Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Numéro 1, January-March 2019
Dossier « Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie »
Page(s) 82 - 88
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019023
Publié en ligne 4 juin 2019

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019

La commémoration des 40 ans de la marée noire de l’Amoco Cadiz (mars 1978, sur les côtes Nord Bretagne) fut l’occasion de faire le point sur les avancées techniques, organisationnelles, législatives, économiques, etc. en matière de gestion des pollutions maritimes. « 40 ans après l’Amoco Cadiz : science et militance » fut notamment le sujet d’une table ronde organisée par l’Université de Bretagne occidentale (UBO) à Brest en mars 20181, qui réunit 2 scientifiques à la retraite – Maurice Le Démézet et Michel Glémarec –, une étudiante en master de sciences politiques – Marie-Clémentine Corvest – et moi, docteure en gestion de l’environnement. Ce fut l’occasion de revenir sur mes travaux de thèse2 qui portaient sur l’Amoco Cadiz et l’Erika (Bouteloup, 2015), à partir desquels je vous propose ici quelques réflexions concernant l’implication des scientifiques tout au long des évènements, de l’arrivée de la marée noire à la clôture de « l’affaire Amoco Cadiz ».

Pourquoi cette question sur le caractère militant des scientifiques ?

Lors de la marée noire – pollution accidentelle et massive par hydrocarbures – de l’Amoco Cadiz en mars 1978 en Bretagne Nord, des scientifiques se mobilisent. De leur propre initiative, ils organisent une vaste opération de mesures sur le littoral avec des centaines d’étudiants. L’objectif : réaliser un état initial avant l’arrivée imminente du pétrole sur la côte. Après l’arrivée de la pollution, ils participent activement à la gestion du nettoyage et organisent les soins à l’avifaune. Par la suite, ils restent impliqués dans « l’affaire de l’Amoco Cadiz » sur les terrains politique et judiciaire.

20 ans après, lors du naufrage de l’Erika sur les côtes vendéennes et sud bretonnes (décembre 1999), ces mêmes chercheurs – en retraite désormais – encouragent leurs collègues en activité à faire de même et proposent leur contribution : conseil, organisation, relations. Néanmoins, ceux-ci interviennent dans l’histoire très différemment cette fois. L’État pilote le nettoyage, avec les DIREN en première ligne, puis le suivi des impacts, à travers des programmes scientifiques (tels que Liteau3).

Les chercheurs impliqués dans la marée noire de l’Amoco Cadiz expriment alors leur regret et leur surprise. Il est vrai qu’entre-temps, l’action publique et les organismes de recherche se sont réorganisés. Pourtant, cette seule explication est insuffisante. Une autre tient à la manière dont les scientifiques conçoivent leur rôle en dehors de leur laboratoire.

Mon regard porté sur le sujet

De nombreuses publications existent sur les relations entre sciences et politique (Bonneuil et Joly, 2013 ; Corcuff, 2011 ; Granjou et Mauz, 2007 ; Granjou, 2003 ; Joly, 2007 ; Hermitte, 1997 ; Roqueplo, 1991 et 1996 ; etc.). Nous proposons d’analyser la fabrique conjointe entre science et politique à travers le point de vue des chercheurs impliqués dans ces deux marées noires. Il s’agit de repérer notamment leurs intentions, leurs actes de gestion effective des marées noires, ainsi que les épreuves dans lesquelles ils se confrontent à la gestion intentionnelle4 des marées noires, guidée par les dispositifs législatifs et organisationnels en place (Mermet et al., 2005), sur les plans politique et judiciaire.

Des entretiens semi-directifs ont été conduits pendant la thèse auprès d’une dizaine de scientifiques impliqués dans les cas de marées noires de l’Amoco Cadiz et de l’Erika, à partir d’une méthode fondée sur la sociologie pragmatique développée par Thévenot dans L’action au pluriel (2006). L’étude cherche à identifier la nature des atteintes, les motivations à agir, les raisons des choix opérés au fur et à mesure des actions, etc. à travers une analyse des engagements des personnes. Il s’agit de distinguer ce qui relève des valeurs politiques et morales (Boltanski et Thévenot, 1991), de l’action « en plan » ou « normale » ou encore des attachements de proximité (voir Encadré 1).

Aperçu sur la sociologie des engagements (d’après Thévenot, 2006).

L’engagement de proximité, ou « familier », est orienté vers la recherche d’aise. La personne noue des relations de nature familière avec d’autres personnes et objets, les repères sont personnels, la communication sensorielle est prépondérante. L’environnement proche constitue comme un prolongement de la personne et sa détérioration génère dès lors une atteinte similaire à ce que serait une violence faite à la personne elle-même.

L’engagement dans le plan est celui de nos actions habituelles, « normales » : il constitue ce que le langage commun désigne comme action. Il est orienté vers l’atteinte d’un objectif concret que l’individu s’est donné dans une temporalité relativement courte. Les objets sont saisis dans leurs fonctionnalités, c’est-à-dire en fonction de ce que leur utilisation apporte pour l’avancée de l’action. La communication est fondée sur un langage ordinaire et fonctionnel, caractérisant objets, êtres et situations par rapport à l’objectif poursuivi.

L’engagement en public – documenté par Boltanski et Thévenot (1991) – est fondé sur des principes de justice reconnus par tous : ce sont des « principes supérieurs ». Ces valeurs politiques et morales guident notamment la légitimité accordée aux choses et les manières de juger d’une situation.

Une même personne passe d’un régime d’engagement à l’autre, selon la situation et ses propres choix. Analyser la nature et la dynamique des engagements permet de montrer l’intelligence globale des actions, articulant les engagements familiers, les valeurs et convictions défendues, les objectifs, contraintes et opportunités de l’action en plan.

Les citations ci-dessous sont issues d’entretiens avec des scientifiques impliqués fortement dans l’affaire Amoco Cadiz (de la marée noire en 1978 à la fin des procédures judiciaires en 1994). Notons que la plupart des universitaires de l’époque rencontrés dans cette recherche étaient également membres de la Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne (association SEPNB).

Qu’en retenir ? Des atteintes plurielles à la personne, dans ses multiples réalités

Lors de la marée noire de l’Amoco Cadiz, les scientifiques sont touchés de multiples manières. Les atteintes sont de plusieurs ordres, de l’intime aux valeurs morales. En outre, elles les concernent à différents titres, à la fois dans leurs réalités d’hommes, d’habitants, de membres associatifs, de chercheurs, etc. La palette d’atteintes vécues par chacun est unique et particulière.

Comme bien d’autres (Bouteloup, 2008 et 2015), les scientifiques relatent des atteintes à l’intimité de leur relation au littoral :

« Ça prend à la gorge, ça prend aux tripes. La mer est tellement belle, et une richesse biologique [...], tout ça, c’est dégueulasse. »

« C’était vraiment du désespoir. Quand on n’a pas l’habitude, quand on n’a pas vu, déjà, sur un site, c’est le désespoir. [...] C’est l’impression, le premier jour, que tout est foutu, qu’on n’y arrivera jamais, et que ça n’arrivera jamais à se rétablir. »

« On était sûrs que c’était fini ! C’était sûr que c’était impossible à enlever, tout ça ! Tout est noir. Ça fout un choc monumental, quoi ! »

Les scientifiques diffèrent néanmoins des autres habitants du littoral en ce que la plupart d’entre eux ont déjà été impliqués dans la gestion ou l’évaluation des impacts des marées noires précédentes, en 1967 (Böhlen) et 1976 (Olympic Bravery) notamment. Ils savent l’immensité de la tâche, la récurrence des accidents… un mythe de Sisyphe moderne. Quel intérêt à y aller, à s’impliquer dans le nettoyage encore une fois, alors même que cette marée noire est la plus importante jamais vue ?

L’ampleur du désastre les bouleverse tant, qu’ils rejoignent le littoral pour contribuer comme ils le peuvent à réduire la pollution. L’engagement des scientifiques vers l’action face à la marée noire part d’une « sensibilité » initiale, c’est-à-dire du fait de se sentir atteint par la marée noire, d’une manière ou d’une autre :

« Les organismes officiels, eux, n’ont pas bougé. Il y avait cette sensibilité particulière de quelques personnes autour de ça. »

Et ces atteintes concernent notamment des attachements de proximité (Thévenot, 2006) :

« Les mêmes erreurs étaient faites [...] Alors ma première réaction, c’était de la lassitude. Encore, encore une. J’avais décidé de ne pas y aller. Et je n’ai pas pu me retenir, c’était tellement énorme, l’Amoco, que le matin même, j’étais sur les lieux. »

La charge émotionnelle liée aux atteintes intimes en fait oublier les connaissances rationnelles et l’action « normale » (Thévenot, 2006) :

« Et la stupéfaction de voir à quelle vitesse ça se rétablit. [...] j’ai vu que la pollution n’avait pas empêché la nature de se rétablir. J’ai vu des chiffres réels, des études scientifiques. Et puis j’ai vu quelque chose que j’avais oublié : que le pétrole est un produit naturel. »

Au-delà du « choc » initial, les personnes retrouvent leur rôle de chercheurs et de membres de la SEPNB pour étudier la pollution. La marée noire est l’occasion de développer la connaissance et de réaliser des publications scientifiques de renommée sur les impacts de la pollution, l’écologie de l’estran – méconnue (Grall et Glémarec, 1997 ; Hily et Glémarec, 1990) – ou encore l’évaluation économique des dommages écologiques (Bonnieux et Rainelli, 1991). Elle constitue aussi un argument efficace auprès de l’administration pour décrocher des financements de recherche.

« Pour nous, c’était super. On a décrit les premiers scénarios écologiques. On a continué à publier jusqu’en 1991. [...] On a fait cette avancée scientifique, qui était quand même une opportunité pour nous, et on a fait travailler pas mal de thésards sur ces problèmes-là. »

« On a eu aussi des bourses pour les étudiants. [...] et sorti d’excellentes thèses sur ce sujet. »

« L’Amoco a aussi été l’occasion pour les économistes et les juristes de se pencher pour la première fois aussi sur les problèmes économiques des marées noires. Et donc des recherches ont été faites, des thèses ont été passées là-dessus et tout ça. »

Dans le cas de l’Amoco Cadiz, certains scientifiques et la SEPNB sont également mus par des objectifs « en plan » (Thévenot, 2006). Ils cherchent à influencer la gestion des marées noires, en particulier pour éviter les erreurs des pollutions précédentes :

« On a joué un rôle d’aiguillon, un rôle de conseil aussi. »

« Si on ne savait pas quoi faire, en revanche, on savait ce qu’il ne fallait pas faire. La SEPNB avait fait une série de recommandations, une dizaine de points, qu’on a envoyée au préfet, au sous-préfet et au ministre, en vue de la réunion organisée quelques jours après. »

« Les dispersants, ça a été grosso modo évité au moment de l’Amoco [...] sous la pression des biologistes, des scientifiques et des associations de protection de la nature. »

Cette influence se joue via les conseils et avis prodigués au ministère de l’Environnement, principalement par la voix de la SEPNB qui met en œuvre une forme de militance de la connaissance pour éclairer et orienter l’action politique :

« Il n’y a aucune vraie culture environnementale… Attention, je ne dis pas sensibilité environnementale, je dis bien culture environnementale, d’aucun corps [de l’administration] quel qu’il soit [...] même pas de bon sens écologique. »

« La SEPNB était plus pertinente [...] la plus puissante et la plus écoutée, du fait de l’omniprésence des scientifiques, très naturalistes, qui préconisaient une écologie scientifique, pas politique, une écologie de bon sens, scientifique et naturaliste. »

La SEPNB engage des actions visant un changement de la gestion des marées noires, que nous considérons à ce titre comme militantes, qualificatif confirmé par un ancien dirigeant de l’association (Le Démézet et Maresca, 2003). Ainsi, suite à la marée noire de l’Olympic Bravery en 1976, la SEPNB fait dresser, via le tribunal administratif de Rennes, un constat d’urgence de l’état des pollutions sur les côtes de l’île d’Ouessant et porte plainte avec la commune – Lampaul – contre l’armateur, mais également contre le préfet du Finistère et le ministre de l’Environnement pour dénoncer les insuffisances des services de l’État (« incapacité évidente à maîtriser les conséquences de l’échouage du bateau, et défaut de maîtrise des opérations de nettoyage »). Au moment de l’Amoco Cadiz, les responsables de la SEPNB reviennent à la charge et accusent l’État de ne pas avoir mis en œuvre les moyens de prévention et de lutte indispensables au vu des accidents précédents.

« La SEPNB est la première organisation qui ait jamais porté plainte contre, ou à propos de [...] Au moment du Böhlen, c’était contre l’avis de tout le monde [...] mais on a porté plainte quand même. [...] C’était osé. »

Nous qualifions cet objectif de changement « stratégique » (Bouteloup, 2015) car il s’inscrit dans un projet politique et moral visant une « juste » coordination de la société (Thévenot, 2006). La dimension politique de la mobilisation est assumée :

« En fin d’après-midi, on était déjà à faire des prélèvements, on était sur le terrain. Tout de suite, on avait l’idée d’un procès. Tout de suite, on avait l’idée : tant que ce ne sera pas revenu comme avant, on pourra se battre. Il fallait que le pollueur paie, ça c’est clair, on avait ça en tête. »

« Et nous les scientifiques, qui étions cantonnés dans nos laboratoires, les chercheurs dans leurs labos, tout ça, on a eu l’impression qu’on pouvait être utiles. Que la science qu’on faisait, qui était une science pure et dure et fondamentale, avait des conséquences, avait des retombées. [...] Et puis on était en période d’élections… Il y en avait marre ! »

Les valeurs sous-tendent l’engagement des scientifiques à titre individuel, mais également l’action collective – en particulier celle de la SEPNB, en tant qu’organisation. Elles relèvent majoritairement d’une alliance de mondes industriels et civiques (Boltanski et Thévenot, 1991), par l’intrication des enjeux et de la scène judiciaire d’une part, des formes de connaissances scientifiques d’autre part.

« Faire un état zéro au départ était aussi lié à l’idée d’un procès, un procès plus à visée des inéquités que financières évidemment, que lucratives. »

« Donc là, nous réclamions des mortalités d’animaux, des choses comme ça, sur un domaine qui appartenait à l’État, qui n’appartenait pas aux communes. Donc vous voyez un peu les ambiguïtés. Mais nous, ce qu’on voulait, c’était faire avancer le droit, faire avancer les choses sur le plan juridique. Et aussi l’organisation de la gestion du littoral. Même si on n’était pas des gestionnaires ; mais on est quand même très près de l’économie. »

Pour autant, d’autres mondes sont bien présents dans les motivations des scientifiques lors de l’affaire Amoco Cadiz. Des valeurs sont associées à la Cité domestique (Boltanski et Thévenot, 1991), en lien avec la défense du territoire breton, menée par le leader charismatique Alphonse Arzel5 et ponctuée de moments de « gueuleton, en chantant l’hymne breton »:

« On s’est retrouvés embarqués là en tant que scientifiques. On a été vachement contents de montrer que les scientifiques pouvaient servir à l’économie régionale. Alors d’abord parce que le rapport entre les hommes s’est fait très facilement, parce qu’entre Bretons, on s’est serré les coudes. »

« Qu’on soit expert ou maire, c’était le même combat. On était des gens du même pays. »

Des litiges entre valeurs opposent des associations et collectifs, par exemple au sujet des priorités d’action sur les oiseaux ou des façons d’évaluer les dommages écologiques :

« La SEPNB a une démarche plus anglo-saxonne, avec neuf critères pour déterminer si l’on soigne les oiseaux ou si on les euthanasie. Alors que nous [LPO], nous n’avons pas la même démarche : on essaie de sauver tous les oiseaux qu’on nous amène, même s’ils ne sont pas d’une espèce rare. On n’a pas les mêmes valeurs. Mais au fond, on tire dans le même sens. »

« Il y a des discussions internes [...] au sein de la SEPNB, il y a eu énormément de discussions pour savoir si on devait quantifier les dégâts ou pas. [...] Mais pour M., ce n’était pas évaluable : évaluer revenait à dire que ce n’était pas irremplaçable ! Donc il y avait un aspect moral, une notion que l’économie ne pouvait pas traduire. [...] Entre les économistes purs et les écologues comme M., il y a cette impossibilité d’évaluer, qui n’est pas une impossibilité pure, mais qui a quelque chose de métaphysique. [...] On a eu une polémique en interne, enfin polémique est un bien grand mot, des discussions. »

Au final, les scientifiques sont mus, comme tout un chacun (Bouteloup 2008, 2015 ; Bouni et al., 2009), par des attachements pluriels qui influencent la manière dont ils mobilisent leurs compétences professionnelles. Chaque chercheur construit sa propre ligne de conduite au fur et à mesure de l’action entre attachements intimes, intérêts et valeurs, qu’il vit dans son rôle de chercheur, mais aussi plus largement dans ses multiples réalités de personne. Cet équilibre interne n’est pas toujours facile, par exemple face à la charge émotionnelle déchaînée par une marée noire :

« Je ne dis pas qu’il ne faut pas avoir de sentiments, pas du tout, mais je dis qu’il faut une prise en compte rationnelle des choses, et une approche scientifique. Alors que dans beaucoup d’associations, c’est complètement ce contexte lié à l’humeur du moment. Ce n’est pas forcément comme ça qu’on arrive à défendre mieux la cause qu’on veut défendre. »

« Il y a énormément d’irrationnel là-dedans. [...] À mon avis, par rapport à d’autres types de pollutions qu’on subit ici en Bretagne, qui sont les pollutions par les lisiers [...] il n’y a pas d’émotionnel pour ces pollutions-là ! Or presque toutes les rivières bretonnes sont nases à cause des paysans. Donc moi je ne réagis plus du tout dans l’émotionnel. »

Il peut connaître également ses propres conflits de valeurs :

« Le jour où j’arrêterai de me balader en voiture et de faire le con à bouffer du pétrole comme les autres… pour le moment, je suis acteur des pollutions. »

L’un de nos interlocuteurs synthétise :

« On est tout le temps en train de faire un va-et-vient entre ce qu’on est, ce qu’on sent [...]. Cela dépend de l’objectif : est-ce d’être droit dans ses bottes, ou de marcher un peu ? »

C’est ainsi que les opposants du début à l’évaluation économique des dommages écologiques se rallient à la « raison » avec « la prise de conscience par un certain nombre de gens de la protection de la nature que la société qui les entourait ne commençait à prendre les choses en compte qu’à partir du moment où l’on a été capable de mettre des chiffres dessus, ou des contraintes juridiques ».

Le rôle du scientifique vu par le scientifique : une rupture entre l’Amoco Cadiz et l’Erika ?

Si chaque scientifique se construit sa propre ligne de conduite en matière de liens entre ses activités professionnelles et les enjeux politiques, économiques et juridiques qui s’ensuivent, des différences notoires semblent exister entre la période Amoco Cadiz et celle de l’Erika (1999-2012). En 1978, les scientifiques incarnent une mobilisation militante en faveur d’une gestion plus juste de l’équilibre entre environnement et économie, alliant des valeurs de natures industrielle, civique et domestique. Ils mettent en œuvre des « actions en plan » (Thévenot, 2006) pour atteindre cet objectif, passant notamment par la voie judiciaire. Ils parlent sans complexes de l’intrication entre leur activité professionnelle et les dimensions sociétales dans lesquelles elle s’inscrit :

« On était tous présents, et on ne savait pas trop si c’était l’universitaire qui était demandé, ou… et on ne s’est jamais demandé ! »

Ils la considèrent à la fois comme incontournable et nécessaire :

« Quand on fait de l’écologie, automatiquement on tombe sur des problèmes économiques : écologie et économie sont liées. Et donc si on dit économie, on a des choix politiques à faire. »

« Il devient de plus en plus évident que des mesures vraiment efficaces et coercitives doivent être prises. À cet égard, la nécessité d’une évaluation économique du milieu naturel apparaît inéluctable. Au prix de l’anéantissement d’une réserve naturelle doit s’ajouter celui des dommages causés à un ensemble de systèmes biologiques, tous à la base d’activités économiques primordiales pour notre région. [...] Il est hors de doute que des indemnisations à ce titre doivent intervenir et contrebalancer d’une manière sérieuse la désinvolture de certains armateurs. [...] Écologie et économie sont plus que jamais intimement liées. »

À l’inverse, les chercheurs impliqués dans la gestion de la marée noire de l’Erika dans les années 2000 centrent leur témoignage sur les aspects purement scientifiques de leur engagement : les objectifs du suivi, les connaissances et incertitudes, les méthodes et techniques, etc. Les réalités plurielles de la personne dans son entièreté ne sont que peu évoquées. Par ailleurs, sur le plan des valeurs en particulier, ils font référence majoritairement à des valeurs industrielles – compétences techniques et scientifiques mobilisées dans les suivis écologiques – et semblent plus réticents à sortir de leur laboratoire (Callon et al., 2001) :

« En tant qu’expert ou scientifique, je ne tiens pas du tout à être impliqué dans toutes les salades politiques… c’est un autre champ ! »

Une partie de l’explication réside sans doute, d’une part, dans les évolutions importantes de la gestion des marées noires entre 1978 et 1999, relevant conjointement d’une « institutionnalisation » de l’action et d’une « professionnalisation » des acteurs. Ainsi, les autorités publiques se saisissent de l’enjeu et proposent des dispositifs organisationnels visant une meilleure réponse aux événements ultérieurs. La gestion intentionnelle instituée s’étoffe et s’équipe : les plans Polmar (Pollution maritime) organisent la réponse des autorités, des moyens de surveillance (Centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage [Cross]), de secours (remorqueur Abeille Flandre) et d’expertise (Centre de documentation, de recherche et d’expérimentation sur les pollutions accidentelles des eaux [Cedre]) sont mis en place. Le Cedre est un organisme-ressource concentrant la connaissance technique et la capacité d’intervention d’urgence sur les pollutions marines. Sa création constitue à la fois une reconnaissance de compétences particulières, une spécialisation des acteurs (légitimes institutionnellement) et une centralisation de la gestion par ceux-ci. Contrairement au contexte de 1978, des dispositifs de gestion sont en place lors de la marée noire de l’Erika, l’organisation instituée ne demande qu’à se dérouler. Le besoin de connaissance ou de savoir-faire est beaucoup moins présent du côté des autorités, les acteurs et les rôles de chacun sont pré-identifiés. Dans ces dispositifs de gestion, la place accordée aux scientifiques est celle de l’« après-crise », à travers les suivis écologiques et l’éventuelle évaluation des dommages. Comment cette structuration du jeu d’acteurs est-elle vue par les chercheurs en activité dans les années 2000 ? Existe-t-il des frictions entre la posture que souhaitent adopter les scientifiques et le dispositif de gestion intentionnelle (Mermet et al., 2005) ? Cette structuration permet-elle au contraire à certains de limiter leurs conflits de valeurs internes ?

D’autre part, entre 1978 et 2000, l’écart s’est creusé entre l’Université et l’association environnementaliste SEPNB. Au sein même de celle-ci, des changements importants s’opèrent, à travers plusieurs étapes de « crise » et le renouvellement des membres : elle devient Bretagne vivante en 1999. L’idée d’un mouvement « militant » fondé sur la connaissance naturaliste est abandonnée. Petit à petit, les scientifiques fondateurs, porteurs d’une vision politique de l’environnement, se retrouvent en minorité. Les actions contentieuses engagées par l’association à partir des années 1970 à l’encontre de décisions administratives ne répondent plus à la logique d’action de Bretagne vivante. L’ambition est désormais d’« occuper le terrain de la défense de la nature dans l’espace institutionnel régional par l’accroissement de la capacité d’offre de services et, secondairement, par l’expertise scientifique, technique et juridique » (Le Démézet et Maresca, 2003, p. 149). L’association intègre des réseaux scientifiques et institutionnels et « depuis la fin des années 1990, elle s’est dégagée de l’emprise “historique” des universitaires » (Le Démézet et Maresca, 2003, p. 218). Alors qu’en 1978, les piliers de l’association sont des chercheurs, cette intrication entre le « monde » universitaire et l’association de protection de l’environnement est complètement desserrée lorsque la marée noire de l’Erika survient. Cette évolution semble avoir en quelque sorte généré une spécialisation des rôles : contrairement à la marée noire de l’Erika en 2000, la plupart des membres de la SEPNB en 1978 étaient aussi des universitaires et ont vécu la marée noire à travers ces deux engagements.

Ces changements dans les liens entre les pratiques de recherche et les dimensions politiques et judiciaires de leur objet d’étude, que nous avons pu constater entre 1978 et les années 2000, sont-ils spécifiques à ces deux cas de marées noires en France, ou rejoignent-ils des évolutions traversant plus largement la science sur les manières légitimes de la produire (question des forums hybrides, par exemple) ?

On pourrait formuler l’hypothèse que la mise en tension est croissante entre les deux conceptions de l’engagement au métier analysées dans ce texte, y compris à l’échelle de chaque chercheur. En effet, dans un contexte où l’engagement citoyen est multiple et valorisé – multiplication des associations, encouragement au bénévolat, développement des démarches concertées et des projets de recherche participative – et où la diffusion des informations est incroyablement puissante, les scientifiques sont à la fois appelés à participer activement à des projets de territoire, des politiques publiques, des démarches partenariales, etc. et, en même temps, confrontés à des connaissances dites profanes, reconnues et légitimées.

Il serait intéressant de comparer ces résultats avec d’autres études de nature sociologique auprès de chercheurs des sciences dites dures. Comment ceux-ci, actuellement en activité et participant à des projets de recherche opérationnelle en lien avec l’actualité – par exemple, biodiversité et changement climatique, écologie de la conservation et mise en œuvre de la séquence ERC (Éviter, Réduire, Compenser), politique de l’eau et production d’hydroélectricité –, conçoivent-ils la dimension politique de leur recherche ? Quelles cohérences et quelles tensions entre leurs valeurs et les conditions réelles d’action ? Quels choix stratégiques opèrent-ils dans la pratique concrète de leur métier ? Comment analysent-ils l’évolution de leurs pratiques par rapport à cette question ?

Références

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  • Thévenot L., 2006. L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte. [Google Scholar]

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Entre le 11 mars et le 7 avril 2018, Brest et sa région furent l’épicentre d’une multitude de rencontres et réflexions sur les pollutions maritimes. Le Cedre (Centre de documentation, de recherche et d’expérimentation sur les pollutions accidentelles des eaux) et l’UBO ont notamment organisé des rencontres scientifiques et techniques et des expositions ; un rendez-vous citoyen a eu lieu, pour recueillir des témoignages ; etc. Pour en savoir plus : https://www.univ-brest.fr/digitalAssets/69/69827_Dossier-de-presse.pdf.

2

Thèse co-dirigée par Laurent Mermet, Laurent Thévenot, et par le bureau d’études AScA, soutenue le 30 novembre 2015. Elle a alimenté le projet de recherches conduit par AScA, en réponse à l’appel à projets de recherches du ministère en charge de l’environnement concernant l’évaluation des dommages des marées noires, et qui a donné lieu à l’édition de l’ouvrage de Bouni et al. (2009).

3

Liteau est un programme de recherche engagé en 1998 par le ministère en charge du développement durable. Il soutient le développement de connaissances, méthodes et pratiques scientifiques visant à la définition et la mise en œuvre d’actions collectives et de politiques publiques sur le littoral et la mer.

4

La gestion intentionnelle est l’intervention délibérée exercée, ici, sur la prévention et le nettoyage des marées noires. Prendre en compte également la gestion effective est une proposition issue de l’Analyse stratégique de la gestion de l’environnement (Mermet et al., 2005) afin de tenir compte, plus largement, de l’ensemble des actions anthropiques qui, consciemment ou non, intentionnellement ou non, ont une influence déterminante sur l’objet environnemental (ici, le littoral et sa pollution par les hydrocarbures).

5

Maire de la commune de Portsall, en face de laquelle s’est échoué l’Amoco Cadiz. Il devient le leader du collectif des maires locaux.

Citation de l’article : Bouteloup C., 2019. 40 ans après l’Amoco Cadiz : science et militance. Nat. Sci. Soc. 27, 1, 82-88.

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