Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Numéro 3, July-September 2018
Page(s) 345 - 353
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2018048
Publié en ligne 22 janvier 2019

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2018

Les collectivités territoriales ont aujourd’hui tout intérêt à se préoccuper dès maintenant de l’évolution du climat et de l’adaptation qui sera nécessaire. De nombreux investissements réalisés aujourd’hui ont des durées de vie supérieures à 30, voire 50 ans, et le taux de renouvellement du bâti en France reste très faible. L’inertie du milieu urbain construit et les temps longs en matière d’aménagement (il peut s’écouler presque 10 ans entre la prise de décision et les premières livraisons de bâtiments) plaident pour une anticipation dès aujourd’hui des futures contraintes climatiques, voire énergétiques, auxquelles seront soumis les projets d’aménagement.

Les collectivités locales et en particulier les villes peuvent jouer un rôle important dans la lutte contre le changement climatique et les politiques énergétiques, dans la mesure où elles maîtrisent la répartition et l’organisation de leurs activités sur leur territoire par leurs choix de planification urbaine et d’aménagement et leur capacité d’investissements de long terme (Chanard et al., 2011). De nombreux outils et méthodes sont ainsi développés ou en cours de développement pour accompagner les villes, les aider à faire évoluer leur pratique. Plusieurs études ont permis de mettre en évidence les atouts et les freins d’une meilleure intégration des questions énergétiques et climatiques dans les documents d’urbanisme ou plus généralement dans l’urbanisme (Souami, 2007 ; Chanard, 2011 ; Labussière, 2013 ; Desjardins, 2011 ; Bockel et al., 2015 ; Poupeau, 2013 ; Chevilley-Hiver, 2016 ; et bien d’autres). Se pose néanmoins de façon accrue la déclinaison de ces enjeux, de ces objectifs énergétiques et climatiques à l’échelle des projets d’aménagement urbain.

L’opérationnalisation des politiques énergétiques est en effet un enjeu-clé aujourd’hui (Dhakal et Shrestha, 2010) et les urbanistes ont besoin de lier les questions de changement climatique à un programme, un enjeu plus large et, pour cela, il est nécessaire de créer des liens entre l’expertise scientifique et les besoins des décideurs locaux (Rosenzweig et al., 2010).

Dans le cas présent, nous nous intéressons donc plus particulièrement à l’échelle des projets d’aménagement urbain, que Arab (2004, p. 28) définit comme « se [traduisant] par une transformation concrète de l’espace et [qui] sont bornés dans le temps, sur des périodes longues, rarement moins de 10 ans et pouvant aller jusqu’à 25 ans. […] Ils sont, en quelque sorte, intermédiaires entre les projets de territoire et les projets d’édifice. »

Pour compléter cette définition, Idt (2009, p. 33) précise qu’« un projet d’aménagement urbain peut donc être considéré comme une forme d’intervention volontaire sur l’aménagement spatial d’un morceau plus ou moins important d’une ville ou d’une agglomération, faisant l’objet d’un pilotage auquel participent des acteurs publics. »

Agir à cette échelle dans un objectif de transition énergétique et climatique revient à devoir comprendre quels sont les leviers « physiques » qui auront un impact évident sur la capacité d’un aménagement urbain à répondre positivement aux contraintes énergétiques et climatiques mais également à devoir comprendre les mécanismes décisionnels, les jeux d’acteurs, qui agiront sur ces leviers « physiques ». Plus un projet avance dans le temps, plus le niveau de connaissance sur celui-ci augmente, mais moins il est possible de le modifier. Ainsi, intervenir dès les phases amont de la conception d’un aménagement urbain pour penser la question du changement climatique et de la transition énergétique peut permettre sa meilleure prise en compte. Cela nécessite de comprendre le processus de conception d’un aménagement, ses acteurs, ses modalités de prise de décision.

Nous souhaitons ainsi explorer dans cet article la relation entre l’énergie et l’aménagement urbain, comment les modélisateurs et les acteurs se saisissent (ou non) de cette question, et, plus particulièrement, quels verrous limitent une prise en compte de l’enjeu énergétique au sein des projets.

Cet article s’appuie sur une réflexion personnelle de l’auteur suite à trois projets de recherche portant, tout ou partie, sur la performance énergétique des projets d’aménagement urbain.

Modélisation énergétique à l’échelle des projets d’aménagement urbain : un développement massif et pluriel mais une opérationnalité à démontrer

Le développement de modèles complexes pour les petites échelles afin d’examiner les effets combinés des îlots de chaleur, de la pollution atmosphérique, de l’ingénierie, de l’architecture et de l’aménagement urbain n’a été possible que récemment (Rosenzweig et al., 2010). Néanmoins, malgré ce développement important, l’évaluation des besoins énergétiques d’un aménagement urbain en phase de conception reste une problématique importante. En effet, si les phénomènes physiques liant forme d’un aménagement urbain et besoins énergétiques sont aujourd’hui connus, leur modélisation, voire leurs modélisations, reste encore complexe (Ratti et al., 2005 ; O’Brien et al., 2010). La performance énergétique d’un bâtiment dépend selon Ratti et al. (2005) de quatre facteurs : (1) géométrie urbaine, (2) conception du bâtiment, (3) efficacité des systèmes, (4) comportement des occupants. Si Baker et Steemers (2000) estiment, selon Ratti et al. (2005), que la conception des bâtiments peut faire varier par 2,5 la consommation énergétique, l’efficacité des systèmes par 2, et le comportement des occupants par 2, le facteur lié à la géométrie urbaine n’est pas estimé. Ratti et al. (2005) constatent ainsi que, malgré la relation évidente entre la géométrie urbaine et la consommation d’énergie, ce lien est généralement négligé, peut-être en raison de la complexité des processus environnementaux impliqués et parce que la plupart des logiciels de simulation de constructions ont tendance à se concentrer sur (2) et (3), c’est-à-dire sur la conception architecturale et les systèmes, tout en négligeant (1). Cela fait écho au fait que les aménageurs perçoivent la performance énergétique principalement comme un enjeu lié à l’échelle du bâtiment, comme nous le verrons plus loin.

Par ailleurs, si de nombreux modèles se sont développés ces dernières années pour répondre à divers aspects de l’énergie urbaine, chacun d’entre eux mobilise des informations, des temporalités, des échelles, des hypothèses différentes. De la distribution d’énergie à la microclimatologie, de la mobilité à l’ensoleillement ou la physique des bâtiments, les modèles se multiplient. Selon les objectifs visés (explication, prévision, description, optimisation, etc.), la précision souhaitée et les paramètres d’influence mis en avant, différentes typologies de modèles peuvent être proposées : des modèles statiques ou dynamiques, des modèles mathématiques (parmi lesquels des modèles déterministes, empiriques, statistiques et/ou d’optimisation), des modèles à base de systèmes experts et de réseaux de neurones, des modèles orientés agents, etc.

Pour simplifier, nous pouvons classer en trois catégories les modèles cherchant à représenter ces différentes relations (Fig. 1) :

  • les modèles issus de la thermique du bâtiment qui cherchent progressivement à intégrer l’environnement urbain extérieur (bilan radiatif, températures extérieures) : ils nécessitent généralement des informations détaillées sur la géométrie, la forme, l’orientation du bâtiment, les matériaux qui le constituent ou encore le type d’occupation ;

  • les modèles de climatologie urbaine qui cherchent à intégrer l’influence des bâtiments sur le microclimat : d’échelle plus importante que les précédents, ils vont à l’inverse s’appuyer sur des représentations parfois peu précises du cadre bâti (rue canyon, alignement régulier, bâtiments identiques, etc.) ;

  • les modèles économiques et sociaux : ils s’appuient sur les relations entre données économiques, sociales ou comportementales et besoins ou consommations énergétiques pour proposer une évaluation de ces derniers.

À ces modèles s’ajoutent, par ailleurs, ceux traitant de la problématique des transports, que nous n’abordons pas dans cet article mais qui constituent un point essentiel en termes d’évaluation des besoins énergétiques liés à un aménagement.

Des couplages entre modèles se mettent également en place pour analyser plus finement ces interactions entre besoins énergétiques du bâtiment et microclimatologie (Gros, 2013 ; Musy et Bozonnet, 2013). Cela reste néanmoins dans le domaine de la recherche et l’opérationnalité de ce type d’outils reste à démontrer.

thumbnail Fig. 1 Synthèse schématique de différents types de modèles traitant de la relation entre ville, climat et énergie.

Source : Auteur, d’après les projets SERVEAU et « État de l’art des indicateurs et des outils de calcul de consommation énergétique et de gaz à effet de serre – de l’échelle du quartier à celle de l’agglomération » (Aulagnier et al., 2011). Rappel des références appelées dans la figure : Apur, 2007 ; Arantes et al., 2016 ; Crank et al., 2018 ; Martilli et al., 2002 ; Matsumoto, 2002 ; Masson, 2000 ; Michalik et al., 1997a, 1997b  ; Musy et al., 2015 ; Parshall et al., 2010 ; Shimoda et al., 2007 ; Thiers et Peuportier, 2012 ; Vuong et al., 2015 ; Yamaguchi et al., 2003  et 2007.

De la modélisation des besoins énergétiques à l’échelle des projets d’aménagement urbain à l’outil d’aide à la conception : un développement très récent devant faire ses preuves

Ainsi, il existe aujourd’hui un grand nombre de modèles permettant de représenter les besoins énergétiques à l’échelle des projets d’aménagement urbain. En revanche, tous répondent à des besoins souvent éloignés de ceux de la conception urbaine, dont certaines étapes disposent de peu de données (Fig. 2) et qui nécessite une bonne compréhension des résultats issus de modèles, dont la complexité peut alors être un frein (Colombert et al., 2011). De plus, la rapidité d’exécution (temps de simulation), la facilité d’utilisation sont des critères importants dont il faut tenir compte lors du développement d’un outil.

La majorité des modèles, s’ils permettent une représentation de certains phénomènes, ne présentent donc ni une résolution, ni des paramètres, ni des objectifs adaptés à la problématique de l’aménagement urbain en phase projet.

Il existe néanmoins des méthodes de suivi, de conception permettant d’accompagner les acteurs. Nombre de ces méthodes abordent d’ailleurs plus globalement les enjeux environnementaux : Démarche Écoquartier, approche environnementale de l’urbanisme, démarche HQE (haute qualité environnementale), référentiel aménagement durable de la ville de Paris, référentiel aménagement durable de la ville de Rennes, etc., pour ne citer que des méthodes françaises. Ces méthodes ne proposent néanmoins pas d’évaluation chiffrée des besoins énergétiques en phase de conception.

Plusieurs outils de simulation arrivent également progressivement sur le marché pour répondre à ces attentes spécifiques de la conception urbaine. Nous pouvons ainsi citer trois outils issus de projets de recherche : Sanecity, un outil d’aide à la conception urbaine capable d’évaluer le bilan énergétique global d’un projet d’aménagement et aujourd’hui commercialisé par CDI Technologies1, le plugin NEST, proposé par l’entreprise Nobatek2, qui permet une évaluation quantitative de la durabilité des zones urbaines ou encore NovaEQUER3 qui se veut un outil d’aide à l’écoconception des quartiers. Leur capacité d’aide à la décision et de mobilisation des différents acteurs (collectivité, financeurs, aménageurs, bureaux d’études techniques, etc.) doit néanmoins être démontrée.

L’optimisation des formes urbaines afin d’obtenir des bâtiments plus performants énergétiquement est un autre axe de recherche (cf. Vermeulen [2014] par rapport au potentiel solaire) mais il pose question. En effet, aujourd’hui la forme urbaine est principalement dictée par des préoccupations autres qu’énergétiques : paysagères, orientation de la voirie présente sur place, etc.

Mettre l’énergie au premier plan pourrait avoir comme effet pervers une sorte d’uniformisation des formes urbaines (orientation selon l’axe Nord/Sud, etc.), crainte par ailleurs soulevée pour la forme architecturale à l’arrivée des règles constructives des bâtiments basse consommation (IAU, 2013).

L’absence d’outils existants performants pour accompagner un aménageur dans ses décisions en lui permettant de quantifier les impacts énergétiques de ses choix ou, tout du moins, leur développement tout récent interrogent néanmoins sur la place de la question énergétique dans le processus d’aménagement urbain.

thumbnail Fig. 2 Niveau de connaissance aux différentes étapes d’un projet d’aménagement urbain.

Source : Auteur.

Place réduite des enjeux énergétiques dans les pratiques d’aménagement urbain : des enjeux non stratégiques pour les acteurs du projet

La planification autour des questions énergétiques et climatiques s’est structurée et amplifiée ces dernières années à renfort de schémas (plans climat-énergie territoriaux, schéma régional air-climat-énergie, schémas régionaux de raccordement au réseau des énergies renouvelables, etc.) et de nouveaux outils d’accompagnement et/ou de suivi (HQE aménagement, approche environnementale de l’urbanisme, démarche écoquartiers, etc.). Cette mise en œuvre de la transition énergétique à l’échelle des villes amène des questionnements sur la gouvernance, sur la place et le rôle des différents acteurs, sur les modalités opérationnelles de cette transition (Debizet et al., 2016 ; Souami, 2007, 2009). Elle s’accompagne, comme nous l’avons vu, d’un développement important d’outils à destination des collectivités et des acteurs de l’aménagement, mais quelle place occupe aujourd’hui cette question de l’énergie dans l’aménagement ? Est-elle centrale, périphérique ? La production d’outils permettant de traiter de l’énergie à l’échelle de l’aménagement répond-elle à une demande clairement formulée ?

Tardieu et al. (2015a), à partir d’une analyse sur trois projets urbains parisiens (Paris Rive gauche, Clichy Batignolles et Paris Nord-Est), montrent que l’échelle de l’aménagement peut être structurante, voire incontournable, dans la réflexion autour de l’approvisionnement énergétique (la mise en œuvre d’un réseau de chauffage urbain, avec un coût d’investissement important, nécessite de s’assurer qu’il y aura une demande de chaleur suffisante pour assurer le retour sur investissement de ce type d’équipement). Néanmoins, sauf exception, l’énergie n’est pas considérée comme un enjeu stratégique à l’échelle du projet urbain et les acteurs renvoient finalement aux procédures qualité mises en place (Tardieu et al., 2015b). Or, aujourd’hui, ces procédures sont principalement orientées vers la performance énergétique des bâtiments, qui est majoritairement mise en place à l’échelle de l’opération d’aménagement (et non à l’échelle plus élargie du projet urbain) via par exemple des chartes de développement durable ou des cahiers de prescriptions environnementales.

Les outils d’évaluation environnementale, s’ils mettent en avant la nécessité d’aller vers une performance énergétique de plus en plus importante, ne permettent pas d’accompagner la réflexion à l’échelle de l’aménagement, du projet d’aménagement urbain, en apportant aux aménageurs des éléments d’information utiles sur les performances globales de leur projet. Si les phénomènes physiques, comme les effets de masques pouvant modifier les besoins énergétiques, sont connus et pris en compte, l’ensemble des influences positives et négatives entre les bâtiments reste faiblement évalué à la fois par manque d’outils mais aussi parce que l’énergie reste un élément à prendre en compte… parmi d’autres !

Tardieu (2015) met par ailleurs en évidence l’importance d’un contexte favorable à une prise en compte de l’enjeu énergétique qui peut prendre des formes différentes : volonté politique, engagement de l’aménageur (sensible aux enjeux énergétiques), volonté d’innover, volonté d’affirmer auprès du grand public et du politique la pertinence de choix architecturaux (bâtiment de grande hauteur), engagement et compétences de l’entreprise en charge de l’assistance à maîtrise d’ouvrage énergie, préoccupations « dans l’air du temps », etc.

Ainsi, le constat fait en 2008 par Souami reste d’actualité pour les questions énergétiques : « Si à l’échelle du bâtiment, les expertises et les compétences en matière d’environnement sont en partie validées, elles ne le sont pas encore pour des actions durables à l’échelle urbaine. » (Souami, 2008). Par ailleurs, malgré un intérêt de plus en plus important pour ces questions énergétiques, la demande d’outils à l’échelle du projet d’aménagement urbain n’est pas encore clairement exprimée, leur développement se faisant alors potentiellement en anticipation d’un futur besoin.

Discussion et conclusion : des précautions nécessaires

Les éléments discutés dans cet article montrent que plusieurs verrous limitent une prise en compte de l’enjeu énergétique au sein des projets d’aménagement urbain. Un premier verrou concerne ainsi le développement massif et pluriel des modèles traitant de l’énergie en ville mais dont l’opérationnalité reste à démontrer (peut-on représenter la complexité de la ville ?). Le deuxième verrou concerne la capacité des outils à répondre aux besoins des concepteurs et décideurs (ce qui nécessite un rapprochement des acteurs du monde urbain et des experts de l’énergie) ; les modèles récents doivent de ce point de vue faire leurs preuves. Le troisième verrou abordé dans cet article concerne la place non stratégique de l’énergie à l’échelle du projet d’aménagement (interrogeant, entre autres, la place de l’expertise dans la décision). Plusieurs éléments soulevés par ces verrous prêtent à discussion.

Approche systémique versus approche analytique

La formalisation d’un outil de modélisation des besoins énergétiques à l’échelle d’un aménagement interroge ainsi à la fois l’organisation de la conception urbaine mais également la connaissance autour de processus complexes. La ville est un système sociotechnique complexe et la production d’outils pour l’engager dans une transition énergétique et climatique ne peut se faire sans une bonne compréhension des différents phénomènes. Néanmoins, la vision qui prédomine aujourd’hui dans le développement d’outils et de modèles est une vision très analytique. L’approche systémique, portée par des chercheurs tels que Le Moigne (1977) et Krob (2012), pourrait potentiellement permettre la production de modèles plus en accord avec les modes d’actions sur la ville. La transition énergétique réinterroge ainsi la ville, son fonctionnement et ses acteurs.

Un rapprochement nécessaire entre expertise sur l’énergie et aménagement

Comme le résument Saujot et al. (2014), il s’agit aujourd’hui également de renforcer « la compréhension commune des problématiques et des enjeux entre le monde de la ville (aménageurs, urbanistes, promoteurs…) et la communauté énergie-environnement (production, services en réseaux, efficacité énergétique…) ». L’usage d’outils et de modèles peut être un des vecteurs (parmi d’autres) permettant de favoriser ce rapprochement entre monde de la ville et communauté énergie-climat, mais également entre experts scientifiques et besoins des décideurs locaux. Souami (2008) note également l’importance de la commande publique pour amener de nouvelles pratiques, de nouveaux outils, de nouveaux métiers : « La commande publique locale a pour effet premier d’agglomérer des compétences techniques pointues dans des domaines différents en enclenchant leur inflexion vers une approche plus transversale et urbaine. Les spécialistes de l’énergie dans le bâtiment sont invités à étendre leurs méthodes à l’urbain. […] la commande publique étend le champ de transdisciplinarité de certains métiers (urbanistes, professionnels de la politique de la ville, services techniques municipaux), infléchit le contenu d’autres métiers généralistes (architectes, designers) et réoriente les finalités de spécialités constituées. » Nous assistons ainsi progressivement à un rapprochement entre expertise sur l’énergie et aménagement.

Place de l’expertise dans la décision

Ce dernier point ouvre néanmoins le champ du rôle de l’expertise, de l’étude dans la prise de décision. Si Bataille (2016) nous dit que « les études sont présumées apporter un éclairage rationnel au politique pour qu’il choisisse la meilleure solution, suscitant l’enjeu de la connaissance », se pose alors la question de savoir ce qu’est un éclairage rationnel dès lors que le choix des informations présentées peut être non neutre. Par ailleurs, comme le rappelle Claude (2010), le lien entre l’étude – qui peut porter sur des enjeux énergétiques et climatiques mais également autres – et la décision reste encore flou : « ces dernières [les études], on peut le constater, participent de ces instruments devenus nécessaires à la production/transformation de l’espace physique et social, tout en restant dans les coulisses. Le vocabulaire courant ou le sens commun invite à penser que “l’étude” a à voir, et en même temps n’a rien à voir, avec la décision, la conception, l’action publique ou la mise en œuvre concrète. »

L’expertise autour du développement durable dans la conception urbaine est également abordée par Adam (2017). Sur la base d’une enquête réalisée à Nantes et Lyon, il « montre que la plupart des concepteurs regrettent qu’une vision technocratique prenne le pas sur les aspects sensibles ou humains de la conception de l’espace », cette vision technocratique étant représentée par les normes environnementales qui « renforcent le poids de la technique dans le processus de conception et ainsi celui de ses représentants (tant pratiquement que symboliquement), les ingénieurs ».

Une frontière ténue entre expertise et science normative ?

Les rapports entre urbanisme et technique, entre ville et technologie ont été longuement interrogés depuis les années 1960-1970 et les « confrontations de l’urbanisme, en tant que science sociale de l’espace, avec des disciplines plus “dures”, notamment des disciplines plus modélisatrices, quantitativistes dans leurs approches » sont analysés dans l’article de Dupuy et Benguigui (2015), permettant aux auteurs d’alerter sur les « dangers » d’une trop grande « scientificité » de l’urbanisme et de la réduction de « la démarche urbanistique à des activités uniquement contrôlées par des critères “scientifiques”. L’urbanisme […] doit inclure aussi des dimensions qui ne sont pas dans le quantitatif mais aussi dans le qualitatif. »

Le risque avec le développement d’outils de modélisation de plus en plus complexe est parfois de revenir à l’idée qu’il existe ce que Choay (1996) nomme « une science normative de l’édification », « piège dans lequel sont tombés tous les théoriciens de l’urbanisme » comme Le Corbusier pour ne citer que ce dernier. L’énergie ne peut (ne doit ?) pas devenir le facteur dominant d’une décision d’urbanisme et les outils développés pour une meilleure prise en compte de ce facteur doivent permettre de comprendre, d’analyser, de représenter, et ainsi aider à la conception… sans devenir prescriptif. L’arrivée de nouveaux travaux de recherche sur l’optimisation des formes urbaines au regard de critères énergétiques doit de ce point de vue nous alerter et nous rendre prudents si nous ne voulons pas produire une ville certes performante énergétiquement mais ayant perdu son urbanité.

Remerciements

L’auteur remercie les partenaires et financeurs des projets suivants qui ont nourri sa réflexion : projet SERVEAU, financé dans le cadre du 11e appel à projets FUI (partenaires : TRIBU, CDI Technologies, IXSANE, EIVP, MAGEO, Ville de Paris et SORGEM) ; projet « État de l’art des indicateurs et des outils de calcul de consommation énergétique et de gaz à effet de serre – de l’échelle du quartier à celle de l’agglomération » financé par l’Ademe (partenaires : BURGEAP, ICE, EGIS, CSTB, EIVP et LVMT) ; projet IMPETUS financé par l’ANR (partenaires : EGIS, ICADE, Ville de Paris, CSTB, EIVP et LVMT).

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Citation de l’article : Colombert M., 2018. Besoins énergétiques à l’échelle des projets d’aménagement urbain : du modèle à la décision, quels verrous ?. Nat. Sci. Soc. 26, 3, 345-353.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1 Synthèse schématique de différents types de modèles traitant de la relation entre ville, climat et énergie.

Source : Auteur, d’après les projets SERVEAU et « État de l’art des indicateurs et des outils de calcul de consommation énergétique et de gaz à effet de serre – de l’échelle du quartier à celle de l’agglomération » (Aulagnier et al., 2011). Rappel des références appelées dans la figure : Apur, 2007 ; Arantes et al., 2016 ; Crank et al., 2018 ; Martilli et al., 2002 ; Matsumoto, 2002 ; Masson, 2000 ; Michalik et al., 1997a, 1997b  ; Musy et al., 2015 ; Parshall et al., 2010 ; Shimoda et al., 2007 ; Thiers et Peuportier, 2012 ; Vuong et al., 2015 ; Yamaguchi et al., 2003  et 2007.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2 Niveau de connaissance aux différentes étapes d’un projet d’aménagement urbain.

Source : Auteur.

Dans le texte

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