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Nat. Sci. Soc.
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025026
Published online 08 July 2025

© C. Ducrot et al., Hosted by EDP Sciences

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Pour conduire des recherches sur divers enjeux de société, INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), institut de recherche finalisé (INRAE, 2021), souhaite renforcer les approches interdisciplinaires1. Suite à un premier séminaire organisé en 2020 pour partager les expériences sur la conduite de l’interdisciplinarité (Garin et al., 2021), la réflexion s’est poursuivie en abordant la question des thèses interdisciplinaires. Comment les caractériser ? Demandent-elles des accompagnements particuliers ? Nous avons organisé un séminaire porté par INRAE, pour recueillir les pratiques et discerner les perspectives via une réflexion collective associant superviseurs, doctorants et responsables de plusieurs écoles doctorales (ED). Même si la pertinence d’une pratique de recherche interdisciplinaire en début de carrière reste en débat, diverses publications en défendent l’intérêt et l’importance malgré des difficultés de réalisation (Haider et al., 2018 ; Lyall, 2019 ; Chassé et al., 2020). Un des enjeux pour INRAE est de favoriser l’émergence de thèses interdisciplinaires dans un cadre approprié pour leur réussite et une bonne employabilité de jeunes docteurs aux compétences originales.

Au cours du séminaire, nous nous sommes accordés pour dire qu’une thèse est interdisciplinaire quand son ancrage dans au moins deux disciplines – proches ou éloignées – est suffisamment profond pour franchir un cap en recherche pour chacun des deux domaines ou sur une interface entre ces domaines. Après une brève description des actions entreprises en amont et au cours de ces journées, l’article présente les points saillants des exposés et des discussions. La première partie est consacrée à la particularité des thèses interdisciplinaires. La deuxième porte sur les conditions de leur réussite. La troisième aborde leurs suites. Enfin, la quatrième partie présente les perspectives que soulèvent ces réflexions pour INRAE et les ED ayant participé au séminaire.

Un séminaire sur les thèses interdisciplinaires à INRAE

Le séminaire a été précédé par une série d’entretiens avec les directeurs de cinq ED2 contribuant fortement à la formation des doctorants accueillis au sein des unités de recherche INRAE ; parmi les quelque 80 ED avec lesquelles INRAE est en lien, elles ont été choisies de manière à diversifier les sites, les disciplines et les approches. L’entretien a porté sur la politique et les pratiques de l’ED en matière d’interdisciplinarité et les résultats ont été présentés en séance pour nourrir les débats, de même que ceux d’une enquête en ligne (74 répondants) réalisée lors de l’inscription des participants au séminaire et qui concernait leur pratique des thèses interdisciplinaires. Le séminaire de deux jours a réuni 100 personnes dont 60 en présentiel, à Lyon, les 23-24 juin 2022. Il a alterné interventions, témoignages (encadrants, jeune docteure, responsables d’ED, directeur scientifique d’un groupe privé), tables rondes et ateliers de discussions. Les principaux enseignements sont développés ci-après et résumés dans le tableau 1.

Tableau 1

Atouts, difficultés et conditions de réussite des thèses interdisciplinaires. Synthèse des principaux enseignements (témoignages et discussions) issus du séminaire sur les thèses interdisciplinaires à INRAE.

Intérêt des thèses interdisciplinaires

Point de vue des encadrants de thèse

Le caractère essentiel des démarches interdisciplinaires pour produire des connaissances en réponse aux enjeux sociétaux a été relevé de longue date (National Academy of Sciences et al., 2005 ; Frodeman et al., 2010 ; Lyall, 2019 ; Garin et al., 2021). L’intérêt de conduire ces travaux dans le cadre de thèses interdisciplinaires (Timmermans et al., 2018) est notamment d’initier une collaboration entre chercheurs de disciplines différentes (Ducrot et al., 2021).

Parmi les 74 répondants à l’enquête, les thèses pluri- et interdisciplinaires sont largement perçues comme une prise de risque scientifique tout en étant porteuses de plus-values significatives par rapport aux thèses disciplinaires en termes d’utilité sociale, de créativité et d’originalité des résultats, ainsi que de formation des scientifiques. Selon un sondage réalisé auprès des encadrants de l’ED SEVAB, auprès de 70 participants menant une recherche interdisciplinaire, les motivations pour encadrer une thèse interdisciplinaire sont la mise en place de synergies, de projets structurants, la découverte d’autres disciplines dans le cadre d’approches globales et systémiques, notamment pour répondre aux défis des enjeux environnementaux qui posent des questions complexes nécessitant des points de vue très divers pour les aborder (Hein et al., 2018 ; Kelly et al., 2019). Ces thèses sont considérées comme enrichissantes pour les doctorants et les encadrants et « forment des étudiants capables de créer des ponts entre les disciplines », « mieux armés pour appréhender des questions complexes ».

Point de vue des doctorants

Une enquête auprès de 121 doctorants, dont 72 % avaient des parcours de thèse interdisciplinaire (Chassé et al., 2020), suggère que le choix de l’approche interdisciplinaire découle directement de la complexité de l’objet d’étude. Interrogés sur les apports d’une telle approche, les doctorants mentionnent l’obtention de résultats plus robustes, l’ouverture et le recul, le fait de favoriser une vision globale, systémique et une meilleure appréhension de la complexité des objets d’étude, et des compétences polyvalentes valorisables sur le marché du travail. Les résultats de Lyall (2019), issus de ses entretiens avec une partie des chercheurs dont la thèse interdisciplinaire a été financée par les instituts des conseils de recherche (Research Council Institutes) du Royaume-Uni dans les années 2000, sont convergents.

Point de vue des écoles doctorales

Les entretiens avec les directions des ED ont montré un intérêt et des points de vue très variables sur les thèses interdisciplinaires. Certaines ED n’ont pas d’approche particulière concernant ces thèses ou pas d’opinion arrêtée sur leurs atouts et risques. En revanche, deux ED accueillant nombre de doctorants d’INRAE (ABIES et GAIA) portent un intérêt et une attention marqués à ces thèses, en raison de la nature des sujets traités. Enfin, l’interdisciplinarité est inscrite au cœur de la raison d’être de l’ED « Frontière de l’innovation en recherche et éducation » (FIRE), qui accueille uniquement des projets de recherche interdisciplinaire. Pour ce faire, FIRE est dérogatoire, les équipes de supervision n’y sont pas affiliées, elles restent dans l’ED d’origine et sont accueillies à FIRE le temps de la réalisation de la thèse.

Conditions de réussite des thèses interdisciplinaires

Environnement scientifique

En introduction au séminaire, Fabrice Flipo3 a rappelé qu’« il y a de multiples manières de faire science, qui sont mal connues d’une discipline à l’autre, ce qui est à l’origine de lectures stéréotypées des pratiques d’autres disciplines, de conflits et de disqualifications d’une connaissance par rapport à une autre ». Dans ce contexte, il considère que parmi les manières de traiter l’interdisciplinarité, le cadre des communautés épistémiques (Haas, 1992) est important pour conduire des recherches interdisciplinaires. Centrée autour d’un objet d’intérêt commun (par exemple, les migrations), une communauté épistémique facilite une compréhension réciproque entre acteurs de différentes disciplines intéressés par l’objet, rompt les clivages entre ces disciplines et permet le travail interdisciplinaire. Il en découle qu’un facteur important pour faciliter ce travail est de favoriser la création et le maintien dans le temps de telles communautés. En effet, la construction de l’interdisciplinarité prend beaucoup de temps (Ledford, 2015 ; Lyall, 2019 ; Ducrot et al., 2021 ; Garin et al., 2021), nécessite un fort investissement pour appréhender les bases épistémologiques d’une autre discipline (Garin et al., 2021) et requiert des compétences d’intégration de formes de connaissances différentes (Lyall, 2019). Une majorité des répondants au questionnaire en ligne témoigne de l’importance à pouvoir compter sur des environnements de recherche interdisciplinaires, tels que les métaprogrammes INRAE, les unités de recherche interdisciplinaires, les zones ateliers, les laboratoires d’excellence (Labex), les fédérations de recherche et les projets structurants dans les universités. Inscrire une thèse interdisciplinaire dans une communauté constituée ou avec des encadrants qui ont déjà conduit des travaux interdisciplinaires sera beaucoup plus aisé pour le doctorant.

Profil et recrutement des candidats

Les témoignages, les discussions en atelier et les entretiens avec les directeurs d’ED sur le profil « idéal » des candidats à une thèse interdisciplinaire concordent fortement. Trois éléments majeurs ont été rapportés.

Être déjà familiarisé avec plusieurs disciplines avant la thèse et avoir une culture scientifique large par la formation ou les compétences antérieures

Une culture pluridisciplinaire et des compétences méthodologiques larges dès le démarrage de la thèse apparaissent comme des facteurs de succès. Les étudiants ayant suivi un cursus d’ingénieur, ayant un double diplôme ou ayant eu une expérience professionnelle avant la thèse semblent mieux préparés. Réaliser le stage de master sur un sujet qui prépare celui de la thèse est aussi une façon de se familiariser avec lui et de participer à sa construction.

Avoir une forte motivation et une capacité à développer de nouvelles compétences qui facilitent l’appropriation rapide des concepts dans plusieurs disciplines

Posséder des compétences d’adaptabilité, de communication, de mobilité, être à l’aise pour s’approprier de nouveaux concepts et savoir se positionner aux interfaces, sont, chez les doctorants, des facteurs de succès pour la réussite d’une thèse interdisciplinaire. L’agilité requise pour mener un tel projet peut occasionner des périodes d’adaptation plus ou moins importantes et une charge de travail supplémentaire. Recruter des personnes très motivées, autonomes et préparées à maîtriser vite la démarche de recherche est un enjeu. Un entretien avec une ED a relevé que les docteurs ayant réalisé une thèse interdisciplinaire sont plus agiles, plus aptes à faire des liens entre les disciplines et à gérer des modes différents de fonctionnement et de pensée. Cette analyse rejoint celle de Lyall (2019) selon laquelle l’essence d’une bonne recherche interdisciplinaire se situe dans une compréhension détaillée de la manière de faire fonctionner en synergie différentes formes de connaissances. Les programmes de master offrant une ouverture vers d’autres disciplines et les troisièmes années assez généralistes des formations d’ingénieur sont des exemples de cursus permettant d’y préparer les étudiants.

Développer une bonne capacité à s’affirmer aux interfaces disciplinaires

La nécessité de savoir s’affirmer dans des postures en décalage, que ce soit au sein des équipes d’accueil, dans les congrès ou pour les publications a aussi été relevée. Être « à la marge » disciplinaire des autres scientifiques par sa position en interface peut être source d’inconfort (Lyall, 2019) et requiert une maturité et une bonne confiance en soi pour affirmer sa position, ainsi qu’un soutien affirmé des encadrants, ce qui a été souligné dans les témoignages.

Ces propos corroborent le point de vue de doctorants en thèse interdisciplinaire (Chassé et al., 2020) qui mentionnent clairement des difficultés liées à l’acquisition de nouvelles méthodes de recherche, le « sentiment d’inconfort », de « spécialisation dans rien », de « perte de repère par rapport à une discipline mère ».

Dans les ED les plus impliquées dans le développement des thèses interdisciplinaires (FIRE, ABIES), le processus de sélection des candidats est capital : ainsi, dans l’ED ABIES, une attention particulière est portée aux compétences techniques initiales associées à des qualités de maturité et de solidité ; dans l’ED FIRE, le processus de sélection exigeant est conduit par un comité international attentif à la qualité du projet de thèse présenté par le candidat, son parcours et la qualité de la méthodologie envisagée. Que le superviseur ait encadré l’étudiant en master est un atout, de même que le futur doctorant soit associé à la construction du sujet de thèse.

Accompagnement des doctorants

L’accompagnement des doctorants en thèse interdisciplinaire demande une attention particulière à la qualité de l’encadrement et des formations suivies, au rôle du comité de suivi individuel (CSI), au suivi assuré par l’école doctorale et à la composition du jury de thèse. Également promu par la National Academy of Sciences (2005), le co-encadrement avec complémentarité disciplinaire a été assez systématiquement plébiscité dans les discussions et témoignages, même si certaines thèses interdisciplinaires n’ont qu’un seul superviseur. Les ateliers ont souligné le besoin de maturation de la réflexion entre encadrants pour définir un sujet de thèse pertinent pour chacun d’eux. Les représentants des ED ont insisté sur la définition d’un projet cohérent et équilibré avec des ambitions réalistes pour tous et certains superviseurs ont expliqué sécuriser le début de thèse pour assurer une première publication et laisser plus de latitude ensuite.

A aussi été souligné le besoin d’une grande confiance réciproque entre les encadrants de champs disciplinaires différents, ainsi qu’à l’égard du doctorant. Leur rôle, entre orientation du travail et lâcher-prise, est plus délicat qu’avec une thèse conventionnelle, car chacun d’eux n’est compétent que pour une partie des travaux en cours, et l’étudiant « défriche » un terrain nouveau sur une interface imparfaitement maîtrisée par chacun des encadrants. Ils doivent s’assurer de l’intégration du doctorant au sein de chacune des équipes et des réseaux de pairs concernés. Il doit être au plus tôt en capacité de maîtriser la trajectoire du projet. Les ateliers ont mentionné le besoin d’expliciter le rôle de chacun et sa latitude, d’établir des jalons, entre autres sur la stratégie de publication, et de concilier anticipation et adaptabilité.

Le CSI joue un rôle important car il peut inclure des composantes disciplinaires complémentaires de celles présentes dans l’encadrement ainsi que des compétences sur la capacité à faire travailler plusieurs disciplines en synergie, et il peut aider à arbitrer en cas de tensions entre des personnes ou certaines postures disciplinaires. Il est de ce fait recommandé de le mettre en place rapidement après le début de la thèse. L’ED FIRE a en outre instauré un suivi de chaque doctorant, particulièrement en fin de première année, jugée comme une période critique ; le CSI est composé de deux tuteurs, qui sont des chercheurs n’ayant pas eu de collaboration avec les superviseurs, et qui sont choisis par le doctorant en accord avec ces derniers. L’ED FIRE dispense une formation spécifique afin que le doctorant maîtrise rapidement la démarche de recherche, développe son autonomie et sa capacité à appréhender différentes interfaces disciplinaires via ses pairs. Le programme de 300 heures se déroule dans un lieu interdisciplinaire, le Learning Planet Institute4, qui facilite les interfaces. La direction de l’ED SEVAB rencontre tous les doctorants annuellement, avec une attention particulière au suivi des thèses codirigées, et a attribué à chacun d’eux un référent chercheur, qui l’accompagne depuis son inscription jusqu’à sa demande de soutenance. Tous les doctorants de l’ED GAIA ont un référent qui anime annuellement le CSI composé de spécialistes des disciplines convoquées dans la thèse, d’un représentant du laboratoire d’accueil et d’une personne extérieure aux disciplines de la thèse. La formation joue aussi un rôle important dans l’assimilation, par l’étudiant, des aspects méthodologiques des disciplines nouvelles pour lui. Le département « Sciences pour l’action, les transitions, les territoires » (ACT) d’INRAE, qui a une forte culture d’interdisciplinarité, a mis en œuvre un accompagnement des thèses et des encadrants sur les questions de pluralisme scientifique, de problématisation, de publication, de co-encadrement, avec l’appui de dispositifs animés par des chercheurs. Ces différents éléments répondent aux attentes des doctorants en thèse interdisciplinaire (Chassé et al., 2020) qui font état de leurs besoins de combler des lacunes méthodologiques, de constituer un CSI interdisciplinaire et de définir leur stratégie de publication.

Un autre aspect évoqué dans les témoignages et discuté lors des ateliers est la constitution du jury de thèse. Il doit intégrer des représentants des différentes disciplines mobilisées, mais aussi des personnes familiarisées avec l’interdisciplinarité pour pondérer les attentes que chaque communauté disciplinaire peut avoir. L’ED FIRE mentionne que les membres des jurys, à la lecture de la thèse, ne perçoivent parfois pas d’emblée toute l’envergure scientifique d’un travail aux interfaces disciplinaires, envergure qui se révèle bien souvent au moment de la soutenance, lorsque les différents points de vue s’expriment et que le doctorant étoffe ses réponses. Il importe donc de prévenir le jury du caractère interdisciplinaire de la thèse.

Débouché des thèses interdisciplinaires

La question de l’employabilité des docteurs ayant fait une thèse interdisciplinaire est régulièrement abordée (Haider et al., 2018 ; Lyall, 2019). Divers éléments ont été produits et discutés à ce sujet au cours du séminaire.

Devenir des jeunes docteurs

L’Irstea5 a étudié le devenir des 252 docteurs accueillis au sein de ses laboratoires, ayant soutenu entre 2012 et 2016. 45 % ont mené une thèse qui reposait sur plusieurs disciplines, soit près d’un sur deux. Il n’a pas été observé de différence notable dans l’employabilité des jeunes docteurs selon le type de thèse.

L’ED ABIES a analysé le devenir des jeunes docteurs à trois ans. Sur trente doctorants ayant soutenu une thèse interdisciplinaire entre 2016 et 2018, tous sont employés, 15 % dans le privé, 15 % dans l’enseignement supérieur et la recherche, 40 % dans les organismes de recherche et 30 % dans l’administration (pour l’essentiel des fonctionnaires ayant suivi une formation complémentaire par la recherche). À l’ED FIRE, tous les jeunes docteurs trouvent un emploi.

Enfin, une étude (Vantard et al., 2023) indique que l’âge moyen de recrutement au CNRS est comparable pour les chercheurs engagés dans des projets disciplinaires ou interdisciplinaires, pointant ainsi que l’implication dans des projets interdisciplinaires en thèse ou en contrat postdoctoral n’apparaît pas comme un frein au début de la carrière des scientifiques, même si l’âge de recrutement n’aborde qu’une facette de cette question.

Carrières académiques et emplois privés

Les témoignages relativisent néanmoins ce constat globalement positif basé sur les données d’emploi. L’organisation disciplinaire des organismes de recherche et des universités complique le recrutement et la carrière des chercheurs interdisciplinaires, en France et à l’étranger (Haider et al., 2018 ; Hein et al., 2018 ; Lyall, 2019 ; Vienni-Baptista et Klein, 2022). Chassé et al. (2020) relatent l’obligation d’inscrire un doctorat sous une seule des mentions proposées par l’ED, ce qui est inadapté aux recherches interdisciplinaires et qui peut être ensuite préjudiciable à l’employabilité. L’ED GAIA a créé un diplôme relativement ouvert, « Environnement, Territoires et Sociétés », qui permet d’inclure la plupart des doctorants ayant une part de sciences sociales dans leur travail de thèse. Les docteurs interdisciplinaires relèvent ensuite de plusieurs sections du Conseil national des universités, mais leurs compétences peuvent ne pas correspondre aux standards de ces sections, ce qui peut entraver la qualification aux fonctions de maître de conférences. La difficulté continue dans la poursuite de la carrière (Hein et al., 2018 ; Lyall, 2019 ; Garin et al., 2021), par exemple, lors des concours de promotion, ce qui appelle à réfléchir aux critères d’évaluation.

Les entreprises privées offrent de leur côté un potentiel d’emploi pour les docteurs interdisciplinaires. Un témoignage a présenté ces opportunités qui sont dues au fait que les entreprises s’intéressent beaucoup à des enjeux interdisciplinaires et recrutent des scientifiques adaptables aux compétences transversales. Il a cependant souligné le manque de reconnaissance du doctorat par les entreprises, du moins en France.

Les éléments disponibles convergent donc pour dire que si l’employabilité des doctorants ayant réalisé une thèse interdisciplinaire paraît bonne, il manque cependant des données pour une analyse par secteur d’emploi, notamment sur des postes d’enseignant-chercheur. Pour ceux qui s’orientent vers une carrière académique, leur progression semble plus compliquée, du fait de contraintes institutionnelles sur lesquelles une réflexion et des évolutions sont demandées de longue date (Billaud et Hubert, 2006 ; Garin et al., 2021).

Préparation de l’après-thèse

Outre leur domaine thématique, les docteurs ont des compétences transverses, savoirs, savoir-faire et savoir-être transférables à d’autres activités. Le séminaire a souligné l’importance de bien formaliser les compétences développées dans les travaux interdisciplinaires, notamment une capacité à s’implanter dans des communautés de pensée différentes et à jongler avec des référentiels épistémologiques distincts (Lyall, 2019). Ces aptitudes sont un atout pour l’emploi, qu’il convient de bien identifier, formuler et faire valoir. Le carnet de compétences6 proposé par les ED permet aux doctorants de faire le point à ce propos au fil de la thèse.

Perspectives

Discussion des résultats

Plus la distance épistémologique est grande entre les disciplines convoquées pour le projet de thèse interdisciplinaire, plus il convient de porter attention au déroulement et à l’environnement de la thèse. Il existe un continuum entre disciplines (Schmid et Mambrini-Doudet, 2019 ; Chassé et al., 2020). Plus le cheminement d’une discipline à l’autre est distant, plus la maîtrise simultanée des cadres conceptuels de chacune est difficile. L’enquête de Chassé et al. (2020) et les réponses des participants au séminaire indiquent que l’interdisciplinarité élargie, couplant des sciences naturelles et des sciences humaines et sociales, concerne une fraction très faible des thèses interdisciplinaires.

Le sentiment d’inconfort à pratiquer l’interdisciplinarité (témoignages dans Chassé et al., 2020) a été discuté par Haider et al. (2018) qui ont relevé, comme éléments-clés à prendre en compte, le besoin de s’appuyer sur une base méthodologique solide et de développer une agilité épistémique. Dès lors, le risque est de trop élargir sa base conceptuelle et de « se perdre ». Cette réflexion sur l’équilibre à trouver renvoie au besoin d’un suivi rapproché des doctorants et aux pratiques des ED, en particulier au rôle essentiel des tuteurs et membres du CSI pour aider à trouver le bon positionnement et rassurer le doctorant. Haider et al. (2018) proposent, pour leur part, une démarche régulière d’autoréflexivité pour se positionner en s’interrogeant sur sa propre évolution et la relation entre son processus de recherche et ses résultats.

Perspectives à l’échelle d’INRAE

En tant qu’organisme de recherche, INRAE a mis en œuvre différentes actions propices au déroulement des thèses interdisciplinaires : métaprogrammes, écoles-chercheurs, ateliers encadrants-doctorants7 (Girard et al., 2019). La teneur des réflexions partagées sur les thèses interdisciplinaires conforte ces orientations et suggère d’autres pistes : suivi du devenir des jeunes docteurs ayant réalisé leur thèse aux interfaces disciplinaires, estimation du niveau d’interdisciplinarité des thèses, échanges de bonnes pratiques sur le recrutement des candidats, accompagnement des thèses et formation des encadrants, réflexion sur le positionnement, au sein de l’institut, des jeunes chercheurs ayant réalisé des thèses interdisciplinaires, carrière des chercheurs recrutés sur des profils interdisciplinaires.

Perspectives à l’échelle des écoles doctorales

Les pratiques des ED en matière d’interdisciplinarité sont très diverses et leurs réflexions actuelles portent notamment sur le recrutement, l’accompagnement et la formation des doctorants. L’ED SEVAB leur propose ainsi une nouvelle formation intitulée « Sciences & Société » pour la gestion interdisciplinaire des sujets complexes. À partir de la synthèse de Girard (2023) sur l’encadrement collégial, une réflexion pourrait aussi être envisagée quant au besoin de repenser les fonctions respectives du doctorant et de ses encadrants pour développer une autonomisation du doctorant, que l’on tendrait à positionner en chef de projet, ajoutant une compétence managériale aux compétences transversales scientifiques nécessaires à la thèse.

Mieux gérer l’interdisciplinarité dans les ED pourrait également passer par la mise en place d’un dialogue régulier entre les ED les plus concernées pour partager les questions et les pratiques.

Conclusion

Tout projet de thèse est une aventure passionnante et exigeante. La thèse interdisciplinaire l’est plus encore, mettant le doctorant au cœur d’un projet de recherche complexe. C’est également un catalyseur pour développer de nouvelles collaborations et aborder de nouvelles questions aux fronts de science. Les témoignages et les discussions lors du séminaire ont montré à la fois l’intérêt des thèses interdisciplinaires et la difficulté de l’exercice. Le manque de sensibilisation au pluralisme des sciences fait probablement sous-estimer les différences conceptuelles et méthodologiques entre disciplines et le besoin d’acquérir des compétences transversales pour les faire dialoguer efficacement. Le doctorant interdisciplinaire doit s’approprier les codes de cultures épistémologiques différentes et jongler entre eux. Le séminaire a permis de mieux cerner les conditions propices à une thèse interdisciplinaire réussie, qui concernent l’environnement scientifique du doctorant, ses aptitudes, l’accompagnement de son travail et un engagement effectif de l’institution dans la durée (Lyall, 2019).

Parmi les perspectives de réflexions découlant des discussions, certaines dépassent le cadre des opérateurs de recherche ou des ED et pourraient être soutenues auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Une première question porte sur l’évolution des institutions pour mieux prendre en compte les parcours interdisciplinaires, tant à propos des mentions d’inscription de ces thèses dans les ED, qu’à propos du recrutement et des carrières dans les établissements publics d’enseignement et de recherche. Billaud et Hubert (2006) insistaient déjà sur le fait que l’approche interdisciplinaire requiert une évolution des institutions. Une seconde question concerne la complexité des thèses interdisciplinaires qui rend difficile leur réalisation en trois ans. Une attention particulière doit être portée à bien dimensionner dès le début l’ambition des sujets de thèses, mais l’harmonisation de leur durée avec les pratiques internationales, qui autorisent des thèses plus longues, mériterait aussi d’être envisagée.

Références


1

L’interdisciplinarité est définie par les académies américaines (National Academy of Sciences, National Academy of Engineering, Institute of Medicine, 2005) comme un mode de recherche mené par des équipes ou des individus qui s’appuie sur des informations, des données, des techniques, des outils, des perspectives, des concepts et/ou des théories provenant de deux ou plusieurs disciplines ou ensembles de connaissances spécialisées, afin de faire progresser la compréhension fondamentale ou de résoudre des problèmes dont les solutions dépassent le champ d’application d’une seule discipline ou d’un seul domaine de pratique de la recherche.

2

ED 584 GAIA (biodiversité, agriculture, alimentation, environnement, Terre, eau), Montpellier ; ED 581 ABIES (agriculture, alimentation, biologie, environnement et santé), multisites ; ED 458 SEVAB (sciences écologiques, vétérinaires agronomiques et bio-ingénieries), Toulouse ; ED 454 SHPT (sciences de l’homme, du politique et du territoire), Grenoble ; ED 474 FIRE (frontière de l’innovation en recherche et éducation), Paris.

3

Professeur de philosophie, d’épistémologie et d’histoire des sciences et techniques (Institut Mines-Télécom Business School).

4

Depuis 2006, en s’appuyant sur l’intelligence collective, l’association Learning Planet Institute réinvente l’apprentissage à tous les âges de la vie afin de construire des sociétés apprenantes, durables et inclusives, aptes à relever les défis complexes ; un des volets est la formation doctorale interdisciplinaire. https://www.learningplanetinstitute.org/.

5

L’Irstea (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture) a fusionné en 2020 avec l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) pour devenir INRAE.

6

La délivrance du doctorat certifie l’ensemble des compétences acquises pendant la thèse. En suivant la définition des six blocs de compétences de l’arrêté du 22 février 2019, les ED et les établissements d’inscription ont mis en place des outils et développé de bonnes pratiques pour faciliter la prise de conscience et la formalisation des acquis, comme le carnet de compétences introduit, dès 2012, par l’ED ABIES.

7

Le dispositif Eden (École des doctorants et de leurs encadrants) d’INRAE, sous le pilotage de la DRH et des départements de recherche, propose un accompagnement destiné aux doctorants et à leurs encadrants.

Citation de l’article : Ducrot C., Arpin I., Barreteau O., Garin P., Hannachi M., Maillet I., Mambrini M., Pery A., Sicard M., Vailleau F., Vassileva I., Lannou C., 2025. Atouts, difficultés et conditions de réussite des thèses interdisciplinaires. Partage d’expériences à INRAE. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2025026

Liste des tableaux

Tableau 1

Atouts, difficultés et conditions de réussite des thèses interdisciplinaires. Synthèse des principaux enseignements (témoignages et discussions) issus du séminaire sur les thèses interdisciplinaires à INRAE.

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