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Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Numéro 3, Juillet/Septembre 2019
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Page(s) | 265 - 266 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2019050 | |
Publié en ligne | 16 décembre 2019 |
Éditorial - Editorial
Le GIEC redescend sur terre…
Depuis ses débuts, NSS contribue au suivi et à l’analyse de la question climatique, s’attachant à en saisir les inflexions et les nouveaux acteurs, comme ce fut le cas pour la COP 21 de Paris1. Un nouveau tournant a été pris cet été 2019 avec le rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur l’usage des terres, au moment même où les incendies de l’Amazonie offraient une illustration parfaite et sidérante des dérives de ces usages.
Dans ce rapport spécial sur le changement climatique et les sols2, les experts du GIEC prennent de la distance avec leurs modèles mathématiques de régulation globale de l’énergie pour (re)descendre sur terre, sur les terres. Ce rapport fait suite aux travaux sur le thème de l’adaptation (WGII3 dans la structuration thématique du GIEC) alors que la priorité avait été donnée jusque-là à la modélisation du climat et aux processus d’atténuation (respectivement au sein des WGI et WGIII). Une connexion inédite s’est nouée avec l’IPBES4 en rejoignant les conclusions de son rapport de mars 2018 sur la dégradation et la nécessaire restauration des terres5, mais aussi celles de la COP 14 de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification qui s’est tenue à Delhi en septembre 2019. La question climatique est sortie de son exceptionnalité et de sa position surplombante pour chercher un nouvel ancrage sur le terrain, dans de multiples interconnexions et alliances avec d’autres enjeux sur la biodiversité, les modèles de développement et de consommation, les oppositions Nord-Sud…
Tout part de l’attention portée à l’usage des sols qui fait l’objet d’un large consensus, sans doute parce que les sols sont à la fois de formidables révélateurs des dérèglements et supports d’exploration de solutions. Ils sont pris facilement en exemple dans une démarche de pédagogie pour montrer comment il est possible d’inverser le processus, indicateurs quantitatifs à l’appui. Ils semblent enfin pouvoir réconcilier les oppositions entre les approches d’atténuation (il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre [GES]) et les approches d’adaptation (il faut prévenir et s’adapter aux menaces) en combinant usage global des terres et pratiques territorialisées.
Les sols sont en effet soumis aux pressions des activités humaines, directement par l’agriculture industrielle qui les dégrade ainsi que par l’urbanisation et les infrastructures routières qui les bétonnent, mais aussi indirectement par les changements climatiques avec l’augmentation des températures et le dérèglement des cycles des pluies. Les divers rapports se forcent à l’optimisme (les solutions sont là, comme autant de cobénéfices, à toutes les échelles, pour tous les acteurs) et montrent que les sols sont primordiaux pour lutter contre les changements climatiques en adoptant des méthodes qui permettraient à la fois la réduction des émissions de GES, mais aussi qui favoriseraient l’adaptation en conservant les services écosystémiques qu’ils fournissent, en particulier le stockage du carbone. Actuellement, les écosystèmes terrestres émettent toujours plus de GES alors qu’ils sont de moins en moins capables d’en absorber.
Le plus marquant dans ces rapports est la volonté des experts, issus des sciences du climat (WGI), des sciences du vivant (WGII) et des sciences économiques (WGIII), de se positionner dans le débat sur nos modèles de sociétés, sur nos choix de production et de consommation. Au-delà d’une meilleure gestion des sols, il s’agit de mieux gérer les terres. Pour cela, les experts appellent plus largement à une transformation de nos modèles en opérant notamment des changements d’échelles vers le territoire. Ils reprennent à leur compte des arguments d’autres travaux d’expertise (sur la sécurité alimentaire ou sur les sciences participatives) pour lesquels la territorialisation est une condition nécessaire pour accomplir les transformations systémiques attendues. Le résumé pour les décideurs du rapport spécial du GIEC, conclusion des négociations avec les États, évoque le rôle des savoirs dits traditionnels, l’appel à l’action collective et la participation des femmes. Les questions de justice sociale s’invitent au premier plan. Les questions d’équité et de sécurité foncières sont abordées et liées à la réduction de la pauvreté.
L’actualité récente des feux amazoniens vient clairement illustrer ce lien intime entre usage des terres et question climatique. Pour autant, les interprétations sur les origines de ces feux et les solutions qui sont avancées sont encore loin de prendre en compte toutes les dimensions impliquées, mettant au jour les difficultés d’opérer les changements en profondeur préconisés par les experts.
Si les incendies ont été l’occasion de dénoncer les politiques environnementales du président brésilien ainsi que les mafias qui organisent l’exploitation du bois et le trafic des titres de propriété sur des parcelles défrichées illégalement, ils ont aussi renforcé la sensibilité des citoyens de différents pays quand la biodiversité est attaquée et l’hypothèse que ces « mégafeux », observés cette année sur tous les continents, étaient l’effet et la cause du changement climatique6.
Les cycles de sécheresse et l’augmentation des températures pointés par le GIEC fragilisent la forêt qui est moins à même de résister au feu. À son tour, dans un jeu de rétroactions, la forêt, en brûlant, relâche du CO2 dans l’atmosphère et ne peut plus remplir son rôle de régulateur des pluies. Mais ce que nous apprennent aussi ces feux, et que souligne le rapport du GIEC, c’est que les impacts des actions humaines, positifs comme négatifs, sont imbriqués. En voulant agir contre la destruction d’un « patrimoine de l’humanité », en appelant à jouer sur le terrain de la rétorsion économique par le boycott des exportations de soja et de bœuf, les dirigeants européens ont dû balayer devant leur porte. Ils ont dû réfléchir aux conséquences de l’arrêt de l’importation des protéines végétales qui sous-tend les filières de l’élevage en Europe. Ces incendies ont alors permis de remettre en cause la dépendance de l’élevage européen au soja, un produit OGM issu d’une monoculture industrielle liée à un désherbant classé cancérigène, et exigeant de plus en plus de pesticides… Ils montrent que l’usage des sols, au Brésil comme en Europe, ne peut s’aborder sans une contestation de l’élevage industriel et une prise en compte du bien-être animal, de la santé alimentaire, du défi de nourrir la planète…
La problématisation de la question climatique évolue et la communauté NSS s’en réjouit. Les travaux du GIEC semblent vouloir lui donner une autre existence en l’ancrant au cœur des territoires. Ainsi, le GIEC rejoint ceux qui s’attachent à mettre au jour toute la complexité des transitions nécessaires. Non, il ne suffira pas de dessiner une nouvelle cartographie de l’usage des terres. En étant attentif à l’évolution conjointe des acteurs et de la définition de la question climatique, il s’agira de suivre de près la suite des travaux de ces experts réputés d’abord pour leurs compétences techniques. Comment ces changements de points de vue et d’échelles vont-ils être intégrés dans les futurs travaux des experts, notamment du GIEC et de l’IPBES ? Comment, dans quelle optique, avec quelles méthodes, poursuivre dans une démarche de capitalisation de connaissances, de production de modèles, de scénarios, tout en gardant le cap d’une territorialisation devenue urgente et nécessaire ? Ces dernières réflexions ne marquent-elles pas, dans le même mouvement, les limites d’action de ces institutions intergouvernementales d’expertise à l’interface de la science et de la politique ?
Aubertin C., Damian M., Magny M., Millier C., Theys J., Treyer S. (Eds), 2015. Les enjeux de la conférence de Paris. Penser autrement la question climatique. Natures Sciences Sociétés, 23, supplément, www.nss-journal.org/articles/nss/abs/2015/02/contents/contents.html.
IPPC, 2019. Climate change and land, an IPCC special report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and green house gas fluxes in terrestrial ecosystems, IPPC, www.ipcc.ch/report/srccl.
IPBES, 2018. The IPBES assessment report on land degradation and restoration. [Montanarella L., Scholes R., Brainich A. (Eds)], Bonn, Secretariat of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, https://ipbes.net/assessment-reports/ldr.
© NSS-Dialogues, 2019
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