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Journal
Nat. Sci. Soc.
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025027
Published online 14 July 2025

© G. Lecointre, Hosted by EDP Sciences

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Kevin Laland, l’un des principaux théoriciens de la « construction de niche » et figure de proue de la « synthèse évolutionnaire étendue » se penche sur la tâche apparemment inachevée de la théorie générale de l’évolution : expliquer l’émergence des spectaculaires capacités cognitives, techniques, langagières, sociales et culturelles de l’humain. D’où le titre de l’ouvrage, La symphonie inachevée de Darwin (traduction de Thierry Hoquet aux Éditions La Découverte, 2022). Le sous-titre en est : Comment la culture a façonné l’esprit humain. La couleur et la conclusion sont annoncées : ce livre démontre que depuis plus de deux millions d’années, les principaux déterminants de l’évolution humaine sont, non pas les gènes, mais la culture.

Préambule : qu’est-ce que la culture ?

La culture évolue

Avant d’aborder le contenu même du livre de K. Laland, il est bon de rappeler ici qu’en éthologie, il est admis que des cultures se transmettent et sont pensées en termes évolutionnistes. La culture serait un ensemble de comportements transmissibles différentiellement, c’est-à-dire observés dans certaines populations (mais pas dans d’autres) au sein d’une même espèce. Le fondement de la culture est l’apprentissage social, par contact (et surtout par imitation, qui va être centrale dans le livre de K. Laland) avec les autres congénères, puis ainsi transmis de génération en génération. La transmission fait donc partie de la définition de la culture. Mais celle-ci ne peut avoir un rôle dans l’évolution que si elle se modifie de façon cumulative (ce sur quoi va insister K. Laland, et il va même exposer à quelles conditions). Un trait peut être considéré comme culturel s’il suit les trois critères empiriques suivants :

  1. Il doit être observé dans une même communauté pendant plusieurs années et sur une ou plusieurs générations.

  2. Il ne doit pas y avoir de différences entre contextes environnementaux dans lesquels ces cultures se sont manifestées. Par exemple, le fait qu’une population de chimpanzés casse des noix avec des pierres et qu’une autre ne le fait pas n’est pas un trait culturel s’il est expliqué par la seule absence de pierres dans l’environnement de la seconde.

  3. Il ne doit pas y avoir de différences génétiques entre ces mêmes populations qui puissent expliquer le comportement « culturel ». Par exemple, le fait qu’une population de chimpanzés consomme des plantes très amères (et pas les autres populations) n’est pas un trait culturel si elle présente une prédisposition génétique à ne pas goûter l’amertume (tandis que les autres populations sensibles à l’amertume évitent ces plantes).

Selon cette définition, assez bien cadrée en matière de collecte de données de terrain par la primatologie et l’anthropologie (pour l’éthologie, voir Danchin, 2022, 168), des comportements que l’on pensait être le propre de l’homme sont décrits comme « culturels » chez plusieurs autres espèces animales. Aujourd’hui, des cultures sont décrites chez les cétacés et les oiseaux à partir de leurs chants ou de leur collecte de nourriture, ainsi que chez différentes espèces de singes. Les grands singes comme les chimpanzés et les orangs-outans utilisent quotidiennement des outils différenciés entre populations – par exemple pour attraper fourmis et termites, pour casser des noix, pour collecter de l’eau –, sélectionnent des plantes pour se soigner ou procurent des gestes d’apaisement. La culture (en tant que classe de phénomènes comportementaux) varie, puisque les cultures sont différenciées d’une population à l’autre au sein d’une même espèce. La culture se transmet, cela fait partie de sa définition. La transmission culturelle est verticale (d’une génération à l’autre), horizontale (entre congénères de la même classe d’âge) et oblique (d’une génération à l’autre sans qu’il y ait de liens de parenté entre individus) ; ce qui la rend originale par rapport à la transmission génétique qui est presque exclusivement verticale chez les organismes macroscopiques. Enfin, les traits culturels sont sous contrainte. Les pratiques culturelles d’automédication contre les parasites intestinaux chez les chimpanzés peuvent améliorer la santé globale d’une population par rapport à une autre population qui l’ignore, et les cultures de chasse des cétacés, transmises des mères à leurs petits, ont un effet direct sur la captation des ressources, et donc sur la santé et la fécondité de la population, et donc sur la structuration génétique entre populations d’une même espèce (Whitehead, 2017 ; Whitehead et al., 2019). En somme, nous trouvons là, variation, transmission et contraintes : c’est le cocktail suffisant pour produire les effets statistiques sur une population, qu’on appelle « sélection naturelle ». Dès lors, la culture évolue, au sens darwinien du terme. Cela n’est pas une nouveauté du livre de K. Laland (voir, par exemple, Mace et al., 2005 ; Borgerhoff Mulder et al., 2006 ; Gray et al., 2010 ; Howe et Windram, 2011 ; Whiten et al., 2011 ; Danchin, 2022), mais celui-ci s’inscrit pleinement dans cette affirmation.

Sélection naturelle, mais aussi filiation

La théorie de l’évolution a deux piliers : sélection naturelle et filiation. Qu’en est-il de la filiation entre cultures ? Cela fait bien longtemps que les chercheurs l’admettent. Par exemple, la musique s’hérite verticalement, de telle sorte qu’on est capables d’en reconstruire la phylogénie, comme on le fait pour les langues. C’est ce qui fut démontré, par exemple, en 2016 pour les musiques du Gabon par Sylvie Le Bomin (Le Bomin et al., 2016). Les mythes se conservent dans le temps et l’espace, s’héritent verticalement et se diversifient dans une certaine mesure, de telle sorte qu’il a été possible d’en reconstruire la phylogénie, là aussi. C’est ce qui fut fait par Julien d’Huy pour la famille des mythes de Pygmalion, pour la famille des mythes de Polyphème, pour la famille des mythes de la chasse cosmique, par exemple (d’Huy, 2020 ; 2023). Dans tous ces cas, les indices mathématiques de « verticalité » de la transmission étaient suffisamment élevés pour montrer que ces caractéristiques culturelles avaient suivi une diversification généalogique. En d’autres termes, les partages étaient mieux expliqués par une ascendance commune (verticalité) que par des emprunts (horizontalité). Ce n’était là qu’une confirmation. En effet, l’idée que les mythes avaient des invariances à travers les civilisations avait été remarquée dès la fin du XIXe siècle, et plusieurs auteurs comme Arnold van Gennep ou Oscar Montelius en avaient fait des archétypes ancestraux, dont les mythes et contes particuliers n’étaient que des variantes dérivées. La filiation des mythes et des contes n’est donc pas une idée neuve, et est acceptée de la plupart des chercheurs du XXe siècle qui s’y sont intéressés, comme Antti Aarne, Vladimir Propp ou Carl Wilhelm von Sydow. Pour ce dernier, les récits s’adaptent même à leur environnement et suivent le principe de sélection naturelle, ce qu’il appellera en 1927 l’« oecotypification », à savoir « une certaine unification des variantes à l’intérieur d’une même aire linguistique ou culturelle les distinguant les unes des autres ». Oui, la culture évolue, comme l’affirme le titre d’un article de K. Laland et ses collègues : « Culture evolves » (Whiten et al., 2011). Auteur pour qui la « symphonie inachevée de Darwin » est complétée par notre compréhension des mécanismes par lesquels la culture fut le principal moteur de l’évolution dans notre lignée : « l’esprit humain n’est pas façonné pour la culture, mais véritablement par la culture ». C’est le sujet de ce livre.

De quoi parle le livre de Kevin Laland ?

K. Laland s’interroge en effet sur le scénario évolutionnaire qui a pu conduire aux capacités cognitives, sociales, culturelles et d’inventivité humaines, qualifiées d’exceptionnelles, et intègre dans un même scénario l’origine des innovations, de la transmission (imitation, apprentissage), et tout particulièrement de la transmission de haute fidélité de l’enseignement, du langage, de la coopération, des outils, de l’art, de la domestication, des organisations étatiques. La synthèse qu’il donne s’intègre parfaitement dans la construction de niche et la synthèse évolutionnaire étendue, dont nous verrons plus loin le contexte. Elle contribue même à cette dernière, en cela qu’elle démontre des modes de transmission non génétiques à effets évolutionnaires. Contrairement à l’héritage du siècle précédent qui envisageait les phénomènes culturels comme des réponses adaptatives à des circonstances extérieures, dans une relation causale à sens unique allant des gènes à la culture, le livre démontre que la culture n’a pas seulement émergé de l’intelligence des humains, mais qu’elle a été le moteur de son évolution. Les capacités cognitives humaines n’ont pas donné naissance à la culture, mais ont été façonnées par elle.

L’enseignement comme clé de voûte de l’évolution culturelle humaine

La première moitié du livre traite de l’omniprésence de l’imitation et de l’innovation chez les animaux (humain compris), et de leurs mécanismes, y compris étudiés à l’aide de modèles simulés. Cette partie du livre convoque l’éthologie, la primatologie, les sciences cognitives et les neurosciences, les modélisations évolutionnaires. Pour que l’innovation comportementale puisse avoir un effet de long terme sur les aptitudes de la population, et donc des effets évolutionnaires, il faut une imitation de haute fidélité. Si celle-ci n’est pas au rendez-vous, la variation des traits comportementaux aux générations suivantes se maintient telle quelle, sans que l’un des variants ne puisse se généraliser, et on reste à la case départ. Dans ce cas de figure, l’innovation ne bénéficie pleinement qu’à l’individu qui innove, pas à la population ni à l’espèce puisque, sans fidélité, la transmission de cette innovation modifie celle-ci. Rien ne peut se construire à partir du nouveau trait si celui-ci n’est pas solidement installé dans la population, en termes de fidélité (l’exactitude du copiage ou de l’imitation) comme en termes de nombre d’individus. Autrement dit, les traits comportementaux avantageux ne peuvent pas se cumuler, ou seulement de façon très faible dans le temps évolutionnaire, puisqu’ils deviennent de nouveaux variants en se transmettant. Dans ce cas, la culture n’est pas cumulative. Le copiage des congénères ne présente un avantage sélectif, et donc des effets évolutionnaires, que s’il est de haute fidélité. Chez les humains, les formes d’apprentissage social les plus efficaces et les plus fidèles ont été sélectionnées, ainsi que les structures neuronales et les fonctions du cerveau capables de les induire. Les modèles montrent que de légers accroissements de la précision de la transmission sociale peuvent entraîner de fortes augmentations du nombre de traits culturels et de la longévité de la culture.

La seconde partie du livre convoque davantage les données de l’anthropologie et des préhistoriens. Le début de l’histoire de la culture chez l’humain (probablement à partir du genre Homo, il y a 2,4 millions d’années) est fortement marqué lorsqu’elle devient cumulative. Les humains du genre Homo ont développé un copiage de haute fidélité. Celui-ci a été permis notamment par l’enseignement. Chez les autres espèces, il peut y avoir copiage, mais l’individu copié ne fait pas d’efforts pour faire comprendre ou pour faciliter le copiage. Chez l’humain, cet effort est consenti dans des circonstances décrites dans le livre. C’est l’origine de l’enseignement, dont le livre explore les conditions à partir desquelles il émerge. On peut dire dès lors que l’acte d’enseigner apparaît comme le point-clé de l’évolution humaine. Point-clé dans le sens où, à partir de là, les origines (du langage, de la coopération, de la technique, des symboles, etc.) s’emballent ensuite en cascade. Prenons, par exemple, l’origine du langage. Autant existe-t-il une bonne dizaine de théories différentes et mutuellement non exclusives pour rendre compte de son origine, autant K. Laland en privilégie-t-il une de manière très convaincante (chapitre 8) : le langage tire son origine comme procédé auxiliaire de l’enseignement, dont il réduit les coûts. Le langage à son tour renforce la transmission transgénérationnelle, la coordination et la coopération (chapitre 11), favorise l’essor technique, notamment dans la taille des pierres, devient un système de communication symbolique transmis socialement, et permet d’agrandir la population d’une même culture. Le nombre d’humains et la complexité sociétale se sont accrus brusquement avec les domestications et l’agriculture. L’origine des civilisations n’est pas loin (chapitre 10), puis celle des arts (chapitre 12), où l’auteur met une emphase inattendue sur la danse, probablement parce que celle-ci requiert copiage, coordination et coopération.

La coopération est exceptionnelle et manifeste chez l’humain, mais l’auteur ne traite pas suffisamment de la coopération intraspécifique chez d’autres espèces. Certes, chez l’humain elle est spectaculaire, mais tout l’est dans notre espèce, s’agissant des capacités cognitives et de ce qu’elles font émerger.

La culture façonne en partie la structure des populations

Les gènes et la culture s’influencent mutuellement. Il y a « coévolution » gènes-culture (chapitre 9). Comme cela a été montré chez les cétacés, l’évolution culturelle influe sur la structure génétique des populations, c’est-à-dire la répartition et la fréquence des allèles, et le phénomène est amplifié chez les humains. Par exemple, chez les populations humaines d’Asie centrale, au point de jonction entre les langues turques et les langues indo-iraniennes, les langues structurent davantage la diversité génétique humaine que la géographie, bien qu’on se soit attendu à un rôle prépondérant de cette dernière. Dans ce cas, la langue fonctionne comme une barrière aux échanges génétiques. Il en va de même des castes en Inde. En Hollande, ce sont les religions qui structurent la diversité génétique des populations. Autre exemple classique, les gènes mitochondriaux (qui ne sont transmis que par les mères) circulent davantage dans les populations humaines patrilocales puisque ce sont les femmes qui s’y marient ailleurs, et les gènes du chromosome Y (qui ne sont transmis que par les pères) circulent davantage dans les sociétés humaines matrilocales puisque ce sont les hommes qui s’y marient ailleurs.

La culture ne façonne pas seulement la structure génétique des populations ; elle sélectionne même certains allèles. Plusieurs exemples sont rappelés au chapitre 9, reprenons ici l’un des plus classiques. L’apparition du pastoralisme se produit au moins deux fois, dans l’Eurasie néolithique ainsi qu’en Afrique. Ce pastoralisme a conduit les humains à consommer du lait du cheptel bovin ou ovin, en complément du lait maternel, puis de plus en plus tard dans l’enfance. Normalement, l’expression du gène de la lactase (l’enzyme qui permet de tirer parti du lactose) s’éteint avec le sevrage. Ceux qui possédaient des allèles du gène de l’enzyme lactase à expression persistante ont été mieux nourris en apports énergétiques, ont probablement eu une meilleure santé et ont eu sans doute à la longue plus de descendance. C’est ainsi que ces allèles dits de lactase persistante sont à haute fréquence aujourd’hui chez les descendants de populations pastorales ancestrales (Afrique de l’Ouest, Moyen-Orient et Europe du Nord-Ouest). Et cela au moins deux fois, car les allèles en Eurasie et en Afrique ne sont pas les mêmes. Les régions du génome qui environnent et contrôlent l’expression du gène de la lactase y sont celles qui ont une des plus fortes marques de la sélection (Fan et al., 2016 ; Field et al., 2016). Les marques européennes sont datées par des méthodes de comparaison moléculaire à − 9 000 ans et celles de l’Est africain à − 5 000 ans, ce qui est conforme aux données archéologiques attestant le début de pratiques pastorales.

Cette « coévolution » gènes-culture n’est pas nouvelle, certes, mais l’emballement culturel est si puissant chez l’humain que, si l’on veut bien donner à la culture des effets évolutionnaires de long terme (ce qui est largement démontré mais pas toujours accepté des biologistes), c’est la culture qui tracte l’évolution cognitive humaine, contribuant largement à façonner son évolution génétique. N’allons pas croire que cela ne concernerait que le temps présent : cette dynamique dure depuis plus de deux millions d’années. Ce qui est nouveau dans le point de vue de K. Laland, c’est le renversement des gènes après plus d’un demi-siècle d’une biologie excessivement génocentrée : la transmission culturelle n’a pas besoin de passer par la case des gènes pour être comprise, et pour qu’on puisse en comprendre ses effets évolutionnaires. Dès lors, chez les humains, l’évolution culturelle n’est pas « permise » par une évolution génétique préalable, mais c’est l’inverse : c’est l’évolution culturelle qui, à partir d’un point précis, celui de l’émergence de l’enseignement, finit par « tracter » l’ensemble de l’évolution de l’espèce, évolution génétique comprise.

Contexte intellectuel global

Pour comprendre pleinement la cohérence apportée par le livre de K. Laland, et apprécier en quoi il est vraiment intéressant, il faut élargir le champ. Depuis le début de ce siècle, la théorie de l’évolution change. Les deux piliers de l’évolution restent bien la dérive et la sélection naturelle, d’une part, et la filiation, d’autre part. Ce qui change, c’est ce à quoi la théorie de l’évolution s’applique. Elle s’étend aujourd’hui à une large diversité d’objets et de phénomènes, avec un changement de focale. Elle n’est plus centrée sur le gène, qui n’a plus le monopole de la causalité en biologie, mais l’est davantage sur les organismes. Ceux-ci ne font pas que subir la sélection naturelle, ils influent sur une partie des paramètres qui la constituent, voire ils la déterminent, par exemple en redonnant une place centrale au développement embryonnaire dans l’émergence des variations (Miska et Ferguson-Smith, 2016), ou en intégrant la construction de niche. Cette dernière notion tient compte du fait que chez certaines espèces, les conditions dans lesquelles le développement embryonnaire s’effectue ne sont pas celles du milieu extérieur brut, mais celles d’un milieu extérieur largement modifié par plusieurs générations antérieures d’organismes, et dont la nouvelle génération hérite (cas des termites et leur termitière, cas des humains, aussi…).

Le nom qui a été proposé pour ce nouveau cadre est la « synthèse évolutionnaire étendue », pour reprendre mot pour mot l’expression « extended evolutionary synthesis » de l’équipe de K. Laland (Laland et al., 2015). Depuis 2013, Étienne Danchin parle plutôt de « synthèse inclusive de l’évolution » (Danchin, 2013), notamment dans son livre tout aussi intéressant qui détaille tous les mécanismes de transmission non génétiques (au sens de non séquenciques) à effets évolutionnaires (Danchin, 2022). Si l’on reprend le triptyque de ce qui produit l’effet statistique de sélection naturelle, à savoir variation, transmission, contraintes, des choses ont changé dans le « module » variation et encore plus dans le « module » transmission, au point qu’on parle aujourd’hui d’« hérédité inclusive ». Dans le « module » variation, on reconnaît aujourd’hui les variations entre cellules somatiques différenciées de la même manière. Cela permet de penser des phénomènes de sélection au sein d’un corps, ce qui a des répercussions thérapeutiques importantes contre le cancer (Enriquez-Navas et al., 2016 ; Turajlic et Swanton, 2016 ; Thomas, 2019). Par ailleurs, l’expression des gènes est reconnue aujourd’hui en tant que phénomène stochastique (Elowitz et al., 2002 ; Kupiec et al., 2011 ; Heams, 2013). Les vieux modèles déterministes et mécanistes, s’ils peuvent être empiriquement efficaces localement, ne rendent plus compte des réels phénomènes moléculaires aujourd’hui à notre portée. Ensuite, la notion de « programme génétique » est tellement amendée qu’il ne s’agit plus d’un programme (Heams, 2013) et que cette métaphore cybernétique doit être abandonnée (Kremer-Lecointre et Lecointre, 2023). Enfin, la variation phénotypique peut être orientée par la génération parentale.

Il s’est également produit beaucoup de changements au sein du « module » transmission. Cette nouvelle synthèse étend ce qui se transmet entre deux générations : on passe d’un ancien schéma où prévalait une hérédité génétique stricte, la seule considérée comme susceptible d’avoir des effets de long terme sur les populations, donc des effets évolutionnaires, à un nouveau schéma où l’on parle d’hérédité « étendue » ou « inclusive ». En effet, les êtres vivants lèguent aux générations suivantes beaucoup plus que le seul ADN des cellules sexuelles : des marques épigénétiques, le cytoplasme maternel, des comportements appris et des techniques de captation de ressources, les symbiotes, et même un environnement spécifique construit par les générations antérieures (la construction de niche, donc) qui influe sur leur développement.

Ce que la synthèse a de nouveau, c’est que les biologistes sont en train de sortir du génocentrisme : les gènes ne « contrôlent » plus, ils « participent », et les changements de l’ADN des cellules sexuelles n’ont plus le monopole ni de la transmission, ni des effets évolutionnaires. Un nombre croissant de biologistes acceptent de considérer que d’autres caractéristiques et aptitudes qui se transmettent à leur propre niveau (sans qu’on ait besoin d’en passer par la case de l’ADN germinal pour l’expliquer), comme les comportements et l’hérédité culturelle, puissent avoir, elles aussi, un effet évolutionnaire de long terme (à tel point qu’on constate a posteriori qu’elles ont structuré la composition génétique des populations ; Heyer et al., 2015 ; Whitehead, 2017 ; Zhabagin et al., 2017 ; Whitehead et al., 2019). Précisons qu’auparavant les transmissions non séquenciques étaient négligées par l’évolutionniste car réputées n’avoir que des effets de court terme. Il a fallu pour cela deux mouvements indépendants et convergents : d’un côté, que les biologistes sortent de la toute-puissance de la séquence d’ADN et, de l’autre, que les sciences humaines acceptent d’envisager sous quelle forme la sélection naturelle puisse vraiment concerner l’évolution culturelle.

Mais ce n’est pas tout. Le développement embryonnaire change de statut. Il n’est plus le déploiement d’un « programme génétique », mais un processus de construction, dans lequel les gènes sont des partenaires, pas des architectes ni des régisseurs, et dans lequel l’environnement peut interférer. Par conséquent, le développement participe à la reproduction du phénotype d’une génération à la suivante (Miska et Ferguson-Smith, 2016). Celui-ci est en partie déterminé par les gènes, en partie par d’autres classes de molécules, en partie par l’environnement. La plasticité phénotypique n’est pas une conséquence de l’évolution phénotypique, mais une cause. Les biais développementaux (le fait que certains phénotypes sont impossibles en raison de mécanismes développementaux) contribuent à façonner la variation phénotypique et donner prise à la sélection, puis finalement orienter l’évolution. Pour finir, comme la sélection naturelle entre cellules s’opère dans le processus de développement lui-même, et que celui-ci déploie en même temps une véritable généalogie cellulaire, la théorie de l’évolution se pense au sein même d’un organisme en développement. Il n’y a donc plus de différence entre l’ontogenèse et la phylogenèse, et le processus a été nommé « ontophylogenèse » par Jean-Jacques Kupiec (Kupiec, 2012). La théorie de l’évolution n’a pas changé, elle s’est étendue. Pour faire une métaphore, c’est la même pièce de théâtre de l’évolution qui est jouée, mais la distribution des rôles et le nombre des acteurs ont été modifiés.

Résumons-nous, afin de situer le livre de K. Laland dans ce grand puzzle. La nouvelle synthèse évolutionnaire étendue (Laland et al., 2015 ; Danchin, 2013 ; 2022) considère (1) que le point focal de la théorie moderne de l’évolution n’est plus le gène, mais l’organisme, (2) que les organismes façonnent durablement une partie de leur environnement (construction de niche), (3) que cette prise en charge a des effets évolutionnaires de long terme tout comme l’héritabilité génétique, (4) que la culture évolue.

Le point 1 a deux conséquences biologiques importantes. Premièrement, le gène n’a plus le monopole du contrôle de ce qui se passe dans un développement embryonnaire ni même dans le fonctionnement d’un organisme. Il n’y a plus de « programme ». Deuxièmement, le gène n’est pas le seul à transmettre des caractéristiques et leurs nouvelles variations à la génération suivante : il n’est plus un notaire. Le point 4 est celui qu’explore le livre La symphonie inachevée de Darwin.

Références

Citation de l’article : Lecointre G., 2025. Le rôle de l’évolution culturelle chez Kevin Laland. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2025027

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