Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Numéro 2, April-June 2018
Dossier « La fabrique de la compensation écologique : controverses et pratiques »
Page(s) 223 - 229
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2018037
Publié en ligne 31 août 2018

Les Conservatoires d’espaces naturels (CEN) sont des associations dont la finalité est la gestion d’espaces naturels. Implantés en régions et fédérés à l’échelle nationale, les CEN ont été confrontés au milieu des années 2000 à la compensation. Les questions que cette démarche a soulevées et continue de soulever dans ces conservatoires, mais aussi les réponses qu’ils y ont apportées, nous permettent d’appréhender la compensation du point de vue d’acteurs dont la vocation, à but non lucratif, est la protection des milieux naturels.

Xavier Arnauld de Sartre a donc réalisé, pour NSS, une série d’entretiens auprès de 6 responsables de CEN : Bruno Mounier, directeur de la Fédération des conservatoires d’espaces naturels (FCEN) ; Marc Maury, directeur du CEN Provence-Alpes-Côte d’Azur et ancien chargé de mission à la FCEN ; Pierre Mossant, directeur du CEN Auvergne ; et, pour le CEN Languedoc-Roussillon, Claudie Houssard, ancienne directrice, Lionel Pirsoul, chargé de projet, et Sonia Bertrand, chargée de mission.

Leurs propos sont reproduits ici au titre d’une contribution collective à un débat de société.

Le positionnement des CEN vis-à-vis de la compensation écologique

Xavier Arnauld de Sartre : Bruno Mounier nous a dit, lors d’une précédente rencontre, que les CEN ont fait pendant longtemps de la compensation sans le savoir, et a-t-il ajouté, sans trop y penser. Quand la compensation écologique est-elle devenue, sinon un problème, du moins un enjeu qui nécessitait un positionnement collectif au sein des CEN ?

Bruno Mounier : Il existe depuis toujours dans les CEN un ressenti particulier vis-à-vis de la compensation. Les CEN ont mené de nombreuses expériences soulevant de multiples questions récurrentes et amenant à différentes visions au sein du réseau. Très tôt est ressortie de manière consensuelle la nécessité d’affirmer notre rôle de gestionnaire d’espaces naturels et de nous distinguer des bureaux d’études et des associations militantes.

Notre rôle n’est en effet pas de prendre position sur l’opportunité de tel ou tel aménagement, pas plus que d’en faire l’analyse en termes d’impact. Nous portons ou accompagnons des actions de protection et de gestion des espaces naturels.

Le déclic pour un positionnement collectif est intervenu en 2007, lorsque la filiale forestière de la Caisse des dépôts et consignations, qui allait devenir la CDC Biodiversité, a contacté le réseau des CEN pour identifier des espaces qui pourraient devenir des sites de compensation ; ces relations se sont nouées au moment où la compensation par l’offre est apparue dans le paysage. Une première opération a pris corps avec le CEN Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca) sur le domaine de Cossure en Crau1. Nous avons alors bien compris qu’un changement important était en cours et qu’une doctrine, une position cohérente du réseau CEN, était très importante à forger.

Marc Maury : Ce n’est pas un hasard si la question de la compensation est arrivée de la région Paca. Il y a sur ce territoire à la fois une forte biodiversité, une forte pression anthropique et d’importants programmes d’aménagement… Or, nous avions dans la Crau des projets de gestion de la biodiversité qui manquaient de moyens ; nous en avons fait part à la CDC… En outre, la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) de la région Paca se posait des questions de cet ordre. Un chef de ses services, en poste au début des années 2010, avait tenté de mettre de l’ordre dans la doctrine de l’État, qui était de plus en plus sollicité sur des projets variés, ayant plus ou moins d’impacts et pour lesquels étaient proposés différents types de compensation pas toujours équitables, cohérents, comparables, homogènes… Il fallait se forger une doctrine.

Renforcé dans sa démarche par la Dreal, le CEN Paca a fait part à la Fédération de sa volonté que soit menée une réflexion nationale pour éviter que chaque Conservatoire ne se forge sa propre doctrine sur un dispositif structurant.

Xavier Arnauld de Sartre : Sur quels points portait plus précisément le malaise que vous évoquez ?

Marc Maury : Je dirais qu’il y avait quatre craintes principales. La première vient du contexte dans lequel s’est posée la question de la doctrine. Les sites que nous avons signalés à la CDC étaient des sites naturels qui manquaient de financement. Il y avait une logique, mais elle pouvait être à double tranchant. Le risque était que l’argent mobilisé pour la compensation vienne se substituer aux financements existants en matière de protection de la nature, et non pas s’y additionner… On s’est vite rendu compte qu’accepter ce risque revenait à galvauder l’idée de la compensation : dans ce cas, elle aurait été le moyen d’un désengagement de la puissance publique en matière de protection de la nature.

Bruno Mounier : Rappelons-nous le contexte dans lequel ces questions sont apparues : une importante opération de réduction des dépenses de l’État.

Marc Maury : La seconde crainte, évidemment, était liée au droit de détruire que la compensation impliquait. Cela a beaucoup animé nos réflexions dans la conférence des directeurs. Pour certains, fortement opposés à la compensation écologique, l’accepter revenait à accepter la destruction… Face à cette position de principe, d’autres directeurs adoptaient une posture plus pragmatique, qui reconnaissait que, depuis 300 ans, l’homme n’a fait qu’avoir des impacts sur la nature qu’il n’a jamais compensés, et qu’il est temps de tenter de rééquilibrer le dispositif… Pour ceux-là, dont je suis, la compensation est un moindre mal…

En troisième lieu, la compensation écologique, notamment quand elle parle de no net loss, est un marché de dupes. Prétendre qu’il n’y a pas de perte de biodiversité est un mensonge. Quand on détruit, on détruit, même si on compense ailleurs. Le terme « compensation » est mal choisi : après un accident de voiture, on indemnise une perte de jambe, mais on ne la compense pas. La jambe est perdue définitivement. Dans la compensation, la biodiversité qui a disparu en un endroit n’est pas remplacée ailleurs, on améliore ailleurs, mais ce qui est dégradé l’est vraiment. On ne peut pas remplacer ce qu’on a détruit, encore moins avoir plus… Le prétendre est proche de la malhonnêteté intellectuelle.

Le quatrième point, enfin, est que tout n’est pas compensé, tant s’en faut. La compensation cible les espèces patrimoniales remarquables, jamais le vivant ordinaire, le vivant du sol, sa faune, ses bactéries, ses acariens, etc. On ne fait aucun cas, dans le dispositif « Éviter, Réduire, Compenser », de 99 % du vivant. On décape, on remblaie, on détruit des sols, sièges de la vie, de la minéralisation, etc. Les sols sont essentiels… mais ils ne sont jamais compensés, alors que leur formation demande des milliers d’années…

Autrement dit, la compensation est un dispositif minimaliste qui ne peut compenser la perte de biodiversité que les projets engendrent. On peut tout au mieux compenser tout ou partie de la perte patrimoniale d’espèces à statut. C’est un dispositif imparfait, très imparfait, incomplet, mais… entre le mal et le pire, il faut choisir. Faute de mieux, on se contente de peu.

La Charte éthique des CEN pour la compensation

Xavier Arnauld de Sartre : En dépit de ce constat, vous avez décidé de vous tourner vers la compensation.

Bruno Mounier : Oui, le réseau a pris ses responsabilités, à partir du principe fort « pollueur-payeur » présent dans le droit de l’environnement. Nos sociétés occupent et exploitent la nature, l’aménagent sans la ménager. Les CEN se revendiquent, dans l’esprit et à la lettre, des acteurs de la gestion des espaces naturels. Que ces espaces soient protégés en tant que patrimoine ou qu’ils représentent une dette vis-à-vis d’une dégradation ailleurs, il s’agit de contribuer à préserver la nature. Le réseau CEN a donc décidé qu’il est cohérent de mettre en œuvre des mesures compensatoires.

Nos positions devaient être mises au clair, partagées dans le réseau, couchées sur le papier, transmises à la connaissance des acteurs. Il convenait de définir les conditions de l’engagement, et par là même, celles du refus éventuel. La Charte éthique des Conservatoires d’espaces naturels pour la compensation vient de cette nécessité : pourquoi et comment accepter de porter la compensation ? Dans quelles limites ? Sur un sujet aussi complexe d’aménagement du territoire, source d’interprétations multiples, il fallait s’identifier et être identifiables.

Cette charte éthique est un document politique : il y a eu une construction par les directeurs des CEN, entre le technique et le politique, une écoute du vécu des chargés de mission, puis après débat sur les propositions issues de ces concertations, les élus des conseils d’administration ont validé un important travail interne du réseau ; finalement cette charte a fait consensus.

Xavier Arnauld de Sartre : Que contient la charte finalement ?

Bruno Mounier : Après avoir résumé les points-clés de la séquence ERC, la charte met en exergue deux approches, avec, d’une part, neuf conditions pour aider les CEN à décider d’accepter ou de refuser de porter une compensation et, d’autre part, huit engagements en cas d’acceptation. L’approche fondamentale est 1) que la compensation ne doit intervenir qu’une fois que les deux autres points de la doctrine, l’évitement et la réduction des impacts, ont été menés à bout et 2) que seuls les impacts résiduels sont compensés. Le CEN dispose ainsi d’un guide de vigilance en amont de son intervention et des mesures elles-mêmes, en particulier en termes d’additionnalité, de pérennité, d’équilibre entre les pertes et les gains, de faisabilité et de viabilité économique avec des moyens financiers adaptés.

Ce sont ces bases qui conduisent les CEN à intervenir comme des opérateurs de la compensation. Ils s’engagent alors à maintenir les sites comme des biens communs, à en garantir la pérennité voire l’inaliénabilité, à réaliser un plan de gestion visé par un conseil scientifique, à mettre en œuvre une gestion adaptée pour garantir la valeur patrimoniale et écologique du site de compensation, à assurer une bonne intégration socioéconomique de la mesure compensatoire, à intégrer le site sur le plan fonctionnel, à fournir les données des sites à l’inventaire national du patrimoine naturel et à être transparent sur l’utilisation des fonds et les résultats des mesures compensatoires.

Ce sont des grands principes, dont l’application n’est pas toujours facile à respecter à 100 %, mais c’est le corpus autour duquel les conservatoires se sont retrouvés.

Marc Maury : La Charte contient beaucoup d’éléments, sans pour autant être un carcan. L’idée était de proposer des filtres, pour que chaque Conservatoire puisse choisir la taille des grains qui peuvent passer au crible. L’important dans tous ces principes est de bien respecter deux points-clés.

Premièrement, on ne peut intervenir qu’après s’être assurés que les grands principes de la doctrine ERC ont été respectés. C’est apparemment une évidence, mais la réalité est plus complexe.

Deuxièmement, nous ne sommes ni des opérateurs de la compensation, ni des partenaires des entreprises qui font les aménagements. Nous passons une commande, nous remplissons une mission dans le cadre d’un arrêté préfectoral, un arrêté prescriptif pris par la puissance publique.

De ces principes découle tout un ensemble de conséquences pratiques : la plus importante est que nous ne pouvons pas être partie prenante des études préalables. Certes, nous pouvons être consultés pour notre connaissance du territoire et pour déterminer la faisabilité ou non d’une mesure, mais on ne peut pas à la fois définir des mesures, chiffrer leur coût et les mettre en œuvre. Il y aurait conflit d’intérêts.

De même, nous sommes vigilants à propos de la communication d’une entreprise sur ses actions de compensation. Dans la Charte, nous distinguons bien dans la communication d’une société ce qui relève d’une action volontaire qu’il est tout à fait légitime de valoriser, et ce qui relève de ses obligations légales, dont elle ne devrait pas se prévaloir. Nous inscrivons ainsi dans les conventions avec les entreprises des clauses de communication. L’action du Conservatoire ne peut être valorisée qu’avec son accord, le droit des marques, le droit de la propriété intellectuelle étant complexes… Quoi qu’il en soit, pour l’instant, les sociétés ne communiquent pas beaucoup sur la compensation, car il faut dire que les résultats ne sont pas très probants…

Xavier Arnauld de Sartre : Mais diriez-vous que ces principes résistent à l’épreuve des faits ?

Bruno Mounier : Nous souhaitons avant tout éviter le conflit d’intérêts et donc ne pouvons pas être juges et parties. Cependant, il existe une zone grise, car il arrive qu’un CEN conseille lorsqu’il est sollicité. Cette séquence précise, au moment de l’identification des impacts résiduels, est particulièrement complexe. Dans certains cas, le CEN est mentionné dans l’étude d’impact sans être consulté. Sa connaissance du territoire et son expérience de gestionnaire l’autorisent cependant, dans certains contextes, à un regard pragmatique sur la faisabilité de mesures. C’est le système qui est compliqué, et nous nous adaptons au mieux. Nous appelons de nos vœux depuis longtemps un observatoire pour savoir et partager ce qui marche, ce qui ne marche pas. Nous nous sommes dotés d’éléments de doctrine, mais pas d’une bibliothèque. Cette démarche d’observatoire est dorénavant ouverte suite à la loi Biodiversité. Nous espérons qu’il en sortira des aspects pratiques…

L’expérience du CEN Auvergne

Xavier Arnauld de Sartre : Nous sommes allés poser la question à deux CEN différents, le CEN Auvergne et celui du Languedoc Roussillon. Que dit le CEN Auvergne à propos des grands principes de la Charte ?

Pierre Mossant : La position d’un CEN sur sa participation à la définition des mesures compensatoires est en effet complexe. Cette position, qui paraît très saine, est très compliquée dans la réalité. On demande de plus en plus au maître d’ouvrage de proposer des mesures compensatoires précises. Celui-ci va donc être tenté de nous solliciter en amont pour que nous soyons associés à la définition des compensations. Il peut ainsi de plus obtenir un « tampon » : mettre en avant que les compensations seront menées avec le CEN est un « plus » pour le projet…

De notre côté, nous pouvons avoir intérêt à participer, car parfois les propositions des bureaux d’études sont non fonctionnelles : foncier mal maîtrisé, choix techniques contestables… Finalement, donc, nous intervenons en amont, car nous considérons que si c’est de la responsabilité du maître d’ouvrage et de l’État de définir le niveau et le type de mesures, cela ne nous empêche pas d’être intégrés dans la boucle amont… La question s’est posée concrètement dans le cas de l’A89. À la demande du préfet, le Conservatoire a été désigné comme expert dans un groupe de travail qui traitait des zones humides. Dans ce groupe, nous étions non décisionnaires, mais nous pouvions donner notre avis sur les mesures à mettre en œuvre. Dans ce cas, la situation était claire, mais parfois elle est plus compliquée… Elle peut être risquée, notamment si une association environnementale, considérant que les mesures compensatoires ne sont pas assez ambitieuses, attaque le dossier en mettant en évidence des conflits d’intérêts…

De même, la séquence ERC n’est pas toujours possible. Beaucoup de petits dossiers, pour lesquels les moyens sont peu importants (aménagement routier, zones d’activité), sont longtemps restés en attente et ont été réactivés dans le cadre de plans de relance économique. Sur ces dossiers, la séquence ERC n’a pas été respectée, la compensation a été directement mise en œuvre. Nous les avons accompagnés pour trouver des compensations adaptées, mais ce n’était pas très vertueux…

Xavier Arnauld de Sartre : Avez-vous des regrets sur certaines opérations ?

Pierre Mossant : Des regrets, non, parce que dans le contexte de l’époque, nous n’aurions pas vraiment pu agir autrement, mais a posteriori, nous nous disons que nous avons commis des erreurs, oui. Dans le projet que j’évoquais précédemment, le travail mené à l’époque a consisté à vérifier le diagnostic et la caractérisation des travaux de bureaux d’étude sur les zones humides. Après qu’un accord a été trouvé, un arrêté préfectoral (le premier en Auvergne) a défini des objectifs surfaciques pour le maître d’ouvrage : quantité d’hectares à acheter, à gérer en compensation. Il n’y avait pas d’objectif de recréation ou de restauration, mais il y avait uniquement un objectif de protection. Le travail du CEN a consisté à identifier des zones humides à proximité du foncier impacté. Nous avons cherché des zones humides dans un bon état de fonctionnalité, nous avons respecté les objectifs surfaciques, mais sans recréation. Il y a eu une perte nette, alors que ces zones humides auraient dû être protégées en tout état de cause… Nous n’avions pas le recul sur la compensation, nous avons fait preuve de naïveté, et nous étions dans une culture de protection, de conservation, pas encore dans une culture de restauration…

La vertu de ce dossier est de nous avoir fait grandir ; nous avons dialogué avec nos collègues… Nous nous sommes rendu compte de notre naïveté. En outre, ce dossier nous a permis de mettre le pied sur un territoire où nous étions peu présents ; nous avons acquis une connaissance importante des zones humides. Après les accords de Grenelle en matière de zones humides, les CEN ont pu proposer une action sur le secteur, et ont pu poursuivre et étendre cette action par une démarche d’animation foncière, qui a élargi la maîtrise du foncier dans cette région… Nous avons consolidé ce dossier et nous allons le transférer au Fonds de dotation des conservatoires, qui doit garantir l’inaliénabilité des terrains des CEN. Les 40 ha anciens, obtenus dans le cadre de l’A89, et les 15 ha nouveaux, obtenus dans le cadre du Grenelle, vont être reversés à ce nouvel outil.

Le Fonds de dotation et la question foncière

Xavier Arnauld de Sartre : De quel outil parlez-vous ?

Pierre Mossant : Je parle du fonds de dotation. C’est une création récente des CEN. Les CEN sont des structures associatives, qui peuvent faire faillite, perdre de l’argent, et elles ou un tribunal – si elles doivent être mises en liquidation – peuvent donc être tentées de vendre des actifs, des terrains. Nous avions répondu à ce problème de différentes façons (rétrocessions, impossibilité de vendre), mais nous avons vite compris l’importance d’un outil garantissant cette inaliénabilité. Quand la loi a institué les fonds de dotations, structures de droit privé dont les prérogatives fiscales sont proches des fondations, nous avons créé un fonds de dotation national pour y verser ces terrains. Cela permet de les sécuriser, de garantir leur inaliénabilité.

Bruno Mounier : Depuis 1976, création du principe ERC, il n’existe pas vraiment de réponse institutionnelle sur la pérennité des mesures compensatoires. Il y a un risque que les protections soient passagères. Nous considérons que l’apport des CEN est important à ce sujet. Pour d’autres mesures, comme celle de la Crau, par exemple, que vont devenir les terrains ? Que fait-on au terme des engagements ?

La question est brûlante. Lors de l’examen de la loi Biodiversité, lors d’une navette, il y a été écrit qu’au terme de conventions utilisées pour la mise en place de la compensation, le propriétaire retrouverait tous ses droits. Est-ce acceptable lorsque la destruction est définitive ? Cette formulation a disparu dans la loi promulguée, mais pas dans le principe. Quand l’impact est passager, la compensation peut être passagère. Mais lorsqu’un aménagement pérenne dans le temps utilise des milliers d’hectares, ces surfaces quittent le monde naturel (qui a vu une autoroute démontée ?). Il faut que la société soit claire sur cet enjeu : à impact durable, compensation durable. La loi Biodiversité de 2016 a permis d’afficher cette exigence. Gageons qu’elle perdurera et qu’elle se transformera en réalité.

Notre réseau CEN exprime une réelle ambition et nous avons mis en place un outil pour stocker le foncier, une colonne vertébrale foncière nationale pour mettre à l’abri des terrains, leur donner une vocation patrimoniale durable, lisible, évaluable. La création de notre Fonds de dotation répond à cette ambition. Il est destiné à être transformé en Fondation reconnue d’utilité publique dans l’année à venir pour assurer plus fortement encore l’avenir de ce foncier.

Xavier Arnauld de Sartre : Avez-vous tiré d’autres leçons de cette expérience ?

Pierre Mossant : Oui, pour un autre cas au moins. Nous sommes devenus plus difficiles en matière d’actions. Nous faisons très attention à l’additionnalité. Nous avons ainsi refusé pour un maître d’ouvrage une compensation biodiversité forestière, proposée par un bureau d’études et validée par le préfet. La compensation devait être faite avec un propriétaire forestier privé pour qu’il laisse vieillir une propriété, mette en place des nichoirs pour chauve-souris, avec un suivi sur vingt ans seulement… Mais nous avons refusé, car nous ne voulions pas payer un propriétaire pour l’aider à faire ce qu’il aurait fait de toute façon, laisser vieillir son nichoir… Suite à notre refus, une association naturaliste, un Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE), a suivi ce dossier.

Nous avons surtout appris qu’il fallait faire de la maîtrise foncière, sur des espaces qui seraient composés de plusieurs territoires : certains sous Natura 2000, d’autres en compensation, d’autres en mesure d’accompagnement. Le but est, grâce à la compensation, d’augmenter un périmètre protégé ou d’accélérer des mesures de restauration de sites.

L’expérience du CEN Languedoc-Roussillon

Xavier Arnauld de Sartre : En Languedoc, estimez-vous avoir dû faire face aux mêmes problèmes ?

Lionel Pirsoul et Sonia Bertrand : En Languedoc, nous avons rencontré trois problèmes. Le premier est celui du foncier, comme en Auvergne finalement : un maître d’ouvrage qui doit réaliser des mesures compensatoires peut complètement déstructurer le foncier local, en augmentant artificiellement les prix. Second problème, celui de la finalité des mesures : mettre en place des mesures de conservation d’espaces dans des zones exploitées est tout aussi déstructurant pour les territoires. Enfin, nous nous sommes trouvés face au problème de la temporalité, comme les autres…

C’est pour cela que nous avons opté pour une approche territoriale. Dans le cadre du contournement ferroviaire Nîmes-Montpellier, sous maîtrise d’ouvrage de Réseau ferré de France (RFF, devenu SNCF Réseau), il y a eu une volonté d’inventer de nouvelles méthodes de compensation. En effet, les mesures allaient concerner près de 600 ha d’acquisition, il y avait de quoi mettre en place une dynamique foncière importante.

Pour la mise en œuvre, nous avons tenté quelque chose de nouveau en termes de fonctionnement pour rassembler toutes les compétences nécessaires au projet ; à travers le CEN pour le pilotage des mesures et la gestion des terrains, la SAFER (Société d’aménagement du foncier et d’établissement rural) pour le foncier, la chambre d’agriculture pour l’accompagnement des agriculteurs, et le Centre ornithologique du Gard pour une expertise oiseaux et biodiversité. L’idée centrale était de redéployer de l’élevage et des agriculteurs sur des terrains compensatoires, pour leur redonner une vocation socioécologique et économique, et ainsi leur garantir une pérennité et une intégration territoriale. Cette innovation a bien marché et a été prolongée ensuite en d’autres lieux et pour d’autres projets de compensation. Lors de la phase expérimentale (de 2008 à 2012), RFF a acquis 100 ha rétrocédés au CEN et 640 ha supplémentaires ont été contractualisés. Sur les parcelles achetées, nous avons réinstallé des agriculteurs. Sur les autres, nous avons passé avec les agriculteurs des contrats de gestion semblables aux MAE Natura 2000, avec un cahier des charges répondant aux objectifs de la compensation. Nous avons réussi à prolonger ce dispositif expérimental, et à aboutir à l’acquisition par SNCF Réseau de 500 ha et à la contractualisation de 1 200 ha en contrats agroenvironnementaux. Ces mesures concernent des milieux de mosaïque agricole, notamment favorable à l’Outarde canepetière et des milieux de garrigues avec le Lézard ocellé comme étendard. En outre, d’autres mesures concernent de la compensation zones humides, plans d’eaux…

Ce n’est pas vraiment la Charte qui nous a guidés. Nous avions commencé avant qu’elle n’arrive. Mais elle a permis de cadrer notre travail. Elle est réaliste dans les enjeux des mesures compensatoires, elle nous a aidés à prendre conscience de ces enjeux. Auparavant, nos actions étaient tournées vers la protection de la nature, assez institutionnalisée, avec des collaborations très importantes avec la Direction régionale de l’environnement (Diren) de l’époque ; nous ne nous posions pas trop de questions sur les mesures compensatoires. La Charte a permis d’anticiper les problèmes, donc de prendre conscience et d’être vigilant.

La loi sur la biodiversité

Xavier Arnauld de Sartre : Feriez-vous donc plutôt un bilan positif de la Charte ?

Bruno Mounier : Nous manquons de données pour être résolument affirmatifs. Un observatoire de nos pratiques a été envisagé avec nos retours d’expériences, pour analyser la place, dans notre réseau, des espaces où de la compensation a été mise en œuvre. Cela reste une ambition. Il est cependant clair que cette Charte a une véritable vertu. Elle est fondée sur une réflexion, elle-même basée sur des pratiques. Elle fixe des fondamentaux, elle affiche une position de réseau (notons que ce type de documents est rare). Elle a été actualisée, rééditée en 2015 et le sera à nouveau fin 2018. Elle est utilisée par le réseau, connue de nombreux acteurs. Il est donc logique d’en tirer un bilan positif. Nous poursuivons nos réflexions pour éditer le 3e opus en l’adaptant au nouveau cadre législatif en vigueur et à ses nouveaux outils.

Xavier Arnauld de Sartre : Est-ce que la loi sur la biodiversité vous paraît avoir réglé un certain nombre de problèmes que vous avez affrontés avec cette Charte ?

Bruno Mounier : Sur la compensation en tant que telle, il y a un vrai progrès, parce que la notion du « compenser si possible » a disparu en 2016. La loi dispose qu’une compensation, après les phases d’évitement et de réduction, doit être mise en place pour tout impact résiduel. Elle dispose que ces mesures doivent être d’une durée comparable à celle de l’aménagement qui est à son origine. C’est un progrès considérable. Autre évolution très positive : l’obligation de résultat, car l’autorité administrative peut décider d’adapter les mesures si l’objectif n’a pas été atteint.

La territorialité de la compensation, qui doit avoir lieu dans la zone de la fonctionnalité, est aussi une évolution intéressante, sous réserve de l’interprétation de cette fonctionnalité, dont la géographie peut évidemment varier en fonction de bien des critères, forcément différents en fonction de celui qui l’analyse au regard de ses intérêts.

Il reste aussi des doutes ou des flous importants. J’en retiendrai quelques-uns.

La loi a consacré l’expérimentation des « réserves d’actifs naturels » (RNA), une compensation par l’offre opportunément rebaptisée « sites naturels de compensation » (SNC). Il est plus que regrettable que l’évaluation annoncée au moment du lancement de ces expérimentations RNA n’ait pas été livrée. C’est à l’épreuve du temps que nous verrons s’il y a progrès. Il faudra voir si, au terme des engagements, certes au long cours, ces SNC restent des sites naturels préservés. Pour l’instant, il n’existe pas de garanties autres que celles exprimées par ceux qui les portent. Il sera alors temps de constater si les aménagements à l’origine des ventes d’unités de compensation sont encore là.

Nous cultivons également des doutes sur la possibilité d’utiliser les « obligations réelles environnementales » (ORE) à des fins de compensations. Ce nouvel outil est une excellente nouvelle pour permettre l’implication de propriétaires volontaires et ainsi déployer la protection de la biodiversité dans le territoire de façon simple, un peu sur le modèle de ce que furent les réserves naturelles volontaires. Nous cultivons l’ambition que les ORE ont été instituées pour cela. Un outil souple, adaptable. Son utilisation pour la compensation aurait par contre dû être régulée, bordée. Nous craignons que l’outil ne soit perçu uniquement comme une facilité aux dépens de l’exigence. La loi évoque la notion de gain de biodiversité. Rien n’est garanti en la matière avec des protections passagères, fussent-elles transmissibles.

C’est intéressant, les lignes bougent et les progrès potentiels sont importants, comme les dérives. Nous avons contribué à la fabrique de cette loi à travers des notes au gouvernement et des propositions d’amendements à toutes les phases des navettes parlementaires. Nous serons vigilants et, le cas échéant, proactifs à l’avenir.

Xavier Arnauld de Sartre : Cette position est-elle partagée dans les CEN ?

Marc Maury : La compensation par l’offre fait l’objet de forts débats au sein des CEN. Il y a un risque de marchandisation quand elle est aux mains d’acteurs qui veulent faire du profit, mais c’est différent quand elle est aux mains d’une association qui réinvestit tout dans la protection de la nature. Cette réflexion est émergente dans le réseau, elle aura beaucoup de détracteurs, d’opposants… Qu’est-ce qui nous distingue d’un autre opérateur de la compensation par l’offre ? Rien, si ce n’est que nous réinvestissons tout dans la conservation. Je serais gêné si les sites naturels de compensation étaient seulement mis en place par des entreprises privées, et non par nous alors que nous sommes désintéressés…

Bruno Mounier : Cette loi apporte tous les ingrédients pour donner une dimension économique à la biodiversité : un objet, des valeurs et des flux, des acheteurs potentiels. Les enjeux financiers sont importants et notre modèle de société va forcément ouvrir un marché. Il faut rendre les conditions claires et réguler le cas échéant.

Si l’économie était une science exacte, cela se saurait. Un modèle économique va s’écrire sur un nouveau « produit », la biodiversité, que le législateur a installée. La nature est un bien commun et elle est susceptible de devenir un bien marchand. La vigilance s’impose, le réseau CEN y contribuera.

Lionel Pirsoul et Sonia Bertrand : Concrètement, en Languedoc, nous voyons les effets pervers de l’offre de compensation quand elle est associée à la vente d’unités de compensation. En tout cas, cela remet clairement en cause notre approche territoriale. Les unités de compensation transforment les enjeux des mesures de compensation, qui se détournent des espèces ou des espaces. Oc’Via – groupement partenaire public-privé depuis 2012 de l’aménagement du contournement ferroviaire Nîmes-Montpellier –, par exemple, n’a pas des hectares à compenser, mais des « points à marquer », c’est-à-dire qu’il doit atteindre des objectifs chiffrés en termes d’unités de compensation. Pour marquer des points, il faut sécuriser des parcelles et les mettre en gestion. Il y a des points, des ratios entre état initial de la parcelle et ce qui en sera fait. Acheter une prairie et la gérer rapporte un point par exemple, car l’usage de l’espace n’est pas modifié. Enlever de la vigne rapporte deux ou trois points, selon ce que l’on met à la place de la vigne… L’entreprise calcule ce qui est le plus rentable, le plus rapidement possible. Le côté un peu pervers est de se trouver réduit à acheter de la vigne en bon état pour la détruire, parce que cela rapporte plus de points. On aurait pu faire moins perturbant pour l’activité socioéconomique locale… Cette logique, purement comptable, a donc des effets pervers. Dans ce cas, nos grands principes de perturber le moins possible les territoires tombent…

Cette méthode a été inventée et expérimentée par un bureau d’études, Biotope, pour le projet du contournement ferroviaire Nîmes-Montpellier. Cette démarche nous paraît très réductrice, d’autant qu’un de nos rôles maintenant consiste à contrôler… Notre rôle de gestionnaire pourrait être réduit à celui de compteur d’unités de compensation et nous devons redoubler d’efforts pour revenir à des considérations écologiques et insuffler une démarche de territoire. Les unités de compensation sont dans la lignée de la notion de services écosystémiques et transforment notre perception de la nature : il y a trois ou quatre ans, la Dreal a animé un groupe de travail, qui a comparé la méthode des unités de compensation avec des méthodes classiques. Aucune conclusion n’a vraiment été tirée de ce séminaire, hormis le fait que les unités de compensation parlent concrètement à un aménageur qui n’a pas de connaissances de ce qu’est la nature. Cette logique comptable en devient marchande (on compte des unités qui ont un prix), elle n’est pas de considérer la nature en tant que telle et avec toutes ses composantes liées au territoire.

Marc Maury : Cela va plus loin que la marchandisation. En fait, le débat actuel sur la généralisation de la doctrine ERC porte sur la recherche d’équivalences. Il y a une vraie volonté d’établir des tables d’équivalence, alors que le vivant ne peut pas entrer dans un tableau… Il faut prendre en compte l’histoire, le devenir, les acteurs en présence… L’équation a bien trop de variables pour pouvoir être simplifiée et insérée dans un tableau, une grille, une matrice, sans complètement galvauder l’idée de la compensation et sa complexité. Mais pour un pétitionnaire, les tableaux sont très rassurants. Ce sont des aides à la décision, qui peuvent donner des éléments de comparaison entre plusieurs régions.


1

Voir, dans ce même numéro, le texte de Thierry Dutoit et al. « Regards d’écologues sur le premier site naturel de compensation français ».

Citation de l’article : Mounier B., Arnauld de Sartre X., Maury M., Mossant P., Pirsoul L., Bertrand S., 2018. La compensation écologique : le point de vue des Conservatoires d’espaces naturels. Nat. Sci. Soc. 26, 2, 223-229.


© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2018

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