Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Numéro 4, Octobre/Décembre 2021
Page(s) 439 - 449
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2022010
Publié en ligne 20 mai 2022

© N. Magalhães, Hosted by EDP Sciences, 2022

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Comment répondre à la crise écologique dans laquelle nous sommes en train de nous enfoncer ? Si l’on en croit les tenants du « paradigme de l’investissement vert » que met ici au jour l’auteur, cela serait d’abord et surtout une question d’argent. Cette perspective dans laquelle s’inscrivent les travaux de nombreux économistes et les recommandations d’une large coalition d’acteurs en matière de lutte contre les changements climatiques fait écho à une idée bien ancrée en économie, aussi vieille que le capitalisme, qui voudrait que ce qui importe avant tout, en matière de dynamique économique et de bien-être collectif, c’est la création d’une quantité suffisante de capital – la question sur laquelle se divisent la communauté des économistes et la classe politique étant de savoir si ce sont les intérêts privés ou les pouvoirs publics qui doivent prioritairement assurer cet investissement et s’occuper de sa destination. Il faut évidemment s’interroger, comme le fait l’auteur, sur cette promesse de l’avènement d’un capitalisme vert grâce à une finance qui − cela va de soi – ne manquera pas d’être durable.

La Rédaction

« Car comprendre un problème, cela veut dire comprendre ses difficultés ; et comprendre ses difficultés, cela veut dire comprendre pourquoi il n’est pas facile à résoudre − pourquoi les solutions les plus évidentes ne marchent pas. […] Et si nous avons travaillé sur un problème assez longtemps et assez intensivement, nous commencerons à le connaître, à le comprendre, en ce sens que nous saurons quel genre de supposition, de conjecture, ou d’hypothèse ne fera pas du tout l’affaire, tout simplement parce que le nœud du problème lui échappe ; et que nous saurons à quel genre d’exigences toute tentative de solution sérieuse devrait satisfaire. Autrement dit, nous commençons à voir les ramifications du problème, ses sous-problèmes et ses connexions avec d’autres problèmes. » Karl Popper (1998, p. 390-391)

En décembre 2017, la France organisait le premier One Planet Summit1 avec pour objectif de mobiliser la finance dans la lutte contre le changement climatique2. Loin d’être inédite, cette question du financement occupe néanmoins toujours plus de place lors des grandes réunions internationales sur le thème de l’écologie. Si divers fonds ont été discutés et créés dans le passé – plus de 200 sont recensés au moment du lancement du Fonds vert pour le climat en 2009 –, une inflation notable des montants et un changement dans la finalité sont nettement perceptibles depuis une dizaine d’années. En 2006, la publication du rapport Stern, du fait de l’écho qu’il a reçu et de son message principal, marque une première inflexion puisqu’il établit que les réductions des émissions coûteraient 1 % du PIB mondial chaque année alors que le coût des changements climatiques – sans diminution des émissions – représenterait au minimum 5 % du PIB mondial annuel. La rupture est encore plus nette en 2008-2009, avec la simultanéité de l’échec du sommet de Copenhague, la crise économique qui conduit à des plans de relance et la crise des marchés financiers, instruments alors privilégiés dans les négociations internationales (Aykut et Dahan, 2014). Les financements ne sont dès lors plus seulement destinés à protéger l’environnement, à servir l’aide au développement, les réparations et compensations des pertes et dommages, objectifs prioritaires des anciens fonds, mais doivent être investis massivement dans le « secteur vert » pour qu’advienne enfin une « économie verte » (UNEP, 2011). Cela semble aller de soi : « atteindre l’objectif de 2°C requiert de mobiliser des montants importants – de l’ordre de plusieurs milliers de milliards (trillions en anglais) de dollars par an d’ici 2030 – pour l’ensemble des secteurs » (Baude et al., 2020). Les chiffres varient de façon spectaculaire selon les trajectoires visées, les secteurs à verdir, les institutions, les périodes, les engagements des acteurs, etc. Pour la France, une « stratégie bas carbone » coûterait entre 50 et 70 milliards d’euros/an alors que ces investissements ne sont encore que de l’ordre de 40 milliards d’euros (Hainaut et al., 2018). Pour l’Union européenne, la Commission3 donne le chiffre de 350 milliards d’euros/an d’ici 2030, là où la Cour des comptes européenne (2017, p. 58) préconise 1 115 milliards d’euros/an entre 2021 et 2030. À l’échelle mondiale : l’Agence internationale de l’énergie suggère 900 milliards de dollars/an entre 2010 et 2020 (IEA, 2012) ; la Global Commission on the Economy and Climate (2014, p. 3), 270 milliards dollars/an pour la période 2015-2030 ; le Bloomberg New Energy Finance4 s’arrête à 200 milliards de dollars/an entre 2016 et 2040 ; pour la même période, l’ONU « verdit » l’économie mondiale grâce à une somme qui va de 1 050 à 2 590 milliards de dollars/an (UNEP, 2011, p. 5). Les montants atteignent régulièrement les trillions – un total de 89 à 93 trillions de dollars entre 2015 et 2030 pour les seules infrastructures « bas carbone », selon Granoff et al. (2016). Le « changement de trajectoire » passe, selon différents acteurs (grandes institutions internationales, ONG, milliardaires, think tanks influents, etc.), nécessairement et prioritairement par des investissements « verts ». La principale question posée est désormais celle des moyens pour parvenir au montant désiré : finance verte (qui regroupe, entre autres, marché du carbone, taxes vertes, obligations vertes), indices boursiers soutenables, Banque centrale verte, monnaie verte, green quantitative easing, Green New Deal, etc.

Il n’est pas inutile de rappeler que, malgré la répétition des discours et les montants astronomiques investis, le constat écologique reste accablant et que nous nous situons exactement sur la trajectoire business as usual prédite par les Nations unies il y a une dizaine d’années (Christensen et Olhoff, 2019). S’ils existent, rares sont les auteurs qui osent affirmer que les (gigantesques) investissements verts suffiraient, seuls, à nous « tirer » définitivement d’affaire… mais est-ce même une condition nécessaire ? Et si ce « paradigme des investissements verts » n’était qu’une fuite en avant ? Dans un premier temps, nous mettrons en évidence un très large consensus qui existe chez les économistes pour affirmer le besoin d’investissements verts pour résoudre la crise écologique. Au-delà du champ de la science économique, nous examinerons la coalition qui adhère à ce paradigme et lui fournit sa puissance. Nous étudierons ensuite quelques-uns de ses écueils. Nous soulignerons la vision réductionniste, normative, anhistorique, hors-sol, dépolitisante, qui est la conséquence d’un cadrage de type problem-solving indifférent aux enseignements de l’histoire et des sciences sociales. Nous conclurons ce travail par la présentation d’une série de débats théoriques qu’il faut investir, selon nous, avant de se lancer dans des propositions de politiques publiques aux conséquences hasardeuses.

Le paradigme des investissements verts et sa coalition

Dans cette partie, nous souhaitons décrire, sans jugement de valeur, ce qui est : l’existence d’un paradigme, devenu hégémonique, quant à la représentation de la catastrophe écologique et la réponse qu’il faut y apporter. Nous nommons « paradigme des investissements verts » (PIV) le cadre qui postule la nécessité d’importants investissements verts pour accomplir la transition écologique. Si la science économique contribue de façon centrale à sa construction et à sa légitimation, le PIV et ses effets la dépassent largement. Il faut examiner la coalition des « pivistes », acteurs qui adhèrent implicitement ou explicitement à ce paradigme, pour rendre compte de sa puissance.

Le postulat « piviste » n’est pas toujours explicité dans les rapports et les articles – ce qui pose des difficultés pour celui qui en cherche la trace. Le raisonnement le plus abouti5 démarre avec le constat d’un emission gap entre la trajectoire actuelle des émissions de gaz à effet de serre (GES) et une autre qui permettrait de ne pas dépasser les 2°C de réchauffement global d’ici 2100. Le tour de force du PIV est de traduire cet emission gap en investment gap, souvent via une modélisation dite intégrée (IAM en anglais, pour integrated assessment modeling) qui permet de prendre en compte les interactions entre les systèmes climatiques, socioéconomiques et techniques (Bowen et al., 2014 ; Tavoni et al., 2015 ; McCollum et al., 2013 ; 2018). Ces modèles très sophistiqués, développés dans des institutions internationales (OCDE, Commission européenne, etc.), sont incorporés dans les rapports du GIEC et jouent un rôle crucial dans la mise en place de politiques publiques nationales et mondiales. Les travaux critiques relèvent pourtant un nombre remarquable de calculs et de résultats incertains, voire loufoques, et de résultats difficilement interprétables (Pindyck, 2013 ; Pottier, 2014). Plutôt que de prolonger cette nécessaire critique interne, nous interrogerons, plus loin, les croyances et les impensés du PIV.

Contributions et conflits des économistes « pivistes »

Afin de faciliter la compréhension des débats, nous distinguons, au sein de la science économique, deux grandes communautés qui adhèrent aujourd’hui à ce paradigme : la première, néoclassique, accorde un rôle prépondérant aux mécanismes de marché ; la seconde, post-keynésienne, s’accorde sur une intervention de l’État. La première, pourtant davantage impliquée dans les modèles IAM6, est devenue majoritairement « piviste », sans doute depuis le rapport Stern, alors que l’autre l’a toujours été. Cette présentation, comme toute classification idéal-typique, a ses inévitables exceptions. Surtout, elle est sujette à caution quant à la division, reprise par les économistes, entre État et marché : nous verrons plus loin que l’État néolibéral encourage et met en place des solutions de type « marché ». Enfin, il existe un continuum entre ces deux postures, dans la mesure où des outils communs aux deux écoles de pensée se mélangent régulièrement dans la théorie et la pratique (McCollum et al., 2013 ; Aglietta, 2018).

Instruments

La théorie économique néoclassique conceptualise le problème du changement climatique comme une externalité négative (intertemporelle) qui échappe à la logique du système des prix – présenté comme le mécanisme adéquat pour toute réallocation des capitaux. Réduire ses émissions est un acte coûteux pour l’individu, tandis que les bénéfices qu’il en retire sont quasi nuls, l’effet sur le climat étant infinitésimal (problème du « passager clandestin »). L’économiste néoclassique propose de l’internaliser soit par une taxe, soit par un marché des droits à polluer (marché du carbone). La tarification du carbone n’a pas, théoriquement, vocation à stimuler des investissements dans la transition écologique. Si on en trouve des traces dans quelques discours, depuis les années 1990, ce n’est que récemment qu’elle a été interprétée de cette manière par les pouvoirs publics. Dans le cas du marché de carbone européen, la différence est instructive entre la directive de 2003 (2003/87/CE), qui institue ledit marché, et la directive de 2018 (2018/410), qui l’amende : la première n’évoque pas les investissements, là où la dernière les cite explicitement7. Le prix doit contraindre les activités économiques intensives en énergie (rendre le « brun » non rentable), mais aussi créer des incitations (pour les secteurs assujettis) à investir dans les énergies « vertes » ou les technologies « plus sobres en carbone ».

La théorie postkeynésienne repose sur des postulats épistémologiques très différents de ceux de sa consœur néoclassique. Il ne faudrait pas minimiser ces divergences qui portent sur des aspects fondamentaux : la monnaie (endogène pour les postkeynésiens), la macroéconomie qui ne peut se réduire à la microéconomie (comme chez les néoclassiques), les rôles du marché et de l’État pour coordonner les agents et… le rôle de l’investissement dans l’économie ! Aussi les marchés sont-ils jugés insuffisants, de sorte que des investissements publics, parfois accompagnés d’outils de régulation, sont indispensables pour s’attaquer aux crises écologiques. Pour cette communauté, à la différence des néoclassiques, l’argent est là : la politique budgétaire et le secteur public doivent servir, théoriquement, la lutte contre le changement climatique. C’est l’idée générale du Green New Deal, une relance de l’économie par des investissements verts financés par l’État via la dette ou l’impôt (Carlock et Mangan, 2018). Les propositions de politiques monétaires ou de régulations prudentielles « vertes » intègrent aussi la boîte à outils de cette approche (Campiglio, 2016). En particulier, le rôle de la Banque centrale est souligné par de nombreux travaux : celle-ci pourrait influencer les marchés vers des investissements verts ou proposer des conditions de refinancement favorables aux banques commerciales qui investissent dans des projets bas carbone (Aglietta, 2018 ; Campiglio et al., 2018). Mentionnons un dernier instrument plus hybride : les obligations vertes (green bonds), qui peuvent être émises par les États ou les acteurs privés dans le but explicite de permettre une (ré)allocation du capital conforme au maintien des économies sur une « trajectoire 2°C » (Knight, 2015).

Conflits internes

Au-delà du consensus sur les investissements verts, les divergences et les conflits pour décider du mécanisme le plus efficace sont nombreux chez les économistes. Schématiquement, il y a d’abord des disputes entre les deux courants – les uns dénonceront l’inefficacité de l’État et prôneront les investissements privés, les autres critiqueront l’idée même d’un marché du carbone et défendront les investissements publics. Les revues « pivistes » (Climate Change Economics, Nature Climate Change, Climatic Change, Climate Policy, Energy Economics, etc.) prouvent que les débats internes à chaque camp existent également. Des désaccords importants portent sur le montant des investissements, le mécanisme pour financer le Green New Deal, le niveau du prix du carbone, la modélisation d’évaluation des risques et des coûts, la présence ou non d’aléas dans les modèles, la fonction des dommages, le taux d’actualisation, etc. (Pottier, 2014 ; Aglietta, 2018). Des raffinements infinis existent sur des sous-problèmes : la tragédie des horizons8, le problème du « passager clandestin », la question de l’information (et le besoin de critères extra-financiers), les « biais carbonés » des marchés financiers, etc. Nonobstant ces divergences, qui se situent intégralement dans le PIV9, les fondations de ce cadre d’analyse sont aujourd’hui toujours plus partagées – comme le suggère l’adhésion croissante des néoclassiques à l’idée d’utiliser taxe et marché du carbone pour financer les investissements verts. Même les auteurs qui admettent que l’évaluation de l’investment gap est arbitraire n’y renoncent pas (Knight, 2015). Il en va de même pour les débats sur la « couleur » d’un investissement (« vert » ou « brun » ?) : les protagonistes adhèrent objectivement au PIV puisqu’ils ne contestent pas le cadre en lui-même, mais une nomenclature ou un outil spécifique.

Puissance du PIV

La puissance du PIV se mesure à ses effets et à sa capacité de rassemblement, c’est-à-dire à sa disposition à affecter des acteurs pour les enrôler. Tautologiquement, cette puissance lui permet de perdurer : que le PIV ne soit plus capable de rassembler et il perdrait sa domination (et son caractère de paradigme). Car le cadrage par les investissements verts – une façon très particulière de représenter, de conceptualiser et de penser les crises é cologiques – n’est pas par essence meilleur qu’un autre, il n’a pas de force intrinsèque ni de légitimité propre. Celle-ci lui est fournie intégralement par la large coalition, richement dotée en ressources institutionnelles et financières, qui le soutient. La question n’est donc pas celle de la légitimité du PIV, mais de son maintien grâce à cette alliance objective qui traverse les champs académique, médiatique et politique. Reflets de l’importance grandissante accordée aux investissements verts, les investissements académiques, diplomatiques et institutionnels de ces thèmes sont en très forte croissance.

La mise en application du PIV – ici se fait un passage au réel – passe d’abord par les recommandations des grandes institutions internationales qui encouragent la mise en place de tous ces instruments dans les politiques publiques. La construction de marchés du carbone représente une application quasi directe et un exemple spectaculaire de performativité de la théorie néoclassique. Alors que le marché européen du carbone a été lancé en 2005 et connaît un échec retentissant (Berta, 2015), dix-sept marchés du carbone, représentant 40 % du PIB mondial et 9 % des émissions, seront bientôt en activité (MEDDE, 2016, Fiche 14). Aussi, puisque le prix du carbone doit être théoriquement unique, l’objectif, à terme, est de les fusionner. Comme expliqué plus haut, la directive de 2018 transforme, pour partie, le marché européen en outil pour les investissements verts et crée deux fonds, alimentés par une partie du revenu des enchères de quotas, pour l’innovation et pour la transition vers une économie bas carbone. Les marchés de droits, outils encore encouragés par le GIEC en 2014 (IPCC, 2014), sont pourtant devenus des marchés spéculatifs encourageant la financiarisation10. Pour justifier le One Planet Summit11, le gouvernement français affirme que le développement de la finance verte est le « nerf de la guerre » ou encore la « base de toute action » (sic !) sur la voie des 1,5/2°C. Environ 900 milliards de dollars d’obligations vertes ont été émis par des banques publiques de développement, des collectivités territoriales et des multinationales (l’entreprise Engie est le premier émetteur mondial) entre 2007 et 2017 (Tordjman, 2021). En 2010, 23 banques de développement ont créé l’International Development Finance Club12 afin de réunir leur expertise et de promouvoir la « finance climatique » et la « banque verte ». L’OCDE (2016) a, quant à elle, proposé de créer des green investment banks pour mobiliser davantage d’investissements privés dans des infrastructures sobres en carbone. La création monétaire est l’outil choisi par le pacte Finance-Climat contre le dérèglement climatique13 et la monnaie « écologique » se trouve au cœur d’innombrables tribunes publiées par des économistes aujourd’hui en France (Giraud, Piketty, Grandjean). Enfin, les investissements verts sont à la base des stratégies de relance de l’économie à l’heure de la pandémie : Green Deal pour l’Union européenne (310 milliards d’euros de subventions pour la transition écologique décidés en mai 2020 après le plan de 315 milliards d’euros d’investissements verts de 2014) ou Green New Deal aux États-Unis (174 milliards de dollars sont annoncés pour développer les véhicules électriques dans le plan de 2 000 milliards de dollars de Joe Biden).

Des processus convergents et complémentaires renforcent en permanence ce cadrage. Ce simple énoncé prouve sa contingence : il ne va pas de soi mais il s’impose du fait de la puissance de la coalition qui le soutient. Il importe donc, selon nous, de souligner l’interdépendance et la complémentarité de ces acteurs (producteurs idéologiques, financeurs, politiques publiques, médias dominants, etc.) pour saisir la puissance du PIV : un récit économique nourrit un récit médiatique qui alimente un récit politique14. Pour passer d’un univers à l’autre, le rôle de l’expertise économique est fondamental puisque c’est son discours qui garantit in fine la légitimité scientifique de l’ensemble. Or, la configuration actuelle de ce champ académique n’incite pas à émettre des propositions susceptibles de questionner l’ordre social dans la mesure où, d’une part, cela pourrait se révéler disqualifiant et, d’autre part, les économistes autorisés tirent eux-mêmes des gratifications des structures établies. Les centres de recherche qui produisent l’idéologie « piviste » (chaires15, I4CE, The Shift Project, The New Climate Economy Project, Climate-KIC, etc.) disposent en effet de moyens très importants du fait de leurs financeurs (Caisse des dépôts, Agence française de développement, Banque mondiale, Union européenne, grandes entreprises, etc.), moyens qui permettent la diffusion massive de leurs travaux. Outre ces gains matériels, non négligeables en période d’austérité, le thème de l’investissement vert est indéniablement une stratégie payante, du point de vue des gains symboliques, pour tout chercheur, journaliste ou politicien : à peu de frais, celui-ci se situe du côté du « bien », de « l’intérêt général », ses travaux peuvent être jugés cruciaux « pour la planète16 ». Enfin, la diffusion mondiale du PIV tient aux pouvoirs des grands médias qui l’ont adopté. Ceux-ci ont ainsi pris pour habitude de juger du succès ou de l’échec d’une réunion internationale sur l’environnement en fonction de la réponse apportée à « la question des financements », en dénonçant les protagonistes qui « bloquent » les négociations sur ce sujet, renforçant l’idée que c’est là que se situe le verrou central de la crise écologique.

La puissance du PIV ne tient pas qu’aux acteurs « dominants » de chaque champ − dont les pouvoirs (véridictionnels) sont bien connus. Elle doit également beaucoup, nous y reviendrons, au fort affect climatique et aux récits catastrophistes qui l’accompagnent (Chollet et Felli, 2015). Une mesure de sa capacité à « faire faire » s’observe dans l’adhésion d’une partie des habituels « dominés » de chaque sphère. C’est le cas de nombreux économistes « hétérodoxes », plus fervents « pivistes » que les néoclassiques du fait de leur cadre théorique, à qui le PIV fournit un débouché inespéré étant donné le peu d’espace que leur offre le champ académique. On peut ajouter les grandes ONG environnementalistes (WWF, 350.org, etc.), une partie importante du mouvement altermondialiste, les partis politiques « écolo » ou de « gauche » (Ocasio-Cortez ou Sanders aux États-Unis), etc. Une tribune du journal (hétérodoxe) Alternatives Économiques, datée du 4 septembre 2018, symbolise cet enrôlement. Signée par un très large collectif (politiciens, syndicalistes, militants et académiciens habituellement « dominés »), elle interpelle les décideurs d’un « Libérez les investissements verts ! ». Par cette adhésion, ces acteurs confortent l’idée que le cœur de la crise climatique est un problème de financement et, par conséquent, qu’il suffit de pas grand-chose pour le régler. Les chiffres des grandes institutions, si importants soient-ils, ne sont pas inatteignables et servent d’appareil de mesure du « volontarisme » des décideurs. Les 6 trillions de dollars/an nécessaires aux seules infrastructures « bas carbone » entre 2015 et 2030 sont, par exemple, rapportés aux 26,7 trillions de dollars d’investissements dans du capital fixe attendus chaque année (Granoff et al., 2016). On comprend l’indignation des « pivistes », pour qui tout est résolu (sur le papier) : Quand on veut on peut ! Une grande confusion est palpable dans les discours : le slogan « Si le climat était une banque, on l’aurait déjà sauvé » (ou « Qu’est-ce qu’on attend ? »), brandi et chanté par certains manifestants des « marches pour le climat », est celui mis en avant par le pacte Finance-Climat qui réclame un « plan Marshall pour le climat ». Il en résulte des alliances surprenantes, comme la coalition hétéroclite qui soutient ce pacte, qui va des multinationales, telles Eiffage ou EDF, à la fondation Nicolas Hulot en passant par le réseau ALTERNATIBA17. Le PIV dépasse la simple gestion gouvernementale de l’environnement et s’avère largement plus puissant dans ses effets que le paradigme des petits gestes éco-vertueux (avec lequel, d’ailleurs, il n’est pas incompatible) qui reposait sur une coalition essentiellement libérale. Les conflits internes dépassent ainsi la sphère académique et se jouent dans chacun des champs spécifiques, où chaque acteur peut s’appuyer sur les autres pour légitimer sa pratique et sa solution : cette circularité du discours produit un effet d’auto-confirmation et d’auto-renforcement typique de la production de l’idéologie dominante (Bourdieu et Boltanski, 1976). Ces disputes permettent de faire oublier le consensus général et fournissent au cadre une robustesse encore plus grande et une apparente objectivité qu’il devient difficile de contester. Les crises écologiques sont dès lors débattues à partir des interrogations et dans les coordonnées du PIV.

Origines et écueils du paradigme des investissements verts

Nous avons établi un double consensus sur le cadrage du problème et sur le moyen prioritaire pour contribuer à le régler. Dans cette partie, nous montrons que l’affirmation d’une transition écologique réalisée via des capitaux correctement investis découle d’une combinaison d’impasses, théoriques et analytiques, que nous séquençons pour le besoin de l’exposé. Le PIV relève d’une approche du type problem-solving (i) qui repose sur une écologie unidimensionnelle (ii), une analyse dématérialisée (iii), un imaginaire transitionniste (iv), une perspective qui reste indifférente aux causes sociopolitiques de l’Anthropocène (v).

Le PIV comme illustration des apories du problem-solving

L’investment gap est la traduction dans le formalisme problem-solving de la crise écologique. Voici le raisonnement général, souvent implicite, du « piviste ». Le « problème » à résoudre : une crise écologique objectivable par une série de limites (Steffen et al., 2015). Parmi celles-ci, la hausse de 2°C des températures globales d’ici 2100 est nettement privilégiée. C’est la finalité. Après mise en équivalence dans une autre métrique – parties par million (ppm) de CO2 dans l’atmosphère –, il est admis que cet objectif exige une transition (incrémentale) du « brun » vers le « vert » qui passe nécessairement par des investissements massifs. Le même problème peut être formulé avec un budget carbone à ne pas dépenser avant une certaine date.

Il faut souligner ici la particularité de la démarche usuelle de l’économiste liée à sa volonté de « faire science » (Lordon, 1997) : là où le chercheur en sciences sociales construit une problématique dans l’espoir de rendre intelligible un fait social, l’économiste, par une remarquable gymnastique, le réduit souvent, via des « paramètres » (quantifiables), en un problème d’optimisation à résoudre. Le cas du changement climatique s’y prête à merveille : ce « problème » a un point de départ (trajectoire business as usual) et un point d’arrivée bien défini (X°C, ou Y ppm de CO2, ou Z % d’énergies renouvelables d’ici 2100). Problème : comment optimiser les moyens pour cette fin18 ? Ce schéma, celui de la modélisation IAM, illustre le procédé : pour faire du problem-solving, il est indispensable de formuler le plus clairement possible un problème soluble, donc de traduire la question en des paramètres dépolitisés19 et sans épaisseur sociohistorique. Traduit dans le PIV, le désastre écologique global, qui est multidimensionnel, multiscalaire, extrêmement complexe à définir et à décrire, subit l’effet habituel du cadrage problem-solving économiciste. Les dérèglements des cycles de l’eau, de l’azote, du carbone, les déforestations, les menaces innombrables sur la biodiversité, l’artificialisation des sols, les destructions de paysages, la pollution des océans, les problèmes liés à la surpêche, les pollutions de nappes phréatiques, les pollutions sonores et lumineuses, etc., les millions de crises écologiques, parfois très localisées, se trouvent réduites à un problème bien pauvre – du type « Comment ne pas dépasser les 2°C de hausse de température d’ici à 2100 ? » – et surtout à un problème sans cause20 ! Dans l’opération de réduction qui mène à la formulation d’un « problème » à résoudre, les rapports sociaux, l’histoire, la géographie, bref toute la complexité – par définition – s’évapore, emportant avec elle la question politique qui est pourtant consubstantielle aux choix qu’appellent les multiples crises écologiques.

Écologie unidimensionnelle

Le « piviste », économiste ou non, n’explicite généralement pas l’écologie politique qui justifierait de qualifier de « verts » ses investissements. Le cadrage problem-solving lui impose de facto une écologie unidimensionnelle, ou paramétrable, et l’inscrit implicitement dans le conservationnisme (perspective utilitariste de la conservation des ressources naturelles). L’existence d’investissements verts est postulée par le PIV : il existe des placements intrinsèquement « verts », il suffit d’y injecter des liquidités21. Cette évidence d’un « vert », du fait de l’omniprésence du PIV, est très problématique pour quatre raisons que nous présentons en crescendo. En admettant la seule échelle du CO2, la première objection concerne l’incertitude (parfois radicale) qui porte sur l’empreinte carbone réelle des technologies « vertes » (par exemple, la voiture électrique) si on comptabilise l’ensemble de leur cycle de vie. Ensuite, en supposant qu’un investissement contribue à faire diminuer les émissions de GES, rien ne dit qu’il ne sera pas « brun foncé » resitué dans d’autres dimensions. Il suffit de rappeler les dégâts du nucléaire ou de la géoingénierie, ceux causés par l’extraction des métaux rares  nécessaires aux énergies « vertes » et à la voiture électrique , l’artificialisation des sols dans les fermes solaires, ou la destruction des milieux humides par les barrages (Belo Monte au Brésil, Trois-Gorges en Chine). Imaginons, par un exercice de pensée, que dans un siècle, du fait des trillions investis dans du « vert », on parvienne à un capitalisme décarboné (que le problème « piviste » soit « réglé », et l’objectif des 2°C atteint, peut-être via le développement de milliards d’éoliennes et de panneaux solaires). La « planète » n’irait pas mieux, la biodiversité serait plus que jamais en péril, les paysages dévastés (y compris pour planter ces éoliennes et panneaux solaires), les forêts primaires n’existeraient plus, etc. Le « piviste » cherchera alors à produire le même réductionnisme pour ces questions (qu’il reçoit comme des problèmes à résoudre) et il se demandera combien de milliards sont nécessaires pour lutter contre l’extinction des abeilles.

Sortons du cadre techniciste et quantitatif, même multidimensionnel, et ajoutons, pour la troisième objection, l’incommensurabilité des valeurs. Prenons l’exemple d’une « forêt ». Celle-ci n’a pas le même sens ni la même valeur pour tout le monde (une monoculture d’eucalyptus ou de sapins n’est pas une chênaie millénaire). Ici elle est vue comme un puits de carbone, là elle possède des valeurs esthétiques ou spirituelles, c’est un espace vécu irréductible à une métrique. Impossible de calculer la perte (esthétique) d’un paysage dévasté pour planter du renouvelable. Enfin, erreur originelle, le « piviste » néglige que la société est constituée de blocs sociaux aux intérêts divergents et antagonistes (Mouffe, 2016). Ce qui est vert ou pas, « l’environnement », est un enjeu de luttes politiques entre groupes sociaux défendant des valeurs et des intérêts contradictoires, qui veulent imposer leur définition (Martinez-Alier et al., 1998). Le « vert » du patronat n’est pas celui d’un ouvrier, le « vert » d’Europe Écologie les Verts (EELV) n’est pas celui d’un zadiste, le « vert » de Murray Bookchin n’est pas celui des conservationnistes ni celui des préservationnistes, etc. Il n’y a pas de substance (« verte » ou « brune ») dans les objets ni de technologie intrinsèquement « verte » ou « brune ». Le « vert », pratiquement et conceptuellement, ça n’existe pas.

Analyse hors-sol

L’aveuglement du PIV peut s’expliquer par le puissant processus de dématérialisation de la théorie économique (Pottier, 2014). Alors que les classiques (Ricardo, Marx) gardaient la « nature » (souvent la terre) dans leur cadre d’analyse, les néoclassiques s’en séparent (à l’exception de Jevons dans son ouvrage sur la question du charbon) sous prétexte que la valeur des choses dépend seulement de leur utilité, et que la « nature » n’y entre pas forcément. Ce processus atteint son acmé avec le tournant keynésien des années 1930 (Mitchell, 2011, p. 134-139). En effet, Keynes ne s’intéresse qu’aux flux monétaires et raisonne en termes agrégés : la matérialité des flux ne compte plus. L’économie, envisagée monétairement et représentée par un bilan comptable, apparaît comme un circuit bouclé sur lui-même. Ce cadrage dématérialisé « moderne » a des conséquences importantes puisque les investissements verts, comme flux monétaires hors-sol, ne semblent pas avoir d’impact matériel. À la limite, il paraît possible d’investir infiniment sans que cela n’affecte les espaces concernés (car il faut bien que ces investissements aillent quelque part) ! Une théorie économique peut évaluer le coût monétaire de la construction d’éoliennes (et le « gain » probable en réduction de GES), mais rien dans son cadre d’analyse ne pourra lui permettre de mesurer les affects sur le milieu (humain et non humain) de cette implantation. On peut dès lors investir 6 trillions d’euros/an dans des infrastructures physiques et déclarer l’opération verte (Granoff et al., 2016).

Imaginaire transitionniste

Les investissements verts, on l’aura compris, doivent servir la « transition énergétique ». Tout est conceptualisé comme si les investissements verts nourrissaient directement la mise en place de (nouvelles) technologies « vertes ». Comme nous sommes passés de l’énergie humaine et animale à l’énergie carbonée, il faut à présent « transitionner » vers les énergies décarbonées. Pourtant, les historiens de l’énergie ont mis en évidence qu’il n’y a pas de transitions énergétiques à l’échelle globale, mais uniquement des additions (Bonneuil et Fressoz, 2016). À l’énergie des hommes et des animaux, qui domine jusqu’au XIXe siècle, se sont ajoutées les énergies renouvelables avant les additions du charbon, du pétrole, du gaz et du nucléaire. Il n’y a donc pas de transition à proprement parler : la consommation d’énergie augmente et de nouvelles sources d’énergie viennent s’ajouter aux précédentes pour satisfaire la demande. Ainsi, le charbon, non seulement n’a pas disparu du mix énergétique, mais continue de croître en valeur absolue. Aussi, à chaque fois, une nouvelle source d’énergie devient dominante, non pas en vertu d’une qualité intrinsèque supérieure ou d’un coût inférieur, mais parce qu’elle favorise un bloc social particulier, un système socioéconomique ou une configuration géopolitique (Mitchell, 2011 ; Malm, 2016). À l’échelle locale, des transitions ont eu lieu, mais davantage subies que planifiées22. Cette vision transitionniste est associée à une histoire linéaire des techniques comme succession de grandes innovations là où l’histoire matérielle des sociétés modernes est fondamentalement non linéaire et cumulative (Edgerton, 2006 ; Fressoz, 2013). Comment imaginer que les immenses investissements, qui ajouteraient d’immenses stocks de matières, puissent être une solution aux problèmes causés par l’immense accumulation de matières… fruit d’immenses investissements passés (Wiedenhofer et al., 2019) ?

Investissements à institutions inchangées et dépolitisation

Le PIV rend perplexe un regard logique : « il faut » agir pour éviter une catastrophe dont les causes sociopolitiques – le capital, le productivisme, la guerre, la modernité, le patriarcat, l’idéologie du progrès, la technologie, etc. – ne figurent pas dans le cadre d’analyse. La résolution d’un problème théoriquement élaboré (ne pas dépasser 2°C) prime par construction sur l’explication des causes structurelles qui lui ont donné naissance : ce type de démarche n’a cure de comprendre les causes et ne veut traiter que des effets. Ce point de vue convient, sans doute, à de nombreux décideurs (qui commandent indirectement les études aux économistes) peu intéressés par les racines politiques autrement plus difficiles à traiter. Ainsi, le raisonnement se fait le plus souvent à institutions constantes (État, mode de production, régimes monétaires, de propriété, de concurrence, etc.). Au mieux, certains « pivistes » admettent qu’il existe des incohérences entre capitalisme dans son mode financiarisé et « trajectoire écologique soutenable » (Aglietta, 2018). Le Green New Deal, dans certaines versions écosocialistes, est un cas un peu à part car il doit aussi servir d’opportunité pour changer quelques règles centrales : l’État deviendrait employeur en dernier ressort, l’investissement serait socialisé, etc. Le PIV, par son approche des crises écologiques, souscrit implicitement au grand récit de l’Anthropocène : « l’humanité », comme entité homogène, serait responsable des dégâts faits à la « nature ». Les nombreux récits alternatifs (Bonneuil et Fressoz, 2016) – Capitalocène (Malm, 2016), Thanatocène, Plantationocène, etc. – figurent hors du cadre. Il est, par exemple, symptomatique de constater que, dans la majorité des centaines de rapports des grandes institutions (OCDE, France Stratégie, Nations unies, Banque mondiale, etc.), le mot « capitalisme » n’apparaît tout simplement pas. Or, comme le notent Chollet et Felli (2015, p. 9), l’absence d’adversaire à combattre, malgré l’affirmation d’une menace immense et permanente, produit un puissant effet d’évacuation de la division politique. Le fétichisme des limites permet d’abstraire la production de GES des rapports sociaux dans lesquels elle est enchâssée, et conduit à envisager des solutions purement techniques à des problèmes toujours nécessairement politiques (Chollet et Felli, 2015, p. 16). Et si les « pivistes », malgré leurs intentions, défendaient implicitement la poursuite du business as usual ?

Investissements vers moins d’investissements verts

Si le problem-solving normatif et prescriptif est chose ancienne en économie, il apparaît sans doute moins rebutant lorsqu’il est appliqué à l’objet « crise climatique » du fait du catastrophisme dépolitisant qui entoure ce dernier (Chollet et Felli, 2015). Affirmer l’évidence du besoin d’agir a pour conséquence de réifier la crise comme un état de fait donné qu’il ne s’agit plus de discuter – pour approfondir la compréhension de ses complexes mécanismes causaux, par exemple – mais face auquel il faut urgemment apporter des solutions. Le PIV adopte et renforce ainsi une approche post-politique, voire post-démocratique, de la crise écologique (Kenis et Lievens, 2014 ; Mouffe, 2016). Prétextant un problème d’intérêt général urgent à résoudre, il fait passer pour neutre et incontestable sa solution, jetant un voile sur ce qu’elle est réellement : une proposition politique parmi d’autres. C’est que le constat de l’emission gap et le besoin de sortir de la trajectoire actuelle bénéficient d’un très large consensus (sans unanimité puisque des climatosceptiques existent). Tout le débat ne se réduit pas à un choix entre « finance 2°C » ou Green New Deal (avec plus ou moins de marché ou d’État). Qu’un projet politique souhaite éviter la trajectoire business as usual n’implique en rien qu’il adhère au PIV. D’autres projets politiques – qui reposent sur d’autres paradigmes, d’autres écologies politiques, d’autres conceptions du changement politique et institutionnel – souhaitent des ruptures radicales de trajectoire, bien au-delà de celle du CO2, sans envisager nécessairement la question de l’investissement (même s’il peut y en avoir en corollaire des décisions prises). L’économiste « piviste » et ses relais ont un rôle crucial puisqu’ils participent à l’invisibilisation des alternatives (qu’ils rendent incongrues) : diminution radicale du temps de travail, protectionnisme écologique, démarchandisation, communalisation, sobriété numérique, taxation très importante du capital, interdiction de certaines industries et de la plupart des vols aériens, salaire à vie, abandon des grandes infrastructures, désinvestissement planifié, fermeture des marchés financiers (plutôt que de mettre « la finance au service de la planète »), etc. Des revendications démocratiques, par exemple sur le lieu de travail (que produire, pourquoi, dans quelles conditions, à quelles fins), sont aussi à même d’avoir des conséquences plus « vertes » que n’importe quel investissement « piviste ». Ces exemples illustrent, par contraste, l’étroitesse du cadre d’analyse et des solutions « pivistes ». Impossible pour le PIV de traiter un scénario qui est orthogonal à sa métrique : comment traduire la fin de la propriété lucrative en réduction de ppm de CO2 ?

Le PIV est, selon nous, au mieux totalement inapproprié et constitue une fuite en avant sans issue pour penser les questions environnementales. L’aspect le plus frappant est sans aucun doute l’absence de réflexion sur les causes concrètes du désastre écologique. S’il n’est pas dénué d’intérêt de faire des propositions sur ce qu’il faudrait faire, il est pour le moins curieux de ne pas chercher à expliquer très finement comment nous en sommes arrivés là avant de s’essayer à cet exercice périlleux. De plus, l’idée que la crise écologique conduit nécessairement vers un futur prévisible et invariablement terrifiant si l’on ne suit pas urgemment les recommandations « pivistes » n’est pas sans danger démocratique (Chollet et Felli, 2015). À l’opposé du consensus post-politique « piviste », il nous semble nécessaire pour le débat démocratique de politiser et d’intensifier les conflits autour de la définition du « vert », ce qui exige (sorte de recommandation wéberienne) d’expliciter l’écologie politique à laquelle chaque projet politique se rattache, ses postulats épistémologiques ou anthropologiques, son analyse des racines des crises, etc. Sans sortie du cadre, les One Planet Summit pourront se répéter à l’infini, avec les mêmes mises en scène et les mêmes tribunes, pétitions, et disputes médiatiques autour des salvateurs investissements verts. Loin de nous l’idée d’affirmer qu’il n’y a pas à penser sur ce thème : au contraire, les débats théoriques à investir sur les déterminants historiques des multiples crises écologiques et de leurs imbrications (les ramifications et les connexions entre sous-problèmes dont parle Popper) sont innombrables. Le changement climatique en cours est une agrégation de phénomènes dont les effets sont extrêmement différenciés spatialement et socialement. Sa résolution ne saurait se réduire à l’élimination d’une variable unique (le carbone). De plus, une macroéconomie écologique est à inventer (Svartzman et al., 2019) et des questions brûlantes sur la matérialité des investissements et leur fonction dans le mode de production capitaliste restent à examiner. Le concept même d’investissement en régime capitaliste mérite d’être repensé sous un angle socioécologique. Il serait également nécessaire de formuler une définition (conceptuelle) claire de ce qu’est une crise écologique − sans se contenter de quelques « limites » que proposent les sciences dures. Les catastrophes écologiques exigent un travail interdisciplinaire, voire une perspective d’unidisciplinarité (Orléan, 2005), difficile mais indispensable pour éviter les suggestions fantaisistes. Au contraire des articles « pivistes », il ne sera pas dit ici ce qu’il faut faire en termes de politiques publiques  ou simplement ceci : commencer par désinvestir le paradigme des investissements verts.

Références


1

Le rendez-vous est désormais annuel : il se tenait à New York en 2018 et à Nairobi en 2019, www.oneplanetsummit.fr/une-coalition-pour-faire-la-difference-5.

2

Certains des arguments développés ici figurent dans mon texte, « Combien pour sauver la planète ? La fuite en avant des investissements verts », publié sur le site Terrestres en février 2020, www.terrestres.org/2020/02/06/combien-pour-sauver-la-planete-la-fuite-en-avant-des-investissements-verts/. Je remercie les deux rapporteurs anonymes pour leurs critiques.

5

S’il existe sans doute d’autres raisonnements qui mènent à l’investment gap, celui-ci a au moins le mérite d’être critiquable puisqu’il repose sur des éléments objectifs.

6

Deux économistes ont contribué à leur diffusion : William Nordhaus, lauréat du « prix de la banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel » et à l’origine d’un des premiers modèle IAM en 1994 ; Nicholas Stern, dont le célèbre rapport de 2006 s’appuie sur cette approche (Pottier, 2014).

7

Je dois cette remarque à un rapporteur. Le texte de 2003 porte uniquement sur le moindre coût pour atteindre les objectifs fixés à Kyoto, et non sur la réorientation des flux de capitaux. La directive de 2018 vise, elle, à « renforcer le rapport coût-efficacité des réductions d’émissions et à favoriser les investissements à faible intensité de carbone ».

8

Les marchés financiers tendent à valider les stratégies aux horizons temporels les plus courts, alors que les horizons écologiques sont de long terme.

9

La controverse sur le taux d’actualisation qui a opposé les économistes néoclassiques, Stern et Nordhaus, constitue un cas prototypique, comme le montre Pottier (2014).

10

Conséquence de la proposition néoclassique : la spéculation, intrinsèque aux marchés financiers, brouille le signal prix et provoque une augmentation du recours aux produits dérivés, comme des assurances pour se protéger des fluctuations des cours boursiers, sans amener un changement des comportements (Tordjman, 2021).

14

Ce qui est hors PIV est largement minoritaire dans le champ de l’économie académique : quelques marxistes, anarchistes, féministes ou décroissants bénéficient de relais médiatiques peu importants et sans effet majeur sur les politiques publiques.

15

En économie, on peut citer la chaire « Économie du climat » de Paris-Dauphine (soutenue, notamment, par EDF et TOTAL), la chaire « Planète, économie, climat » à l’IEP de Grenoble ou la chaire « Énergie et prospérité : financements et évaluations de la transition énergétique » hébergée par la Fondation du Risque de l’Institut Louis Bachelier (soutenue par l’ADEME, Renault ou Engie).

16

Remarque évidemment vraie pour les politiciens. Emmanuel Macron, en organisant le One Planet Summit, s’est vu consacré « champion de la Terre » (sic !) en 2018 par l’ONU.

17

Voir « nos partenaires » sur le site internet.

18

Ce cadre est nécessaire à certains économistes pour développer leurs outils. D’après Lionel Robbins et les néoclassiques, l’économie est « la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usage alternatif ». Ce choix se prête bien à l’usage de techniques mathématiques (Pottier, 2014, p. 346).

19

La sociologie des « discussions climatiques » a mis en évidence que le cadrage techniciste, y compris les concentrations ppm, relève d’une construction politique (Aykut et Dahan, 2014). L’approche top-down – repérable par l’importance croissante des termes « seuils », « scénarios » et « budgets » dans les discours des négociateurs – qui a longtemps dominé la gouvernance climatique a sans aucun doute favorisé la perspective du problem-solving.

20

Dans le langage du physicien, on a là un problème sans conditions initiales − éléments pourtant nécessaires à la détermination de la solution complète dudit problème !

21

Notons au passage que si certaines institutions donnent leur taxonomie et peuvent être contestées, la plupart des articles ne jugent pas nécessaires de justifier en quoi les investissements concernés seraient « verts » (Knight, 2015 ; Ehlers et Packer, 2017).

22

Un exemple historique intéressant, puisqu’il a permis une réduction de 35 % des émissions de CO2 du pays en dix ans, est le cas de Cuba dans les années 1990 (Fressoz, 2013).

Citation de l’article : Magalhães N. Désinvestir le paradigme des investissements verts. Nat. Sci. Soc., 29, 4, 439-449.

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