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Nat. Sci. Soc.
Volume 30, Number 3-4, Juillet/Décembre 2022
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Page(s) | 290 - 298 | |
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023009 | |
Published online | 14 March 2023 |
« Femmes, écologie et engagements politiques du Sud au Nord » : actualité de l’écoféminisme
Women, ecology, and political commitment from South to North
Philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, Paris, France
* Auteur correspondant : catherinel.larrere@gmail.com
Que nous apprennent les luttes écologiques dans lesquelles s’engagent les femmes, du Sud au Nord ? Tel était le thème du colloque organisé par l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne [ISJPS]) et l’Université de Chicago à Paris, les 4 et 5 juin 2021. Le fil conducteur fut celui de la lutte contre l’extractivisme (extraction minière, forages pétroliers et gaziers, mais aussi déforestation, plantations arbustives ou agricoles destinées à l’exportation et pêcheries industrielles), dans un débat qui a abordé les questions de spiritualité, puis en est venu à la justice environnementale, avant de parler du care, en un retour réflexif sur les questions soulevées par ces luttes qui ne se réclament pas toujours de l’écoféminisme, mais permettent d’en éclairer les enjeux : ceux de la domination croisée des femmes et de la nature. Si ce type de mouvement s’expose à l’accusation d’essentialisation ou de naturalisation, les discussions ont fait ressortir la pluralité des références à la nature ainsi que celle des formes d’émancipation.
Abstract
What can we learn from the ecological struggles in which women are involved from North to South? This was the issue debated at the conference organised on June 4th and 5th, 2021 by Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne and the University of Chicago Center in Paris. Its leading topic was women’s struggles against extractivism (mineral extraction, oil and gas drilling, as well as deforestation, shrub, or agricultural plantations designed for export, and industrial fisheries). The issues debated related to materialism and spirituality, environmental justice and led on to care, in a reflexive look into questions arising from struggles which although they do not always refer to ecofeminism, throw light on the stakes involved, i.e., the connections between the twin oppression of women and nature. Although ecofeminism is often accused of naturalisation or essentialisation, what emerged from the debate was the plurality of references to nature as well as of the forms of emancipation.
Mots clés : écoféminisme / extractivisme / matérialisme et spiritualité / justice environnementale / care / nature et naturalisation
Key words: ecofeminism / extractivism / materialism and spirituality / environmental justice / care / nature and naturalisation
© C. Larrère, Hosted by EDP Sciences, 2023
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Écoféminisme : le mot a été inventé par Françoise d’Eaubonne (1974), dans un livre publié en 1974, Le féminisme ou la mort. Vite oublié en France, le terme resurgit aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner toute une série de mouvements rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses : marches antimilitaristes et antinucléaires, communautés agricoles de femmes, mobilisations contre la pollution (Merchant, 1996 ; Hache, 2016)… Ces engagements de femmes dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout dans le monde, particulièrement dans les Suds (Inde, Afrique, Amérique du Sud…) (Laugier et al., 2015)… Très présents dans les manifestations pour le climat, notamment en 2015, les mouvements écoféministes sont revenus en Europe, particulièrement en France, où ils rencontrent un succès sans précédent (Burgart Goutal, 2017).
Du Sud au Nord, les femmes s’engagent politiquement dans les luttes écologiques : tel était l’objet du colloque organisé par l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne [ISJPS]) et l’Université de Chicago à Paris1. C’est dans les locaux parisiens de celle-ci qu’il s’est tenu les 4 et 5 juin 2021, ce qui a permis de faire dialoguer, entre présence et liaison à distance, public et intervenantes, parmi lesquelles de nombreuses femmes des Suds engagées sur le terrain dans des luttes politiques. Comme l’a dégagé, à l’issue du colloque, l’une de ses organisatrices, Sandra Laugier (philosophe, Université Paris 1), ce colloque a innové en ne faisant pas de différence entre universitaires et activistes, entre réflexion théorique et témoignages. Les militantes apportent une contribution théorique décisive à la réflexion en cours : telle est la leçon, à la fois épistémologique et politique de ce colloque.
Le colloque a été divisé en quatre sessions thématiques, consacrées à l’écoféminisme et au care (première session), aux luttes des femmes et des peuples autochtones contre l’extractivisme (deuxième session), à la polarité des résistances, entre matérialités et spiritualités (troisième session), et aux enjeux de justice, à la fois environnementale et sociale, mis en avant dans ces luttes (quatrième session). La succession des différentes sessions répondant aux contraintes horaires liées à l’intervention, à distance, de militantes d’Amérique du Sud, nous ne suivrons pas le déroulement chronologique des séances, mais commencerons par les luttes contre l’extractivisme, fil conducteur du colloque, ce qui permettra d’aborder les questions de spiritualité, puis d’en venir à la justice, avant de parler du care, en un retour réflexif sur les questions soulevées par ces luttes qui ne se nomment pas toujours écoféministes, mais permettent d’en éclairer les enjeux.
L’extractivisme et les luttes des femmes et des peuples autochtones
Tel que l’entendent les intervenantes, l’extractivisme ne désigne pas seulement une activité particulière – l’extraction minière – c’est un modèle d’accumulation capitaliste qui, commencé par la conquête coloniale à l’Époque moderne, dont il fut la motivation (rapporter de l’or – et autres richesses minières – en Europe), se poursuit aujourd’hui, liant les dimensions économiques et financières, juridiques, sociales et écologiques et provoquant des crises en série.
À l’extraction minière et aux forages pétroliers et gaziers, il faut ajouter la déforestation, les plantations arbustives ou agricoles destinées à l’exportation et les pêcheries industrielles.
À l’extérieur, comme l’a rappelé Samantha Heargraves (Afrique du Sud, directrice de l’association Women and Mining), l’extractivisme représente un cycle non soutenable d’extraction grandissante de ressources, de flux financiers – licites et illicites – croissants. Ce faisant, il aggrave la crise écologique et climatique, et conduit les pays exportateurs à s’endetter plus encore, et, dans une fuite désespérée pour alléger la dette, à en extraire toujours plus, ce qui les rend encore plus dépendants des capitaux étrangers. À l’intérieur, ce mode d’appropriation de ressources naturelles non renouvelables ou difficilement renouvelées a des effets économiques, sociaux et environnementaux dévastateurs. Il détruit les écosystèmes, fait s’effondrer la biodiversité, multiplie les pollutions, rendant la vie des populations locales plus difficile et mettant leurs modes de vie en danger. Grosse consommatrice d’eau, l’extraction minière est source de pénurie d’eau disponible et justifie des projets de barrages hydroélectriques pour lesquels les populations locales ne sont pas consultées. Dans leur recherche de nouveaux terrains d’exploitation, les industries extractivistes s’attaquent aux populations autochtones sur le territoire desquelles elles empiètent et dont elles menacent l’existence.
Accroissant les inégalités économiques et accentuant les conflits sociaux, liant la question de la terre et de l’eau à celle des destructions écologiques, ce système d’exploitation économique, écologique et politique suscite de nombreuses luttes, réunissant militants écologistes, associations paysannes, communautés autochtones (Écologie & Politique, 2019). Les femmes ne sont pas seules dans ces luttes, mais celles qui s’y investissent insistent sur la nécessité d’y inclure des objectifs féministes. Bertha Zuñiga Caceres est, au Honduras, coordinatrice générale du Conseil citoyen des organisations populaires et indigènes (COPINH). La lutte contre l’exploitation des biens communs de la nature au profit d’un petit nombre de groupes économiques que mène cette organisation est une lutte pour la reconnaissance des droits territoriaux, mais aussi, a-t-elle expliqué, pour la reconnaissance des droits des femmes. Lolita Chavez (Guatemala, membre du Conseil du peuple quiché), de la même façon, a exclu que les organisations en lutte se préoccupent seulement d’écologie ou de lutte contre l’extractivisme sans se soucier des inégalités subies par les femmes. L’Anamuri, association chilienne de femmes mapuche, présentée par Marta Dell’Aquilla (philosophe, Université Paris 1), défend des droits fondamentaux, tels que « l’accès à la terre, à l’eau, à une alimentation saine et nutritive, au logement, à la santé et au travail, à la formation politique et historique », sans oublier de mettre « l’accent sur le genre, parce que le travail des femmes a été constamment invisibilisé ».
« Pourquoi sont-ce habituellement des femmes et non des hommes qui s’engagent plus volontiers bénévolement dans les mouvements environnementaux ? » demandait l’une des intervenantes, Ariel Salleh (Australienne, auteure, activiste, visiting professor à l’Université Nelson Mandela en Afrique du Sud) dans un article antérieur (Salleh, 2016, p. 355). Comme l’a montré Nathalie Blanc (géographe, CNRS) au début du colloque, la dégradation écologique renforce les inégalités sociales, aggravant la situation des plus vulnérables et plus particulièrement celle des femmes. Leur cadre de vie et d’activités est généralement confiné à l’environnement proche, dont elles sont dépendantes, ce qui accroît leur précarité. Aux inégalités sociales et raciales (ou ethniques) s’ajoutent les discriminations de genre et la domination sexuelle ; à l’oppression caractéristique de l’exploitation extractiviste s’ajoute la domination masculine. Les militantes dénoncent donc à la fois le capitalisme et le patriarcat, celui-ci n’étant pas propre au seul capitalisme. L. Chavez a distingué ainsi, du patriarcat occidental, qui a ses propres caractéristiques, « le patriarcat enraciné dans l’histoire et la culture du peuple maya quiché » auquel elle appartient. Elle refuse que la domination et les violences que ce patriarcat entraîne soient « folklorisées » et, de ce fait, invisibilisées.
Dans ces luttes de femmes contre l’extractivisme, on retrouve donc ce qui, malgré la diversité des pratiques écoféministes et l’absence d’une doctrine unifiée, en constitue cependant la constante : les femmes et la nature sont l’objet d’une domination croisée. Une conjonction qu’elles peuvent éprouver physiquement, dans leur corps : « c’est sur le corps des femmes que toutes les oppressions sont construites » déclare la militante guatémaltèque Lorena Cabnal (citée par Magali Calise, philosophe, Université Paris 12). Toutes les activistes qui sont intervenues ont insisté sur la violence qui accompagne l’extractivisme et à laquelle s’exposent tout particulièrement celles qui s’engagent dans les luttes3. Menaces de mort les obligeant souvent à s’exiler (c’est le cas de L. Chavez qui a parlé depuis l’Espagne où elle s’est réfugiée), meurtres de militantes, parmi lesquels celui de Bertha Caceres, la mère de B. Zuñiga Caceres. Celle-ci voudrait que cet assassinat soit reconnu comme un féminicide politique : ce n’est pas seulement comme militante écologique et membre d’un peuple autochtone que sa mère a été assassinée mais aussi directement comme femme.
« Les féministes communautaires mettent sur le même plan la défense du territoire-corps et du territoire-Terre. Cette prise de position les met en première ligne des attaques », a résumé L. Chavez. Dans la violence subie par les femmes et par la nature, se découvre le lien physique des corps à leur environnement, au territoire qui les unit et à la communauté dont elles font partie. Les intervenantes se sont réclamées de leur appartenance à une communauté autochtone : originaire du Honduras, B. Zuñiga Caceres se déclare membre du peuple lenca. L. Chavez se présente en tant que féministe communautaire défendant son territoire – le territoire du peuple maya quiché – et en tant que membre du peuple maya quiché. Son activisme, a-t-elle expliqué, naît de cette double identité, où se lient, au sein d’un milieu de vie, les personnes, la communauté dont elles font partie. Comme l’a remarqué Cécile Renouard (philosophe, Centre Sèvres, présidente du Campus de la transition), ce « féminisme communautaire » appartient à la troisième vague, depuis le début du XXe siècle, du mouvement des femmes tel que le présente A. Salleh (2016, p. 344) : après la défense des droits civiques, la lutte contre les violences domestiques et l’illettrisme, il s’agit de prendre en charge le soin de la communauté dans son ensemble « y compris, a précisé C. Renouard, des milieux vivants détruits par les modèles économiques consuméristes et prédateurs ».
Spiritualités/matérialités
Si les activistes, d’Afrique comme d’Amérique, refusent de séparer les objectifs de lutte écologique et féministe, ce n’est pas seulement parce que les violences qu’elles subissent sont d’origine à la fois capitaliste et patriarcale, mais aussi parce que, dans cette double oppression, elles découvrent la solidarité des corps : leur corps est un territoire et le territoire de leur communauté est un corps.
L’unité de vie pour laquelle elles luttent est non pas celle d’individus séparés, mais celle d’une communauté sur son territoire, d’un milieu de vie tant pour les humains que les non-humains.
Aussi la résistance ne vise-t-elle pas seulement à se maintenir biologiquement en vie, elle a une dimension culturelle et spirituelle. Choisir la spiritualité comme stratégie de vie : c’est ce qu’a expliqué Yashodhan Abya Yala Compaz, du Brésil, en se présentant comme une « autorité spirituelle » de son quilombo du Rio Grande do Sul, qui s’inspire de ces communautés de nègres « marrons » dont certaines, réunissant noirs, indiens et métis, ont conservé longtemps leur indépendance. Parlant de la religion, de matrice africaine, de la nation muzunge à laquelle elle appartient, « Dieu est une mère noire » a-t-elle lancé, en en présentant en même temps les trois filles : mémoire, attente et espoir. La stratégie de vie lie donc le présent au passé et à l’avenir : plusieurs intervenantes ont insisté sur la nécessité de maintenir la continuité d’une mémoire précédant la conquête coloniale. C’est pourquoi Yashodhan ne parle pas d’Amérique, mais d’Abya Yala4 dont elle a intégré le nom au sien.
Face à un capitalisme jugé individualiste, matérialiste et rationaliste, les écoféministes opposent leurs cultures qui ne séparent pas le matériel et le spirituel. Aussi A. Salleh, qui se présente comme matérialiste (d’héritage marxiste mais revu et corrigé), en appelle-t-elle à « retisser la matière et l’esprit », utilisant, comme L. Chavez, la métaphore du tissage pour signifier l’entremêlement qui surmonte les dualismes. Le problème n’est pas tant la spiritualité que la façon, moderne, dualiste, de séparer la matière et l’esprit qu’il faut donc « re-tisser ». Elle peut donc invoquer, comme des activistes plus ouvertement spiritualistes, « la beauté infinie et la profondeur spirituelle de la différence culturelle ». En matérialiste, elle met plus particulièrement l’accent sur la production, mais c’est pour en confronter deux modes : à l’« othering » masculin et capitaliste qui sépare (matière et esprit, homme et femme, nature et humanité) pour mieux établir une domination, elle oppose le « holding » qui insère l’humanité dans le métabolisme naturel, une façon de se faire monde qui « suscite la spiritualité ». Si elle est à la recherche d’un concept de travail, c’est en refusant de séparer la reproduction biologique de la production matérielle, et la valeur produite dans ce travail n’est pas quantifiable. Contre le productivisme, elle affirme les valeurs qui honorent la vie sur Terre, l’insertion des humains dans le grand flux de la vie.
Les cultures autochtones, dont se sont réclamées les intervenantes, sont holistiques : du matériel et du spirituel, du biologique et du social, elles font une seule unité, celle d’une communauté qui fait corps avec son milieu de vie, et l’énergie qui la parcourt est celle de la vie. Autour de l’extractivisme, ce sont des conceptions différentes de la nature qui s’affrontent ; l’extractivisme ne voit dans la nature que des ressources instrumentalisables, des matières premières exploitables sans limite : il détruit la vie et s’approprie privativement ce qui est un bien commun. Surtout, il touche au sacré. C’est que le caractère sacré des territoires, argument invoqué par les communautés autochtones pour s’opposer à la destruction de paysages par des extractions minières ou des barrages hydrauliques, ne renvoie pas tant à l’existence d’espaces sanctuarisés, mis à part du reste du territoire, mais il signifie que le territoire tout entier est sacré, comme lieu de circulation de l’énergie, qu’il accueille le spirituel. Yashodhan a invité à donner son appui à « un espace où la terre, la nature, les êtres spirituels peuvent respirer et s’exprimer librement ».
La résistance à l’extractivisme capitaliste et patriarcal s’appuie sur des cosmovisions, qu’il s’agisse du buen vivir, qui n’est pas seulement une éthique mais également une vision du monde (et notamment du rapport à la Terre), ou, dans le cas des philosophies et spiritualités africaines, qu’il s’agisse de la notion d’ubuntu, résumée en un « Je suis parce que nous sommes » par S. Heargraves. C’est la formule opposée de celle du cogito (« je pense donc je suis ») a repris A. Salleh, qui a insisté sur la dimension relationnelle de cette maxime : tout est interconnecté et l’on retrouve dans les cosmovisions anciennes la leçon de l’écologie, celle de l’interdépendance que le combat féministe et écologique transforme en solidarité.
Du côté du pôle spiritualiste, l’accent a été mis sur l’intériorité. Dans l’encyclique Laudato Si (citée par C. Renouard), le pape François parle de « conversion écologique » : se tourner vers l’écologie, ce n’est pas seulement changer les modes de vie et les façons de produire, c’est aussi modifier sa conception du monde et, surtout, connaître une transformation intérieure qui peut être une réponse à un appel religieux. Pour C. Renouard, sa vocation religieuse (qui lui a fait rejoindre la congrégation des religieuses de l’Assomption), l’éveil du souci écologique, en découvrant la nature (dans de longues et épuisantes marches en montagne) et l’expérience de la solidarité de et avec les pauvres, vécue dans un bidonville de la banlieue de Buenos Aires, font partie, inséparablement, du même moment où s’est accompli le tournant décisif de sa vie.
Il y a donc une dimension intérieure de la spiritualité, un souci de soi – et des autres – que l’on retrouve dans le concept de sanación très important pour les Indiennes guatémaltèques (Cabnal et Falquet, 2015, p. 81). L. Chavez se présente comme une défenseure de sa communauté mais également comme une « guérisseuse » (« una sanadora »). M. Calise a ainsi étudié le rôle, au Guatemala, dans le contexte des luttes contre l’extractivisme, d’un réseau de féministes communautaires incluant des « guérisseuses ancestrales ». Il s’agit de pratiques et de techniques de soin ancestrales indiennes, dont l’objectif est de développer une conscience partagée des expériences de violences physiques (aux violences sexuelles s’ajoute la fatigue physique du travail) et tout autant des destructions psychologiques entraînées par l’oppression. Le travail est collectif, fait d’interactions et de réciprocité : « en te soignant, je me soigne, en te guérissant, nous nous guérissons toutes ». Il s’agit, pour chacune, de retrouver une puissance d’agir dans la joie.
Comme l’a souligné M. Calise, ces Indiennes guatémaltèques refusent de n’être considérées que comme des victimes. Elles veulent être actives, se réapproprier leur corps et leur esprit, agir avec les autres. Mais leur pouvoir, comme l’a rappelé Anne Querrien (sociologue et urbaniste, codirectrice de la revue Multitudes), doit se comprendre à partir de la distinction faite par Starhawk (1982) entre le « pouvoir sur » et le « pouvoir du dedans5 ». Le « pouvoir sur » est celui qu’exerce sur des sujets soumis une domination établie dans des rapports de force. C’est un pouvoir qui sépare. Le « pouvoir du dedans » est celui par lequel on renforce ses capacités d’agir et de se sentir en lien avec les autres, dans une montée commune de la puissance. C’est un pouvoir qui réunit et qui permet d’agir. C’est le pouvoir que cherchent à développer les écoféministes.
Justice environnementale, justice sociale
La sanación pratiquée collectivement par ces femmes ne vise pas à les adapter à une situation mais à la transformer en luttant contre ses injustices. Comme l’ont expliqué Miriam Nobre (Brésil, agronome, membre du réseau Économie et féminisme) et Isabelle Hillenkamp (socioéconomiste, Institut de recherche pour le développement [IRD]), l’imposition d’un modèle d’exploitation avec lequel il n’y a pas d’accommodement possible ne peut qu’entraîner violences et injustices. C’est le cas de l’extractivisme qui s’oppose frontalement aux intérêts, aux modes de vie et aux façons de voir des populations qui le subissent. Mais ce peut être aussi le cas du modèle occidental de protection de la nature, tel que M. Nobre et I. Hillenkamp en ont étudié l’imposition dans la région de Vale do Ribeira dans l’État de São Paulo, au Brésil. Ce n’est pas seulement le modèle lui-même (préserver une nature vide d’activités humaines) qui pose problème, c’est la façon dont il est instrumentalisé pour d’autres objectifs : vider des espaces naturels permet de lutter contre la guérilla et autorise à s’attaquer aux pratiques des populations locales jugées destructrices de la nature, alors qu’on laisse se développer, hors du domaine de protection, des activités beaucoup plus nocives pour la biodiversité. C’est aussi que ce modèle de protection de la nature s’insère aisément dans les réseaux économiques capitalistes et fait appel à des modes de connaissance (géoréférencement des espaces protégés) qui obligent à se situer à une macroéchelle et qui sont ignorants du contexte. Il ne peut être extrait des réseaux de pouvoir et de savoir dans lequel il est intriqué.
Tout autre est le rapport à la nature impliqué par les activités du Réseau agroécologique des femmes agricultrices (RAMA) que M. Nobre et I. Hillenkamp ont étudié : une vision holistique de la nature, attentive au contexte, et qui n’est pas non plus strictement fonctionnaliste (comme l’agroécologie technicienne). Une même fonction peut être remplie par plusieurs éléments, et le même élément peut remplir plusieurs fonctions. Ce qui vaut aussi pour les activités : pas de nette division du travail, pas de spécialisation des tâches (entre protection et développement, comme entre les tâches productives et domestiques). Ces activités impliquent une tout autre vision de la société et de la nature, et il n’y a pas d’accommodement possible entre le conservationnisme imposé aux populations locales et leurs pratiques agroécologiques. La mise en place du modèle occidental de protection ne peut se faire sans violences (expulsions, poursuites diverses…) ni sans injustices : on a pu parler de « racisme environnemental » à propos de semblables politiques de protection de la nature qui se font au détriment des populations autochtones (Keucheyan, 2014, p. 63-67). Les pratiques agroécologiques du RAMA étudié par M. Nobre et I. Hillenkamp représentent donc des formes de résistance à l’imposition d’un modèle créateur d’injustices.
Tel est le terrain de la justice environnementale : celui des luttes contre les injustices sociales consécutives à la dégradation environnementale. La crise environnementale (climat, biodiversité) touche plus fortement les plus pauvres et les plus vulnérables : des inégalités qu’ignorent trop souvent les promoteurs des politiques publiques écologiques en ne se préoccupant pas des effets sociaux de ces mesures, ce qui revient à se décharger, sur les moins favorisés, du fardeau environnemental (on taxe l’essence dont les plus défavorisés ne peuvent se passer et pas le kérosène qui fait voler les avions au profit d’une minorité de plus riches) (Larrère, 2017). Parce que les femmes, comme l’ont montré diverses études, sont particulièrement exposées à ce type d’inégalités et que lutter contre les dégradations écologiques, c’est lutter pour la préservation du milieu de vie, ce sont souvent des femmes qui sont actives dans ces mobilisations.
Ce fut le cas dans les mouvements de justice environnementale qui se sont développés aux États-Unis à la fin des années 1980 et qui ont fait connaître ce type de luttes, mais des mouvements comparables existent ailleurs dans le monde, notamment en Afrique, comme l’a montré Chancia Ivala Plaine (juriste en droit de l’environnement, présidente de Jeunesse africaine pour l’environnement).
L’initiatrice en fut, au Kenya, la biologiste et militante Wangari Maathai : elle fonda en 1977 le mouvement de la Ceinture verte qui incita les femmes à planter des arbres, pour maintenir leur accès à un approvisionnement en bois et protéger la nature tout en soutenant un développement équitable. En 2004, elle fut la première femme africaine à recevoir le Prix Nobel de la paix. De nombreux mouvements de justice environnementale en Afrique s’inscrivent dans le prolongement de son action et en référence à celle-ci, notamment au Kenya : telle la lutte menée par Phyllis Omido contre la pollution au plomb, consécutive aux activités industrielles, du sol et des eaux, ou la défense du peuple endorois, chassé de son territoire au profit d’activités touristiques. Au Niger, c’est contre les forages intensifs des compagnies pétrolières internationales et les dommages qu’ils causent que s’est mobilisé le peuple ogoni, avec la création en 1997 de la Federation of Ogoni Women’s Association.
Dans l’Atlas de la justice environnementale, dressé par l’économiste Joan Martinez Alier et son équipe de l’Université libre de Barcelone et où sont recensés les conflits « écoredistributifs » à travers le monde, plus de 200 cas sont relevés en Afrique6. Cela montre le rôle de la société civile et plus particulièrement celui des femmes dans les luttes pour la justice environnementale. Les dommages environnementaux violent les droits humains : droit à la santé, droit à un environnement sain, droit au développement, droit des populations autochtones sur leurs territoires. Un certain nombre de ces droits ont été reconnus à différentes échelles : dans la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement adoptée au sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992 (qui a notamment énoncé les droits – à l’information, à la participation à la prise de décision, à l’accès à la justice – constitutifs de la démocratie environnementale) ou dans la Charte africaine des droits de l’homme7. Les luttes pour la justice environnementale sont des luttes pour les droits humains, et elles permettent d’avancer dans leur reconnaissance et de les consolider : ainsi les droits fonciers du peuple endorois sur son territoire ont-ils été reconnus par une commission des droits de l’homme. Même si ces batailles ne sont pas toujours couronnées de succès, le cadre juridique de la justice environnementale est en place et donne des armes à la société civile pour avancer dans son combat pour une Terre habitable (Rochfeld, 2019).
Care et écoféminisme : femmes et nature
Une même session, dans le colloque, conjuguait l’écoféminisme et le care. En effet, comme l’ont affirmé les théoriciennes du care que sont Berenice Fischer et Joan Tronto (1990), celui-ci inclut le souci de l’environnement et se préoccupe de l’habitabilité de la Terre :
« Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments complexes que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » (Fischer et Tronto, 1990, p. 40)
Mais cela ne conduit-il pas à envisager le care environnemental comme une façon de faire le ménage, une de ces tâches auxquelles la division genrée du travail cantonne les femmes ? Le care ne serait-il pas plus féminin que féministe ? s’est demandé A. Salleh. Pour Alicia Puleo (philosophe, Espagne, Université de Valladolid) l’attention que les femmes portent aux animaux doit être considérée comme une défense féministe de l’éthique du care, non comme une extension aux animaux des tâches féminines de soin. En incluant les non-humains (animaux ou nature), l’éthique du care subvertit l’anthropocentrisme, comme l’androcentrisme : le souci des animaux met en question la construction sociale des genres. Évoquant une amie qui emportait des sacs-poubelles pour ramasser les canettes de bière abandonnées sur la plage où elle se promenait, Starhawk y voyait, non une manie de propreté bien féminine, mais une façon de prendre les choses en main au lieu de compter sur l’application de règlements édictés d’en haut pour rendre l’environnement plus agréable, une manifestation du « pouvoir du dedans », non un appel « au pouvoir sur » (Starhawk, 20038).
L’environnement ordinaire ou quotidien, auquel sont le plus souvent cantonnées les femmes, est le nouvel universel de l’environnement, a soutenu N. Blanc. Elle lui oppose l’environnement héroïque, celui d’une nature sauvage que se réservent les hommes, qui peuvent y exprimer leurs valeurs masculines d’audace et de courage conquérant. Cet environnement héroïque se révèle peu significatif et, surtout, largement artificiel (des espaces prétendument sauvages – comme la forêt amazonienne – sont en fait le résultat d’une coévolution avec leurs habitants de longue date). C’est dans l’environnement de proximité, celui des tâches domestiques et féminines que l’on peut étudier l’intrication de l’environnemental et du social. C’est là aussi que l’on peut remettre en question l’évidence d’une division du travail qui s’appuie sur la différence des genres pour séparer production et reproduction, activités domestiques et productives : comme l’ont montré M. Nobre et I. Hillenkamp, les pratiques agroécologiques du réseau de femmes qu’elles ont étudié ne séparent pas ces différentes tâches, ce qui permet de les envisager qualitativement et pas seulement quantitativement ; on ne produit pas seulement une quantité de matière, on produit des aliments qui ont de la saveur. Cela montre les capacités analytiques du care : c’est une autre façon de comprendre l’environnement, à la fois critique et plus riche que les façons dominantes de l’envisager.
La difficulté surgit avec la sanación quand on la compare au care : ne s’agit-il pas simplement de soin ? Mais les maladies que prend en charge la sanación ne sont pas de celles dont on s’occupe d’habitude dans les hôpitaux. D’abord parce que le souci des corps est aussi celui de l’environnement. Les atteintes de l’extractivisme industriel à la nature (pollutions des airs, des eaux et des sols, atteintes à la biodiversité) sont aussi des atteintes au « territoire-corps » des humains a indiqué S. Heargraves, en renvoyant à la perspective de « One Health », qui lie santé environnementale, santé des animaux et santé humaine. De plus, ces pratiques collectives, loin de s’en tenir au soin individuel, ont une dimension politique. Si elles mettent l’accent sur les effets psychiques des violences de l’extractivisme, c’est dans la perspective qui était celle de Félix Guattari (1989) dans Les trois écologies. Rajoutant aux écologies sociale et environnementale l’écologie mentale, il faisait de cette dernière une des clés des deux autres, qui révélait la dimension éthique de l’écologie : la domination capitaliste passe par une destruction de la nature et par l’imposition de rapports sociaux oppressifs, mais elle atteint aussi les esprits, et si l’on ne se préoccupe pas d’écologie mentale, on ne viendra pas à bout des dégâts infligés à la nature et à la société.
Après les interrogations sur le care, dont se revendique l’écoféminisme, une autre objection porte sur cette association des femmes et de la nature. Cela ne revient-il pas à essentialiser les femmes, à leur assigner une nature ? L’objection est souvent faite, particulièrement en France où « on ne naît pas femme, mais on le devient » et où la libération consiste à se distancier de la nature, non à s’en rapprocher (Burgart Goutal, 2018). En fait, comme l’a montré Kyra Grieco (anthropologue, EHESS) dans l’étude qu’elle a consacrée aux luttes de femmes contre les extractions minières au Pérou, ce n’est pas dans les paroles des militantes que l’on trouve cette naturalisation, c’est plutôt la façon dont ces paroles sont retranscrites lors de la médiatisation qui les naturalise : les femmes deviennent la femme, symbolisée par des éléments naturels comme l’eau.
La question ne serait-elle pas plutôt du côté de la nature et de l’usage dualiste de ce terme ? Ce sont les hommes qui, l’a rappelé A. Salleh, rejettent hors d’eux la nature, pour mieux dominer tout ce qu’ils ont ainsi externalisé (nature, femmes, personnes de couleur, enfants…). Ils se posent comme leurs propres créateurs, niant leur dépendance aux flux de la nature, engendrement inclus. Se référer à l’engendrement, ce n’est pas réclamer une nature propre aux femmes, c’est retisser l’esprit et la matière, se découvrir comme des corps-sujets (selon l’expression de Merleau-Ponty), donner un corps au matérialisme (« embodied materialism », A. Salleh). On comble ainsi le fossé de l’exception humaine en réinsérant les humains dans la grande circulation de la vie, qui ne se réduit pas au seul engendrement entre individus d’une même espèce. Donna Haraway (2016) nous convie ainsi à établir une parenté qui ignore les barrières d’espèce : « Make kin, not babies » nous invite-t-elle.
Pour les critiques de l’écoféminisme, une autre façon d’essentialiser les femmes consiste à les enfermer dans un rôle social subalterne. Dans Rethinking ecofeminist politics, Janet Biehl (1991) a mené une critique sévère de l’écoféminisme avec des arguments écosocialistes tirés de Murray Bookchin. Si l’écoféminisme comme l’écosocialisme dénoncent le capitalisme et privilégient les capacités de petites communautés à s’organiser dans l’autosubsistance, l’écoféminisme, sous couvert de dénoncer le capitalisme, ne fait que redonner de l’éclat à des formes de société traditionnelles, fortement hiérarchisées et écrasant l’individu.
Ce n’est pas ce qu’il ressort des interventions du colloque. S’il y a, pour L. Chavez, un patriarcat capitaliste, cela ne signifie pas que des sociétés plus traditionnelles (comme celle du peuple maya quiché dont elle est membre) ne connaissent pas leur propre forme de patriarcat et les militantes féministes n’hésitent pas à le dénoncer, pas plus qu’elles n’hésitent à montrer les inégalités dont souffrent traditionnellement les femmes de leurs communautés. Il peut s’agir de la question foncière : elles n’ont souvent pas accès à l’héritage et envisager le territoire de leur communauté comme un bien commun, ce n’est pas revenir à des formes traditionnelles, c’est revendiquer une participation non reconnue jusque-là. Leur appartenance revendiquée aux conseils politiques de leur communauté est donc une nouveauté qu’elles mettent fièrement en avant.
La question n’est pas de sanctifier les cultures non occidentales, mais de refuser leur folklorisation. Que ce soit une façon de considérer sans gravité les inégalités que l’on y rencontre et donc d’invisibiliser les injustices que la critique militante fait ressortir. Ou, à l’inverse, que tout ce qui vient d’ailleurs que d’Occident soit considéré comme irrationnel, assimilé à de la magie ou à de la sorcellerie. À l’universel auquel seule la culture occidentale donnerait accès et qui rejetterait toutes les autres cultures dans la particularité et dans le relativisme, les intervenantes ont opposé une « interculturalité » (A. Puleo) ou, comme C. Renouard, en se référant à Michael Walzer (1986), « un universel de basse altitude ». Ce pourrait être l’« universel latéral » dont Merleau-Ponty (1960) parlait à propos de Lévi-Strauss et auquel se réfère Souleymane Bachir Diagne (2021, p. 97).
C’est aussi l’esprit du « pluriverse » dont se réclament aussi bien Yashodhan qu’A. Salleh et qui soutient les échanges interculturels entre différentes cosmovisions de façon à échapper au double obstacle de l’uniformisation sous un modèle unique ou de l’éclatement en une multiplicité de modèles particularisés.
Conclusion
Appellation non contrôlée, l’écoféminisme désigne des actions où se conjuguent luttes de femmes et luttes écologiques. Parce qu’il réunit les femmes et la nature, l’écoféminisme provoque des objections d’essentialisme. La première objection, qui est la plus fréquente, vise un essentialisme naturalisant. Ne s’expose-t-on pas en insistant sur le lien entre les femmes et la nature à l’illusion d’un fondement biologique de la sympathie des femmes pour la nature ? Par ailleurs, comme le rappelait N. Blanc, ce sont des femmes « ordinaires » dans des environnements « ordinaires » qui sont ainsi mobilisées. Ne risque-t-on pas alors de les enfermer dans leur rôle traditionnel et d’essentialiser des hiérarchies sociales ? Ces objections n’ont pas manqué d’être formulées pendant le colloque et les discussions qui ont suivi ont toujours fait ressortir la dimension sociale de ces luttes : si les femmes s’y trouvent au premier plan, ce n’est pas parce qu’elles seraient, par nature, différentes des hommes, mais c’est parce que la division sociale du travail et l’affectation genrée des rôles sociaux les mettent en situation de prendre en charge la vie quotidienne de leur famille, et en font la cible des violences extractivistes. La discussion a également fait ressortir comment la naturalisation intervient dans la transformation médiatique de ces luttes en événements : des femmes deviennent la femme. On a également longuement discuté de la politisation du rôle « maternel », le fait pour certaines femmes en lutte de se présenter comme des « mères » et d’acquérir par là un statut politique.
Loin d’essentialiser les femmes ou leurs rôles sociaux, les luttes écoféministes aideraient plutôt à démasquer leur naturalisation. Il y a donc convergence entre les réflexions écoféministes et la critique de la naturalisation, propre à la tradition féministe. Que les femmes et la nature soient soumises à des dominations croisées ne nous dit rien sur la nature des femmes, ni sur la nature ainsi dominée. Mais, et c’est ce qui fait une des spécificités de la démarche écoféministe, on n’en a pas fini avec la nature quand on a critiqué la naturalisation. Parce que la naturalisation masque le social sans rien apprendre sur le caractère « naturel » ainsi attribué, la critique de la naturalisation laisse ouverte la question de la nature. Cela permet, comme l’a montré A. Salleh, un renversement de perspective : bien loin qu’il faille s’inquiéter que des femmes s’interrogent sur leur proximité avec la nature, le problème est plutôt du côté des hommes qui considèrent qu’être humain, c’est s’opposer à la nature. Envisager la question sous cet angle permet, comme le dit Émilie Hache (2016, p. 25) dans sa préface à Reclaim, anthologie de textes écoféministes, de « retourner l’association négative des femmes à la nature propre à notre culture patriarcale en objet de revendication et de lutte politique qui concerne potentiellement tout le monde ».
Mais retourner le stigmate, en faisant de la nature à laquelle on assimile les femmes pour les dominer l’objet d’une revendication positive, ne conduit pas à redécouvrir une seule nature mais plusieurs, chacune renvoyant à des cosmovisions différentes. De la même façon, la critique des hiérarchies patriarcales ne débouche pas sur un seul modèle d’émancipation féminine. C’est une des raisons pour lesquelles l’écoféminisme regroupe une diversité de mouvements, sans que se dégage une doctrine commune ; l’étiquette même d’écoféminisme n’est d’ailleurs pas toujours revendiquée. Un colloque comme celui du mois de juin 2021 visait avant tout à faire entendre une diversité de voix. Il était gouverné non pas par une éthique de la discussion, qui vise à parvenir par la délibération à un consensus, mais par une éthique de la conversation : celle qui assure que chacun ou chacune de celles ou de ceux qui prennent la parole sera écouté sans qu’une position ne fasse l’accord de tous et toutes. On fera simplement en sorte que la conversation puisse se poursuivre et les échanges se développer.
Références
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Le programme du colloque et les vidéos des interventions sont disponibles à cette adresse : https://isjps.pantheonsorbonne.fr/evenements/femmes-ecologie-et-engagements-politiques-sud-nord.
Voir aussi l’entretien de L. Cabnal avec Jules Falquet dans Cahiers du genre (Cabnal et Falquet, 2015).
Sous le pseudonyme de « Morbic », A. Querrien a traduit Dreaming the Dark. Magic, Sex, and Politics de Starhawk (1982) ; Femmes, magie et politique ; postface d’Isabelle Stengers, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003 (réédité aux Éditions Cambourakis, 2015).
Citation de l’article : Larrère C. « Femmes, écologie et engagements politiques du Sud au Nord » : actualité de l’écoféminisme. Nat. Sci. Soc. 30, 3-4, 290-298.
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