir aux tensions et aux difficultés mais également aux motivations et aux enjeux de la recherche transdisciplinaire. Ce texte expose en trois temps les réflexions ayant alimenté la journée de manière transversale : Comment appuyer la nécessité de soutenir des recherches au service de la société ? Comment asseoir la légitimité des recherches et des chercheurs transdisciplinaires ? Et enfin, quelle place attribuer à la transdisciplinarité, en dehors ou au sein des institutions d’enseignement supérieur et de recherche ? Cet article comporte également deux encarts, rédigés par des collègues participant à la journée, qui illustrent par des cas concrets comment la transdisciplinarité se développe d’une part, dans l’enseignement supérieur, et, d’autre part, dans une recherche participative.

Nous entendons par transdisciplinarité3 un mode de recherche qui vise à concilier l’expertise scientifique, issue de différentes disciplines, avec l’expertise extra-scientifique dans un même processus de production de connaissances (Popa et al., 2015). Bien plus qu’une juxtaposition de savoirs, il s’agit de la production de connaissances inédites, comme le préfixe « trans » l’indique, « qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline » (Nicolescu, 2014, 27). Le défi n’est pas seulement pratique (intégration de connaissances non académiques), mais aussi épistémologique : sous sa forme « forte », la transdisciplinarité rompt avec la logique classique et l’hypothèse d’une seule réalité (Rigolot, 2018). Les recherches transdisciplinaires rassemblent en leur sein, grâce à des méthodologies adaptées, des approches et des théories provenant de différentes disciplines et d’acteurs non scientifiques, concernés par une problématique ciblée. À plusieurs égards, la recherche transdisciplinaire de type participative (Mobjörk, 2010) se rapproche du courant de la recherche-action participative4. Bien que distincts par leurs origines et leurs fondements épistémologiques, ces deux modes de recherche partagent la caractéristique suivante : la mise en dialogue de différents types de savoirs, issus de l’expertise de chaque personne engagée, pour la production de connaissances au sujet d’une thématique de recherche commune. Dans ces deux modes de recherche − recherche transdisciplinaire et recherche-action participative –, les scientifiques et les acteurs sociaux sont considérés comme des partenaires égaux tout en conservant leurs spécificités.

C’est par la production d’un savoir hybride scientifique et socialement pertinent que la transdisciplinarité contribue aux transformations sociétales (Herrero et al., 2018). La transdisciplinarité est aujourd’hui reconnue comme un levier pour les enjeux de durabilité et de transition de nos sociétés (Hirsch Hadorn et al., 2006 ; Brandt et al., 2013 ; Mauser et al., 2013 ; Popa et al., 2015). Le nombre important de participants à la journée témoigne du sens qu’accordent les chercheurs et les acteurs de terrain à l’engagement dans ces modes de production de connaissances afin de répondre à des besoins de changement exprimés sur le terrain.

La journée d’étude s’est articulée autour de temps de travail par groupes thématiques5 et de temps de débats transversaux abordant les questions suivantes :

  • Pourquoi et comment faire de la recherche transdisciplinaire dans les institutions d’enseignement supérieur et de recherche ? Quels sont les enjeux méthodologiques spécifiques à la recherche transdisciplinaire ? Quelle est l’utilité de ses productions et leur plus-value par rapport à d’autres types de recherche ?

  • Quels liens tisser ou entretenir entre engagement dans la société civile et engagement dans les institutions d’enseignement supérieur et de recherche ? Comment la recherche transdisciplinaire influence-t-elle la posture du scientifique et sa trajectoire ?

  • Comment prendre en compte les temporalités propres à chaque partie prenante dans les projets transdisciplinaires ?

  • Quelle formation à la recherche transdisciplinaire proposer pour les chercheurs et futurs chercheurs ? Quels enseignements développer dans les cursus universitaires ?

  • Comment valoriser, évaluer et légitimer une expérience transdisciplinaire dans le milieu académique ? Quelles évaluations et valorisations proposer pour les connaissances produites ?

L’appel de la journée d’études conviait les chercheurs à soumettre une proposition de communication qui relaterait leurs expériences ou leurs questionnements à propos de la transdisciplinarité. Les contributions attendues devaient reposer sur un récit d’expérience concrète et vécue ainsi que sur une proposition d’analyse des enjeux suscités par le récit. L’hypothèse de travail sous-jacente était la suivante : à travers des récits, « […] on n’échange pas des “idées en l’air”, on analyse ensemble ce qui se joue dans une situation précise révélatrice d’enjeux complexes » (Van Campenhoudt et al., 2005, 67). Les récits ont permis d’assurer que cette journée d’étude soit fondée non pas sur une entrée conceptuelle et théorique mais sur des enjeux incarnés dans des expériences de terrain, qui « habitent » les participants et questionnent la transdisciplinarité.

La recherche transdisciplinaire peu présente dans les cursus universitaires et les programmes de financement

Au côté des missions de recherche et d’enseignement, les universités belges, à l’instar des institutions françaises, affichent toutes une mission de « service à la société » ou de « service à la collectivité » ou à la « citoyenneté6 ». Compte tenu de son ancrage dans l’action et de l’intégration dans le dispositif de recherche des acteurs et actrices concernés, la recherche transdisciplinaire contribue activement à remplir cette mission de service à la société. En outre, le chercheur engagé ou la chercheuse engagée dans ce mode de recherche développe une vision imprégnée du terrain avec un objectif de retombées pratiques des résultats, ce qui consolide la légitimité et le rayonnement de l’institution universitaire dans le territoire dans lequel elle s’inscrit.

Malgré ses contributions aux missions des institutions d’enseignement supérieur et de recherche, la transdisciplinarité connaît de fortes résistances dans les structures académiques (construites historiquement sur des processus de catégorisation et de spécialisation ; voir Ledford, 2015) et s’y installe non sans tensions (Lang et al., 2012) ; en témoigne la quasi-absence de réflexion au sujet de ses enjeux épistémologiques et méthodologiques dans le cadre des cursus universitaires, comme l’ont exprimé certains intervenants en charge de cours, ainsi que le peu de financement existant pour développer ce type de recherche.

L’enseignement des méthodologies et des enjeux épistémologiques liés à la transdisciplinarité reste à ce jour le fait d’initiatives individuelles d’enseignantes et d’enseignants souvent isolés qui témoignent d’un besoin de formation et de soutien pédagogique. Selon eux, il ne s’agit pas uniquement de donner des cours sur la transdisciplinarité mais également d’accompagner la mise en pratique de la démarche transdisciplinaire (par exemple, en enrôlant les étudiantes et les étudiants dans des investigations collaboratives avec les acteurs et actrices de terrain ou avec des étudiants d’autres disciplines ; voir l’encadré 1) mais aussi d’encadrer un processus réflexif, entre autres, sur les enjeux de posture. La création de réseaux ou de cellules d’appui à ce type de pratiques permettrait à ces enseignants, d’une part, de renforcer leurs compétences et expertises pédagogiques dans ce domaine, et d’autre part, de pouvoir établir ou renforcer des connexions et des partenariats avec le terrain et avec d’autres disciplines enseignées.

Récit d’une approche transdisciplinaire qui se cherche dans l’enseignement : enseigner l’agroécologie via la découverte du terrain.

Par Marjolein Visser (Agroecology Lab, École interfacultaire des bio-ingénieurs, Université libre de Bruxelles)

Le nœud gordien liant les questions du type « comment se nourrir ? » et « comment produire la nourriture ? » suscite de nombreuses sous-questions de recherches transdisciplinaires par excellence, mais la façon dont l’enseignement universitaire belge est conçu n’encourage ni les étudiants ni les enseignants à l’approcher de façon transdisciplinaire. De plus, la déconnexion des étudiants urbains par rapport à l’origine de notre nourriture complexifie toute initiative d’enseignement transdisciplinaire.

Tout au long de mon propre parcours d’étudiante, j’ai été à la recherche de moyens pour sortir de cette impasse et une série de rencontres et d’apprentissages personnels m’a encouragée à quitter les sentiers battus. J’ai poursuivi ensuite dans cette voie et aujourd’hui, dans la mesure du possible, les cours que je dispense se fondent sur une forme d’apprentissage expérientiel (encore appelé apprentissage par découverte), où l’apprenant prend en main son propre apprentissage et l’enseignant se transforme en accompagnateur de cet apprentissage. Dans le cadre du bachelier (cursus équivalent à celui de la licence en France) en bio-ingénierie à l’Université libre de Bruxelles, je donne deux cours dont le socle est constitué par un travail d’analyse de la structure et du fonctionnement d’une ferme familiale. Après une introduction théorique d’environ neuf heures, les étudiants font ce travail d’apprentissage expérientiel en binôme ; ils contactent une ferme et rédigent un rapport selon un canevas souple. Le point crucial est qu’en tant qu’enseignante, je ne les accompagne pas sur le terrain. Je lâche donc le contrôle sur leurs apprentissages mais je le fais de façon structurée. Les témoignages que je reçois depuis 2008 démontrent, année après année, à quel point cette stratégie ouvre une brèche pour apprendre « à 360 degrés », tout en créant un peu de reconnexion avec le monde agricole. Par la suite, ces expériences dans des fermes sont complétées par des excursions guidées, des séminaires, le visionnage collectif de documentaires et des lectures individuelles de livres qui amènent une perspective historique.

Dans le master en sciences agronomiques, je coorganise un stage d’immersion agricole de deux semaines au sein d’une ferme expérimentale dans une région agricole à 70 km de Bruxelles. Il convient de noter que cette formule d’immersion impose de travailler avec des groupes d’une quinzaine d’étudiants maximum. En effet, le va-et-vient entre exercices pratiques (contention d’un bovin, identification de graminées, arrachage de pommes de terre…), ateliers de démonstration de machines, visites de fermes ainsi que des structures extra-agricoles (comme un abattoir, une fromagerie, un laboratoire d’analyse des sols, une usine de transformation de pommes de terre…), témoignages d’experts et débats avec une diversité d’intervenants familiers du monde agricole remet à plat tout le vécu de l’étudiant − qui est le plus souvent urbain, il convient de le rappeler. À nouveau, je ne les accompagne que partiellement et je m’appuie sur les intervenants avec lesquels j’entretiens des relations de confiance. Le compte rendu demandé aux étudiants est cette fois-ci un rapport collectif qui témoigne de leurs apprentissages et qui fait travailler « l’intelligence du groupe ». Après onze éditions, ce stage est une pratique unique en Belgique et il est hautement apprécié. Il demeure malgré tout chaque année un défi pour l’organiser et le mener à bien, son déroulement dépendant du volontariat et de la collaboration de quelques personnes motivées.

À ma connaissance, cette manière d’envisager une trajectoire d’apprentissage expérientiel depuis le bachelier jusqu’au master reste un fait isolé au sein de notre école interfacultaire. Un tel apprentissage opère une inversion ontologique : au lieu d’enseigner de la théorie déconnectée des réalités (pratique académique courante), la découverte de ces réalités ouvre la voie à la théorie, mais pas forcément la « bonne ». Cette inversion implique donc un lâcher-prise sur « ce qu’il faut connaître », tout en créant des conditions pour apprendre « corps et âme ». La peur de ce lâcher-prise constitue à mon sens un verrouillage important à plus de transdisciplinarité dans l’enseignement.

En matière de financement, mentionnons l’existence depuis 2015 de subventions versées par l’Institut bruxellois pour la recherche et l’innovation (Innoviris) dans le cadre de l’Action Co-Create7, destinées à soutenir des recherches transdisciplinaires. L’institut finance des projets basés sur des méthodologies de recherche en cocréation dans le champ de la résilience urbaine. Des représentants d’Innoviris présents à la journée ont exposé leur motivation première à soutenir de telles actions : partant du constat que beaucoup de projets de recherche ne débouchent généralement pas sur un usage concret des connaissances produites, ils ont souhaité que toutes les personnes concernées par la problématique traitée soient directement impliquées dans les dispositifs de recherche à travers des méthodologies de cocréation afin d’assurer un ancrage des résultats dans l’action. Les représentants d’Innoviris ont partagé l’inconfort qu’a pu engendrer la création d’une ligne de subvention spécifiquement dédiée à la recherche transdisciplinaire : « l’Action Co-Create nous bouscule dans nos habitudes et nos repères ». En sortant des frontières habituelles imposées par les subsides à la science, l’appel à projets Co-Create a pour objectif de dynamiser l’innovation sociale par la recherche. Une telle initiative encourage Innoviris à s’adapter en réalisant des améliorations constantes : changement de vocabulaire et évolution du formulaire de demande de financement afin d’être plus inclusif pour le milieu non académique, adaptation de la composition des jurys et des modes d’évaluation, aide au montage intégrant l’ensemble des partenaires… Cet exemple témoigne d’une transition possible au sein des organismes de financement de la recherche, nécessitant une remise en question de la manière de soutenir la recherche mais également de la manière de définir et d’appréhender « ce qui fait recherche ». Cette journée d’étude a pointé les limites des financements dans un temps restreint (tels que l’Action Co-Create qui soutient des projets pour trois ou quatre ans) et la nécessité de mettre en place des financements structurels pour la recherche transdisciplinaire afin de capitaliser les apprentissages et d’assurer la valorisation des résultats.

Asseoir la légitimité des recherches et des chercheurs transdisciplinaires

La transdisciplinarité et la mise en place de dispositifs de recherche collaboratifs avec les acteurs et actrices de terrain requièrent une posture intellectuelle mais aussi une posture relationnelle (correspondant à des façons de voir, de faire et d’être) qui sont différentes de celles adoptées dans les démarches habituelles de recherche, ont commenté des intervenants. Ces postures et les déplacements épistémologiques qu’elles induisent, en intégrant des connaissances qualifiées tantôt de chaudes, de profanes, ou encore de citoyennes, provoquent au sein des corps académiques des remises en question sur la nature scientifique même des recherches transdisciplinaires (voir encadré 2).

À la recherche du poisson cosmopolitique : surveiller la pollution marine avec les pêcheurs et les congres dans le golfe de Fos (France).

Par François Mélard (Unité de socioéconomie, environnement et développement (SEED), Université de Liège) et Christelle Gramaglia (UMR G-EAU, INRAE).

Qu’implique la transdisciplinarité pour la production de connaissances à visée écocitoyenne ? Nous considérons qu’elle nécessite l’acceptation d’une transformation dans la manière de poser le problème et une hésitation sur la manière de le résoudre. Tel est l’enseignement que nous avons pu tirer de la description de la trajectoire inattendue d’une recherche en matière de biosurveillance participative de la qualité de l’eau dans le golfe de Fos.

En créant en 2011 un Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions, suite à des controverses sur les impacts sanitaires d’une des plus grandes zones industrialo-portuaires d’Europe, des associations et des scientifiques ont décidé de joindre leurs efforts pour engager des actions de recherche originales, avec le soutien des élus locaux. L’objectif était double : répondre scientifiquement aux questions et craintes formulées par la population, et imaginer des protocoles permettant aux citoyens volontaires de participer au processus de production de connaissances. Le choix du congre comme bio-indicateur de la qualité des eaux est une bonne illustration des transformations possibles : ce poisson ne figurait pas parmi les espèces préalablement sélectionnées par les scientifiques, pas plus qu’il ne comptait dans le bestiaire officiel de l’administration et des industriels habituellement mobilisé pour la surveillance environnementale.

Grâce à une proposition citoyenne, le congre a toutefois pu être pris au sérieux en tant que bio-indicateur. Il a été substitué à d’autres espèces moins bien réparties dans le golfe, mais surtout beaucoup plus prisées par les pêcheurs, tels les serrans et les turbots. Un compromis a ainsi pu être trouvé entre des exigences à la fois scientifiques (choisir une espèce dont les capacités de bioaccumulation sont écotoxicologiquement significatives), sociales et économiques (choisir une espèce dont la contamination, si elle est confirmée, n’attentera pas aux intérêts des pêcheurs). Soulignons la capacité des scientifiques de l’Institut écocitoyen à renoncer à toute posture d’autorité a priori, et à prendre des risques. Leur hésitation est indissociable des liens de confiance et de collaboration qu’ils ont su tisser avec les acteurs du territoire. Elle est la marque d’une pratique située de la recherche, ouverte sur la transdisciplinarité et la société. À travers cet exemple, nous montrons que des pratiques renouvelées, par d’autres moyens et d’autres acteurs (y compris non humains), permettent de produire des connaissances plus robustes et surtout immédiatement appropriables, garantes d’une gestion des risques plus efficace. Les études sociales des sciences et les études multispécifiques étayent nos propos (Gramaglia et Mélard, 2019).

En raison de leur engagement dans la transformation sociétale, les chercheurs et chercheuses transdisciplinaires se voient souvent reprocher de basculer dans une posture militante, considérée comme inconciliable avec une posture scientifique et pouvant remettre en cause la légitimité scientifique des connaissances qu’ils produisent. Participer à l’expérimentation et réfléchir « avec » (et non pas seulement « pour ») les praticiens et les citoyens, constitue une pratique risquée car elle nécessite de mettre au jour les positionnements normatifs des acteurs et actrices concernés par la recherche8. Cette posture, qui concilie production de connaissances et engagement fort du chercheur dans la société, déstabilise l’architecture classique des institutions de recherche et les repères épistémologiques sur lesquels ces institutions se sont bâties. La gestion de la tension entre deux postures du chercheur, l’une « dedans » et l’autre « dehors », n’est pas nouvelle pour certaines disciplines menant des études de terrain. Mais la mise en œuvre d’une dynamique participative avec les acteurs et actrices de terrain tout au long d’un projet de recherche transdisciplinaire (depuis la définition du problème et du dispositif jusqu’à l’analyse et l’appropriation des résultats) génère des questionnements et des enjeux spécifiques. Ceux-ci ont été au cœur des débats entre les participants à la journée : du fait de leur collaboration sur un même projet, chercheurs et acteurs de terrain doivent-ils être considérés sur un pied d’égalité, voire comme des cochercheurs, ou faut-il souligner leur complémentarité afin de leur restituer leurs singularités et leurs compétences propres ? La recherche doit-elle être conduite par tous ou bien être conduite par les chercheurs tout en étant intimement négociée et produite avec les partenaires non scientifiques ? Ces questions ont eu pour qualité de mettre en débat des éléments fondamentaux en termes de posture de recherche, et ainsi d’amener à discuter des pratiques spécifiques de la recherche transdisciplinaire.

Afin d’asseoir la légitimité de ce type de recherche, une stratégie avancée dans le cadre de la journée est de multiplier les publications transdisciplinaires et ce, afin d’amplifier la littérature sur le sujet, de gagner en visibilité au sein du monde académique et d’attester de son intérêt. Cette stratégie se heurte à plusieurs difficultés. En effet, d’une part, les participants ont témoigné de l’existence de peu de canaux scientifiques pour publier leurs écrits de nature transdisciplinaire (par contraste avec la multiplicité des revues disciplinaires et interdisciplinaires). D’autre part, les temps d’écriture scientifique sont mis en tension avec les temps consacrés à la valorisation des résultats par des canaux non scientifiques (vidéos, participation à des débats, écrits pour le grand public…) et aux actions sur le terrain qui sont fondamentales au bon déroulement des projets de recherche collaboratifs. Cet engagement concret sur le terrain n’est pas capitalisable dans les normes actuelles des travaux dits « scientifiques ». En effet, le système d’évaluation actuel de la recherche basé quasi exclusivement sur le ranking des publications scientifiques, sans aucune valorisation d’autres modalités de diffusion des connaissances, s’avère inadapté à ce mode de production de connaissances in vivo et pénalisant pour les scientifiques qui s’engagent dans des projets transdisciplinaires. Résulte de ce contexte un excès de travail et de pression pour ces chercheurs, qui essaient de légitimer à la fois leur place dans l’univers académique et leur assise sociétale en induisant des changements sur le terrain. Cette contribution aux impacts sociétaux se prête difficilement au jeu de l’évaluation et n’obtient, dès lors, aucune reconnaissance de la part des institutions d’enseignement supérieur et de recherche.

Sans ouvrir le débat sur les principes mêmes des évaluations qui ont pour fonction d’attribuer, par des pairs, de la reconnaissance aux chercheurs et de la valeur scientifique à leurs travaux, les participants à la journée ont abordé la question de l’évaluation des impacts sociétaux des recherches. Au-delà d’éléments quantitatifs (énumérant par exemple le nombre de personnes concernées par une recherche), c’est aussi le processus des changements sociétaux en cours sur le terrain ainsi que leur caractère inspirant dans d’autres contextes qui méritent l’attention d’une évaluation qualitative et diachronique (changements opérés, solutions mises en place, capacitation des acteurs…).

De plus, l’évaluation des parcours des scientifiques sur la base de leur bibliométrie (critère critiquable qui, aujourd’hui, fait loi9) encourage à engager au sein des institutions d’enseignement supérieur et de recherche des scientifiques qui répondent à cette voie d’excellence. Ces chercheurs « interchangeables », mobiles d’un lieu à l’autre, sont « hors-sol », pour reprendre le qualificatif proposé par Chloé Deligne lors d’une de ses interventions à la journée. Considérer le travail de terrain comme élément-clé des recherches transdisciplinaires10 requiert pourtant d’engager des chercheurs ancrés dans un territoire et une histoire et ayant développé des compétences et des réseaux spécifiques. Que ce soit en matière de transdisciplinarité ou dans des champs disciplinaires spécifiques, les chercheurs au profil atypique sont aujourd’hui contraints d’innover dans leur carrière et de créer des alternatives aux critères d’évaluation.

La place de la transdisciplinarité : en dehors ou au sein des institutions d’enseignement supérieur et de recherche ?

Fortement encouragées par la direction Recherche et Innovation de la Commission européenne depuis le début des années 2000, certaines institutions d’enseignement supérieur et de recherche développent dans leur périphérie des boutiques des sciences comme espaces de recherche partenariale et de croisement de savoirs entre laboratoires et organisations de la société civile à but non lucratif (Savoia et al., 2017). Les boutiques des sciences répondent ainsi à l’objectif transdisciplinaire de rencontre entre univers scientifique et société civile. Un réseau international, le Living Knowledge Network fédère ce mouvement des boutiques des sciences, né aux Pays-Bas et fortement développé dans ce pays. Dans cette évolution lente d’institutionnalisation de ce mode de recherche, soulignons les initiatives françaises de mise en place d’un pôle consacré aux sciences et recherches participatives à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement [INRAE11], la création en 2014 d’un groupement de recherche du CNRS en recherche-action participative (GDR PARCS [Participatory Action Research and Citizen Sciences12]) qui questionne les rapports sciences-société ou encore, le réseau Alliss (Alliance sciences sociétés13) visant à développer la coopération entre la société civile et les établissements de recherche et d’enseignement supérieur. Sur le plan international, émergent en différents lieux des mouvements de citizen science qui associent étudiantes et étudiants à une dynamique de recherche citoyenne, à l’instar des boutiques des sciences. Aux marges des institutions d’enseignement supérieur et de recherche apparaissent également des organes inédits tels que des coopératives de recherche ou, plus spécifiquement sur le sol français encore, l’association Sciences citoyennes14. Ces plateformes, réseaux, coopératives ou associations attestent d’un tournant qu’opèrent des acteurs et des actrices de la recherche pour faire exister et pour soutenir la recherche transdisciplinaire. Des nouveaux lieux de recherche éclosent majoritairement en périphérie, voire à l’extérieur des murs des institutions académiques. La question qui demeure est la suivante : ces institutions observeront-elles de loin ces nouveaux lieux de recherche ou oseront-elles renouveler leurs fondements en participant à l’intégration des pratiques transdisciplinaires en leur sein de manière pérenne ? Il en va des orientations politiques des institutions de recherche et d’enseignement.

L’engagement des scientifiques dans ce mode de recherche témoigne de l’émergence d’un mouvement qui n’a pas attendu les prises de décisions stratégiques des instances universitaires pour se déployer15. Malgré un contexte institutionnel incertain, les participants à la journée d’étude du 14 septembre 2018 ont réaffirmé qu’ils avaient tout à gagner en intégrant l’innovation et la transdisciplinarité à leurs recherches et leurs enseignements, cela dans le but de répondre aux missions des universités : recherche, enseignement et service à la société. Les participants se sont ainsi mutuellement invités à travailler davantage collectivement et à créer des communautés de pratique pour contribuer à la transformation de nos sociétés vers plus de durabilité.

Remerciements

Nous remercions Innoviris pour le financement de cette journée d’étude ainsi que Cyrille Rigolot pour sa relecture attentive d’une première version de cet article.

Références


1

L’initiative et l’organisation de la journée ont été portées par les deux auteurs de ce texte et soutenues par le Centre d’appui de l’action Co-Create. Pour consulter le programme : https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/iacchos/laap/evenements/la-recherche-transdisciplinaire-au-sein-des-universites.html. Il est à noter que l’organisation du système académique belge est distincte du système français. Les universités belges ont eu la prérogative de la recherche scientifique jusqu’à l’adoption, en 2013, du « Décret définissant le paysage de l’enseignement supérieur et l’organisation académique des études (D.07-11-2013) » : https://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/39681_029.pdf. Depuis lors, les institutions d’enseignement supérieur revêtent également la mission de recherche conjointement à celle de l’enseignement.

2

Nous remercions les contributeurs de la journée : Frank Adams (producteur de semences), Charlotte Bréda (Université de Liège [ULiège]), Jeremy Levin (Innoviris), Philippe Catinaud (artisan semencier), Véronique Chable (Inra), Dorothée Denayer (ULiège), Marie Deridder (Université catholique de Louvain [UCL]), Mariane Frenay (UCL), Christelle Gramalia (Irstea), Yannik Hallet (Innoviris), Lionel Herinckx (UCL), Julie Hermesse (UCL), Marek Hudon (Université libre de Bruxelles [ULB]), Xavier Hulhoven (Innoviris), Stéphanie Klaedtke (ULiège), Laura Mambella (UCL), Olivier Masson (UCL), François Mélard (ULiège), Kevin Morel (UCL), Amélie Pierre (Université de Namur [UNamur]), Marco Ranzato (Metrolab/ULB), Cyrille Rigolot (Inra), Pierre Stassart (ULiège), Étienne Toffin (ULB), Joost Vaesen (Vrije Universiteit Brussel [VUB]), Maëlle Van der Linden (UCL), Maguelone Vignes (Metrolab/UCL), Marjolein Visser (ULB), Benjamin Wayens (ULB/Université Saint-Louis [USL]) ainsi que tous les participants, trop nombreux pour être cités ici, qui ont alimenté les débats et réflexions.

3

Bien qu’il n’y ait pas une acception unique du terme transdisciplinarité (Mobjörk, 2009), on retrouve des éléments de définition récurrents tels que « la collaboration entre chercheurs académiques et acteurs sociaux », « l’intégration des savoirs » et « une orientation vers des problèmes concrets » (de Jong et al., 2016).

4

Voir, entre autres, les travaux de Chevalier et Buckles (2013).

5

Les quatre groupes thématiques, organisés sur trois sessions en parallèle, avaient comme intitulés : 1) méthodologie et construction des connaissances transdisciplinaires ; 2) la posture du chercheur dans la transdisciplinarité ; 3) la temporalité de la recherche transdisciplinaire ; 4) enseigner et former à la recherche transdisciplinaire.

6

Au mois de décembre 2018 s’est tenu à Dakar le second séminaire international au sujet de la « 3e mission de l’éducation supérieure et de la recherche ». Ce séminaire se donne entre autres comme objectifs de produire un livre blanc mondial sur cette 3e mission et de structurer un réseau international capable de stimuler les coopérations entre sociétés civiles et universités.

8

Herrero et al. (2018) dégagent trois facteurs qui jouent un rôle important dans l’apprentissage social dans le cadre de recherches transdisciplinaires : la clarification des orientations normatives, la coconstruction de la question de recherche et des situations aux problématiques pratiques, ainsi que l’équilibre des asymétries de pouvoir.

9

Victor Friedman (2016), rédacteur en chef de la revue Action Research, évoque le dilemme auquel est confronté son journal qui doit se conformer au facteur d’impact, critère de qualité utilisé par les institutions, tout en continuant de mettre en avant dans ses articles les valeurs de la recherche-action.

10

Dans le paysage bruxellois, citons à ce propos le rôle joué par le Brussels Studies Institute (BSI) qui a créé des ponts, au sujet de problématiques bruxelloises, entre acteurs de différentes universités, du monde politique, de l’administration, du grand public…

14

L’association Sciences citoyennes a pour « objectif de favoriser et prolonger le mouvement actuel de réappropriation citoyenne et démocratique de la science, afin de la mettre au service du bien commun » : https://sciencescitoyennes.org.

15

Notons encore le développement de réseaux de chercheurs impliqués dans des recherches transdisciplinaires, représentés entre autres lors de la Leverage Points 2019 International Conference on Sustainability Research and Transformation : https://leveragepoints.org/2018/06/07/leverage-points-2019-conference-time-to-rethink/.

Citation de l’article : Hermesse J., Vankeerberghen A. La recherche transdisciplinaire au sein des institutions d’enseignement supérieur et de recherche. Nat. Sci. Soc. 28, 3-4, 270-277.

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