Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Numéro 1, Janvier/Mars 2024
Page(s) 43 - 53
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024026
Publié en ligne 10 septembre 2024

© A.-L. Legendre et al., Hosted by EDP Sciences, 2024

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On sait les difficultés récurrentes que connaissent les politiques urbaines à l’échelle des quartiers : c’est un nouveau regard qui nous est proposé ici pour en renouveler l’analyse. En ethnologie, recueillir les discours des personnes enquêtées est une pratique courante, inhérente à la discipline. Quand l’approche est comparée à celle des expertises évaluant les politiques urbaines, cela permet de repérer les décalages entre espace conçu et espace vécu. L’article propose ainsi d’analyser ces décalages qui procèdent du croisement entre différents types de savoirs, et nous invite à questionner les fondements épistémologiques des critères et catégories utilisés pour analyser le bien-être des habitants de quartiers et, au-delà, penser différemment les politiques urbaines.

La Rédaction

Contexte et objectifs

Le niveau élevé et persistant d’inégalités sociales et territoriales de santé est une préoccupation importante qui anime de nombreux acteurs de la santé publique1. Dans bien des contextes, notamment urbains, les disparités de conditions de vie et de logement (des déterminants bien connus de la santé) sont nombreuses, avec des écarts importants en termes de qualité d’aménagement ou d’équité d’accès à des services et aménités (par exemple, en région parisienne, voir Chauvin et Parizot, 2009). Ces disparités ne sont pas des phénomènes naturels aléatoirement distribués, mais résultent d’inégalités d’origine sociale et structurelle dont il nous faudrait rechercher les causes (Faburel, 2015). En se donnant l’ambition de contribuer à la question de l’équité d’accès à un cadre de vie sain et agréable, nous nous sommes intéressés à des territoires à fort défi, en prenant l’exemple de quartiers prioritaires de la politique de la ville. Ces quartiers, repérés par l’Administration française selon une grille de lecture centrée sur les problèmes sociaux et urbains (Avenel, 2009), font l’objet d’interventions publiques depuis plusieurs décennies, avec des effets profonds sur la vie des habitants.

La littérature offre de nombreux repères sur l’évolution des représentations de la ville, de l’urbain, des quartiers et de leurs habitants mais aussi des intentions des politiques et des nombreux préjugés qui entourent ces sujets (Epstein et Kirszbaum, 2019). Sans chercher à couvrir toutes les dimensions historiques, sociales et socio-institutionnelles liées à ces politiques, rappelons ici quelques repères importants pour situer notre questionnement. Alors que les luttes urbaines et la critique du modèle des grands ensembles de la fin des années 1960 et 1970 ont conduit à des politiques de développement social des quartiers dans les années 1980, les politiques des années 1990 sont marquées par une volonté de changement d’échelle, du quartier à la ville, dans une perspective de désenclavement sociospatial des quartiers. La loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine de 2003 entérine quant à elle une lecture spatiale des enjeux, et les démolitions-reconstructions deviennent un modus operandi majeur de la politique de la ville. La justification sous-jacente de ces opérations ne provient pas (ou si peu) de dysfonctionnements urbains (Tissot, 2006) mais de l’hypothèse qu’une transformation du bâti, de l’environnement urbain et de l’habitat amènerait, de manière mécanique, à un rééquilibrage de la mixité sociale de ces quartiers (Donzelot, 1999 ; Bellanger et al., 2018). Dix ans plus tard, le Comité d’évaluation et de suivi de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (2013) reconnaît une certaine amélioration générale des conditions d’habitat, mais des résultats partiellement atteints en ce qui concerne la réduction des inégalités et la mixité sociale. Les rapports officiels et les instruments conventionnels d’évaluation n’épuisant pas les questions, certains travaux se sont penchés sur ce que produisent ces politiques dans la manière de penser la question urbaine (Donzelot, 2012) et sur les effets sociaux et les fondements idéologiques sur lesquels elles s’appuient (Deboulet et Lelévrier, 2014). La violence liée à l’expérience des opérations de démolition-relogement (Deboulet et Lafaye, 2018), qui s’accompagnent presque toujours d’une déstructuration de la vie sociale des habitants (Lelévrier, 2010), figure parmi les inquiétudes et critiques les plus fortes à l’encontre de ces politiques publiques. Aussi, des attentes de réforme de la politique de la ville et de changement de regard sur les quartiers ont-elles été formulées (Bacqué et Mechmache, 2013). Le nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) de 2014 entend répondre à certaines de ces critiques, en particulier à celles relatives au déficit de reconnaissance des atouts et richesses des quartiers, de leurs habitants, et de leurs capacités à participer aux projets qui les concernent (Kirszbaum, 2010). Mais un changement de cap a-t-il vraiment eu lieu ? Malgré la fragilité des hypothèses reliant mixité sociale et cohésion sociale (Epstein, 2013), ou transformation de l’enveloppe physique et amélioration de la qualité de vie des habitants, ces logiques sont toujours à l’œuvre, comme en témoignent les vertus supposées des opérations de démolition-reconstruction mises en avant dans des directives nationales récentes2. Tout se passe comme si la remise en cause des principes de ces politiques publiques était empêchée, le statu quo étant maintenu par la confusion quasi permanente entre réalisations (interventions urbaines) et résultats (ce qu’elles produisent) [Epstein, 2014]. Dans une perspective d’évaluation critique, la politique de la ville ne pourrait-elle pas soumettre à l’examen ses propres objectifs et intentions, et « les hypothèses et préjugés qui la fondent » (Perret, 2016) ?

Poursuivant notre raisonnement, la question de l’évaluation des projets pose celle des indicateurs et des hypothèses sur lesquels s’appuient les diagnostics sociaux et urbains à l’origine des interventions sur ces territoires. Si l’on prend l’exemple d’un rapport récent de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV, 2019) intitulé Bien vivre dans les quartiers prioritaires, on peut noter la volonté de l’action publique d’ouvrir à des dimensions positives de la vie des quartiers. Mais avec quels indicateurs entend-on parler d’une notion aussi ambiguë que le bien-vivre ? Le rapport s’appuie sur une série d’analyses spatiales et de données statistiques compilées et organisées par thèmes. Ainsi, la cohésion sociale se trouve évaluée par le biais du taux de scolarité, de la réussite aux diplômes, ou encore de la mesure de la santé mentale et de la pratique sportive. Le cadre de vie, quant à lui, est abordé sous l’angle de l’accessibilité à pied de certains commerces et services, de l’enregistrement de délits par les services de sécurité, et de la concentration de la pauvreté dans le parc locatif social. En somme, le « bien-vivre » se trouve défini à partir des découpages sectoriels traditionnels, de grilles analytiques et d’un ensemble de catégories qui structurent habituellement l’action publique. Derrière la prétendue objectivité de cette évaluation, ni le caractère subjectif et ambigu de ces sous-catégories, ni leurs présupposés naturalistes (une définition du bien-être extérieure aux habitants), ni leur portée normalisatrice ne sont véritablement discutés.

Du côté des études urbaines, la manière de penser l’urbain est une question épistémologique centrale. De nombreux géographes, sociologues et philosophes insistent sur le problème fondamental que représente la séparation entre espace urbain et phénomènes sociaux, s’opposant aussi à la vision d’un lieu réduit à un espace, comme une enveloppe vide dans laquelle s’insérerait la vie sociale (Stébé et Marchal, 2019, p. 71-92). Au contraire, en reconnaissant l’expérience d’habiter comme un fait social et anthropologique (Paquot, 2005), une ouverture au vécu des habitants devient nécessaire. Certains travaux soulignent les apports de la démarche ethnographique pour aborder, depuis le point de vue des habitants, la situation de quartiers pauvres, par exemple au Québec (Heck et al., 2015). L’intérêt pour les approches centrées sur le vécu des habitants n’est pas nouveau et s’est manifesté dans d’autres champs et d’autres contextes, comme en témoignent les récits de vie mobilisés dans La misère du monde autour des manifestations des inégalités et de la souffrance sociale (Bourdieu, 1993).

C’est à la lumière de ce contexte que nous avons identifié le besoin d’interroger les fondements épistémologiques relatifs à l’étude des conditions de vie sur un territoire. L’hypothèse que nous formulons est qu’une approche biographique, s’appuyant sur le recueil de l’expérience des habitants et l’étude du rapport à leur lieu de vie, pourrait donner accès à des données et à des arguments différents de ceux portés habituellement par les approches naturalistes qui dominent les cadres administratifs et politiques dans de nombreux domaines, notamment en matière d’aménagement et de rénovation urbaine.

Méthodologie

Notre recherche s’appuie sur des expérimentations menées dans plusieurs quartiers prioritaires dans le cadre de commandes publiques particulières. Nous avons fait le choix d’exposer les résultats de deux terrains. À Trappes, la démarche, commanditée par l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) portait sur l’étude de la qualité environnementale perçue par les habitants d’un quartier multi-exposé. À La Rochelle, le travail repose sur une démarche d’évaluation des impacts sur la santé (EIS3) d’un projet urbain, un processus dans lequel nous avons impliqué une diversité d’acteurs locaux (agents municipaux, représentants d’associations, bailleurs, etc.4). Une diversité de documents politiques, études, diagnostics et cahiers des charges relatifs aux projets sur les territoires (ce que nous appelons données de l’expertise) ont été consultés dans le cadre de ces démarches. Mais la question du bien-vivre dans son cadre de vie, abordé selon le point de vue des habitants, nécessitait une démarche d’enquête particulière.

Nous nous sommes inspirés de l’ethnographie pour recueillir l’expérience des habitants, en portant notre attention sur les termes qu’ils utilisent pour parler de leur lieu de vie. L’approche est donc inductive, mais la question de recherche, construite de manière itérative, par inférences à partir des questionnements des municipalités, de faits constatés sur les territoires, et de connaissances issues de la bibliographie fournit une direction globale à notre démarche. Le canevas d’enquête est composé de questions ouvertes formulées de manière à susciter la narration (Olivier de Sardan, 1995), en commençant par l’histoire de l’arrivée dans le quartier, la manière de parler du quartier à des proches, les lieux fréquentés ou la vie sociale autour de soi. L’enquête est anonyme et les personnes ont été recrutées en porte à porte, ou interpellées dans l’espace public (parcs, pieds d’immeubles, écoles, etc.), à différentes heures et jours de la semaine pour limiter les biais de sélection. Débarrassés des objectifs de représentativité qui n’ont pas cours dans une approche ethnographique, nous avons cherché une diversité de répondants : âge, sexe, activité, situation résidentielle (locataire/propriétaire), lieu d’habitation, ancienneté dans le quartier, éventuels freins linguistiques. La décision de mettre fin à l’enquête relève du principe de « saturation » des données, lorsqu’à chaque interview supplémentaire on obtient de moins en moins d’informations nouvelles, même si une infinité d’autres témoignages pourraient être collectés (Olivier de Sardan, 1995).

L’interprétation des résultats suit les principes de la théorisation ancrée (Charmaz, 2006) : l’étude est enracinée dans les données du terrain et les tâtonnements conduisent à regrouper les propos selon des thèmes qui les unissent tout en permettant une remise en question des résultats provisoires (Luckerhoff et Guillemmette, 2012). Ajoutons enfin que des restitutions à des instances citoyennes locales (conseil citoyen, comité de quartier) ont été proposées avec l’aval des collectivités. Les données issues de ces séances ne sont pas mobilisées directement dans cet article, mais nous ont permis de renforcer et d’affiner nos interprétations.

Dans cet article, nous mettons en dialogue les données issues de l’expertise avec celles de l’expérience d’habiter, et nous discutons de ce qui se joue dans ces différentes manières d’aborder le lieu de vie. Par souci de précision, nous privilégierons des extraits d’entretien plus longs à la diversité des exemples, sans perdre de vue que la théorisation ancrée nous a conduits à chercher les occurrences et les régularités autour de thèmes émergeant du terrain.

Lieux vécus et espaces conçus : deux registres qui s’ignorent ?

Au total, nous disposons d’un corpus d’environ 200 entretiens et près de 300 pages de verbatim compilés et croisés dans le respect de la spécificité de chaque territoire5. Notre corpus couvre une diversité de situations : avant, pendant et après les projets de renouvellement urbain, dont nous faisons l’hypothèse qu’ils peuvent modifier en profondeur le rapport au lieu de vie. Dans cet article, nous portons notre attention sur deux terrains-sujets sélectionnés parmi ce corpus extrêmement riche de données6. Nous montrons comment notre première enquête à Trappes, nous a conduits à questionner notre manière d’aborder les questions de recherche sur le territoire. Puis, à travers le terrain de La Rochelle, nous illustrons les écarts repérés entre l’expérience des habitants et les données issues de l’expertise sur ces territoires. En synthèse, nous portons une réflexion sur la nature de ces décalages.

Trappes : « l’environnement », un terme abstrait qui éclipse les dimensions sociales et symboliques du milieu de vie

Dans le contexte d’un travail sur les inégalités territoriales et environnementales, les cartographies sur les nuisances environnementales indiquaient que le quartier Jean Macé, complètement coupé du reste de la ville, était particulièrement exposé au bruit des transports. La commande que nous avons reçue était donc d’explorer la place du bruit, en particulier celui des infrastructures, dans l’appréciation du cadre de vie.

Nous avons posé des questions ouvertes sur l’arrivée dans le quartier, les attaches et la perception de l’environnement. En parlant d’environnement, nous pensions que le terme susciterait des témoignages sur des aspects physiques du cadre de vie et sur les nuisances environnementales. Or les habitants nous ont parlé des relations de voisinage et des bruits liés à la vie du quartier, par exemple ceux des scooters qui circulent en pied d’immeuble. D’autres travaux ont aussi repéré ce type de décalage lorsque l’évaluation de la qualité environnementale par les habitants se fait par des prismes sociaux qui ne rencontrent pas les catégories préétablies par l’expertise (Berry-Chikhaoui et al., 2014).

Ce résultat a constitué pour nous un signal d’erreur fondamental interrogeant des présupposés jusqu’alors invisibles. Si l’expérience que partagent les habitants et les problèmes qu’ils expriment ne rencontrent pas nos questionnements, c’est que ces derniers étaient remplis de préjugés implicites : guidés par les représentations que nous avions de l’environnement et les préoccupations de la santé publique concernant les risques d’exposition à des polluants, nous avons projeté des questions qu’ils ne se posent pas. Si nous reconnaissons l’importance d’accorder une valeur au vécu des habitants, pouvons-nous seulement en comprendre le sens avec les catégories de pensée de l’expertise ? De cette expérience, nous avons tiré la nécessité d’opérer un changement d’approche profond dans notre démarche de recherche : il ne suffit pas d’adopter une approche qualitative pour accéder à l’expérience d’habiter. Le sujet nécessite d’adopter une approche ethnographique qui nous engage également dans une réflexivité continue sur le plan épistémologique et éthique, car nous interrogeons en permanence les préjugés, catégories analytiques et hypothèses implicites qui président à nos questionnements.

La Rochelle : est-il possible de traiter les enjeux de mixité sociale et d’attractivité, sans s’occuper des problèmes d’image du quartier ?

Le quartier de Villeneuve-les-Salines (VLS), construit à la fin des années 1960 aux portes du Vieux-Port de la Rochelle, fait actuellement l’objet d’un vaste projet de renouvellement urbain (PRU). Suivant les prérogatives nationales, le PRU cherche à « désenclaver le quartier et l’ouvrir sur son environnement7 » en raison de coupures physiques et urbaines qui donnent « le sentiment d’une ville périphérique dans la ville » : le quartier, construit sur une partie asséchée d’un marais salant, est bordé au sud par un espace naturel protégé, à l’est et au nord par des axes de circulation importants. Le centre-ville se trouve à moins de trois kilomètres du cœur de quartier ( Fig. 1).

En dehors de quelques difficultés ponctuelles à la mobilité (pistes cyclables dangereuses, connexions en bus insuffisantes avec le secteur universitaire, distances qui découragent des déplacements quotidiens à pied), l’enquête ne révèle pas fondamentalement de sentiments d’enclavement. Tous les habitants interrogés évoquent un quartier calme, bien desservi, où tout se trouve à portée de main. Il se pourrait d’ailleurs que la situation urbaine du quartier, quelque peu à l’écart du reste de la ville, contribue à la qualité perçue du cadre de vie. La nature, considérée spontanément dans presque tous les entretiens comme un atout essentiel du quartier, joue un rôle majeur à cet égard8. Que ce soit dans le secteur pavillonnaire ou dans l’habitat collectif, les habitants expriment des sentiments d’attachement pour ce quartier9. Par exemple pour cette femme de 62 ans, arrivée dans le quartier il y a quinze ans, dans la partie pavillonnaire, le contraste avec la région parisienne est saisissant : « Moi j’arrivais de région parisienne, donc Villeneuve-les-Salines avec les lacs et les alentours c’était pas quelque chose d’impressionnant pour moi, au contraire. […] On est vraiment bien dans notre quartier. Pouvoir tout faire à pied, et d’être aussi proche du centre-ville, tout en étant dans un quartier hyper calme, il n’y a pas de bruit de circulation, c’est appréciable ».

En revanche, les habitants évoquent aussi largement les problèmes de réputation et de mauvaise image du quartier10 qui est en complet décalage avec leur perception et leur vécu quotidien. Pour ce couple composé d’une jeune femme de 21 ans, assistante maternelle et d’un jeune homme de 25 ans qui a grandi au Petit Marseille (quartier pavillonnaire à côté de Villeneuve), revenir habiter dans le secteur est un choix cohérent avec de « beaux souvenirs », mais aussi un choix logique en phase avec leur projet de famille. Ils précisent aussi : « Après, on est là hein, parce que c’est HLM, c’est moins cher… j’ai fait des demandes pour des logements, l’appart était bien, je l’ai pris… mais j’aimerais bien avoir une maison… une maison sur Villeneuve, ça serait super ». Sans nier l’existence de problèmes réels, ils parlent aussi de la mauvaise image dont souffre le quartier : « Les gens, ils croient que c’est une banlieue parisienne, c’est ridicule, ça n’a rien à voir, c’est des idées reçues que même les forces de l’ordre ont sur nous… en fait ils [la Police nationale] en font une caricature [des jeunes du quartier], et les jeunes, ils répondent en devenant leur caricature... ça a toujours été comme ça, sauf que socialement ça s’est aggravé, donc bon… ».

Avec environ 30 % de la population de Villeneuve qui réside dans des pavillons (propriétaires de leur logement en majorité), il existe déjà une forme relative de mixité sociale sur le quartier. Or notre enquête révèle que dans le secteur pavillonnaire à l’ouest, proche du Parc des expositions (Fig. 1), les répondants ne se sentent pas « habitants de Villeneuve ». Leur regard et leur vie quotidienne sont tournés vers le centre-ville et d’autres secteurs de l’agglomération. Leur récit révèle qu’ils fréquentent peu le cœur du quartier, et ce malgré la vitalité de la vie associative locale ou la proximité des commerces, services et équipements. Cette femme de 63 ans, arrivée avec son époux en 1984 à Villeneuve-les-Salines, a vécu plusieurs années dans les logements collectifs avant d’avoir l’occasion d’acheter un pavillon, avec une vue sur les lacs. Elle raconte : « Moi je dis plutôt que j’habite vers le Lycée Valin ou le Parc des expositions. Vous dites ça à un Rochelais… l’image de marque de Villeneuve n’est pas très bonne. Même mon fils qui était au collège, quand il disait qu’il habitait à Villeneuve, il précisait que ça n’était pas dans les immeubles. À part le médecin et la pharmacie, je ne vais pas à Villeneuve, je ne vais pas y faire mes courses. Moi je vais vers Tasdon, c’est des habitudes aussi ». Même expérience pour cette autre femme de 60 ans, arrivée à La Rochelle à la retraite dans « cette petite impasse très sympa, avec un super voisinage » : « Je reconnais que des fois je dis “quartier Brouage”, l’ensemble des maisons là autour, ce n’est pas Villeneuve vraiment. Quand je vois que les gens vont trop tiquer ». L’enjeu de déstigmatisation du quartier populaire est donc central, de même que les conditions de possibilités d’une rencontre sociale entre des secteurs géographiquement proches mais symboliquement éloignés. Ces constats nous semblent essentiels à l’heure de penser des projets de rénovation urbaine dont le réflexe dominant reste l’hypothèse d’une amélioration de la situation sociale globale par un meilleur équilibre statistique des profils sociaux sur un territoire.

Le secteur pavillonnaire et la zone d’habitat collectif à loyer modéré ne sont certes pas en conflit direct, mais apparaissent comme des mondes qui s’ignorent. Les entretiens nous ont permis d’identifier l’existence d’autres clivages à l’intérieur du quartier d’habitat social alors que la géographie prioritaire a tendance à le traiter comme un ensemble homogène. En interrogeant les habitants sur les lieux fréquentés, nous avons découvert l’existence de nombreuses frontières symboliques, des espaces qu’ils excluent volontairement de leur territoire vécu ou qu’ils jugent négativement. Les expressions d’exclusion sont souvent réciproques : quand des habitants désignent un secteur, un îlot ou un immeuble comme posant problème, nous retrouvons les mêmes critiques en miroir, quelques entretiens plus loin dans les secteurs désignés. Ainsi, cette femme de 31 ans, qui a grandi à Villeneuve-les-Salines et qui habite désormais avec son mari et ses deux enfants dans le « secteur des 400 » raconte : « Les 200 c’est un coin où j’habiterais pas… on a l’impression que tous les cas désespérés ils sont regroupés ici, je sais pas si c’est fait exprès, alors surtout ici au 45-47, j’y vais jamais en plus parce que je connais personne qui habite là-bas. [Le bailleur] m’a dit « il faut de la mixité sociale », mais ça n’est pas vrai… vous allez pas mettre le bon petit fonctionnaire là-bas… Chez eux c’est du vent : on ne mélange pas les torchons et les serviettes. ». Un peu plus loin, dans le secteur des « 100 », cette femme de 39 ans qui a habité plusieurs appartements dans le quartier raconte : « On va à Inter, et là derrière on va promener le chien. Là où j’évite c’est les 400 parce qu’il paraît que c’est chaud, nous ici c’est les 800, Périgny 6. C’est les rumeurs du quartier, après je sais pas… ». Ce témoignage contraste totalement avec celui de cet homme de 56 ans qui, travaillant pour la régie de quartier, dans le service de propreté urbaine, connaît bien les différents secteurs et s’est intéressé à leur histoire : « Moi j’aime beaucoup les 400, là où il y a l’économat et le port… parce que je trouve que c’est là qu’il y a le plus d’histoire, c’est celui qui a le plus d’âme ».

À Villeneuve, chaque fois que nous avons tenté de remonter le fil d’explication d’un phénomène (lieux investis ou évités, regards portés sur le cadre de vie, etc.), nous avons retrouvé des problèmes de réputation, de fragmentation sociale, et des sentiments d’injustice11. Ces aspects ne nous semblent pas véritablement pris en compte dans les hypothèses urbanistiques. En lieu et place de ces problématiques pensées depuis le point de vue des habitants, le projet de renouvellement urbain entend répondre au problème de la ségrégation sociospatiale et résidentielle d’un « quartier en voie de relégation » (protocole de préfiguration en 2016) en agissant sur l’attractivité de populations plus aisées, la mixité sociale, et l’« amélioration moyenne » du cadre de vie – sans prise en compte des disparités dans les expériences d’habiter et les besoins et attentes spécifiques de certaines populations. Mais l’intervention sur l’urbain peut-elle changer l’image d’un quartier dont la dynamique résidentielle est enrayée (refus d’attribution de logements sociaux, baisse tendancielle de population, dépréciation de l’immobilier12) ? Côté habitants et côté pouvoirs publics, le constat d’un problème d’image semble commun. Mais le sujet ne semble pas fondé sur les mêmes enjeux : pour les habitants, l’enjeu central est celui de la reconnaissance et de la déstigmatisation du quartier auquel ils sont attachés, pour les décideurs et porteurs du projet, l’enjeu est celui de l’attractivité résidentielle, du développement immobilier et de la déconcentration de la pauvreté, avec l’hypothèse, là encore, d’un rattrapage social du quartier par la mixité sociale. À défaut d’un projet social et urbain connecté au vécu des habitants, on peut s’inquiéter de la réalisation de certains projets polarisants tels que les logements neufs aux meilleurs emplacements du quartier13 ou l’opération programmée au niveau du Parc des expositions. Ces opérations pourraient amplifier les effets de fragmentation et de décrochage de certains secteurs, entraver les possibilités de rencontre et de cohésion sociale au sein du quartier, et générer de nouveaux sentiments d’injustice.

thumbnail Fig. 1

Secteur d’étude à partir d’une carte produite dans SCE ateliers Up+, 2015 Villeneuve-les-Salines.Aménagement d’un cœur de quartier, document de projet (© ville de La Rochelle).

De l’objectivisme de la caractérisation des espaces à la subjectivité des vécus : une complémentarité ?

Les cas que nous avons mobilisés dans cet article mettent en évidence des décalages dans la manière d’aborder les territoires urbains, selon que l’on adopte le point de vue de l’expertise qui se veut objective, ou celui des habitants et leur expérience subjective d’habiter. Nous voudrions, dans cette synthèse, discuter de la nature de ces décalages.

Le premier point concerne la nature des propos que l’on collecte dans les enquêtes et qui mérite la plus grande attention. Accéder au vécu des habitants dans une expression libre non contrainte par nos propres catégories de pensée n’est pas chose facile. D’une certaine manière, nous avons fait l’expérience empirique de la critique de Bourdieu (1997, p. 73-74) sur la différence entre les questions scolastiques, c’est-à-dire celles que l’on se pose à propos des personnes interrogées, et les questions qui correspondent à l’expérience sociale de ces dernières. Pour déployer une écoute attentive de l’expérience d’habiter, il nous a fallu éviter les logiques analytiques sur les quartiers, l’urbain ou les populations qui y vivent, et porter notre attention sur le rapport des habitants à leur lieu de vie. De cette manière, l’approche ethnographique ne conduit pas à collecter de simples données qualitatives, des avis ou des opinions sur des sujets préétablis, mais des récits, racontés à la première personne. Les habitants mobilisent des dimensions vivantes, des anecdotes et des exemples qui rendent l’expérience extrêmement concrète, contraire ment aux considérations urbanistiques, parfois abstraites et théoriques des documents programmatiques. De plus, nous observons que le vécu du quartier s’exprime toujours comme une expérience totale et non segmentée. Dans les propos recueillis s’entremêlent de multiples dimensions de l’habiter, des aspects physiques et corporels ainsi que des usages, mais aussi des dimensions sociales, sensibles, sensorielles, affectives (Faburel et al., 2014) ou encore symboliques et esthétiques (Nomikos, 2018). Les interdépendances entre toutes ces dimensions sont telles que les traiter séparément ferait perdre le sens même de ce vécu. Les approches expertes – ou si l’on préfère les approches non basées sur l’expérience habitante – sont construites sur la base de catégories qui fragmentent les sujets, traitent les lieux comme des choses, et les êtres humains comme des individus génériques.

Dans la figure 2 ci-dessus, nous tentons de résumer la nature des décalages entre deux registres, deux modes d’appréhension du monde qui ne jouent pas sur le même plan et ne mobilisent pas les mêmes heuristiques. Dans le cadre supérieur, le registre de l’expertise adopte une posture d’observateur extérieur, une position depuis l’espace supposée neutre et garante de l’objectivité de l’analyse. Or nous observons que les catégories et les mots qu’utilisent les experts pour parler des lieux de vie ne rencontrent pas le registre de l’expérience. Certes, ce point zénithal permet de mesurer objectivement des distances, des hauteurs, des surfaces ou des densités, par exemple, et l’on peut grâce à un travail rigoureux relater des faits historiques et des dynamiques sociales, ou encore décrire des formes urbaines et des arrangements architecturaux. Mais on passe à côté du relief du monde vécu et de la richesse de l’expérience d’habiter. Le registre de l’expertise cartographie le monde et crée un monde virtuel qui ne correspond plus au monde vécu. En « traversant le miroir » (symbolisé par le cadre analytique préétabli), on passe du côté de l’expérience humaine qui s’exprime dans un registre différent, révélant une infinité de nuances à des entités dont on ne connaissait que des formes, des contours et des fonctions partiels. En ouvrant notre regard au registre de l’expérience, on permet de faire entrer dans notre appréhension de l’urbain des dimensions inaccessibles au registre de l’expertise, par exemple la multiplicité de sentiments de familiarité, d’appartenance, d’étouffement, de relégation, de déconnexion, de manque de reconnaissance ou d’injustice que l’on a pu voir s’exprimer dans les enquêtes.

thumbnail Fig. 2

Registre de l’expertise et registre de l’expérience (réalisation : A. Legendre, B. Combes, Y. Remvikos).

Conclusion

L’approche par l’expérience vécue, une manière de dépasser les dualismes nature-culture ?

La question initiale qui anime nos recherches porte sur ce qui fait bien-être en lien avec le lieu de vie. Des tentatives de modélisation du bien-être ou de la qualité du cadre de vie existent dans la littérature et soulignent souvent la diversité des dimensions qui pourraient être prises en compte (Pacione, 2003). Dans ces approches, l’hypothèse implicite est de considérer que l’on peut définir de manière extérieure et positive des concepts ambivalents tels que le bien-être ou la qualité de vie, une vision que nous rejetons. En cherchant à éviter l’enfermement dans des visions normatives préétablies de ces sujets, un autre point de départ nous a semblé nécessaire, centré sur les habitants et l’expérience qu’ils font de leur lieu de vie. L’ouverture aux approches ethnographiques découle de cette ambition et nous a permis d’accéder à une richesse de propos sur les quartiers que l’on ne soupçonnait pas, un autre mode d’appréhension du monde dont la légitimité est souvent questionnée dans les approches conventionnelles d’expertise sur les territoires et les questions urbaines. Certaines tensions entre visions expertes et visions citoyennes ou entre espaces conçus et lieux vécus ont déjà été repérées dans la littérature (Berry-Chikhaoui et Medina, 2019), mais notre intention dans cet article était de contribuer à penser la nature de ces écarts.

En nous ouvrant à l’écoute du vécu des habitants suivant une perspective relationnelle, nous avons dû progressivement mettre de côté certains préjugés naturalistes pour porter notre attention non pas à l’urbain comme une chose, mais au rapport que les habitants entretiennent à leur lieu de vie. Nos conclusions rejoignent de nombreux travaux de psychologie, de sociologie et de philosophie de l’urbain décrivant la manière dont les habitants se connectent ou s’attachent à leur environnement de vie (Scannell et Gifford, 2010). Car le lieu où l’on vit n’est pas un espace abstrait ou un vide dans lequel, dans un second temps, prendrait place l’intrigue de la vie habitante (Joseph, 2004), et la relation au cadre de vie ne relève pas uniquement d’aspects rationnels et cognitifs sur les espaces, mais d’une multitude de dimensions complexes subjectives, sociales et symboliques. Les projets que nous avons rencontrés, pris dans une logique spatialiste et fonctionnaliste, abordent les lieux de vie par les creux et les pleins, les espaces à construire et les espaces à remplir.

L’approche par l’expérience d’habiter nous conduit également à repenser la manière dont on considère les habitants, en sortant des catégories analytiques usuelles auxquelles ils sont souvent réduits : populations dites vulnérables (comme s’il s’agissait d’une propriété inhérente à ces personnes), locataires de logements, usagers d’un espace, client d’un commerce. La singularité de leur existence et les dimensions subjectives et sensibles de leur expérience d’habiter tendent à disparaître derrière les individus génériques et statistiques des études urbaines. En s’inspirant de la philosophie sociale d’Axel Honneth (2013), le philosophe de l’urbain Mickaël Labbé (2016) souligne que l’appréhension de l’urbain dans une vision fonctionnaliste est une forme de non-reconnaissance de l’individu dans ses multiples dimensions, à la fois comme être de besoins corporels mais aussi spirituels, et comme être capable de participer et d’agir dans la vie de la cité. Finalement, la vie de ces quartiers semble réduite à une série d’usages et de besoins utilitaires. Elle est, comme l’explique Didier Fassin (2018, p. 25) dans un ouvrage consacré à des questions ontologiques et épistémologiques sur le terme polysémique de « vie », traitée comme un fait de nature, et non comme un fait d’expérience. En rupture avec cette perspective, il propose un décentrement radical de la voie naturaliste prédominante pour considérer une voie humaniste permettant de relier les dimensions biologiques et biographiques, matérielles et sociales de la vie (Fassin, 2018, p. 29). Les dissymétries observées entre le registre de l’expérience et le registre de l’expertise urbaine nous semblent résonner avec la dichotomie dont parle Fassin entre naturalisme et humanisme, une autre expression du dualisme entre nature et culture.

L’attention portée au vécu des habitants nous apparaît alors comme une alternative permettant de relier les dimensions biologiques et biographiques de l’expérience d’habiter, mais aussi de penser et de rendre compte de l’enchâssement entre une multiplicité d’aspects traités de manière séparée dans les pratiques techniciennes habituelles. Une approche portant sur l’expérience vécue pourrait ouvrir à un autre mode de raisonnement reconnaissant le caractère dynamique des territoires et de l’habiter, comme un récit qui s’écrit en permanence dans l’action. Elle permettrait aussi d’appréhender la manière dont les habitants perçoivent, se représentent et entrent en relation avec le monde par une expérience des lieux dans ses multiples dimensions, y compris symboliques et esthétiques.

Recherche critique et engagement ethnographique

Si nous défendons l’inspiration ethnographique comme un moyen de répondre aux attentes d’une meilleure prise en compte des habitants dans les politiques et les projets qui les concernent, nous percevons le risque d’instrumentalisation de l’ethnographie sans véritable remise en question des approches conventionnelles. Il ne s’agit pas d’une question d’ajustement, mais d’interroger en profondeur la manière de penser les territoires, les habitants, la vie qui s’y joue, et de définir les enjeux auxquels les politiques urbaines tentent de répondre. La discussion qui nous semble déterminante n’est donc ni technique ni méthodologique – en tout cas elle pourrait passer à côté de l’essentiel, si elle ne prend pas le virage épistémologique et éthique que suppose l’ouverture à l’expérience d’habiter. Sur le plan épistémologique, nous avons vu que les deux registres de l’expertise et de l’expérience rejouent l’opposition classique entre naturalisme et humanisme. Le but n’est pas de dévoyer le registre de l’expertise au profit de celui de l’expérience, mais de montrer qu’ils appartiennent à deux mondes qui ne peuvent pas se rencontrer tant que l’on continue à ignorer ce qui les distingue. D’ailleurs, la juxtaposition des registres ne suffira pas à leur compréhension réciproque, et il nous semble qu’il appartient à la science de prendre la responsabilité de faire ce pas de côté. Sur le plan éthique ensuite, différents aspects nous semblent importants. Tout d’abord, la séparation entre données et valeurs entretient une forme d’opposition entre l’objectivité des savoirs formels (supposés neutres) et la subjectivité des savoirs locaux des habitants (qui mêlent aussi affects et valeurs). Il ne s’agit pas simplement de mobiliser l’expérience vécue comme n’importe quel type de données, mais d’en faire un savoir légitime pour appréhender l’urbain et la vie des quartiers. C’est une ambition qui résonnera avec d’autres tentatives se réclamant d’une plus grande participation citoyenne. Mais il faudra alors veiller à ne pas confondre l’étude de l’expérience vécue avec n’importe quel processus participatif ni avec une enquête sur questionnaire suivant une logique qualitative. Le but n’est pas de recueillir l’avis des habitants sur des questions qui nous intéressent, mais de laisser les personnes raconter leur expérience du quartier, ce qui compte pour elles, avec leurs mots. Cela requiert un décentrement radical de l’approche sur les quartiers, permettant de replacer les humains comme occupant une place particulière dans le monde et de rendre compte de la manière dont ils font l’expérience de leur lieu de vie, se connectent à leur milieu de vie, créent des récits et donnent du sens aux objets et à ce qui leur arrive. Enfin, il s’agit aussi d’une question éthique dès lors que l’on reconnaît à l’enquête ethnographique, et au chercheur, une responsabilité vis-à-vis des populations impliquées. Après tout, c’est aussi l’engagement du chercheur qui est en jeu, entre démarche scientifique rigoureuse et considérations contextuelles, éthiques et politiques que l’on ne peut pas séparer du monde étudié (Cefaï, 2009).

Pour terminer, notons que les enquêtes que nous avons menées s’inscrivent dans des processus multi-acteurs autour d’évaluations de politiques publiques locales dans les quartiers. En faisant entrer le vécu des habitants dans ces processus, nous visions un apprentissage collectif et l’émergence de nouveaux savoirs partagés (Legendre et al., 2017) par une recomposition et une combinaison des savoirs expérientiels des habitants, des savoirs issus des pratiques professionnelles, et des savoirs académiques (Amaré et Valran, 2017). Si le recueil du vécu des habitants par des approches ethnographiques n’est pas suffisant pour répondre aux enjeux de démocratie, de participation citoyenne et de réduction des inégalités sociales, il nous semble qu’il est un moyen de donner une forme de pouvoir aux habitants, celui de raconter, de nommer et de s’approprier par le langage, les sentiments que suscite l’expérience d’habiter ces quartiers.

Références

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1

C’est un des objectifs prioritaires de la Stratégie nationale de santé 2018-2022, accessible sur le site du Ministère : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dossier_sns_2017_vdef.pdf.

2

Voir, par exemple, l’arrêté du 4 juillet 2018 portant approbation du règlement général de l’agence nationale pour la rénovation urbaine relatif au nouveau programme national de renouvellement urbain.

3

Les EIS sont une forme particulière d’évaluation de politiques publiques, mises en avant par l’OMS depuis une vingtaine d’années. L’objectif est d’étudier les effets potentiels de politiques publiques sur la santé des populations. La plupart des expérimentations portent sur des projets d’aménagement, un domaine important pour les enjeux de santé.

4

Malgré nos invitations, il a été difficile d’obtenir l’implication des prestataires urbanistes dans ces processus, en raison notamment du caractère expérimental de ces démarches interpellant les collectivités dans leurs pratiques.

5

Malgré la contribution à nos travaux de deux autres terrains, Nanterre et Les Mureaux, nous proposons de ne pas les mobiliser dans cet article pour ne pas complexifier la présentation des résultats.

6

Nous tenons à la disposition du lecteur un fichier de résultats additionnels.

7

Agglomération de La Rochelle, 2016, Protocole de Préfiguration du projet de renouvellement urbain de Villeneuve-les-Salines, code projet ANRU n° 493 disponible sur www.anru.fr.

8

Sans induire le sujet « nature » d’une quelconque façon, les habitants en parlent comme l’atout principal du quartier. Les propos révèlent la diversité des usages, mais ouvrent aussi à différentes manières de penser le rapport à la nature. Nous nous intéressons à ces questions dans d’autres travaux autour des apports d’une perspective relationnelle pour dépasser certains dualismes comme « nature sauvage et nature aménagée ».

9

Notons que l’expression d’un attachement au quartier n’empêche en rien l’évocation de points d’insatisfaction ou de difficultés quotidiennes.

10

Une image ancrée dans l’imaginaire des Rochelais, soutenue aussi par les faits divers relayés par la presse locale.

11

Les sentiments d’injustice sont omniprésents dans nos corpus et nécessiteraient un traitement dans un article à part. De manière spontanée, les vécus des habitants s’expriment aussi sur le mode de la comparaison, et l’observation de disparités dans l’accès à des aménités ou l’expérience d’un traitement inégalitaire génèrent des réactions qui s’apparentent à des sentiments d’injustice.

12

En comparaison avec le reste de l’agglomération rochelaise, dont le marché affiche des prix relativement élevés. Analyse inscrite au Protocole de Préfiguration du PRU.

13

Pour travailler l’attractivité du quartier pour des populations plus aisées, la logique immobilière veut que l’on propose aux futurs habitants des biens avec terrasses et vues sur la nature, qui, nous le rappelons, constitue l’un des atouts majeurs selon les habitants actuels. Il n’est alors pas étonnant de trouver, face aux projets d’aménagement, certaines crispations, comme en témoigne l’association d’habitants nommée « Touche pas à Mon parc » qui s’est opposée à certaines options d’aménagement dans le Parc urbain Condorcet.

Citation de l’article : Legendre A.-L., Combes B., Remvikos Y., 2024. Penser l’amélioration des conditions de vie dans des quartiers défavorisés : apports d’une approche ancrée dans l’expérience vécue des habitants. Nat. Sci. Soc. 32, 1, 43-53.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Secteur d’étude à partir d’une carte produite dans SCE ateliers Up+, 2015 Villeneuve-les-Salines.Aménagement d’un cœur de quartier, document de projet (© ville de La Rochelle).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Registre de l’expertise et registre de l’expérience (réalisation : A. Legendre, B. Combes, Y. Remvikos).

Dans le texte

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