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Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Numéro 3, Juillet/Septembre 2021
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Page(s) | 360 - 377 | |
Section | Repères – Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2021060 | |
Publié en ligne | 3 décembre 2021 |
Ouvrages en débat
Biodiversité. Un nouveau récit à écrire
Jacques Blondel
Quæ, 2020, 207 p.
L’objet de l’essai Biodiversité. Un nouveau récit à écrire de Jacques Blondel n’est pas, comme son titre pourrait le suggérer, un traité sur la diversité du vivant. C’est l’histoire des interactions de l’humanité avec son environnement et les autres vivants vue par un écologue à la lumière des sciences de l’écologie et de l’évolution. Cette histoire s’étend des origines de notre espèce jusqu’à nos jours, une époque où nos activités ont pris une telle ampleur qu’elles menacent la viabilité de nos sociétés et la survie d’une grande partie de la vie sauvage.
La préface de Pierre-Henri Gouyon nous présente de manière fort pertinente le cheminement de l’auteur dans ses recherches et comment ce parcours s’inscrit dans l’histoire des sciences de l’écologie et de l’évolution en France. Il le complète par une analyse personnelle du défi d’auteur que s’est lancé J. Blondel.
Il me semble que ce défi trouve son origine dans la conviction, de plus en plus répandue chez celles et ceux qui sont investis dans la recherche et l’enseignement en sciences de l’écologie et de l’évolution, que les enjeux environnementaux leur imposent d’investir l’espace public pour y témoigner de l’urgence d’agir. Cela exige inévitablement de s’aventurer sur des terrains moins familiers comme ceux des sciences humaines et sociales, de l’économie, de la philosophie et de l’action politique. J. Blondel s’y lance armé d’une excellente et vaste maîtrise des connaissances accumulées à ce jour.
Le texte de 189 pages est complété par une riche bibliographie. Son introduction et son épilogue encadrent trois grandes parties. La première traite en une quarantaine de pages de l’histoire des relations des humains avec leur environnement. La deuxième se concentre sur le diagnostic de la situation actuelle, sur les avenirs qu’elle pourrait nous réserver et les différentes interrogations qu’elle génère. Dans la troisième partie, J. Blondel explore les manières possibles d’habiter autrement la Terre en réponse aux enjeux qui s’imposent à nous.
L’auteur s’appuie sur les concepts de niche écologique, de dynamique des populations, en référence à Malthus, de sélection naturelle, en référence à Darwin, et sur la notion de dérive du point de référence, ou amnésie intergénérationnelle, pour relater le parcours de l’humanité depuis ses origines jusqu’à nos jours. Il y résume comment notre espèce, dont le mode de vie ne la distinguait guère des autres espèces de grands primates, a pu, d’abord progressivement, puis de plus en plus rapidement, par ses capacités cognitives, sa sociabilité et une production technique toujours plus sophistiquée, radicalement modifier sa manière d’extraire les ressources de son environnement, remodeler en profondeur son milieu de vie et appauvrir sa relation avec le reste du monde vivant. Le passage de la cueillette et de la chasse à l’agriculture, suivie quelques millénaires plus tard par la révolution industrielle, a été une des ruptures les plus radicales. Les conséquences planétaires de cette dernière font aujourd’hui la « une » des quotidiens. L’auteur nous décrit comment notre espèce est passée d’un métabolisme écologique basé sur l’énergie solaire et musculaire à un métabolisme écologique nourri par les énergies fossiles et les machines que ces énergies alimentent. Il nous rappelle les impacts colossaux que cela a eus sur les autres vivants et sur les grands cycles géochimiques et climatiques, ainsi que sur la diversité des cultures humaines. Il insiste avec justesse sur le rôle fondamental de la socialisation chez les humains pour expliquer ces bouleversements et souligne leurs conséquences sur la dimension spirituelle de leur rapport au monde. La vision qu’il donne de nos origines comme celle d’une espèce vivant dans une crainte perpétuelle face à une nature violente est peut-être à nuancer. Elle est probablement plus conforme à la manière dont nos sociétés post-néolithiques perçoivent la nature qu’à la réalité quotidienne d’une population de cueilleurs-chasseurs (hiérarchie des termes probablement plus proche de la réalité économique de ces populations et souffrant moins du biais de genre) telle qu’elle a pu être documentée. Dans plusieurs parties de l’ouvrage, J. Blondel évoque d’ailleurs le cas des peuples autochtones et de leurs relations plus sereines avec leur environnement. Par moments, il essentialise la relation des humains avec la Terre lorsqu’il évoque les destructions que « nous » causons au vivant ou les bénéfices que « nous » tirons du progrès. Ces « nous » recouvrent cependant des situations et des responsabilités très contrastées, qu’il s’agisse des impacts sur la biodiversité ou des bouleversements climatiques.
J. Blondel, lorsqu’il évoque ce qui caractérise l’époque actuelle, fait appel au concept d’anthropocène, sans toutefois s’appesantir sur les débats qui ont animé l’émergence de ce terme. Pour traiter des menaces qui pèsent sur la biosphère et sur notre aptitude à y assurer le bien vivre des humains et non-humains, il mobilise les concepts d’effets de seuils, de limites de la biosphère, qui sont propres à l’écologie, mais aussi des notions comme la difficulté de percevoir certains enjeux, le déni, le dualisme ou la place à accorder au vivant non humain qui relèvent des sciences sociales et de la philosophie. Trois idées émergent. Celle d’une nature confisquée par l’économie (libérale). Celle de bouleversements présents et à venir difficiles à percevoir par nos sens du fait de leur nature ou de leur dimension temporelle. Enfin, à l’échelle géologique, il rappelle que notre manière d’appauvrir aujourd’hui la vie sur Terre déterminera les possibles de son évolution future dans un avenir qui se situe bien au-delà de notre espérance de vie probable en tant qu’espèce.
Si le texte semble parfois considérer l’économie comme séparée de la sphère sociale et de la biosphère, le message implicite est plutôt celui d’une économie devant nécessairement s’inscrire dans et au service de la société, elle-même inscrite dans le respect des limites de la biosphère. Plusieurs passages sont d’ailleurs explicites sur les aspects profondément inégalitaires et prédateurs d’une économie productiviste au service du marché telle que pratiquée aujourd’hui. Si l’auteur évoque le cynisme des dirigeants ou leur complicité dans la fabrique du doute, il lui arrive aussi de leur accorder charitablement le bénéfice de l’ignorance, à contrecourant des travaux d’un Grégoire Chamayou1 ou d’une Barbara Stiegler2 qui démontrent implacablement comment l’économie libérale et le politique se sont alliés pour construire une réaction structurée à la montée des mobilisations environnementales durant le dernier tiers du XXe siècle.
J. Blondel s’interroge sur la nécessité d’un nouveau récit pour la conservation dans ses composantes de pratiques et de recherche. Il nous présente les différents courants qui l’animent et propose un constat relativement pessimiste d’une science et d’une pratique de la conservation qui se sont avérées incapables d’empêcher l’érosion de la biodiversité. Les succès qu’il relate amènent toutefois le lecteur à s’interroger sur ce que serait l’état de la biodiversité sans les efforts de ceux qui cherchaient à la conserver. En attribuant aux activités de conservation la responsabilité de l’échec, ne commet-on pas le même faux pas que celui qu’ont franchi de manière cynique certains producteurs de nuisances en transférant la responsabilité de leur gestion sur le citoyen ou la société (par exemple l’injonction de recyclage) ? J. Blondel poursuit en examinant le rôle que pourrait jouer une conservation future qui s’appuierait sur une renaturation relative des espaces anthropisés et celui d’une conservation qui serait centrée sur une séparation entre espaces strictement protégés et espaces intensivement exploités.
Dans une riche partie consacrée aux questions d’éthique et aux valeurs qui sous-tendent le regard des humains et des sociétés sur le vivant non humain, il décrit comment ce regard a été fortement modifié par les découvertes récentes dans les sciences du vivant.
Dans la dernière partie de cet essai, il nous fait part de sa conviction que la réponse pour relever le défi posé par l’enjeu climatique et l’érosion de la biodiversité ne viendra pas de plus de science mais de la mise en place d’une autre manière d’habiter la Terre. Il la voit fondée sur un processus ascendant de changements profonds dans les attitudes individuelles qui, par ricochet, feraient s’infléchir les politiques publiques. Ce faisant, ses propositions se focalisent sur des changements affectant notre spiritualité et permettant d’aboutir à un nouveau rapport de considération respectueuse vis-à-vis de la vie et de la viabilité de la Terre. Il explore les débats autour de la décroissance, évoque l’inadéquation des indicateurs économiques actuels et leur manque d’attention à ce qui caractérise le bien vivre (santé, éducation, vie sociale). Il place sa confiance dans la capacité de résilience des sociétés sans toutefois évoquer, comme l’a fait ailleurs Gaël Giraud, que cette notion de résilience est souvent mobilisée pour imposer des sacrifices aux moins favorisés. Revenant à des concepts centraux en écologie, il propose une reconstruction de la niche écologique des humains qui s’appuierait sur le réexamen de quatre dimensions clés de cette niche (ressources, démographie, alimentation et économie). Il met l’accent sur une économie des communs, sociale et solidaire, sur la transition démographique et sur l’agroécologie. Il accompagne sa proposition d’un reste de foi dans des innovations technologiques dont la viabilité reste toutefois à démontrer. L’ambition est d’aboutir à une « écologie intégrale » telle que prônée par l’encyclique Laudato si’ du pape François à laquelle l’auteur se réfère à plusieurs reprises dans la dernière partie de son essai. Suggérant une sorte d’inversion des rôles, il écrit que le message de l’encyclique selon lequel « tout est lié dans le monde » n’est pas démenti par les sciences de l’écologie et de l’évolution.
J. Blondel nous propose sans conteste un essai riche et dense apte à stimuler notre réflexion. Sur tous les aspects qui font débat, il s’attache à présenter les différents points de vue. Cet effort d’exhaustivité peut parfois laisser le lecteur perplexe, notamment lorsque l’auteur s’abstient de donner explicitement ses conclusions personnelles. Le lecteur attentif pourra cependant les débusquer au fil du texte. Cela peut avoir l’avantage de le laisser plus libre de se forger sa propre opinion et celui de ne pas le rebuter par un positionnement trop frontal. Cela pourrait cependant se faire au détriment de la capacité du texte à être un agent de « conversion », pour reprendre les termes de l’auteur.
Jean-Louis Martin
(CNRS, UMR CEFE, Montpellier, France)
jean-louis.martin@cefe.cnrs.fr
Humains et animaux dans les agricultures alternatives. La domination en question
Denise Van Dam, Jean Nizet, Michel Streith (Eds)
Educagri, 2019, 251 p.
La « question animale », où la morale est invoquée dans la problématisation des relations entre humains et animaux au sein de nos sociétés occidentales, suscite un intérêt profond et durable, tant dans la communauté scientifique qu’au sein de l’espace public. Coordonné par Denise Van Dam (psychologie, sociologie, Université de Namur), Jean Nizet (philosophie et sociologie, Université de Namur) et Michel Streith (anthropologie, CNRS), Humains et animaux dans les agricultures conventionnelles. La domination en question s’inscrit dans ce débat où se joue l’avenir des activités d’élevage. L’ouvrage met en évidence la réparation et la réinvention des rationalités morales du travail avec les animaux, profondément altérées par la modernisation des activités d’élevage. Il regroupe une diversité d’articles, issus principalement des sciences humaines et sociales, qui documente les modalités de rupture, en « agriculture alternative », des pratiques d’élevage avec la domination des animaux et de la nature en « agriculture conventionnelle ».
La majorité des articles porte sur cette transformation de la relation entre éleveurs et animaux. Le chapitre 2, « La diversité de l’expérience avec les animaux. Le cas de deux éleveurs de chèvres », éclaire les caractéristiques des rationalités du travail dans les systèmes alternatifs d’élevage. À partir d’une ethnographie d’une chèvrerie en agriculture biologique, Jean Nizet et Séverine Lagneaux mettent en évidence les « schèmes de relation » aux animaux et à la nature : l’éleveur « au-dessus » (la sélection génétique) et « aux côtés » (l’attachement affectif et moral) de ses bêtes ; l’éleveur « dans » (la pensée écologique) et « hors » la nature (la dimension esthétique). Dans le chapitre 3, « Comprendre ou gérer l’animal d’élevage : une analyse interactionniste », Carine Ollivier et Véronique Van Tilbeurgh éclairent, à partir d’enquêtes dans le Grand Ouest français, les différences de rationalités du travail avec les animaux entre les systèmes conventionnels et les systèmes alternatifs. Les premiers se déploient principalement dans un « registre gestionnaire », construit sur le contrôle et la productivité des animaux, les seconds dans le « registre empathique », fondés sur un attachement moral aux bêtes. Le chapitre 1, « Soigner autrement pour re-créer le lien avec les animaux », montre comment ce registre gestionnaire peut s’infléchir. Florence Hellec analyse la restauration d’une « proximité » (l’attention, l’observation, la présence, etc.) des éleveurs aux animaux par l’adoption de médecines alternatives (homéopathie, phytothérapie, etc.) pour des raisons économiques et éthiques. Ces pratiques de soin infléchissent la distance affective et la violence physique qu’impose l’administration d’antibiotiques en élevage conventionnel. Le chapitre 4, « Rationalités et construction des savoirs professionnels. Le cas d’un éleveur de porcs en Auvergne », prolonge l’exploration de ces pratiques alternatives de soin et la compréhension des rationalités relationnelles du travail avec les animaux. Jean Nizet analyse l’évolution des savoirs d’un éleveur de porcs de plein air au cours de sa carrière professionnelle. Il souligne, d’un côté, son attachement durable aux valeurs (le respect de la nature) qui participent de sa conversion à l’agriculture biologique et, de l’autre, une révision de ses moyens et buts (prévenir et non plus guérir) au regard de leur efficacité en termes de santé animale. À l’appui de cette étude de cas, l’auteur propose une typologie fondée sur une distinction des savoirs « solides » et des savoirs « liquides » pour comprendre les transformations passées et actuelles des pratiques d’élevage. Dans le chapitre 5, Anet Spengler et Jean Nizet exposent les résultats d’une recherche expérimentale sur « les effets bénéfiques d’un contact doux avec le bétail », donc des rationalités relationnelles, sur le stress et la santé animale, ainsi que sur la qualité de la viande et du lait. Le chapitre 8, « La laine, du sous-produit à la ressource territoriale », porte sur les processus d’innovation relatifs à la revalorisation de la laine dans les systèmes d’élevage ovins, marginalisée dans et par les systèmes conventionnels. À partir de l’étude d’expériences locales, portées par des acteurs (éleveurs, associations, collectivités, coopératives, etc.) dans le Massif central, Claire Delfosse, Clémence Estève et Laurent Rieutort montrent comment le « recouplage » des produits principaux (viande, lait) et secondaire (laine) participe, non seulement de la création d’un tissu d’économie sociale et solidaire, mais aussi d’une transformation de la relation de travail aux animaux sur le plan éthique : relance de races anciennes, pratiques d’élevage en plein air, proximité avec l’animal au moment de la tonte pour mieux apprécier ses besoins.
L’ouvrage étend son regard sur les activités d’élevage à l’apiculture. Dans le chapitre 6, « L’apiculteur, au cœur d’une éthique du care. Le cas de l’Alsace », Denise Van Dam étudie les pratiques d’un groupe d’apiculteurs bio à travers le prisme de l’éthique du care, pour mettre à jour la « polarité féminine » du travail en apiculture, un monde majoritairement masculin, et donc sa rationalité morale. Faire de l’apiculture, ce n’est pas seulement produire du miel, c’est aussi prendre soin de ses abeilles. Une apiculture du care implique un temps long d’apprentissage de leur comportement et de leur essaim par un travail des sens ; un respect des abeilles dans leur nourrissage, le traitement des ruches, la mise à mort des reines ; de la gratitude pour le miel qu’elles produisent. Dans le chapitre 9, « L’abeille qui convient : sociologie des pratiques génétiques en apiculture », Lucie Dupré, Agnès Fortier et Pierre Alphandéry étudient les pratiques de la sélection génétique en apiculture qui, contrairement aux activités d’élevage, n’est « pas encore normalisée : aucun modèle de développement ne s’est imposé conduisant à une standardisation de l’activité ». Les apiculteurs peuvent ainsi définir et fabriquer « l’abeille qui convient », celle avec laquelle ils veulent travailler, au regard de leur vision de l’apiculture et de l’abeille, de leur système technique et de leur territoire. Les auteurs montrent un « brouillage des frontières » entre le monde des amateurs et celui des professionnels, dans le choix de deux types d’abeille : la « locale » ou « noire », par souci éthique du travail en apiculture (patrimonialisation, respect des animaux, de l’environnement) et « la jaune » ou Buckfast, par considérations techniques (docilité) et économiques (productivité).
Le chapitre 7, « La genèse d’une domination douce », réalise une synthèse des premières contributions sur la relation de travail aux animaux en systèmes alternatifs. Jean Nizet propose de caractériser sa rationalité morale-pratique comme une « domination douce », qu’il inscrit dans une continuité-discontinuité avec l’histoire de la domestication dans nos sociétés. La domination désigne l’exercice d’un pouvoir sur la vie animale qui se déploie dans différents aspects du travail (la reproduction, la production, la gestion de l’espace, l’alimentation, la mort), et dont l’auteur situe la genèse avec le développement de la chasse et du pastoralisme à partir du Néolithique. La domination douce induit une rupture avec la « violence du chasseur » et la « puissance du berger » à travers le respect, l’empathie, la bienveillance envers les animaux. Elle tranche également avec la violence de l’organisation du travail en productions animales, nées de l’industrialisation de l’élevage à partir du XIXe siècle, pour l’inscrire dans une économie capitaliste.
L’ouvrage montre également comment l’inflexion de la domination s’étend à d’autres catégories de vivants dans les systèmes alternatifs. Dans le chapitre 10, « Le rapport aux animaux sauvages : entre bienveillance et méconnaissance », Maurice Wintz met en évidence les rapports des agriculteurs biologiques à la faune sauvage, à partir d’enquêtes réalisées en Alsace. Contrairement à l’agriculture conventionnelle, les formes pratiques des agricultures biologiques infléchissent « la colonisation des processus naturels » par leur intégration aux écosystèmes. Elles contribuent ainsi à la préservation de biotopes favorables à la faune sauvage. Cependant, la distinction des « animaux utiles » et des « animaux nuisibles » (sangliers, corbeaux, lièvres, etc.) demeure une catégorisation dominante en agriculture biologique. L’auteur note que la dimension « naturaliste » des savoirs des agriculteurs biologiques, bien que « sommaire », participe d’une « bienveillance » à l’égard de la nature. À la destruction, ces derniers privilégient la dissuasion et la mise à distance dans la gestion des populations d’animaux nuisibles. Le chapitre 11, « Les rapports entre savants et oiseaux : de l’utilitarisme à la nature “ordinaire” », éclaire historiquement la distance qui s’est instaurée entre agriculture et conservation de la nature par une remise en cause d’une vision utilitariste partagée des oiseaux. D’un côté, Rémi Luglia retrace, au cours des XIXe et XX siècles, la requalification des oiseaux au sein de la Société d’acclimatation, qui a conduit à la création de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). L’acclimatation attribuait aux oiseaux une valeur fonctionnelle (conserver l’utile à l’agriculture est un moyen de conservation), la protection une valeur intrinsèque (la création de réserves ornithologiques). De l’autre, il montre comment l’avènement de la chimie agricole a non seulement marqué une indépendance des agriculteurs à l’égard de l’utilité des oiseaux, mais aussi renforcé la critique des acteurs de la protection de la nature contre l’agriculture. Dans le chapitre 12, « Les relations inter-groupes à l’épreuve du campagnol terrestre », Michel Streith et Armelle Nugier éclairent les conflits d’acteurs en Auvergne autour des ravages causés par les populations de campagnols. Les auteurs soulignent comment ces conflits sont traversés par des « contradictions » entre, d’un côté, l’accumulation de connaissances sur la réduction écologique des nuisances de cette espèce et, de l’autre, l’opposition entre groupes autour de positions dualistes (chimique versus non chimique ; éradication versus régulation ; échelle de la parcelle versus territoire de l’exploitation). Une solution au problème du campagnol est de passer d’une « domination radicale à une domination amoindrie », autrement dit, une domination douce. Celle-ci implique, pour les agriculteurs, de cohabiter avec des populations minimales de campagnols, en collaboration avec les autres acteurs du territoire.
Une des originalités de l’ouvrage est l’intégration d’entretiens avec des éleveurs et des agriculteurs, pour éclairer les rationalités relationnelles du travail avec les animaux et la nature en systèmes alternatifs. Éleveur en biodynamie, Antoine Fernex inscrit l’abattage de ses animaux dans une critique de la mouvance abolitionniste de la cause animale. C’est une épreuve de responsabilité morale où le mal à tuer des bêtes ne peut se définir par une équivalence éthique entre humains et animaux. Maraîcher en agriculture biologique, Xavier Anciaux souligne l’importance de la coopération au travail avec son cheval pour le débardage et la préparation des sols. Celle-ci relève de la collaboration et non de la domination. Elle implique le respect de ses besoins, de sa volonté, ainsi que la reconnaissance de son investissement dans le travail. Pour André Durrmann, vigneron bio en Alsace, le travail de la vigne repose sur une relation aux vivants non humains (moutons, arbres, abeilles, vers de terre, etc.). Il les considère comme des moyens (valeur fonctionnelle) et comme des fins (valeur morale). Pour la famille Amarger, l’introduction de l’élevage d’aurochs dans leur exploitation est une manière de renouer avec l’histoire de la domestication et de participer à un projet naturaliste de conservation d’espèces animales, lequel est ouvert au tourisme pour la sensibilisation aux enjeux écologiques. Vétérinaire, éleveuse et conseillère, Caroline Vanvinckenroye est engagée en Wallonie dans une approche raisonnée des pratiques antiparasitaires en élevage face aux problèmes sanitaires et écologiques de l’antibiorésistance. L’entretien souligne également la difficulté de porter des préoccupations agri-environnementales en tant que femme dans un espace de travail masculin.
Au final, Humains et animaux dans les agricultures conventionnelles. La domination en question n’apporte pas seulement un éclairage sur la restauration de la relation morale de travail aux animaux d’élevage, à destination des acteurs de l’enseignement et de la formation professionnelle agricoles. Il réhabilite les savoirs moraux3 de sens commun des éleveurs dans le débat public sur la « question animale », lequel est en grande partie confisqué par les experts du « bien-être animal » et les militants de la « cause animale ». Élever des animaux, ce n’est pas seulement produire. C’est aussi, et d’abord, vivre ensemble entre humains et animaux4, dans un espace où le respect de la vie animale et la coopération interspécifique au travail participent d’une mort digne des animaux. La construction de systèmes alternatifs à l’agriculture conventionnelle est une refondation de ce vivre ensemble. Cependant, l’opposition entre alternatifs et conventionnels sur laquelle repose la thèse de l’ouvrage est-elle appropriée ? À l’instar des systèmes alimentaires5, ne faudrait-il pas la changer ? C’est un premier point de discussion. Loin d’être des mondes complètement séparés dans lesquels des types d’éleveurs seraient entièrement distincts et indépendants les uns des autres, ces deux catégories de systèmes sont, au contraire, parfois difficiles à différencier. L’ouvrage associe « l’alternatif » à l’agriculture biologique dont les frontières avec l’agriculture conventionnelle sont parfois floues. Dans la postface de l’ouvrage, Jocelyne Porcher va dans le sens d’un abandon de cette opposition binaire, en proposant de distinguer « l’élevage » des « productions animales » à partir de la centralité des rationalités morales du travail avec les animaux.
Un deuxième point de discussion porte sur la « domination douce » des animaux, principale thèse de l’ouvrage. Elle induit une rupture avec la « domination violente », non pas seulement dans l’organisation du travail en systèmes conventionnels, mais plus largement dans l’histoire de l’élevage et de la domestication. La mise à mort des bêtes dresserait ainsi un tableau historique sans appel de ce rapport de domination (chapitre 7). Or, l’élevage est aussi, et d’abord, un rapport de collaboration6 entre humains et animaux qui participe de l’histoire de la domestication. Il ne s’agit pas ici d’occulter le pouvoir et la violence, mais de les comprendre à travers les autres dimensions de la relation aux animaux en élevage : l’amour, le respect, la coopération. La domination demeure un prisme dans le débat sur la « question animale », un prisme qui nuit à l’histoire et à l’avenir de l’élevage.
Sébastien Mouret
(INRAE, UMR Innovation et développement dans l’agriculture et l’alimentation,
Montpellier, France)
sebastien.mouret@inrae.fr
L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie
Fabrice Flipo
Éditions Matériologiques, 2020, 405 p.
Dans son dernier livre, L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie, et dans la lignée de ses très nombreux travaux menés depuis une bonne quinzaine d’années, Fabrice Flipo (philosophie, Institut Mines-Telecom Business School) entend évidemment prendre (très) au sérieux les implications écologiques du numérique, mais il veut simultanément faire beaucoup plus que cela : il s’agit pour lui de trouver une conceptualité adéquate permettant de surmonter les dichotomies classiques qui aujourd’hui rendent cette problématique invisible ou empêchent d’en percevoir la spécificité. Sa tâche est donc double : informative, elle consiste à documenter les effets écologiques passés sous silence par le discours dominant afin de les rendre visibles ; épistémologique, elle consiste à établir un cadre théorique permettant de les appréhender dans leur dynamique propre, qui échappe aux catégories politiques et sociologiques traditionnelles. C’est cette dernière tâche qui constitue l’ambition la plus originale du livre.
Sociologie, économie, science politique connaissent surtout l’opposition micro-/macro-, par exemple : individu/collectivité, investissement public/souveraineté du consommateur, public/privé. Face à cette conceptualité binaire et pour expliquer la spécificité de l’extension du numérique, F. Flipo entend mobiliser des catégories dites « mésosociologiques » (p. 49), lesquelles décrivent des objets ne pouvant être réduits ni aux seuls comportements individuels ni aux seules règles collectives, à l’exemple de la langue, des gestes, de l’habillement : autant d’objets intermédiaires qui échappent à la polarité classique individu/collectif. Quelles sont ces catégories mésosociologiques appelées à la rescousse ? Il les emprunte au sociologue Salvador Juan : ce sont celles des « modes de vie » (qui donnent son sous-titre au livre), de « style de vie » et de « genre de vie », complétées par celles de l’anthropologue James Scott : « schème étatique » et « texte public ».
Armé de cette conceptualité, F. Flipo part à l’assaut de son Himalaya : montrer que l’extension du numérique n’est pas compatible avec les exigences écologiques planétaires et que l’urgence est à transformer politiquement nos modes de vies dans le sens de la sobriété. Distinction essentielle du livre : la sobriété n’est pas l’efficacité, certes fort prisée, mais laquelle laisse tous nos besoins en l’état, les rendant simplement écologiquement moins dispendieux. Au contraire, la sobriété interroge nos besoins eux-mêmes et les réévalue dans l’économie générale de nos existences, et ultimement de la planète. L’efficacité est un concept économique, la sobriété un concept critique. C’est le point de vue de la sobriété qui implique une transformation de nos modes de vie : « Le point central, celui qui est à contrôler, est le mode de vie » (p. 201). Mais qu’est-ce qu’un mode de vie, notion centrale du livre ?
F. Flipo, à la suite des travaux de Juan, en a une conception purement sociologique et descriptive, l’assimilant à un monopole de fait imposant à chacun des cadres comportementaux et une architecture de choix prédéfinis. C’est une situation de lock-in (p. 95 et passim) : une « régularité standardisée » (p. 269), une « contrainte » (p. 271) ou, pour reprendre la définition de Juan (p. 359), « une identité de la pratique (ou de l’ensemble de pratiques) chez une pluralité d’individus ». C’est un « lieu standardisé » (p. 170) où se coagulent des comportements imposés. Quant au « style de vie », il se distingue du « mode de vie » par son caractère individualisé : il représente un écart, une déclinaison subjective par rapport au standard qu’impose le mode de vie. Le « genre de vie », lui, désigne « les types sociaux qui, minoritaires, échappent aux normes majoritairement établies, sans pouvoir être rabattus sur l’individu. Ce sont, par exemple, les agriculteurs biologiques, dans leur rapport à l’agriculture conventionnelle » (p. 360). Cette classification en modes, styles et genres de vie peut être dite purement sociologique au sens où elle se contente de répartir des types de comportement observés : l’analyse est objectivante, se contentant de répertorier les « outputs » que produit le système chez les acteurs. Tel est le principe méthodologique de cette tripartition.
Mais l’ambition est aussi politique, puisqu’il s’agit explicitement de transformer ces modes de vie. Encore faut-il, pour ce faire, pouvoir les rendre visibles, c’est-à-dire rendre apparente la logique souterraine qui les sous-tend et les gouverne secrètement. Tâche classique de conscientisation. Tout au long de ses trois chapitres centraux, F. Flipo prend en conséquence beaucoup de soin à décrypter le « texte public » qui, de rapports en déclarations d’experts, de communiqués de presse en campagnes publicitaires, de salons de l’innovation en journaux télévisés, légitime aux yeux des acteurs l’état de fait existant tout en rendant invisibles les immenses enjeux écologiques sous-jacents. Le son assourdissant de ce texte public décourage a priori l’examen des alternatives possibles et conforte le mode de vie dominant, qui s’impose comme par défaut.
Mais plus encore que ce discours de légitimation par le fait accompli, c’est la dynamique des modes de vie qui explique, aux yeux de F. Flipo, le lock-in dans lequel insensiblement ils nous enferment. Et cette dynamique doit être comprise – c’est un élément central de son analyse des modes de vie – non dans les cadres néoclassiques des interactions libres et atomistiques, moins encore dans ceux d’une économie planificatrice, mais dans les termes de l’économie de réseaux, en particulier des « effets de réseaux » dont la mise en évidence est seule capable de conférer au phénomène de l’extension du numérique son intelligibilité propre. L’auteur en synthétise les caractéristiques avant de les détailler dans son premier chapitre : « L’effet de réseau a effectivement des propriétés collectives émergentes, partiellement décentralisées – suivant une répartition qui peut varier. Mais il possède d’autres propriétés : un investissement ou effort de départ long et risqué, une difficulté à générer une dynamique (« problème de la poule et de l’œuf » : le réseau n’est utile que s’il est fréquenté), et une inertie une fois installé (« monopole radical » ou « lock-in »). Collectif, il s’oppose à l’individuel, mais décentralisé, il se distingue du centralisé » (p. 62). Ainsi naissent, sur une base au départ toujours incertaine, des « filières » qui seules donnent sens aux « innovations » portées sur le marché dont certaines, en fonction de la situation, des usages et de la concurrence d’autres réseaux, se cristallisent en modes de vie. Ainsi pour le smartphone qui, multipliant les usages (GPS, photo, vidéo…) appuyés par des « schèmes étatiques » (voir les rapports du Credoc) et par le « texte public » (le storytelling des uns et des autres, les salons de l’industrie, la publicité), installe le fait accompli et occulte complètement, ce faisant, le coût écologique du numérique, lequel sera détaillé au chapitre 2. Le titre de ce dernier est un résumé : « Numérique : une trajectoire incompatible avec les équilibres vitaux de la biosphère ». Sont alors mis en évidence la dynamique réticulaire du mode de vie numérique (« Les modes de vie sont des réseaux à effet de réseau », p. 362), la variété de ses implications écologiques et leur occultation dans le « texte public » (notamment en ignorant systématiquement « l’effet-rebond »), y compris dans le Green New Deal ou Pacte vert pour l’Europe. Sous couvert d’efficacité, partout l’enjeu de la sobriété est mis sous le boisseau.
Telle est la thèse plus largement explicitée dans le chapitre 3, consacré à l’étude de l’attitude des quatre grands acteurs en présence : les États, les entreprises, les « acteurs-charnière » et les citoyens-consommateurs. Au final, tous contribuent à pérenniser le système en place : « Le système existant bénéficie de toutes les armes identifiées par les nudges, pour s’autorenforcer : une information largement diffusée (saillance) ; un pré-engagement très fort, puisque tout le monde ou presque dépend des réseaux qu’ils contrôlent ; des micro-incitations et récompenses pour rester dans ces réseaux, à commencer par le salaire ; un cadrage des informations étroitement contrôlé ; un langage simple et populiste, au sens des théoriciens de la démocratie radicale Laclau et Mouffe7 […]. Tout cela conspire à une architecture des choix extrêmement favorable » (p. 353). D’où des effets de blocage, des situations de lock-in, des positions de monopole radical qui interdisent la prise en compte de modes de vie alternatifs.
Les thèses de F. Flipo sont intelligentes, savamment documentées et exposées sans rhétorique inutile (on déplorera toutefois l’absence incompréhensible d’un index, qui rend difficile la manipulation de ce gros ouvrage de recherche). Elles sont largement alimentées par des informations venues de sources multiples, de plus mises dans une perspective diachronique qui leur confère une certaine épaisseur. En revanche, pour ce qui est du côté épistémologique et théorique du livre, on ne peut manquer de s’étonner de certaines lacunes dans les approches mobilisées. Par exemple, sur le concept d’innovation – important dans la dynamique des modes de vie –, les travaux d’un Thierry Ménissier ou même ceux d’Andew Feenberg, sans parler de Bernard Stiegler (dont il aurait pu exploiter le concept de « misère symbolique », en écho à celle de « texte public ») sont totalement ignorés. Mais surtout, le concept de « mode de vie » aurait pu et dû être l’objet d’une attention plus soigneuse, car celui-ci a bénéficié ces dernières années d’un renouveau8 qui permettait de dépasser dans un sens philosophique et critique la notion par trop sociologique qu’en a Salvador Juan dans son livre de 19919, et que reprend ici F. Flipo. Dans La tyrannie des modes de vie, il avait été montré comment, du point de vue de l’acteur (et non du point de vue de l’objectivation sociologique), les modes de vie se phénoménalisaient comme des attentes de comportement générales, unilatéralement imposées par le système, et surtout comment le libéralisme des droits et libertés individuels constituait le facteur immatériel le plus important dans la reproduction matérielle de la société – un élément largement sous-estimé par l’École de Francfort elle-même. L’individualisme libéral produit mécaniquement des effets systémiques, qui prennent la figure, précisément, de modes de vie auxquels nul n’échappe, modes de vie qui sont la face sous laquelle apparaît le système aux yeux des acteurs.
Sans vouloir ici entrer dans une discussion approfondie qui mériterait pourtant d’avoir lieu, nous croyons que les thèses de F. Flipo gagneraient à être confrontées à une telle approche philosophique des modes de vie. La question politique ultime que pose l’auteur – comment maîtriser l’historicité des modes de vie – et la réponse qu’il lui apporte – favoriser l’expérimentation, revivifier l’espace public pour ouvrir les architectures de choix, contrôler les chaînes de valeur dans le sens de la sobriété – s’en trouveraient, nous semble-t-il, sinon infléchies, du moins enrichies.
Mark Hunyadi
(Université catholique de Louvain,
Institut supérieur de philosophie,
Louvain-la-Neuve, Belgique)
mark.hunyadi@uclouvain.be
Petite et grande histoire de l’environnement. Konrad von Moltke (1941-2005)
Claire Weill
Museo éditions, 2021, 477 p.
Voilà un livre qui sort de l’ordinaire. On oserait presque L’histoire de l’environnement comme vous n’avez jamais osé la demander… Dans un style précis, vivant, Claire Weill (Direction des relations internationales, INRAE) nous raconte simultanément l’histoire d’une idée et d’un homme. L’idée, c’est celle de la cause environnementale, grand combat de notre époque s’il en est. L’homme, c’est Konrad von Moltke, véritable chevalier des temps modernes, citoyen du monde, infatigable pionnier du développement durable, du principe de précaution, et fin connaisseur des politiques publiques et des institutions liées à l’environnement.
Le livre commence en 1972 et se lit presque comme un roman (qu’il n’est pas bien sûr, puisqu’il ne relate que des faits exacts). C’est l’année de la conférence de Stockholm, première grande conférence mondiale sur l’environnement, et aussi l’année de la publication du rapport au Club de Rome The limits to growth. Deux messages commencent à circuler dans le monde : la pollution peut nous affecter à tout moment et partout, et les tendances démographiques et économiques ne sont pas compatibles avec les ressources dont dispose la planète. Von Moltke, double diplômé d’histoire et de mathématiques, revient dans son Allemagne natale après un premier poste aux États-Unis. Fils de parents engagés dans la résistance au nazisme et militants d’une Allemagne résolument européenne, il se retrouve rapidement au sein de réseaux influents et devient le directeur fondateur de l’Institut pour une politique européenne de l’environnement (IPEE). C’est le début d’un engagement pour les politiques environnementales qui ne cessera plus. L’IPEE documente le champ des politiques environnementales européennes et informe les parlementaires européens et nationaux, les organisations internationales, pour leur permettre de préparer les débats publics et prendre des décisions. Il exerce aussi un rôle d’influence, en étudiant en particulier la mise en œuvre dans les pays de la CEE de la législation européenne de l’environnement en train de se construire. Le bulletin trimestriel L’environnement en Europe est créé en 1979. L’IPEE suit l’actualité environnementale et en tient compte dans ses travaux (catastrophe de Seveso en 1976 ; naufrage de l’Amoco Cadiz en 1978). Fin du premier épisode. En 8 ans, von Moltke s’est créé une compétence.
Deuxième épisode, à partir de la fin des années 1980, retour aux États-Unis. Les pluies acides sont désignées coupables du dépérissement des forêts européennes et nord-américaines. L’expertise politique et juridique de von Moltke lui permet de contribuer à l’entrée du principe de précaution dans le traité de Maastricht. Il est simultanément conseiller officieux du German Marshall Fund à Washington et participe aux échanges entre les deux rives de l’Atlantique sur les politiques environnementales ainsi qu’à la création du Climate Action Network, réseau international d’ONG sur le climat. C’est l’époque de la bataille pour sauver la couche d’ozone qui aboutira au protocole de Montréal et von Moltke y contribuera en pesant sur les industriels pour qu’ils cessent la production des produits chimiques incriminés, en mobilisant notamment les ONG européennes. C’est aussi le début de la prise de conscience du changement climatique. En 1988, le GIEC est créé. Von Moltke s’en fait le relais. Il interpellera même le président Georges H.W. Bush, qui n’a pas lancé de politique de réduction des émissions de gaz à effet de serre aux États-Unis.
Professeur au Dartmouth College (Vermont) à partir de 1984, von Moltke enseigne les relations entre sciences et politiques sur les questions d’environnement internationales et crée la revue International Environmental Affairs, qui accueillera auteurs universitaires mais aussi politiques et associatifs, pour publier des articles sur les questions d’environnement de portée internationale. Début du troisième épisode, pendant lequel il travaillera notamment avec Dana Meadows, coautrice avec son mari Dennis du rapport Limits to growth. En 1987, la Commission Brundtland publie Our common future. Von Moltke a suivi les travaux de la Commission et retrouve dans le nouveau concept de développement durable les questions qui le préoccupent. Il se rend en 1992 au sommet de la Terre à Rio après avoir livré un an plus tôt son point de vue sur le changement climatique dans un article intitulé « Environnement mondial, une planète sous tension », publié dans Encyclopaedia Britannica. À Rio, les gouvernements adoptent l’Agenda 21, la déclaration sur les forêts, la convention sur les changements climatiques et la convention sur la biodiversité. International Environmental Affairs publiera de nombreuses analyses sur les décisions de Rio et les premiers travaux du GIEC.
Mais déjà, c’est le quatrième épisode. Dès Rio, von Moltke se consacre aux liens entre environnement et commerce et milite pour que la libéralisation économique amorcée avec la naissance de l’OMC se fasse au profit du développement durable. Avec ses collègues canadiens de l’Institut international du développement durable (IIDD), il portera ces efforts en Chine, qui se prépare à entrer à l’OMC. Il sera là lorsque l’OMC fera face aux manifestations de la société civile à Seattle en 1999.
Dernier épisode, retour vers l’Europe au tournant des années 2000, d’abord à l’Université libre d’Amsterdam puis à Paris lors de la création de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) auprès de Laurence Tubiana. Plus que jamais dans l’opérationnalisation du développement durable et notamment pour l’investissement, von Moltke contribuera également aux travaux sur la mise en œuvre du principe de précaution en Europe et sur le règlement européen REACH sur les substances chimiques.
C. Weill rencontre von Moltke à l’IDDRI en 2002 et travaille avec lui pendant trois ans jusqu’à sa mort inattendue en 2005. Dans cette fresque qu’elle décide d’écrire quelques années plus tard, l’autrice arrive à merveille à nous raconter l’histoire de ce personnage hors du commun, à l’interface entre sciences et politiques, capable de traiter de questions complexes à l’échelle du globe avec une désarmante modestie. Le livre fourmille de détails sur l’histoire de l’environnement mais aussi d’anecdotes sur la vie privée et professionnelle de von Moltke et rend à merveille l’ambiance de travail de ce globe-trotter. Si comme moi, vous vous intéressez à la protection de la planète et avez suivi depuis les années 1970 les péripéties de la politique environnementale mondiale, vous apprécierez de trouver à chaque page le récit d’événements qui, en leur temps, ont sans doute retenu votre attention. Et dans le dernier chapitre qui fait le bilan de l’héritage de von Moltke, vous trouverez à coup sûr des thèmes qui vous rappelleront quelque chose. Et si vous n’avez pas suivi ces questions mais qu’elles vous préoccupent, vous apprendrez beaucoup.
Avant de terminer, je dois faire un aveu. J’ai moi-même connu C. Weill en 2013 et travaillé avec elle de manière épisodique depuis lors. Je ne suis donc pas objectif : ma lecture est entachée d’amitié, de vécu partagé. J’entends encore Claire me dire : « Pas le temps ! je travaille sur LE livre ». Mais qu’on me pardonne. J’ai vu Claire travailler à son livre et sais la passion qui l’a animée et l’immense respect qu’elle porte à von Moltke et à son œuvre. Je peux donc témoigner qu’il s’agit d’un livre écrit avec le cœur, soigneusement documenté, et le résultat de longues nuits et journées de travail pendant plusieurs années.
J’avoue avoir du mal à terminer sur une note plus critique pour équilibrer ce texte flatteur. Ce qui m’aura le plus gêné est l’absence d’index. Car l’ouvrage est quand même… volumineux, disons-le (477 pages, même s’il comprend 20 pages de références et un très intéressant cahier photos de 25 pages). Ce n’est pas un livre qu’on peut lire d’une traite. Mais on a souvent envie de revenir ici ou là, approfondir telle idée, relire le récit de tel événement. Et c’est difficile, sans index et malgré les nombreux intertitres, de naviguer à la recherche d’une idée ou d’un fait dont on aurait le souvenir.
Emmanuel Torquebiau
(Expert émérite, Cirad, Montpellier, France)
emmanuel.torquebiau@cirad.fr
Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen
Malcolm Ferdinand
Seuil, 2019, 461 p.
Cet ouvrage, publié dans la collection Anthropocène des éditions du Seuil, est issu d’une thèse de doctorat en philosophie politique. L’auteur, originaire de la Martinique, ingénieur en environnement et docteur en philosophie, est chercheur au CNRS (IRISSO/Université Paris-Dauphine). L’ambition du travail exposé dans le livre est de présenter les fondements d’une « écologie décoloniale » qui jetterait un pont sur la fracture existant, selon l’auteur, entre critique environnementale et critique anticoloniale de la modernité. L’originalité principale de la pensée de Malcom Ferdinand est de formuler ses analyses et propositions à partir d’un point de vue caribéen.
L’ouvrage est structuré en quatre parties et 17 chapitres. La première partie porte sur les événements fondateurs de « la manière violente d’habiter la terre », la colonisation européenne de l’Amérique, l’anéantissement des populations autochtones, l’institution de la traite esclavagiste qui ravage l’Afrique et nie la condition humaine et sociale des captifs et des captives, en même temps que les destructions environnementales des terres conquises pour y installer une économie de pillage des ressources et des non-humains locaux. L’auteur y reprend de manière convaincante la notion de « plantationocène » introduite par Donna Haraway, qu’il préfère à celle, plus abstraite et apolitique, d’« anthropocène ».
Faute d’ancrage dans cette structure sociohistorique, une grande part du mouvement environnementaliste envisage selon l’auteur la résolution des crises écologiques dans un sauvetage de la nature sans remettre fondamentalement en cause, voire en niant, cette manière injuste d’habiter la terre. C’est à cette « politique de l’Arche de Noé » ou « écologie coloniale » qu’est consacrée la deuxième partie, en se basant sur quelques exemples caribéens (Haïti et la reforestation, Porto Rico et le paradis après l’armée, Antilles françaises et la pollution au chlordécone). Je regrette que ces exemples n’aient pas été plus approfondis (il n’y a pas de mention de la création d’un parc national en Guadeloupe). Une assimilation très discutable est faite dans cette partie entre abolitionnistes (blancs) du XIXe siècle, qui luttent contre l’esclavage et pour le maintien des plantations, et environnementalistes (blancs) qui ne se soucient que de leur survie en abandonnant hors de l’Arche les premières victimes de la violence faite aux corps humains et non-humains. Cette assimilation aurait été moins discutable si les manifestations de la seconde attitude avaient été davantage recherchées dans les projets de partition de la Terre entre « nature » et « humains », comme les parcs et réserves « naturels », plutôt que dans les films catastrophe hollywoodiens.
À cette première source de fracture entre environnementalisme et anticolonialisme est introduite dans une troisième partie une seconde source, qui tire son origine des premières formes de résistance sociale et écologique au système de la plantation, celles de la fuite du monde, qui s’incarnent dans la figure du « marron », de l’esclave fugitif. Ici, M. Ferdinand dresse un parallèle entre le marronnage historique dans les régions esclavagistes et le « marronnage civil » de Rousseau et de Thoreau découvrant la nature dans leur fuite face à l’intolérance judiciaire dont ils furent les victimes (entre autres pour leur opposition à l’esclavage). Cependant, cette échappée de l’oppression sociale et écologique ne permet pas plus que la politique de l’Arche de Noé de « faire monde », de remettre en cause les manières coloniales d’habiter la terre et de vivre ensemble. Le fuyard est « hors-monde ».
La dernière partie propose quelques pistes pour surmonter cette fracture en mettant en avant une politique de la rencontre basée sur la reconnaissance de l’altérité. Parmi ces pistes fondatrices d’une « écologie décoloniale », l’auteur évoque fort justement les mouvements de « justice environnementale » qui affirment et combattent l’étroite imbrication des crises écologiques et des oppressions raciales, sociales et patriarcales, et donc soumettent la résolution de ces crises à l’abolition de ces oppressions et à des politiques de réparation des injustices dont ont été et sont victimes au premier titre les colonisés, les racisés, les femmes et les non-humains.
Dans le cours de son ouvrage, M. Ferdinand utilise beaucoup de métaphores maritimes, avec comme figure centrale le navire négrier (les chapitres ont tous pour titre le nom d’un de ces navires, dont certains sont aussi ahurissants qu’Espérance, Rencontre, Justice, voire Escape ou Gaïa !). Il abuse parfois de ces métaphores (la cale, le pont, l’embarquement, le débarquement, la tempête, le cyclone…), mais on ne peut nier que le souffle poétique de certaines évocations de l’expérience esclave ou marronne ne laisse pas indifférent. Les références aux romanciers et poètes caribéens (et d’autres contrées) sont d’ailleurs nombreuses.
Même si la thèse dont est issu l’ouvrage est de philosophie politique, les autres références (présentées sous la forme de plus de 650 notes regroupées en fin du livre) permettent difficilement de qualifier le champ disciplinaire auquel l’auteur entend contribuer (elles concernent philosophie, histoire, anthropologie, sociologie, littérature, environnementalisme…). Ce n’est pas obligatoirement une critique pour un livre dont le compte rendu est fait dans une revue interdisciplinaire. Cependant, ces emprunts constituent le cœur du matériau de l’argumentation et la manière dont le corpus a été sélectionné n’est pas précisée.
Le lecteur que je suis a parfois été heurté par le fait qu’une référence à un auteur d’un champ particulier permet de généraliser à l’ensemble de la discipline la position de tel ou tel. On a parfois l’impression que pour ancrer son approche, M. Ferdinand a besoin de s’opposer frontalement à un bloc serré d’adversaires sans distinction ni nuance. Réduire ainsi l’approche environnementaliste (savante ou militante) aux tenants de l’Arche de Noé ou de l’hypothèse Gaïa apparaît singulièrement réducteur. Plutôt que concentrer son tir sur quelques auteurs isolés, j’aurais préféré voir davantage mises en valeur les propositions de mouvements caribéens (par exemple autour du jardin créole) se réclamant explicitement ou non de l’écologie. Un usage plus abondant des travaux anthropologiques (Sidney Mintz, David Lowenthal, Eric Wolf…) et historiques (Manuel Moreno Fraginals, Eric Williams, Ramiro Guerra, Douglas Hall, Orlando Patterson, Walter Rodney…) sur les sociétés et plantations caribéennes aurait également certainement contribué à illustrer les analyses.
Je m’étonne par ailleurs que ne soit pas fait mention dans tout l’ouvrage, y compris dans la partie finale sur les pistes de fondation d’une « écologie décoloniale », des luttes pour abattre la structure centrale du « plantationocène », l’appropriation massive des terres et des ressources par une minorité. Aucune référence, ni historique, ni actuelle, n’est faite aux combats pour des réformes agraires qui ont pourtant dominé l’histoire des Amériques « latines », mais aussi des Caraïbes (Cuba, Porto Rico, Guadeloupe…) au XXe siècle et encore au début du présent (par exemple le Mouvement des sans-terre brésiliens). La redistribution foncière pourrait pourtant figurer au programme de la « politique de la rencontre » aux côtés des réparations au titre de l’esclavage et de la restitution des œuvres d’art aux peuples africains.
Je me dois cependant, au-delà de ces réserves, de mentionner le fait que l’hétérogénéité des sources bibliographiques qui fondent les étapes du raisonnement est aussi source d’apports fructueux à celui-ci, comme l’attention portée aux liens étroits entre corps biologiques, sociaux et culturels. Il en est de même des emprunts très utiles faits à la littérature éco-féministe.
Comme mentionné au début de ce compte rendu, l’ouvrage est ambitieux, et à ce titre il offre évidemment beaucoup de prise à la critique. Sans doute l’auteur s’écarte-t-il parfois trop – j’oserais dire ne garde pas son cap – de son projet initial « de faire de la Caraïbe sa mer de pensée » (par exemple dans son appel à l’alliance avec la cause animaliste). C’est dommage, car incontestablement, c’est à partir de ce point de vue situé qu’il est le plus stimulant et convaincant. Cet accent mis au sein du « plantationocène » (qui a affecté massivement tous les continents, y compris l’Europe) sur le fait esclavagiste moderne (le « négrocène »), comme élément à la fois fondateur et extrême, est un des grands atouts de ce livre et à ce titre il mérite d’être lu, commenté, critiqué et complété.
Christian Deverre
(Directeur de recherche INRA à la retraite, AgroParistech, Paris, France)
christian.deverre@icloud.com
Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel
François Jarrige, Alexis Vrignon (Eds)
La Découverte, 2020, 397 p.
Cet ouvrage, dirigé par François Jarrige (histoire, Université de Bourgogne) et Alexis Vrignon (histoire, CRESAT-MSH du Pacifique), est le fruit d’une conférence intitulée « Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives et renouvelables à l’âge industriel (XIXe-XXe siècles) » qui s’est tenue à l’Université de Bourgogne en mars 2018 avec l’appui du Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale (RUCHE) et de l’IUF. Le projet éditorial repositionne les communications au service d’une « approche synthétique et personnelle de l’histoire des énergies alternatives » tissée par les coordonnateurs. Il en résulte une forme à mi-chemin entre des actes de colloque et un essai. Ce dernier représente un quart du volume, disséminé sous la forme d’introductions à des contributions groupées chronologiquement. Celles-ci sont issues de différents champs : l’histoire environnementale, l’histoire des sciences et techniques, l’histoire de la pensée économique, la géographie et l’anthropologie.
L’ambition est celle d’une étude critique de l’histoire des énergies. Les coordonnateurs proposent de quitter le récit linéaire de la conquête d’une puissance d’agir permise par les progrès techniques à l’âge industriel pour adopter le point de vue des énergies dites « alternatives ». Ce faisant, ils ne proposent pas une histoire des autres énergies, comme s’il s’agissait de documenter les marges après avoir étudié le cœur du système industriel (charbon, gaz, pétrole), mais un autre point de vue sur ce même système. C’est bien une autre histoire des énergies dont il s’agit, qui ne magnifie plus la « puissance » mais qui lui fait « face ». Pour saisir la portée de ce projet éditorial et son argument sur la notion d’« énergies alternatives », il est utile d’en proposer une synthèse. Quatre périodes chronologiques organisent la lecture.
Généalogie de la puissance, incertitudes et doutes (1750-1860)
Les débuts de la révolution industrielle ne peuvent être réduits au triomphe facile du charbon et de la machine à vapeur. Cette période est jalonnée de doutes sur les coûts, les pollutions, les organisations techniques liés à cette énergie émergente, ce qui maintient l’intérêt porté à l’usage de la force animale, à celle de l’eau ou du vent. Par exemple, au milieu du XIXe siècle, les huileries qui optimisent la technologie traditionnelle du moulin à vent parviennent à rivaliser avec les huileries à vapeur, encore coûteuses, quand d’autres misent sur la complémentarité entre une force éolienne variable et la vapeur (voir l’article de Didier Terrier, p. 57-70). Dans l’industrie textile, si la force animale disparaît progressivement pour des raisons techniques, morales et sanitaires au milieu du XIXe siècle, c’est bien avec elle que s’organise le passage des petits ateliers manuels aux grandes usines (voir l’article de François Jarrige et Mohamed Kasdi, p. 71-83). Loin d’être déchues par l’arrivée du gaz d’éclairage, la bougie et la lampe à huile connaissent au cours du XIXe siècle des améliorations substantielles et bénéficient d’un approvisionnement globalisé en graisse qui en pérennise l’usage populaire (voir l’article de Jean-Baptiste Fressoz, p. 84-99). Dans les régions françaises pauvres en houille, les procédés de la sidérurgie sont adaptés par Frédéric Le Play à l’usage du gaz produit par la combustion du charbon de bois (voir Jean-Philippe Passaqui, p. 100-111).
Trajectoires fossiles en débat et « énergies naturelles » (1860-1918)
L’enthousiasme pour des combustibles jugés supérieurs grâce à leur plus forte densité énergétique (charbon, pétrole) n’exonère pas ceux-ci de débats sur la finitude de leurs ressources, les pollutions et risques liés à leur exploitation, et le besoin d’énergies alternatives. Par exemple, les industries papetières et textiles vosgiennes se tournent au milieu du XIXe siècle vers la tourbe pour passer le cap d’une crise forestière, jusqu’à ce que s’organise l’accès au charbon (voir Xavier Rochel et Michel Deshaies, p. 144-157). En Suisse, quelques villes surmontent les problèmes d’approvisionnement en charbon suscités par le conflit franco-prussien de 1870 en délaissant la vapeur pour la force hydraulique à partir de laquelle s’organisent l’industrie, l’électrification et des expériences de mobilité par funiculaire (voir Cédric Humair, p. 158-170). Du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle, le Pays d’Olmes dans le piémont pyrénéen recourt à la force hydraulique pour développer successivement de petites industries (bijoux, peigne), puis prendre part à l’aventure hydroélectrique au début du XXe siècle (voir Bruno Evans, p. 171-182). L’usage de l’alcool pour le moteur à explosion est controversé à la fin du XIXe siècle en raison de son caractère inflammable, malodorant et épuisable ; ce qui suscite en France une réorientation de ses usages vers des applications industrielles ponctuelles pour soutenir la filière viticole ou encore minimiser la dépendance au pétrole au cours du XXe siècle (voir Camille Molles, p. 183-195).
Marginaliser les énergies alternatives et renouvelables à l’ère de la Grande Accélération (1918-1973)
La Première et la Seconde Guerres mondiales contribuent à amplifier et à imposer un système énergétique fondé sur les énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz), tandis que l’avènement d’une production électrique centralisée tend à écarter la production décentralisée dans de nombreux pays. En dépit de nombreux travaux, les énergies alternatives sont marginalisées et assujetties à des visions guidées par des critères de rentabilité et de perfectionnement technologique. Dans la pensée économique (XIXe-XXe siècles), la distinction entre énergies renouvelables et énergies épuisables reste disputée : une catégorisation abstraite (approche dite en « intension ») échoue à saisir des dimensions d’analyse qui témoignent de la variabilité des qualités d’une ressource dans le temps (approche dite en « extension »), ce qui aboutit à des classifications divergentes pour une même énergie (voir Antoine Missemer, p. 229-237). Les différents modes de développement des énergies éolienne et solaire en France métropolitaine et dans les colonies (Algérie, Sénégal) attestent de leur participation à l’instauration de hiérarchies Nord-Sud (division du travail, visions conservatrices du développement) [voir Anaël Marrec et Pierre Teissier, p. 238-248]. La technologie du mur Trombe consistant à chauffer un bâti par accumulation d’énergie solaire fut une promesse née dans le sillage du choc pétrolier de 1973, bien vite éclipsée par le contre-choc du début des années 1980 (voir Paul Bouet, p. 249-263). Dans la région désindustrialisée du Borinage, la géothermie profonde a constitué une énergie complémentaire mais non un substitut au pétrole et au gaz pour soutenir des tentatives de développements urbain et industriel dans les années 1970-1980 (voir Pierre Tilly, p. 264-274). Dans les années 1960-1970, le cadrage des politiques de recherche et d’innovation sur la pile à combustible a évolué pour préserver la place du nucléaire dans le système énergétique français et articuler son devenir à d’autres filières industrielles dont celle de l’automobile (voir Nicolas Simoncini, p. 275-285).
Les énergies renouvelables et alternatives à l’heure des crises globales
Avec la crise pétrolière de 1973, l’accident de Three Miles Island en 1979 et la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, les énergies alternatives sont mises sur le devant de la scène. Leur contenu politique n’en reste pas moins disputé, tiraillé entre des volontés étatiques de poursuite d’un projet modernisateur et des engagements militants à visées émancipatrices. La contrainte climatique contribue aujourd’hui au développement de projets dits « renouvelables » mais leurs déploiements restent ambigus et contestés. Parmi les promesses des années 1970, celle d’une agriculture sans engrais, économe en énergie, grâce à la fixation de l’azote atmosphérique, est progressivement abandonnée en raison de manipulations génétiques complexes, tandis que ces procédés seront mis au profit d’une agriculture transgénique une décennie plus tard (voir Christophe Bonneuil, p. 313-327). En 1982, la création de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME), bien qu’informée par la réflexion syndicale sur la question énergétique, n’a pas conduit à une réorientation de la politique énergétique française, notamment en raison des résistances d’EDF à une politique de la demande (voir Renaud Bécot, p. 328-340). En Rhône-Alpes, l’agence régionale Rhônalpénergie, née de tentatives infructueuses de valorisation de rejets thermiques du nucléaire à la fin des années 1970, parviendra à réinvestir ses compétences au profit de projets photovoltaïques intégrés aux territoires et soutenus par des associations militantes (voir Antoine Fontaine, p. 341-352). La mise en regard de la place accordée à l’énergie solaire dans la littérature de science-fiction (mi-XIXe-mi-XXe siècle) et de ses développements technologiques effectifs dans les années 1940-1970 souligne combien son potentiel de réorganisation décentralisée de la société est encore sous-estimé (voir Sophie Pehlivanian, p. 353-365). En marge du fret maritime international se développe dans l’Inde du sud une activité marchande qui réhabilite l’usage du cargo en bois à voile pour lequel une maintenance aisée et un droit maritime peu contraignant assurent un avenir prometteur (voir Denis Vidal et Dhandapani Balasubramanian, p. 366-377).
Par cette mosaïque d’expériences, l’ouvrage contribue à déconstruire un récit qui fait de la domination des énergies fossiles et/ou de celles dont la gestion est centralisée l’horizon naturel vers lequel auraient conduit les progrès technologiques à l’âge industriel. L’histoire des « alternatives » invite à suivre un entrelacs de « lignées techniques riches de potentialités non réalisées ». Sur ce point, et selon son intention, l’ouvrage contribue bel et bien à l’appel à une « histoire désorientée » de l’énergie10. Plus que d’autres travaux11, il offre une vision systématique et ordonnée de ces trajectoires multiples, un temps empruntées puis abandonnées. C’est là un corpus de situations tout à fait stimulant par l’amplitude temporelle de l’ouvrage (1750-2010).
Cette autre histoire s’organise principalement autour de la notion d’énergie « alternative » (« naturelle », « nouvelle », « renouvelable »). Son projet explicite est d’en clarifier le contenu, bien conscient que celui-ci est changeant, complexe, ambigu. Selon la proposition des coordinateurs, la contribution de cette histoire serait d’aider à faire des différences entre les processus qui prolongent un modèle consumériste, de servitude à la puissance, et ceux qui ambitionnent un modèle moins prédateur et plus démocratique. Cet effort de clarification notionnelle reste inachevé malgré les apports de l’ouvrage.
Si la notion d’énergie « alternative » est utile pour donner de la chair à des expériences et des pensées rendues invisibles, elle n’aide que partiellement le lecteur à raisonner la diversité des cas rassemblés. À côté de situations de résistance à des constructions capitalistes et/ou centralisées, l’ouvrage introduit aussi à des situations hybrides, voire inattendues. Le récit proposé par les coordinateurs de l’ouvrage est celui de la marginalisation progressive des énergies « alternatives » par les énergies « fossiles ». Il présente l’intérêt de mettre en avant les rapports de pouvoir qui s’exercent entre filières (par exemple la géothermie face au gaz, la pile à combustible face au nucléaire), entre experts, entre organisations syndicales et gouvernementales ou encore au sein de la programmation de la recherche, et qui éclairent effectivement dans certains cas ce qui oriente le contenu politique d’une « alternative ». La notion d’« alternative » renvoie ici à une norme d’action, voire morale, de résistance à un système énergétique établi et à son éventuel dévoiement au profit de politiques conservatrices ou libérales. Néanmoins, les processus étudiés dans l’ouvrage ne relèvent pas tous d’« alternatives » en ce sens-là : ils procèdent tout autant par couplages ou prises de relais des énergies fossiles pour soutenir une industrialisation naissante ; ils tirent parti des délaissés du capitalisme pour promouvoir d’autres constructions marchandes ; ou encore procèdent par détournement des moyens du capitalisme pour soutenir des aventures collectives émancipatrices.
Il y a là tout un ensemble de constructions collectives, économiques, sociales, politiques qui ne répondent pas à la notion d’« alternative » au sens d’un face-à-face avec la « puissance », d’une émancipation des énergies fossiles et des systèmes centralisés par le recours à des moyens et des finalités autonomes. Cela n’invalide pas l’intérêt d’une histoire désorientée de l’énergie, mais appelle une réflexion sur les notions à partir desquelles celle-ci tente de se construire. En postface, Alain Gras rappelle que l’alternative pensée comme une opération de « résistance » à la « puissance technicienne » peut se prévaloir de figures intellectuelles marquantes, trop peu écoutées, ce qui suscite aujourd’hui une situation collective d’impuissance. Si l’on peut rejoindre cette inquiétude vis-à-vis de déploiements technologiques qui ne réduisent pas notre dépendance aux fossiles et nous maintiennent tributaires d’une économie capitaliste, le constat d’impuissance peut aussi être reçu comme une difficulté à nous orienter dans cette histoire devenue à présent plurielle.
Dans la Sorcellerie capitaliste12, Philippe Pignard et Isabelle Stengers appellent « alternative infernale » une proposition qui met en balance une menace funeste et une réalité en fait ambiguë, qui nous assujettit plus qu’elle nous délivre. L’« alternative infernale » rend impuissante en ce que sa formulation ne nous donne pas davantage de prise sur les processus pour opérer un choix. Comment faire la différence entre les systèmes énergétiques aux effets émancipateurs et ceux aux effets mortifères ? Par rapport à quoi penser ces différences selon les périodes et les contextes historiques ? Ces expériences alternatives appartiennent-elles à une seule et même histoire, scandée par l’avènement des fossiles, ou bien à des histoires plus singulières, marquées par des coévolutions spécifiques entre systèmes techniques ? Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel est un ouvrage riche, stimulant, ambitieux, qui engage la recherche vers de nouvelles questions et qui marque assurément une étape vers l’émergence d’une « histoire désorientée » de l’énergie.
Olivier Labussière
(Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, Pacte, Grenoble, France)
olivier.labussiere@umrpacte.fr
Le foncier. Entre propriété et expertise
Gérard Chouquer
Presses des Mines/Académie d’agriculture de France, 2019, 227 p.
L’auteur est historien de la propriété foncière de la Rome ancienne et du haut Moyen Âge, féru de géographie et d’archéo-géographie. C’est un habitué des réunions d’experts, notamment celles qu’organise régulièrement le Comité technique Foncier et Développement (CTFD), un think tank financé par l’Agence française de développement (AFD). Ce livre est directement inspiré de l’expérience de l’auteur au sein du CTFD, de ce qu’il y a entendu, les rapports qui en émanent et qu’il a lus, la sorte d’agacement qu’il a pu ressentir en constatant que les débats étaient dominés par d’autres disciplines13 et par des « spécialistes » pas toujours très bons connaisseurs du droit. Dans Le foncier. Entre propriété et expertise, il annonce vouloir redresser ce qu’il estime être des approches incomplètes ou fautives des questions foncières, corriger des contresens, relever les mauvais arguments, « dédiaboliser » des notions modernes comme celle de cadastre ou de propriété « dont, dit-il, on ne sait plus faire une critique sereine mais qu’on préfère fétichiser pour mieux les réprouver » (p. 149).
Cette opération de redressement tient ses promesses, et en lisant cet ouvrage, on apprend beaucoup de choses sur le droit positif et ce qu’il peut dans le contexte des pays du Sud. Plus qu’une œuvre épistémologique, il s’agit d’un ouvrage marqué par une très grande rigueur méthodologique et conceptuelle, qui cherche à délivrer la connaissance la plus exacte et la plus complète possible pour penser le foncier « par le haut », « donner les éléments d’appréciation pour parler de manière informée » du sujet traité (p. 200), proposer « une base argumentée pour comprendre les tensions actuelles qui bousculent les espaces productifs ». « L’expertise foncière, ajoute-t-il, est à ce prix » (p. 200). Ses contributions à ce recadrage conceptuel sont multiformes : volonté de dissiper les malentendus à propos de termes couramment utilisés dans les échanges sans être scrupuleusement définis (cf. chapitre 2 sur la domanialité) ; identification des grandes tendances en matière d’évolution des droits de propriété : « Le monde entier, via de nouvelles normes et sur des bases légitimes – durabilité, biodiversité – a vocation à posséder chez chacun » (p. 71, chapitre 3) ; informations et perspectives complémentaires sur des opérations de recherche ou d’action menées par des participants au comité : voir notamment le chapitre 4 (« Les questions foncières au filtre des communs ») ; chapitre 5 (« La publicité immobilière » – avec des éléments comparatifs entre les systèmes déclaratifs et constitutifs – système Torrens – en relation avec les propositions du notariat français sur la formalisation des droits dans les pays du Sud) ; chapitre 7 (« Les fonctions du cadastre d’hier à aujourd’hui », avec un recensement et une critique des raisons actuelles des oppositions à la démarche cadastrale) ; chapitre 8 (« Ce que l’on voit lorsqu’on regarde » : sur l’approche du parcellaire et ce qu’on en découvre avec un regard d’archéo-géographe – cas de l’Amazonie – ou d’historien – cas d’Haïti – et sur les estimations en matière de terres disponibles pour justifier le land grabbing) ; chapitre 9 (« Persistance et renouveau de l’hétérogénéité agraire », sur la réintroduction constante de traitements juridiques particuliers pour des territoires ressortissant des conditions agraires différentes, particulièrement manifeste dans le cas de Madagascar).
Une part importante des réflexions de l’auteur porte sur la question de l’approche par les faisceaux de droits (bundle of rights). Elle est très prisée des chercheurs de terrain qui considèrent qu’elle s’adapte mieux à la description des réalités auxquelles ils sont confrontés que l’approche proposée par le droit civil qui ne détaille plus tous les objectifs qu’on peut réaliser avec la propriété, se contentant de les regrouper sous usus, fructus, abusus (p. 23)14. Elle permet notamment de traduire de manière adéquate le fait que dans la plupart des sociétés du Sud, il n’existe pas un droit sur la terre, mais différents droits élémentaires correspondant à différentes utilités et à différentes actions socialement autorisées, qui constituent les composantes du faisceau. Ces composantes sont susceptibles d’être contrôlées par différents individus, groupes ou institutions (comme l’État ou des collectivités locales) et transférées séparément.
L’auteur formule deux critiques à leur endroit, qui se résument au fond à une question : les chercheurs ont-ils le droit d’adopter cette méthodologie de manière sauvage, sans en assumer toutes les conséquences, c’est-à-dire, d’une part, sans passer les ensembles sociétaux dans lesquels ils travaillent au crible de cette méthodologie, et d’autre part, en ignorant la philosophie du droit d’où est issue cette méthodologie, celle de la common law, pour lui donner un contenu dont G. Chouquer dit qu’il est inspiré du droit civil (p. 149). L’auteur note en effet que les deux corpus de droit ne posent pas de la même manière la question du rapport entre l’être et l’avoir. En France, la propriété est un avoir qui revient à un être ; on cherche à fabriquer des propriétaires en associant étroitement propre et propriété15. Dans le monde anglosaxon, on conçoit plusieurs manières d’être par rapport à l’avoir et on cherche à fabriquer des agents économiques. La question n’y est pas « qui est propriétaire de tel bien », mais « que peut-on faire avec lui ? », une interrogation d’essence économique (p. 31-32).
Sur le premier point, l’auteur a raison dans l’absolu de signaler que l’approche par les faisceaux (et même par les faisceaux de faisceaux) s’applique à d’autres thématiques fréquemment rencontrées dans les pays du Sud comme les droits des personnes – le pays reconnaît-il une parfaite égalité des droits pour tous ses citoyens ? –, le pluralisme juridique – les diverses institutions productrices de droit présentes dans le même espace – et la différenciation formelle de territoires selon les conditions agraires qui les caractérisent – entre les périmètres ouverts à l’investissement, les territoires des minorités autochtones, ceux des communautés paysannes… Mais on rappellera que le fait que tous les chercheurs n’aient pas vocation à entreprendre une histoire complète et nuancée de l’atterrissage du droit positif dans un pays donné ne disqualifie pas leurs objectifs et leur légitimité à travailler sur les formes de la propriété. De ce point de vue, je ne comprends pas bien l’injonction de l’auteur lorsqu’il avance que ces chercheurs devraient tout embrasser donc « tout critiquer » (p. 24).
Le deuxième point souligne l’apparent contresens qu’ils commettraient. En construisant une théorie du droit foncier à partir des property rights anglosaxons, ces scientifiques trahiraient l’objectif économique de la common law (qui vise à mettre en mouvement les biens en en assurant la meilleure valorisation possible) pour la mettre au service d’exigences (explicables par leur culture juridique francophone) de construction juridique de la propriété à la manière du droit civil (p. 149). Cette critique n’est que partiellement valide. En adoptant cette méthodologie, nos chercheurs sont bien dans le compromis entre droit civil et la common law, cherchant à associer des autorités à des droits, d’une part, tentant de décliner l’ensemble des utilités des biens, d’autre part. Mais de mon point de vue, ils ne trahissent nullement l’objectif économique de la common law. Ils lui donnent au contraire un fondement en faisant démarrer l’analyse foncière des sociétés qu’ils observent avec les droits d’appropriation (droits d’exclure, de gérer, de déléguer…) lorsqu’elle devrait commencer par les débats ou les compromis entre ce qui est appropriable et ce qui ne peut pas l’être. Leur position de départ les rend d’ailleurs incapables d’analyser les institutions coutumières typiques des contextes dans lesquels ils travaillent comme les interdits de vente de terre, le tutorat, le droit de préemption ou la vente à réméré.
Qu’on me permette une tentative de recadrage du débat pour me faire comprendre sur ce point. De manière cursive, sans m’étendre sur tous les détails, je signalerai que dans le type de sociétés qui nous intéresse ici (celui de communautés exclusives et non rivales, qui peuvent, selon les cas, être constituées uniquement de parents ou bien de parents et de migrants accueillis), caractérisées par une économie largement dominée par les questions de subsistance, les droits fonciers sont à la fois des droits à l’existence et des droits de propriété.
Lorsque les communautés sont faites de parents et d’accueillis16, les droits de propriété qu’ils détiennent permettent aux exploitants de s’investir librement dans leurs différents processus de production en contrepartie de leur soumission, d’une part à des obligations larges de redistribution envers les autres membres de la communauté, d’autre part à des interdits spécifiques (interdit de vente de terre, de plantation d’arbres en brousse) qui ménagent le droit à l’existence et donc l’accueil possible de nouveaux venus, immigrants ou générations futures. C’est du respect de ces différentes obligations que les producteurs tirent leur sécurité foncière.
Lorsque les communautés sont construites autour de la parenté17, les équivalences et les conversions droits de propriété/droit d’existence peuvent s’enchaîner. Ces communautés ne s’interdisent pas le droit de vendre la terre et les droits de propriété détenus font notamment l’objet de transactions pour que le propriétaire puisse survivre (on est dans le cadre de ventes de détresse). On notera cependant que s’il se décide à vendre, il doit le faire en priorité en proposant sa terre à un parent (droit de préemption). Le vendeur privilégie parmi les personnes qui lui sont apparentées celle que le groupe lui indique comme particulièrement mal lotie du point de vue de sa dotation foncière (du fait d’un héritage antérieur défavorable, par exemple) qui, en lui achetant sa terre, accroîtra à la fois ses droits de propriété et ses chances de vie. Dans le cas de la vente à réméré18 (une institution typique des sociétés organisées autour de la parenté), le scénario est le même que celui qui vient d’être indiqué mais il se prolonge : l’acheteur agit comme un intendant pour la terre qu’il vient d’acquérir et qu’il tient toujours à la disposition du vendeur. Si celui-ci connaît une amélioration de sa situation économique, il pourra la lui racheter au prix coûtant, reconstituant à la fois ses droits de propriété et ses capacités d’existence.
G. Chouquer a beau jeu de remarquer que « le droit des bundle of rights n’a pas empêché l’accaparement aristocratique des terres en Angleterre (accaparement et enclosures) » (p. 26). Il sous-entend ici, bien entendu, que la situation peut se reproduire. Elle se reproduit effectivement, notamment dans les contextes actuels des grandes manœuvres des États africains pour la reconnaissance formelle des droits coutumiers, qui dans les faits les liquident, parce qu’ils ne retiennent des droits que ce qui les caractérise de manière positive et non pas ce qui les retient, les limite, en oubliant stratégiquement les devoirs auxquels ils sont associés. L’auteur, ce faisant, semble ignorer les travaux d’E.P. Thompson19 qui insistent sur les résistances populaires à ces accaparements et la répression de ces résistances. Cette répression s’est faite à travers la corruption et le recours au droit pénal (le crime contre la propriété privée instauré en Angleterre par le Black Act de 1723), mais aussi, et E.P. Thompson le souligne, parce que les élites ont obtenu des modifications progressives du droit foncier.
Si les phénomènes de dépossession risquent de se reproduire, c’est aussi parce que la grille de lecture que nos chercheurs mobilisent en matière de faisceaux de droits et d’identification des autorités foncières est particulièrement adaptée à cette entreprise de liquidation. Elle est directement inspirée de la doctrine de la common law telle qu’elle a été établie fin XIXe-début XXe siècle20. En quoi est-elle particulièrement impropre pour l’analyse des sociétés du Sud ? Dans le domaine économique euro-américain, la période qui démarre fin XIXe siècle est celle de l’essor du capitalisme et des besoins de défense et de valorisation de la propriété privée (y compris dans ses excès). L’approche bundle of rights sert avant tout à assurer cette défense et à faire en sorte que le potentiel d’exploitation des biens détenus soit réalisé. Si les faisceaux de droits permettent de définir les objectifs réalisables avec les ressources naturelles et les personnes légitimes en charge de les réaliser, l’emphase croissante mise sur les intérêts des propriétaires et l’activité économique et l’essor de l’État (qui prend en charge de plus en plus de fonctions sociales) entraîne une modification de l’envergure de ces faisceaux de droits et une révision à la baisse des objectifs, des actions autorisées et des utilités associés aux composantes de ces faisceaux ainsi que du nombre d’agents parties prenantes. Ces évolutions historiques ne sont pas tout à fait celles de la plupart des pays du Sud. En conséquence, si les chercheurs concernés continuent d’avoir besoin d’une approche par les bundles of rights, ça n’est pas celle qui s’inspire de leur mise en forme officielle dans la doctrine contemporaine mais celle, moins restrictive, qui la précède historiquement de beaucoup. La notion a en effet une très longue histoire, et G. Chouquer le rappelle lorsqu’il note que la common law procède d’un droit qui a unifié les coutumes médiévales anglaises autour d’un droit coutumier commun (droit qui a ensuite été simplifié par une réforme en 1925).
En l’occurrence, pour avoir un quelconque intérêt, l’approche bundles of rights doit pouvoir rendre compte de pratiques et de problèmes propres aux sociétés du Sud actuelles équivalents à ceux qui étaient visiblement présents dans l’histoire européenne lors des résistances du petit peuple contre la disparition de leurs « coutumes21 » : tentatives d’abolition de la propriété commune et imposition progressive du droit compris comme droit d’exclure les autres des bénéfices de la chose possédée22.
On ne peut que suggérer quelques recommandations pour réenrichir l’approche et aborder la question de la reconnaissance des droits de manière nuancée : ne pas faire démarrer l’histoire foncière avec le droit d’appropriation alors qu’elle devrait commencer par le compromis établi socialement entre ce qui est appropriable et ce qui ne l’est pas, qui varie, on l’a vu, selon les contextes (la vente de terre est interdite ou non). Il convient aussi de prendre en compte le fait que les non-propriétaires – à l’instar des propriétaires – détiennent des droits d’administration sur les ressources naturelles et que les faisceaux de droits doivent être élargis pour tenir compte du droit à l’existence parce que les sociétés sont concernées par le droit de chacun à persévérer dans son être et pas seulement par la question de l’exploitation économique optimale de la ressource. Tant que les États du Sud ne seront pas en état de prendre en charge un certain nombre de fonctions sociales (éventuellement via le salariat), ces recommandations épistémologiques et méthodologiques resteront d’actualité.
Jean-Pierre Jacob
(Institut de hautes études internationales
et du développement, Genève, Suisse)
Jean-pierre.jacob@graduateinstitute.ch
La modélisation en géographie. Villes et territoires
Denise Pumain (Ed.)
ISTE editions, 2020, 235 p.
Les éditions ISTE-Wiley réalisent une encyclopédie des sciences qui devrait comporter à terme plusieurs centaines d’ouvrages destinés à valoriser les avancées scientifiques des sciences francophones. L’animation du domaine de la géographie-démographie est prise en charge par Marion Le Texier (géographe, maîtresse de conférences à l’Université de Rouen au sein du laboratoire IDEES) et Denise Pumain (directrice de recherche émérite, CNRS). L’ambition générale est de promouvoir la recherche francophone et de constituer un état de l’art de la géographie en tant que science ayant construit des méthodes et des concepts spécifiques pour traiter de ses objets. Les réflexions présentées dans ces ouvrages seront traduites en anglais et publiées par Wiley pour permettre aux anglophones de considérer les apports de l’école française.
La modélisation en géographie. Villes et territoires réalisé sous la direction de D. Pumain s’inscrit donc dans cette double stratégie : marquer un point d’étape dans la construction de la discipline géographique et donner à voir ces avancés dans les cercles anglosaxons. Cette ambition est sensible dans l’ensemble des 6 chapitres traitant de modélisation des villes et des territoires.
Le premier chapitre, porté par D. Pumain montre de quelle manière la géographie, en tant que discipline, s’est construite et s’est ramifiée. Partant d’une science des lieux, dans laquelle les praticiens s’intéressaient aux composantes physiques du territoire, cette géographie se complexifiera pour devenir « la science des interactions spatiales23 ».
Dans cette dynamique de construction de la discipline, le modèle a rapidement pris une place importante ; avec la cartographie dans un premier temps (cf. chapitre 4) puis, dans les années 1970, avec le tournant quantitativiste de la géographie et l’adoption des pratiques de statistiques et de modélisation. Ce tournant ne se fait pas sans friction et a essuyé un grand nombre de critiques, notamment celle d’une impossible naturalisation de processus sociaux.
Pour autant, les modèles ont largement été investis par les géographes pour interroger les régularités qui peuvent voir le jour dans l’espace, en formaliser l’émergence et les évolutions. Mais pour cela, il faut choisir des modèles expliquant les dynamiques des villes et des territoires. C’est le sujet du chapitre 2 rédigé par Lena Sanders. L’auteure définit les limites de son travail comme : « délimiter par le champ thématique […] celui de la géographie, et d’autre part [identifier] un objectif, qui est celui d’expliquer un phénomène. […] donner à voir l’ensemble des nœuds principaux dans le très vaste réseau constitué d’approches, de méthodes et de modèles parcourus par le chercheur s’intéressant à la dynamique des villes et des territoires » (p. 35).
Différentes manières de concevoir le travail de modélisation sont mises en relations et reflètent, d’une certaine manière, les postures de modélisation qui sont identifiées dans d’autres disciplines24. Ainsi, modéliser n’implique pas les mêmes composantes quand on cherche à expliquer, à comprendre ou encore à formaliser une loi universelle. Et de la même façon, en fonction de ces finalités et des entités représentées dans le modèle, on ne construira pas l’abstraction du modèle de la même manière.
L’introduction des effets de différentes formes d’abstraction choisies amène Cécile Tanier, dans le chapitre 3, à spécifiquement s’intéresser aux « Effets de la distance et dépendance d’échelles dans les modèles géographiques de villes et de territoires » (p. 59). Pour cela, l’auteure pose trois grandes questions qui doivent animer le géographe dans sa recherche d’universalisme : « L’espace est-il différencié ? Pourquoi est-il différencié ? Pourquoi observe-t-on cette différenciation-là et pas une autre ? » (p. 60). Pour répondre à ces questions, trois principes fondamentaux pour la modélisation des villes sont énoncés : la minimisation de l’énergie utilisée pour les échanges et les déplacements, la concurrence (ou la compétition) dont font l’objet les lieux de l’espace terrestre, et enfin la complémentarité (ou la coopération, congruence) entre les lieux, entre les activités, entre les groupes sociaux, etc. » (p. 62). La modélisation en géographie guidée par ces trois grands principes amène à rendre compte d’imbrication de mécanismes et d’emboîtement d’échelles qui conduisent à l’émergence de formes spatiales. On peut alors distinguer, d’un côté, l’émergence faible, issue des interactions entre composantes à une échelle inférieure, et de l’autre, l’émergence forte qui ajoute la perception par ces mêmes composantes des effets de leurs interactions et va influencer lesdites interactions en retour.
Le chapitre 4, « Modélisation territoriale incrémentale », écrit par Clémentine Cottineau, Paul Chapron, Marion Le Texier et Sébastien Rey-Coyrehourcq nous propose de faire un pas de côté et de reconsidérer le statut du modèle et la pratique de modélisation en géographie pour envisager l’avenir. Les auteurs et l’autrice interrogent la portée générale des modèles sans perdre de vue l’importance des cas particuliers. Ils défendent l’idée que le modélisateur gagnerait à réutiliser des briques de modèles existantes pour gagner du temps de développement. Si le gain individuel est évident, la communauté profiterait aussi de la mise à l’épreuve de modèles déjà documentés. Ce qui est qualifié de bonne pratique par les auteurs conduira la discipline géographique vers une harmonisation des conditions d’expérimentation.
C’est bien l’expérimentation qui est mise en discussion dans le chapitre 5 par Juste Raimbault et Denise Pumain. Pour eux, « L’expérimentation […] consiste à reproduire des processus matériels, physiques, chimiques ou biologiques, selon des dispositifs imaginés par les chercheurs pour sélectionner, souvent en les isolant, des enchaînements de faits plus simples que ceux opérant dans une réalité complexe. » (p. 132). Le processus d’expérimentation, par la modélisation, devient alors une alternative (transitoire) à l’élaboration de changement qui pourra être testée dans la vie sociale. Pour s’assurer de la robustesse des résultats de modélisation, les chercheurs disposent d’outils de simulation de nouvelle génération comme la plateforme OpenMole. L’exploration intensive fait apparaître de nouveaux fronts de science. L’intérêt se déplace de la nécessité de comprendre le fonctionnement du modèle vers l’identification de régime d’interaction des modèles et leurs relations au monde réel.
Si l’exploration intensive est une voie, Robin Cura en propose une autre dans le dernier chapitre de ce livre intitulé « Visualiser les modèles ». L’auteur propose de considérer les modèles comme une manière d’expliciter et de formaliser les composants et leurs interactions. Il estime que la visualisation graphique des résultats de simulation joue un rôle très important comme manière de mettre en lumière les effets des mécanismes intégrés dans le modèle de par son rôle de médiation entre le monde réel et le modélisateur. Les représentations graphiques doivent donc rendre compte de la complexité portée par la simulation pour donner à voir et comprendre les phénomènes émergents.
Cet ouvrage offre donc un tour d’horizon aux lecteurs qui seraient intéressés par la modélisation et les systèmes urbains. Il donne la parole à un ensemble de praticiens, géographes français travaillant sur la ville. Si les auteurs posent particulièrement bien les jalons de la modélisation en géographie, chaque chapitre s’appuie aussi sur des exemples de modèles qui ont marqué la littérature et la recherche en France ces dernières années. Si cet ancrage thématique permet aux lecteurs de reconstituer un panorama des modèles, il représentera peut-être aussi un obstacle à surmonter pour ceux qui, intéressés par la modélisation en géographie, auraient commencé par ce livre sans pour autant partager l’appétence des auteurs pour les systèmes villes. Par ailleurs, un point de vue rapprochant la « ville » de ses espaces périphériques aurait à mon avis enrichi l’éventail des situations d’actions où la modélisation joue un rôle important. Pour autant, ce livre dont la lecture reste éclairante, remplit, à mon sens, les ambitions de ses auteurs.
Etienne Delay
(Cirad, UMR Sens, École supérieur polytechnique de Dakar, Sénégal)
etienne.delay@cirad.fr
Hunyadi M., 2015. La tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps, Lormont, Le Bord de l’eau ; Michéa J.-C., 2019. Le loup dans la bergerie. Droit, libéralisme et vie commune, Paris, Flammarion. Il est donc faux de prétendre que le terme de « mode de vie » n’a pas été thématisé ni défini comme tel (p. 38).
Elle est le fruit des efforts de plusieurs auteurs, juristes ou économistes : J. Austin (début XIXe siècle), G. Sweet (fin XIXe siècle), W.N Hohfeld, A. Corbin, A.M. Honoré (XXe siècle). Voir à ce sujet Banner S., 2011. American property. A history of how, why and what we own, Cambrige (MA)/London (UK), Harvard University Press.
Au moment des résistances aux lois sur les vols de bois en Rhénanie (cf. Marx K. [2013, 1re éd. 1848]. La loi sur les vols de bois, Paris, Éditions des Malassis) ou dans les différents épisodes (qui démarrent à la fin du Moyen Âge) pendant lesquels les paysans vivant à proximité des manoirs anglais résistent aux enclosures (E.P. Thompson, 1991, op.cit.).
On pourra se reporter à Edmonds B., Le Page C., Bithell M., Chattoe-Brown E., Grimm V., Meyer R., Montañola-Sales C., Ormerod P., Root H., Squazzoni F., 2019. Different modelling purposes, Journal of Artificial Societies and Social Simulation, 22, 3, 6, ou encore à Epstein J.M., 2008. Why Model?, Journal of Artificial Societies and Social Simulation, 11, 4, 12.
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