Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 30, Number 1, Janvier/Mars 2022
Page(s) 14 - 30
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2022016
Published online 05 August 2022

© M. Tsayem Demaze et C. Philippe, Hosted by EDP Sciences, 2022

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« La justice climatique rassemble une grande diversité d’acteurs, aux positions tout aussi diverses », relèvent les auteurs de cet article de synthèse. Tout l’intérêt de leur démarche est d’avoir pu, à partir d’un corpus de plusieurs centaines d’articles, cataloguer et analyser différentes facettes de ce concept qui se situe à la frontière entre mobilisations sociales se déroulant dans des contextes variés et productions académiques. Expression relativement récente, qui date de moins de deux décennies, la justice climatique ne découle pas exclusivement de celle de justice environnementale, mais se situe au croisement de plusieurs problématiques. Si les auteurs sont géographes, ils sont loin de ne se référer qu’à cette discipline dans leur analyse. L’articulation des méthodes et questionnements, qui souligne au passage des relations entre les versants académique et politique de leur corpus, justifie pleinement la place de cet article dans notre revue.

La Rédaction

En quelques années, la justice climatique a donné lieu à de nombreuses publications multidisciplinaires1. Or, peu d’analyses épistémiques et réflexives ont été effectuées pour comprendre les fondements et les contours de ce champ émergent de recherche. Quelles sont les caractéristiques des recherches sur la justice climatique ? Quels types de savoirs font l’objet de publications dans ce registre ? Quelles sont les disciplines et méthodes mobilisées ? À partir d’une revue d’articles inventoriés dans Scopus, nous esquissons les contours épistémiques de ce nouveau champ de recherche, en mettant en évidence ses principales conceptualisations, ses repères et sa filiation avec le champ scientifique plus large et moins récent des inégalités/injustices environnementales (Laigle et Moreau, 2018 ; Emelianoff, 2008).

L’objectif est d’analyser la manière dont la justice climatique se constitue en tant que champ de recherche scientifique plus ou moins spécifique. Il ne s’agit pas de faire un état de l’art classique sur une question ou une problématique relative à la justice climatique, mais de décrire les contenus des articles pour faire une synthèse narrative mettant en évidence les repères et les principales caractéristiques des connaissances qui structurent ce champ.

Une requête effectuée en avril 2019 dans la base bibliographique Scopus a permis de constituer un corpus de 249 articles en anglais, publiés entre 2004 et avril 2019, contenant l’expression « climate justice » dans chaque titre ou résumé. Scopus a été choisi parce qu’il s’est avéré que la diversité des revues qu’elle référence en sciences humaines et sociales est plus élevée que dans les autres bases bibliographiques (Science Direct, Web of knowledge). Les ouvrages et les chapitres d’ouvrages ont été exclus pour ne retenir que les articles de revues, considérant qu’ils ont été publiés systématiquement à l’issue d’évaluations rigoureuses par des pairs. Tous les résumés d’articles ont été lus. Seuls quelques articles, sélectionnés pour leur pertinence, ont été lus intégralement ou en grande partie.

En nous inspirant de la définition de l’épistémè, c’est-à-dire l’état d’un savoir ou d’une science spécifique à un moment donné, nous avons lu et décrit les articles suivant un cadre analytique consistant d’abord à déceler les principales conceptualisations de la justice climatique et l’évolution du champ lexical associé. Nous avons ensuite répertorié les lieux et les territoires abordés dans les publications afin de souligner la dimension géographique de la justice climatique. Nous avons enfin analysé la production scientifique dans une thématique phare mise en évidence à l’issue du dépouillement des articles : les rapports de pouvoir et de domination.

Sur les 249 articles, 123 abordent les aspects conceptuels, 103 comportent une dimension géographique (lieux et territoires), 93 traitent des rapports de pouvoir et de domination. Beaucoup d’articles appartiennent à au moins 2 catégories, ce qui confère à notre décompte une valeur indicative qui s’ajoute au caractère subjectif de ce type d’exercice reposant en grande partie sur des choix et des sensibilités analytiques personnelles, avec la rigueur nécessaire pour que les analyses reflètent et synthétisent de manière non erronée les contenus des articles dépouillés.

Choisir une seule base bibliographique, Scopus, permet de prendre en compte une diversité de publications en sciences humaines et sociales, mais présente l’inconvénient d’omettre des publications dans des disciplines sous-représentées dans cette base, en particulier la philosophie (politique, morale, juridique, éthique). C’est pourquoi nous avons mobilisé des publications de référence en philosophie non référencées dans Scopus. Un autre inconvénient est l’absence de publications en français dans la base Scopus. Pour y remédier, nous avons effectué une recherche bibliographique complémentaire dans les bases Cairn et OpenEdition.

Après un aperçu chronologique contextualisé des publications, nous décrivons les principales conceptualisations de la justice climatique, puis nous énumérons les lieux et les territoires abordés dans les publications. La dernière partie de l’article décrypte les rapports de pouvoir et de domination tels qu’ils sont esquissés dans les publications.

Chronologie contextualisée des publications sur la justice climatique

Le premier article sur la justice climatique référencé dans Scopus relate, en 2004, l’émergence d’un nouveau mouvement social pour des droits atmosphériques (Pettit, 2004). C’est à partir de 2008 que les articles suivants paraissent, principalement en sciences sociales (45,5 %) et en sciences environnementales (24,5 %). L’expression justice climatique est pourtant utilisée dès 2000 en marge de la COP 6 (6e conférence des États qui ont ratifié la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques). Mais elle prend véritablement corps en 2002 à Bali, avec la rédaction des Principes de Bali pour la justice climatique, puis en 2007 en marge de la COP 13 organisée également à Bali (Chatterton et al., 2013). Le terme est massivement utilisé à la fois par un large panel d’ONG et de mouvements citoyens du Nord comme du Sud, et par des négociateurs (Roberts et Parks, 2009). Le réseau Climate Justice Now! naît de manière spontanée des divergences au sein du mouvement social pour la justice climatique et surtout du besoin d’un groupe plus radical de contestation de la gouvernance climatique internationale et de dénonciation des injustices climatiques (Haeringer, 2010). La justice climatique fait partie des concepts grassroots, entre activisme et sciences sociales et politiques (Martinez-Alier et al., 2014). Les pics de publication semblent suivre la tenue des COP les plus attendues, en particulier celles de 2009 (Copenhague) et de 2015 (Paris). Le pic le plus élevé (2016) fait suite à la COP 21 (Fig. 1). Depuis lors, le nombre de publications référencées dans Scopus baisse, en lien avec la faible portée des COP post 2015. La multiplication et la diversification des mobilisations pour le climat depuis 2019, avec les manifestations des jeunes, vont probablement engendrer une recrudescence des publications.

Bien que, comme nous l’avons vu, le premier article sur la justice climatique référencé dans Scopus date de 2004, il convient de relever que la justice climatique est apparue en tant que champ de recherche en philosophie au début des années 1990 et a pris son essor dans cette discipline durant les années 2000 (Bourban, 2015). Dans un article publié en 1993, Henry Shue, spécialiste de philosophie politique et d’éthique, aborde les questions de justice internationale dans les traités internationaux relatifs à la lutte contre le changement climatique : juste répartition des coûts de prévention et des coûts d’adaptation, équité du processus de négociation, répartition équitable des quantités d’émission de gaz à effet de serre, provenance des transferts de fonds pour lutter contre le changement climatique, bénéficiaires de ces transferts. Page (1999) traite la question de la répartition des avantages et des conséquences du changement climatique entre les générations actuelles et futures (justice intergénérationnelle). Au cours des années 2000, les débats académiques et les analyses des philosophes (Caney, 2006 ; Gardiner, 2004) portent sur les principes moraux et éthiques à mettre en œuvre pour lutter contre le changement climatique : principe pollueur-payeur, principe de responsabilité commune mais différenciée, etc. Des ouvrages de synthèse et des états de l’art ont été publiés dans les années 2010 (Gardiner et al., 2010 ; Gardiner, 2010 ; Shue, 2014 ; Moellendorf, 2015 ; Fragnière, 2016) pour asseoir la justice climatique en tant que champ de recherche en philosophie.

thumbnail Fig. 1

Évolution du nombre d’articles sur la justice climatique entre 2004 et 2018 (source : Scopus).

Principales conceptualisations de la justice climatique : une filiation évidente avec la justice environnementale

Le concept de justice environnementale a fait son apparition aux États-Unis dans les années 1980 en lien avec la lutte pour l’égalité des races, l’équité et la défense des droits civiques des communautés noires, suite au constat de l’inégalité des races dans l’exposition aux risques environnementaux (pollutions, déchets) et à celui du « racisme environnemental » (inégalités et discriminations caractérisées par l’exclusion des minorités raciales de la mise en œuvre de politiques environnementales). Les publications qui mobilisent ce concept analysent la manière dont les principes de justice, tels que théorisés par Rawls (1971), sont appliqués dans le traitement de problèmes environnementaux, qu’il s’agisse de biodiversité ou du climat, des forêts, de l’eau, etc. L’amélioration de la justice environnementale est censée accroître l’efficacité du traitement des problèmes environnementaux. Les injustices environnementales non ou mal traitées aggraveraient les problèmes environnementaux et provoqueraient des conflits, notamment lorsqu’il y a des perdants et des gagnants de la gouvernance environnementale. La justice environnementale se réfère aussi aux mouvements sociaux qui la revendiquent et prônent sa mise en œuvre (les organisations de la société civile, les activistes de l’environnement). Elle est en outre une approche analytique de problèmes environnementaux, notamment par les sciences humaines et sociales (Laigle et Moreau, 2018 ; Emelianoff, 2008).

L’étude des mouvements pour la justice environnementale aux États-Unis a permis d’élaborer les principes de cette justice environnementale (Schlosberg, 2013). Ils comportent 3 dimensions : distributive (comment les préjudices et les avantages sont répartis entre les individus et les groupes), procédurale (comment et par qui les décisions sont prises), reconnaissance (respect de la différence et évitement de la domination, façon dont on respecte différentes populations, leurs identités, leurs environnements, leurs savoirs, etc.).

En tant que concept et objet de mobilisations, la justice climatique paraît indissociable de la justice environnementale. De ce fait, les principes de la justice climatique ne sont pas très différents de ceux de la justice environnementale. Sur le plan théorique et conceptuel, les travaux de Bulkeley et al. (2014) et de Martin et al. (2016) déclinent la justice climatique en quatre principes ou facettes qui font l’objet de débats internationaux : responsabilité, procédure, droits, distribution. Un cinquième principe a été ajouté : la reconnaissance, considérée comme primordiale, car, sans celle-ci, toute tentative de redistribution reproduira des injustices structurelles au sein de la société (Martin et al., 2016). D’après Bulkeley et al. (2014), les principes de la justice climatique peuvent être utilisés à la fois comme cadre conceptuel pour aider à comprendre la justice climatique elle-même et comme outil analytique pour aider à concevoir de nouvelles formes d’intervention pour résorber le changement climatique.

La plupart des publications inventoriées dans Scopus montrent que les principes de la justice climatique sont une déclinaison des principes de la justice environnementale focalisée sur les enjeux relatifs au climat : exposition des communautés au dérèglement climatique, participation des peuples aux négociations internationales sur le climat, opposition aux sociétés transnationales, demande d’indemnisation/compensation des victimes, moratoire sur les nouveaux gisements fossiles, sur le nucléaire et sur les grands barrages, arrêt de la marchandisation de la nature, accès pour tous aux énergies renouvelables. L’analyse du corpus de 123 articles sur les dimensions conceptuelles fait ressortir quatre principales conceptualisations de la justice climatique (Tab. 1).

Tab. 1

Principales conceptualisations de la justice climatique révélées par le corpus Scopus.

Une composante de la justice environnementale avec des spécificités

Repérée dans 27 articles sur 123, cette conceptualisation considère la justice climatique en étroite filiation avec la justice environnementale (Sze et al., 2009 ; Fuller, 2017). Les auteurs structurent la justice climatique sur les dimensions conceptuelles de la justice environnementale, en particulier les dimensions procédurales (participation) et distributives. À ces deux dimensions s’ajoute la responsabilité. Des principes inhérents à la justice environnementale sont repris dans cette conceptualisation : les droits humains, l’équité, l’éthique, la morale, la transparence, l’éducation, la santé. Les réflexions des auteurs des articles font émerger des angles d’analyse peu mobilisés dans les recherches conceptuelles sur la justice environnementale : le genre et la manière dont les femmes sont davantage vulnérables aux conséquences des dérèglements climatiques (Alvarez et Lovera, 2016 ; Ahmed, 2016 ; Agostino et Lizarde, 2012), les communautés locales/autochtones et leurs savoirs et savoir-faire (Jones, 2019), les migrants climatiques (Clark et Bettini, 2017), le cosmopolitisme et le caractère global/planétaire de la problématique de la justice climatique (Baxi, 2016), la solidarité en lien avec le concept de bien commun (Chatterton et al., 2013), l’interdépendance socioécologique (Widener et Rowe, 2018), la décroissance (Perkins, 2019).

Par ses racines communes avec la justice environnementale, la justice climatique incorpore une vision intersectionnelle. Comme le rappellent Jaunait et Chauvin (2012), les théories de l’intersectionnalité germent dans les États-Unis des années 1970-1980, répondant au besoin exprimé par les black feminists de « prendre en compte un péril multiple » fondé sur un système de pouvoir complexe structurant des situations d’oppression particulières » (Jaunait et Chauvin, 2012). Le racisme environnemental, la justice environnementale, puis la justice climatique, répondent au même besoin en intégrant des périls supplémentaires liés aux conséquences des dérèglements climatiques (Mohai et al., 2009). L’intersectionnalité permet aussi d’aborder plus finement les inégalités d’exposition et de contribution aux changements climatiques en s’intéressant aux minorités et aux populations les plus pauvres des pays du Nord et aux plus riches des pays du Sud. L’exemple de Katrina à la Nouvelle-Orléans est fréquemment utilisé. Byrnes (2014) montre comment l’ouragan a d’abord affecté les communautés afro-américaines (les plus pauvres). Il met en avant la puissance de leur pensée environnementale et son potentiel pour enrichir les débats sur le climat.

Un fardeau-budget climatique à partager

Majoritaire dans le corpus (39 articles sur 123), cette conceptualisation envisage la justice climatique sous forme de partage du fardeau climatique, aussi appelé budget climatique (Morrow, 2017 ; Robiou du Pont et al., 2017a2 ; Hourcade et Shukla, 2015). Les réflexions sont structurées autour d’une question principale : comment s’assurer de l’équité et de l’égalité entre les pays et entre les individus, s’agissant des efforts à fournir pour atténuer le changement climatique et pour s’adapter à ses effets ? Les angles d’analyse et les propositions mettent en évidence le clivage Nord-Sud, synonyme de pays riches/pays pauvres, pays développés/pays en développement. Il est aussi marqué par la confrontation entre dette-domination-bénéfices et pertes-dommages-dédommagement (García-Portela, 2018 ; Warlenius, 2018 ; Roberts et Parks, 2009) ou encore sous la forme d’opposition entre pollueurs-payeurs et fragiles-vulnérables (Alves et Mariano, 2018 ; Adelman, 2015 ; Roberts et Parks, 2009). Les publications des philosophes, depuis les années 1990, ont principalement porté sur cette conceptualisation (Shue, 1993 ; Page, 1999 ; Caney, 2006 ; Gardiner, 2004).

Plusieurs questions fondamentales sont débattues : faut-il prendre en compte les émissions totales ou les émissions par habitant pour répartir les efforts entre les pays ? Les émissions de gaz à effet de serre (EGES) ramenées au produit intérieur brut ? Ou les émissions passées (émissions historiques) et les responsabilités envers les générations actuelles et futures (justice intergénérationnelle) ? Comment évaluer et graduer les responsabilités et les capacités ? Distinguer les émissions de « subsistance » (pour des pays pauvres) des émissions de « productivité » (pour des pays déjà développés) ? Tenir compte des flux liés aux exportations/importations ? Distinguer les émissions de production (production-based accounting), qui expliquent la quantité très élevée des émissions de la Chine, des émissions dites de consommation (consumption-based accounting), notamment pour les États-Unis, qui consomment une quantité importante de produits fabriqués en Chine ? Fixation d’une quantité d’émissions individuelles sans tenir compte des nationalités mais du revenu ? Comment arrimer l’atténuation à l’adaptation ? Comment traiter les vulnérabilités des populations et des territoires, en particulier dans les pays en développement ?

Le principe de responsabilité commune mais différenciée (très souvent réduit au principe de la responsabilité historique des pays développés), adopté dans la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, apparaît en trame de fond de la quasi-totalité des réflexions. Le décryptage de ce principe nourrit l’analyse de la gouvernance du climat, avec une focalisation récente sur l’Accord de Paris et la manière dont il prend la suite du protocole de Kyoto en faisant évoluer le régime climatique international vers plus de justice climatique (Lyster, 2017 ; Kaya, 2017). Dans cette perspective, les analyses mobilisant les registres du droit, des sciences politiques, des relations internationales et de la géopolitique suggèrent la prise en compte du préjudice subi et la nécessité du recours aux procédures et institutions juridiques/judiciaires (création d’une cour du climat) pour faire appliquer les engagements relatifs à la réduction des EGES (Carroll, 2016).

Plusieurs articles analysent les rapports Nord-Sud en termes de dette climatique. C’est un concept central dans le mouvement pour la justice climatique, parfois utilisé comme synonyme de dette écologique. Là encore, il existe différentes conceptions. Roberts et Parks (2009) retracent l’histoire et l’impact de ce concept en lien avec l’ecologically unequal exchange et la justice climatique. Leur article met en lumière les flux d’énergie et de matières premières du Sud vers le Nord, à des prix qui ne prennent pas en compte les impacts sociaux et environnementaux de leur extraction, dans un monde où certaines nations concentrent des pouvoirs économiques et militaires. Warlenius (2018) suggère de « décoloniser l’atmosphère ». Il analyse les différentes conceptions de la dette climatique dans les textes fondateurs du mouvement pour la justice climatique. Il en identifie trois : celle liée aux émissions, celle liée à l’adaptation et celle liée à une dette écologique plus large des pays développés envers les pays en développement et la Terre-Mère. Pour Bond (2010), c’est une question de réparation envers les personnes qui souffrent des conséquences de l’empreinte écologique colossale des pays du Nord. Il critique les marchés de carbone et l’idée de donner un prix à la nature. Il ne s’agit pas tant de faire des calculs complexes à même de déterminer un montant précis que d’utiliser ce concept pour prendre la mesure de l’ampleur de cette dette. Mettre face à face une dette écologique considérable des pays du Nord envers les pays du Sud et la dette financière des pays du Sud vis-à-vis des pays du Nord inverse totalement la réponse à la question « qui doit à qui » ?

Des actions et des mobilisations de la société civile : l’activisme climatique

Cette conceptualisation considère la justice climatique comme étant l’action des organisations de la société civile qui militent pour sa mise en œuvre. La justice climatique est envisagée sous l’angle de l’étude des mouvements sociaux qui infléchissent le régime climatique international en soulignant son incohérence, son inefficacité et son injustice sociale. Seuls 14 articles de notre corpus sont dans ce registre. Ils rendent compte de l’opposition à l’extractivisme et aux énergies fossiles (Saab, 2015 ; Pettit, 2004) ainsi que des mobilisations pour le désinvestissement dans ces énergies (Bond, 2014). L’analyse des conflits engendrés par des projets d’aménagement ayant des conséquences socioéconomiques et environnementales considérables a donné lieu au concept d’environnementalisme des pauvres (Martinez-Alier et al., 2014).

Si le genre n’est pas systématiquement mobilisé, il est fréquemment intégré et fait l’objet de quelques publications spécifiques. Gaard (2014) formule de manière percutante la manière dont se traduisent les inégalités de genre face aux catastrophes naturelles. Agostino et Lizarde (2012) rappellent que les femmes représentent environ 70 % des personnes pauvres. Elles mettent aussi en garde contre le discours des femmes victimes. Comme Glazebrook (2011) qui a réalisé une étude de cas au Ghana, elles insistent sur l’importance des savoirs des femmes, leur rôle dans les communautés et la nécessité de leur participation à l’élaboration des politiques publiques relatives au climat, à la biodiversité et à la lutte contre la déforestation (Ahmed, 2016 ; Alvarez et Lovera, 2016). Cette double vision des populations comme victimes et/ou détentrices d’un pouvoir d’agir important est très présente.

Des slogans (Reclaim power! System change, not climate change! Climate justice NOW!) de la branche activiste de la justice climatique occupent une large place dans les publications (74 articles sur 249). Bullard et Müller (2012) resituent avec précision les origines multiples du mouvement pour la justice climatique, entre justice globale, altermondialisme et justice environnementale. Ils montrent que, dans la continuité du mouvement altermondialiste, l’activisme climatique clame, lors des sommets économiques et politiques internationaux, qu’« un autre monde est possible ». Cette posture est portée notamment par une branche radicale de mouvements et d’ONG qui ont été, en 2007, à l’origine de la coalition Climate Justice Now! Dès 2004, Pettit analyse l’émergence de ce nouveau mouvement et montre que la pression citoyenne sur les États est la seule (mince) chance pour que soient pris des engagements à la hauteur des enjeux. Il met en lumière sa diversité, entre organisations du Nord, qui envisagent le climat sous l’angle de la réduction des EGES, et celles du Sud qui y voient une question de développement. Un mouvement, des mouvements, une convergence de mouvements ? La justice climatique rassemble une grande diversité d’acteurs aux positions tout aussi diverses : ONG environnementales, ONG de développement, mouvements indigènes, paysans, mouvements pour la justice globale, organisations religieuses, syndicats, groupes autonomes et libertaires (Climate Justice Action), etc. Le mouvement pour la justice climatique s’est principalement construit en marge des COP. Deux temps forts de son histoire ressortent : la création de Climate Justice Now!, en 2007 (scission de Climate Action Network), répondant au besoin d’un espace plus radical, plus orienté vers les mobilisations et les alternatives translocales que vers le plaidoyer (Haeringer, 2010). Puis les mobilisations lors de la COP de Copenhague (2009) qui fut un succès de ce point de vue, tout en étant un échec politique. Chatterton et al. (2013) identifient trois éléments qui unissent cette foule diverse d’activistes : l’antagonisme (replacer le changement climatique dans un jeu global de pouvoir), le(s) commun(s) et la solidarité.

D’une manière générale, cette conceptualisation relie les mobilisations locales à l’enjeu global de lutte contre les changements climatiques en tenant compte des spécificités culturelles et historiques, et de l’intersectionnalité (Grosse, 2019 ; Black et al., 2016). Elle souligne la nécessité et l’urgence de la remise en cause de la dépendance aux énergies fossiles, ainsi que l’absence d’articulation entre la lutte contre les dérèglements climatiques et la lutte contre la pauvreté (Saab, 2015 ; Pettit, 2004). Des concepts issus de cette approche (Terre-Mère, Terre nourricière) renouvellent l’analyse des relations entre la Terre et l’humanité. Des publications mettent en évidence de nouvelles approches, de nouvelles expérimentations, de nouvelles idées qui contribuent à la prise en compte des réalités et au renforcement de la démocratie carbone (Perkins, 2019 ; Mersha, 2018). La lecture des articles révèle que le mouvement pour la justice climatique et la recherche scientifique entretiennent des liens étroits, parfois fusionnels, dans une sorte de recherche militante (Encadré 1).

Mouvement social producteur de connaissances et chercheurs · et chercheuses activistes.

Qui sont et que font les chercheurs · et les chercheuses activistes ? L’analyse des publications révèle quatre types d’activités qui se mélangent fréquemment : (co)produire des concepts ; restituer et analyser le mouvement dans une perspective stratégique, contribuer à la mise en lien des acteurs comme des idées et mener une activité de plaidoyer. Les pratiques de recherche alimentent les réflexions méthodologiques sur recherche et militantisme (Mason, 2013) et contribuent à tisser des liens précieux entre ces deux sphères.

La plupart des articles sur l’activisme climatique alimentent la réflexion stratégique du mouvement à partir de l’analyse des mobilisations en marge des COP ou lors de luttes locales. Uldam (2013) s’interroge sur l’efficacité de l’activisme en ligne via les réseaux sociaux comme moyen d’action à distance à partir de l’activité d’un groupe de militantes et militants climat à Londres et pendant la COP 17 à Durban. Routledge et al. (2018), grâce à l’ethnographie militante, restituent de manière vivante les origines, les temps forts, les valeurs et les fractures du mouvement. Routledge est actif dans la mise en réseau régional et global (ou translocal) en tant que géographe ayant auparavant travaillé avec les mouvements pour la justice environnementale en Asie du Sud.

Une partie des recherches militantes devient visible si on s’intéresse à la biographie des personnes au-delà de leurs publications. L’appartenance à une structure de type ONG, think tank ou autre forme de lobby citoyen permet de réunir chercheurs, · chercheuses et société civile pour produire la recherche, influencer les politiques publiques et contribuer à la mise en réseau du mouvement. Nicola Bullard a été longtemps directrice de Focus on Global South qui se décrit comme un think tank activiste en Asie, fournissant des analyses et construisant des alternatives pour un changement social juste, économique et politique. Il fait partie des fondateurs de Climate Justice Now! Patrick Bond a dirigé le Centre for Civil Society à l’Université de KwaZulu-Natal (Afrique du Sud). Cette organisation mène un triple travail de recherche, formation et plaidoyer. Elle est reconnue pour son expertise sur des thématiques de justice climatique, de marchés carbone liés au Mécanisme pour un développement propre et les conflits socio-environnementaux liés à l’exploitation du pétrole en Afrique. Le mouvement pour la justice climatique est aussi reconnu comme producteur de connaissances, forgeant, diffusant et rendant opérationnels des concepts (Martinez-Alier et al., 2016 ; 2014 ; Jamison, 2010). Jamison (2010) a contribué au partage des conclusions des scientifiques en matière d’écologie et de climat auprès du grand public. Dans des campus, des universitaires parviennent à se mobiliser pour le désinvestissement dans des énergies fossiles* (Bratman et al., 2016).

*Cette campagne existe aussi en France, https://france.zerofossile.org/universites/.

Énergies et transition énergétique juste

Minoritaire (7 articles) dans le corpus analysé, cette conceptualisation concerne les enjeux énergétiques : précarité énergétique et accès à l’énergie à coût abordable pour des démunis (Mayne et al., 2017), distribution des coûts et des bénéfices des infrastructures énergétiques, sortie des énergies fossiles (Bond, 2014), démocratie énergétique et déploiement des énergies renouvelables (Baker, 2016). Elle s’appuie sur les principes de la justice climatique mais restreint l’enjeu climatique à l’enjeu énergétique.

Au total, l’analyse textuelle des résumés des 123 articles du corpus Scopus abordant les dimensions conceptuelles révèle trois phases chronologiques. La première, de 2004 à 2012, correspond à la conceptualisation dominante considérant la justice climatique essentiellement sous l’angle du fardeau à partager dans une perspective de clivage Nord-Sud3. La filiation entre justice climatique et justice environnementale reste sous-jacente. La deuxième phase, de 2013 à 2017, est caractérisée par une conceptualisation avec un accent sur les énergies et la transition énergétique juste, même si le clivage Nord-Sud et la filiation avec la justice environnementale ne sont pas occultés. La troisième période (2018-2019) est celle des conceptualisations recouvrant notamment l’intersectionnalité, l’interdépendance socioécologique, les revendications des organisations de la société civile (justice foncière, modèles alternatifs, communautés locales et autochtones, justice sociale, etc.). La filiation avec la justice environnementale reste sous-jacente, tout comme la focale Nord-Sud à propos, par exemple, de la dette climatique des pays développés à l’égard des pays en développement.

Une conceptualisation « française/francophone » de la justice climatique ? La prédominance des analyses juridiques

Aucun article en français ne faisant partie du corpus Scopus, deux requêtes ont été effectuées, toujours en avril 2019, dans Cairn et OpenEdition, pour avoir un aperçu de la justice climatique telle qu’elle est appréhendée en français. Le dépouillement de Cairn et OpenEdition a permis d’esquisser une conceptualisation « française/francophone » basée sur des articles publiés en français, essentiellement par des Français. Quinze articles, publiés entre 2010 et 2019, contenant l’expression « justice climatique » dans chaque titre et dans chaque résumé, ont été inventoriés. Ils émanent d’abord de chercheurs altermondialistes (par exemple, des membres d’ATTAC France) participant au mouvement naissant pour la justice climatique (revue Mouvements, 2010), puis de juristes de l’environnement à partir de 2015 (Revue juridique de l’environnement). Cela fait principalement écho à l’inscription de la justice climatique dans le préambule de l’Accord de Paris ainsi qu’aux batailles juridiques engagées par des ONG contre des États européens, avec par exemple la plainte pour inaction climatique déposée contre les Pays-Bas par la Fondation Urgenda (Tabau et Cournil, 2015), une démarche ayant inspiré en France l’affaire du siècle 4. Les articles alimentent la réflexion conceptuelle en analysant des arrêts et des décisions juridiques à propos du climat (contentieux climatique, judiciarisation du climat). Le seul article écrit par des géographes (Bétrisey et Mager, 2016) s’appuie sur les principes conceptuels de la justice environnementale pour analyser la contribution bolivienne à la COP 21. Les rapports de pouvoir et de domination sont abordés dans 8 articles, tandis que les mouvements sociaux pour la justice climatique sont abordés dans 3 articles (Semal et Szuba, 2010 ; Müller, 2010 ; Aguiton et Cabioc’h, 2010). Ils évoquent notamment les migrations, les relocalisations, les alternatives et l’altermondialisme. Quant aux dimensions géographiques, elles ne sont abordées que dans un article (Cournil et Torre-Schaub, 2016). Il ne s’agit pas de caractérisation des injustices climatiques localisées dans un territoire, mais d’approches des inégalités territoriales inhérentes aux conséquences différenciées des dérèglements climatiques en France, d’une part, entre les régions et les départements de la France métropolitaine et, d’autre part, entre la France métropolitaine et la France d’outre-mer.

Une autre requête a été effectuée dans Cairn pour inventorier les articles contenant l’expression justice climatique dans le texte intégral. Cent trente-cinq articles, publiés entre 2006 et 2019, principalement en sciences politiques, sociologie et géographie, ont été repérés (Fig. 2). Ils montrent que la problématique de la justice climatique est relativement peu mise au cœur des analyses françaises/francophones (à l’exception de celles des juristes de l’environnement paraissant depuis 2015 dans la Revue juridique de l’environnement).

L’accord de Paris, en tant qu’objet d’analyse, a donné lieu à plusieurs articles francophones qui démontrent en quoi il répond aux préoccupations relatives à la justice climatique (Encadré 2).

L’accord de Paris et la justice climatique : regards multidisciplinaires.

D’après Bourban (2017), philosophe, l’accord de Paris ne tient pas suffisamment compte du degré de responsabilité (contribution aux changements climatiques) et des capacités financières des États, témoignant d’une prise en compte insatisfaisante de l’équité. Il montre que les contributions nationales des pays développés sont largement inférieures à la part équitable de l’effort qui leur incombe et que certains pays émergents (Chine, Inde, Brésil) et en développement (Kenya, îles Marshall, Indonésie) ont des engagements qui entrent dans le spectre de l’équité. Pour Larrère (2015), philosophe, il faut décrypter les aspects éthiques pour distinguer ce qui relève de la justice corrective (comment il est envisagé de redresser les injustices criantes, de donner la parole à ceux qui en sont exclus) et ce qui relève de la justice distributive (comment il est envisagé de répartir équitablement les coûts de l’atténuation et de l’adaptation) entre pays développés et pays en développement.

Quant à Lavallée et Maljean-Dubois (2016), juristes, il s’agit, selon elles, de décrypter les engagements différenciés entre pays développés et pays en développement, les financements à mobiliser, le mécanisme « des pertes et préjudices » (comment il envisage de compenser les pertes et les dommages subis par les pays en développement). Or, il ne prévoit pas d’indemnisation, le principe de la responsabilité historique des pays développés étant assoupli.

Michelot (2016), juriste, considère que la justice climatique, mentionnée seulement dans le préambule, a un caractère marginal. Elle propose trois champs de lecture : la responsabilité (actions à mettre en œuvre et coûts à assumer par les pays développés) ; l’équité, entre pays développés et pays en développement (particulièrement les pays les moins avancés et les pays insulaires en développement), et entre générations présentes et générations futures ; l’équilibre, entre objectifs à atteindre et moyens et capacités, et entre atténuation et adaptation, entre émissions anthropiques par les sources et absorptions anthropiques par les puits, entre approche accusatoire pour les pays développés et approche par l’action. Notre regard de géographes suggère que la différenciation/graduation apparaît comme un fil conducteur de la justice climatique dans cet accord. Il s’agit de tenir compte de la vulnérabilité des pays, de leurs capacités de financement et d’adaptation. Mais l’utilisation fréquente du conditionnel, s’agissant notamment des engagements des pays développés à l’égard des pays en développement, atténue la portée de cette différenciation/graduation. La multitude de critères et de propositions montre la complexité (d’un point de vue conceptuel) et la difficulté (d’un point de vue opérationnel) de la problématique du budget carbone en termes de répartition juste des efforts à fournir par les États.

Même si les publications en anglais sont encore largement majoritaires, la justice climatique prend de plus en plus d’ampleur en tant que champ de recherche dans les milieux académiques francophones, notamment au Canada (proximité géographique et scientifique avec les États-Unis). La revue Ethica (revue francophone de l’Université du Québec à Rimouski) a publié, en 2020, un numéro thématique (dossier) sur les questions d’éthique et de justice climatiques. La base de références bibliographiques Érudit, complémentaire de Cairn, offre un aperçu de la quantité croissante de publications francophones sur la justice climatique. Des ouvrages publiés récemment en français attestent de la vitalité des recherches francophones sur la justice climatique (Godard, 2015 ; Bourban, 2018).

thumbnail Fig. 2

Répartition par disciplines scientifiques des 135 articles francophones référencés dans Cairn et contenant l’expression justice climatique dans le texte intégral.

Lieux et territoires : quelle géographie de la justice climatique ?

Cent trois articles abordent les dimensions géographiques, au sens où les analyses se rapportent à un espace ou évoquent un territoire. Le clivage Nord-Sud, avec 34 articles, prédomine en tant que cadre spatial d’analyse, tandis que quelques États (échelle nationale) sont l’objet de quelques articles (Tab. 2). Les autres échelles d’analyse concernent des ensembles régionaux/continentaux (Caraïbes, Asie, Afrique). Des territoires, surtout urbains (Hong Kong, Berlin…), sont l’objet, chacun, d’un article. Comparés aux territoires urbains, les territoires ruraux font l’objet de très peu de publications, ce qui montre que l’approche géographique donne lieu à très peu de caractérisation et de description des injustices climatiques localisées. Très peu de connaissances portent sur la manière dont la justice climatique est déployée dans des territoires pour corriger ou atténuer des injustices climatiques.

Les approches géographiques de la justice climatique mobilisent plusieurs niveaux d’observation et d’analyse, allant du global au local. S’agissant du global, les publications soulignent la différenciation Nord-Sud quant aux responsabilités, aux devoirs et aux droits en ce qui concerne les changements climatiques et la nécessité de réduire les EGES. Roberts (2009) aborde les inégalités entre les États et plaide pour un fonds d’aide à l’adaptation des pays pauvres. Roberts et Parks (2009) analysent les échanges écologiques inégaux et la dette écologique du Nord à l’égard du Sud et concluent que le développement des pays pauvres est sous contrainte climatique.

Au niveau supranational, les articles décrivent comment un continent ou une région, par exemple les Caraïbes, sont particulièrement affectés par les dérèglements climatiques (Baptiste et Rhiney, 2016 ; Smith et Rhiney, 2016).

Quant au niveau national, les analyses portent sur la manière dont les politiques climatiques sont déclinées dans des pays et sur le déploiement des mesures destinées à accroître l’efficacité énergétique ou l’amorce d’une transition énergétique, par exemple en Allemagne (Becker, 2016) ou au Royaume-Uni, comparé à la Chine (Brooks et Davoudi, 2014).

Au niveau subnational et local, les publications font apparaître deux types de connaissance : la répartition spatiale de la vulnérabilité des populations spécifiques (femmes, communautés indigènes/autochtones) et des territoires qui subissent les conséquences des changements climatiques (Glazebrook, 2011 ; Barrett, 2013 ; 2014 ; Ferdinand, 2018) : les caractéristiques des mobilisations de la société civile contre les injustices climatiques (Sze et al., 2009 ; Bond, 2010 ; Fabricant, 2013 ; Grosse, 2019). Ces mobilisations sont décrites essentiellement dans les villes (San Francisco, Copenhague, Johannesburg, Atlanta, etc.). Une réflexion appelant à l’application des principes de la justice climatique est produite en vue de l’avènement des « climate-just cities » en Australie (Steele et al., 2012). Bulkeley et al. (2014) procèdent à l’analyse des politiques et des pratiques expérimentales de justice climatique urbaine à Bangalore, Monterrey, Hong Kong, Philadelphie et Berlin. Ils montrent comment le cadre conceptuel comportant les quatre principes de la justice climatique (distributions, procédures, droits, responsabilités et reconnaissance) peut être utilisé comme dispositif analytique pour décrire les initiatives de justice climatique urbaine et pour concevoir des interventions visant la justice en matière de lutte contre le changement climatique. Plusieurs publications portent sur des cas situés dans les petits États insulaires en développement (Haïti, Jamaïque, Kiribati, Vanuatu, etc.). Elles mettent en évidence les inégalités écologiques et l’asymétrie des capacités d’adaptation et de résilience face aux changements climatiques (Sheller et León, 2016 ; Popke et al., 2016) ainsi que les différences de vulnérabilité ou de soutenabilité des territoires et des populations, notamment de chasseurs et d’agriculteurs (Smith et Rhiney, 2016 ; Baptiste et Kinlocke, 2016 ; Grant, 2019).

Il se dégage des approches géographiques une articulation quasi systématique des enjeux climatiques globaux avec les territoires et les actions et mobilisations au niveau local. Remédier aux injustices climatiques dont sont principalement victimes les pauvres et les vulnérables est une problématique qui est toujours analysée en référence au caractère transnational ou global du changement climatique (Bulkeley et al., 2014).

Tab. 2

Espaces et lieux d’analyse de la justice climatique (base d’articles Scopus).

Les rapports de pouvoir et de domination : une thématique intrinsèque des recherches sur la justice climatique

Les rapports de pouvoir et de domination entre les pays du Nord et ceux du Sud sont de loin l’injustice climatique la plus criante au regard du corpus d’articles. Presque systématiquement mentionnés (García-Portela, 2018 ; Warlenius, 2018 ; Adelman, 2015 ; Roberts et Parks, 2009), ils sont la principale clé des analyses concernant la répartition du fardeau climatique. Cette lecture domine mais ne suffit pas pour décrypter la géopolitique du climat qui a évolué depuis Kyoto : contexte multipolaire, montée en puissance de la Chine, affaiblissement de l’Union européenne, baisse de l’hégémonie des États-Unis et désaccords du G77.

Un autre rapport de force oppose les mouvements sociaux aux États. Les analyses considèrent que les changements climatiques sont la conséquence du modèle de développement occidental capitaliste, extractiviste, colonialiste, impérialiste, basé sur l’idéologie de la primauté de la croissance économique, dont nous devons sortir d’urgence. C’est une conception de la justice climatique qui rompt avec une tendance à penser le climat comme un sujet post-politique et permet de l’affirmer comme profondément politique (Kenis et Mathijs, 2014 ; Uldam, 2016), enjeu de démocratie (Mann, 2013), incompatible avec le capitalisme vert (Bullard et Müller, 2012). La reconnaissance des peuples indigènes, autochtones ou des Premières Nations est également un aspect très abordé (Claeys et Delgado, 2017).

Le troisième rapport de pouvoir oppose communautés (souvent au Sud) et multinationales (du Nord). L’expression « communautés » est caractéristique du mouvement pour la justice environnementale qui, rompant avec une conception libérale centrée sur l’individu, aborde la justice à l’échelle à la fois individuelle et collective (Schlosberg, 2013). Des analyses multisituées de conflits socio-environnementaux principalement liés à l’industrie extractive, comme celle de Mersha (2018), abordent des luttes et alternatives au Nigéria, en Haïti, au Honduras et aux États-Unis. Les actions pour le désinvestissement des énergies fossiles ont souvent une double cible : les industries fossiles et le secteur de la finance (Bond, 2014 ; Bratman et al., 2016 ; Knuth, 2017), donnant parfois lieu à des blocages de banques (Diprose et al., 2017). En esquissant ces grands clivages (Tab. 3), on constate que les multinationales, piliers de l’économie carbone, sont peu abordées dans la recherche sur la justice climatique (Sandberg, 2013).

Les rapports de domination sont aussi envisagés de manière plus large : sur les jeunes et les générations futures privées d’une Terre vivable ou encore sur les autres espèces et la Terre-Mère. Elles s’inspirent du rapport décloisonné des peuples indigènes avec la Terre-Mère, de l’Anthropocène ou encore de l’écoféminisme, avec un regard littéraire et résolument intersectionnel sur les récits des changements climatiques et de la justice climatique dans différents pans culturels, de la science-fiction au hip-hop en passant par la littérature pour enfants ou encore les documentaires (Gaard, 2014). Les articles montrent que des récits construits avec une conscience intersectionnelle peuvent faire jaillir la justice environnementale, l’intégration de la question animale et surtout l’écoféminisme.

Tab. 3

Acteurs des rapports de pouvoir et de domination dans les publications sur la justice climatique.

Conclusion

Notre corpus est révélateur du fait que la justice climatique est progressivement devenue, en une dizaine d’années, un objet majeur de recherche multidisciplinaire (sciences humaines et sociales, sciences économiques, juridiques et politiques). Des articles de synthèse ont été publiés récemment pour faire des bilans de connaissance sur des problématiques spécifiques au cœur de la justice climatique ou en interférence avec elle, par exemple, le genre (Agostino et Lizarde, 2012), les droits humains (Toft, 2013), les dimensions spatiales (Fisher, 2015), le développement humain et les capacités (Alves et Mariano, 2018). Dans une optique de complémentarité, les repères et les caractéristiques épistémiques présentés dans cet article enrichissent les réflexions théoriques et conceptuelles visant à construire des registres de pensée et d’initiatives sur la justice climatique (Bell, 2013 ; Bulkeley et al., 2014 ; Godard, 2015 ; Bourban, 2018).

Notre corpus montre que, malgré la diversité de ses conceptualisations, la justice climatique est fille de la justice environnementale dans la mesure où elle s’appuie sur ses principes. Cependant, certains chercheurs, notamment des philosophes (Caney, 2006 ; Shue, 1993 ; Gardiner, 2004) qui ont produit des connaissances sur la justice climatique, n’étaient pas initialement dans le champ de la justice environnementale. Les rapports de pouvoir et de domination, en particulier le clivage Nord-Sud, avec plusieurs déclinaisons, constituent une part essentielle des analyses. L’étude des mouvements sociaux et la manière dont ils font bouger les lignes du régime climatique international, et apportent alternatives et solutions en articulant le local et le global, constituent une autre composante principale des recherches. Les recherches sur les rapports de pouvoir et de domination et sur les mouvements sociaux contribuent aux innovations et aux enrichissements méthodologiques, en mobilisant, par exemple, les récits/narrations, l’analyse discursive, la political ecology, l’analyse de sites internet et de contenus médiatisés, le storytelling, la fiction, la recherche impliquée/participative/collaborative, l’ethnographie militante, etc.

On peut relever quelques zones d’ombre dans notre corpus : le très faible nombre de publications (12) sur l’Afrique (Tab. 2) et plus globalement sur les pays en développement, pourtant généralement présentés comme les principales victimes des injustices climatiques: le faible nombre de publications sur les injustices climatiques localisées ou territorialisées (Tab. 2) décrivant et caractérisant la manière dont des territoires subissent ces injustices ou les traitent: le peu de variété thématique des publications, avec un nombre relativement faible de publications sur les énergies (Tab. 1), l’agriculture, l’eau. Si la dimension financière est largement traitée en lien avec le partage du fardeau et l’allocation des fonds par les pays développés, il existe en revanche très peu de chiffrages concrets et d’évaluations empiriques des retombées des financements alloués et déployés. Le Fonds vert pour le climat, envisagé comme principal dispositif de financement de la lutte contre les changements climatiques, fait l’objet de très peu d’analyses (Vanderheiden, 2015).

Ces zones d’ombre constituent des pistes pour des recherches appelées à continuer à asseoir la justice climatique en tant que domaine de recherche scientifique. Dans cette perspective, les chercheurs devraient s’intéresser au climaticisme5, processus sociétal conduisant à agréger ou à fondre les problèmes d’environnement et même de développement sous l’angle unique du changement climatique, afin d’en comprendre les ressorts, mais aussi les implications en termes d’efficacité/inefficacité des mobilisations et des politiques mises en œuvre. La manière dont la justice climatique réinterroge et renouvelle les problématiques d’environnement et de développement et s’inscrit dans ce climaticisme est une intéressante piste de recherche à investiguer, avec une dimension prospective en lien avec le cap fixé par l’Accord de Paris (horizon 2030-2040).

Références


1

Cet article est issu d’une communication présentée en juin 2019 à Caen, lors du colloque « Approches critiques de la dimension spatiale des rapports sociaux : débats transdisciplinaires et transnationaux », organisé par l’UMR ESO et le Groupe transversal JEDI (Justice, espace, discriminations, inégalités). Nous remercions notre collègue Cyria Emelianoff pour sa relecture.

3

Rappelons que, dans les années 1990, ces débats faisaient l’objet de publications de philosophes dans des revues non référencées dans Scopus et que ces débats ont connu un essor au cours des années 2000 (Bourban, 2015). Leur visibilité s’est accrue dans des revues référencées dans Scopus.

4

Action en justice initiée par quatre ONG : Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France. Elle est soutenue par 2,3 millions de personnes (voir https://laffairedusiecle.net/).

5

Nous préférons l’expression climaticisme à celle de climatisation employée par Aykut (2020). Le terme climatisation est un terme courant qui a une signification différente de celle utilisée par Aykut. Climaticisme est un néologisme qui nous semble correspondre mieux à ce que Aykut appelle climatisation (mettre la problématique du changement climatique au cœur de toutes les problématiques, en particulier celles d’environnement et de développement).

Citation de l’article : Tsayem Demaze M., Philippe C. Repères et caractéristiques épistémiques de la justice climatique. Nat. Sci. Soc. 30, 1, 14-30.

Liste des tableaux

Tab. 1

Principales conceptualisations de la justice climatique révélées par le corpus Scopus.

Tab. 2

Espaces et lieux d’analyse de la justice climatique (base d’articles Scopus).

Tab. 3

Acteurs des rapports de pouvoir et de domination dans les publications sur la justice climatique.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Évolution du nombre d’articles sur la justice climatique entre 2004 et 2018 (source : Scopus).

Dans le texte
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Répartition par disciplines scientifiques des 135 articles francophones référencés dans Cairn et contenant l’expression justice climatique dans le texte intégral.

Dans le texte

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