Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 25, Numéro 3, July-September 2017
Page(s) 268 - 275
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2017057
Publié en ligne 4 décembre 2017

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2017

Les organismes vivants recèlent de nombreux éléments modifiables, reproductibles et conservables, qui sont les supports de pratiques scientifiques, médicales, agricoles ou industrielles. Les « ressources biologiques1 » jouent un rôle croissant au sein d'une « bioéconomie2 » qui se développe autour de l'usage de matériaux d'origine humaine, animale, végétale, microbienne. Ces ressources sont moins des entités toutes faites que des produits élaborés par l'activité humaine en vue de finalités variant selon les contextes culturels et économiques. En organisant un colloque sur les biobanques3, nous souhaitions explorer la diversité des modalités de reconfiguration du vivant à l'œuvre dans ces espaces4 qui le « travaillent » en réalisant une multitude d'opérations (sélectionner, prélever, examiner, classer, conserver, rendre disponible, etc.). Cette transformation technique des biomatériaux participe à leur (re)qualification ontologique et à un processus de socialisation du vivant et de ses composants (Milanovic, 2008). Au lieu de traiter ces innovations comme des boîtes noires dont le fonctionnement interne serait laissé dans l'ombre, cette réflexion collective proposait de se pencher sur le travail effectif de production du vivant dans des espaces socialisés.

Le vivant gagne à être décrit, non comme un ensemble de propriétés stables, mais, au contraire, en mettant en exergue sa plasticité. Sa fragmentation, sa conservation et l'emploi de biotechnologies autorisant une multiplicité d'opérations (Rose, 2006), liées par exemple à sa reproduction, sa métabolisation, sa régénération, ouvrent un espace pour de nouvelles pratiques. La plasticité des formes vivantes n'est possible que parce qu'il existe, à plusieurs échelles, un potentiel de connectivité dans le vivant − à telle enseigne que François Jacob parle de « bricolage évolutif » (1977). Les modalités des connexions établies par les humains varient toutefois. Lorsque l'objectif est de greffer ou de transférer des matériaux tels que le sang ou des organes (rein, cœur), le but est de conserver ces fragments pour les réinsérer dans un nouveau corps. En revanche, l'utilisation de biomatériaux tels que des embryons ou les cellules souches, par exemple, implique que leur viabilité en dehors des corps soit assurée, pour favoriser leur développement ou leur reproduction. En prenant en compte ces divers aspects du vivant − plasticité, reproductivité, connectivité – l'enjeu d'une réflexion sur les biobanques est de suivre comment l'action humaine − se déployant le long de « chaînes sociotechniques » (Pontille et al., 2006) ou s'insérant dans des « configurations agentives » (Pitrou, 2015 ; Pitrou et al., 2016) –, fragmente et recompose le vivant de manière inédite.

L'approche interdisciplinaire privilégiée croise les regards des sciences de la vie et des sciences sociales, afin d'aborder une pluralité de formes vivantes : outre les biobanques médicales, des pratiques impliquant des animaux, des végétaux ou des microorganismes ont été examinées à partir de trois axes problématiques.

Le premier renvoie au caractère construit des ressources biologiques et à la pluralité ontologique du vivant qui en résulte. Le second concerne les processus, c'est-à-dire le développement temporel dans lequel des approches dynamiques font apparaître une séquentialité et une pluralité d'agents ; la complexité et l'hétérogénéité de l'activité d'une biobanque sont loin de se réduire à du stockage (Milanovic et Pontille, 2007). Enfin, un dernier axe traite les biobanques comme des espaces de transformation et de valorisation du vivant dans le domaine médical. En étudiant ces diverses modalités de l'imbrication des processus vitaux et des processus techniques, nous souhaitons apporter des éléments de réflexion pour le développement de l'anthropologie de la vie (Pitrou, 2014).

Le vivant dans tous ses états : institutions impliquées et ontologies déployées

Une table ronde a donné tout d'abord la parole à des représentants d'institutions impliquées dans les activités de mise en banque, afin d'explorer la diversité des biomatériaux collectés et modifiés.

Biobanques et reproduction humaine

En France, les Centres d'étude et de conservation des œufs et du sperme humains (Cecos) ont plusieurs missions au service des patients, les deux plus importantes étant la procréation par don et la préservation de la fertilité. Créés en 1984, ces 26 centres implantés dans des centres hospitaliers universitaires se composent d'une équipe médicale pluridisciplinaire et d'une plateforme de cryobiologie spécialisée. La présidente de ces centres, Nathalie Rives5 a témoigné de cette activité qui, depuis 1974, a permis la naissance de 60 000 enfants par dons de gamètes en France. Les cryopréservations (sperme, ovocytes, embryons) réalisées quotidiennement ont connu une inflexion en 2011, lorsqu'une nouvelle technique de conservation d'ovocytes par vitrification a été mise au point. Ces gamètes féminins figurent aux côtés d'autres entités (gamètes masculins, tissu germinal masculin ou féminin, ADN et autres ressources biologiques liées à la préservation de la fertilité et à la reproduction humaine) dans Germethèque, un Centre de ressources biologiques (CRB), qui regroupe 11Cecos et laboratoires de biologie de la reproduction. Les ressources stockées donnent lieu à diverses utilisations, comme l'a expliqué Pierre Jouannet6, qui est intervenu en qualité de membre du comité d'éthique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). La cryoconservation des embryons humains s'insère, par exemple, dans un projet parental ou des activités scientifiques. En 2013, plus de 190 000 embryons étaient conservés en France, un peu plus de 10 % étant proposés pour un don à la recherche. L'embryon peut endosser quatre statuts : être lié à un projet parental (plus des deux tiers d'entre eux) ou être surnuméraire, une fois que les patients ont réalisé leur projet. Il peut alors être donné à un couple infertile ou à la recherche (environ la moitié du tiers restant) ou être détruit. Au-delà de la différence des statuts juridiques, ces pratiques soulèvent des problèmes concernant la valeur, les droits et les potentialités attribués à ces entités.

Biobanques et médecine personnalisée

Ces potentialités d'action se retrouvent à un autre niveau dans la médecine de précision, dite aussi « personnalisée ». Dans ce cas-là, comme l'a détaillé Frédérique Nowak7, les biobanques sont un support pour la conservation de biopsies de tumeurs − utilisées dans des activités de soin ou de recherche, sous l'égide de l'Institut national du cancer (INCa). Pour le soin, l'objectif est d'identifier des mutations génétiques afin de développer des thérapies ciblées à l'aide des 28 plateformes hospitalières de génétique moléculaire présentes sur le territoire français. Par la médiation des 58 tumorothèques, cet institut participe aussi à la recherche sur une cinquantaine de types de tumeurs cancéreuses.

En tant que plateformes biomédicales, les biobanques remplissent un rôle central dans la biomédecine contemporaine (Keating et Cambrosio, 2003). Lieux d'élaboration d'une médecine des preuves, elles sont également un espace de mise à l'épreuve du vivant (biomarqueurs, ingénierie cellulaire, biotechnologies) qui contribue à l'élaboration de nouvelles techniques de soin et d'une « objectivité régulatoire8 » (Pontille et al., 2006 ; Cambrosio et al., 2006).

Biobanques, animaux et microorganismes

Mais les biobanques ne concernent pas que les humains, tant s'en faut ! Elles impliquent la conservation d'un patrimoine vivant diversifié (animal, végétal et microorganismes), des espèces domestiquées et cultivées autant que sauvages. Les ressources peuvent être préservées sous une forme dite « statique », ex situ (banque de gènes et de génomes), ou plus dynamique, in situ, pour préserver leur potentiel évolutif face aux changements globaux.

Un bon exemple a été donné par Philippe Monget9, directeur du Groupement d'intérêt scientifique AGENAE (Analyse du génome des animaux d'élevage) qui mène des recherches en génomique animale. Il a rappelé que de nombreux enjeux scientifiques et techniques concernent l'échelle de la cellule, en particulier dans les technologies utilisées pour façonner des animaux conformément aux intérêts humains (fécondation in vitro, clonage, gestation par d'autres espèces, édition de génomes). Les biobanques participent ici à la cartographie de génomes entiers et à la constitution-valorisation de ressources génétiques. La plasticité du vivant consiste alors en la possibilité de modifier les génomes d'animaux afin de leur conférer les propriétés convoitées.

En somme, les interventions de cette table ronde ont pointé l'hétérogénéité des cadres où le vivant est mis en forme, la diversité des finalités sous-jacentes aux opérations effectuées et la multiplicité des modes d'existence d'entités vivantes. Après l'aperçu de cette diversité, il convient de se pencher sur la complexité des processus lors desquels des êtres vivants − ou leurs fragments – sont transformés.

Mettre en banque le vivant : processus vitaux, chaînes sociotechniques et enjeux sociétaux

Il est instructif de mettre en lumière les opérations qui constituent une entité en « ressource ». Ce résultat final n'est possible que si plusieurs actions (observation, mesure, extraction, fractionnement, assemblage, classement, modélisation) sont exécutées dans des « chaînes sociotechniques » (Milanovic, 2008) qui impliquent une coordination entre une diversité d'agents, humains et non humains, intervenant à diverses échelles. Arrêtons-nous sur quatre moments : collecter, exploiter, gérer, modéliser.

Collecter

Le recueil des biomatériaux soulève des problèmes à l'interface du soin et de la recherche, comme Gaïa Barazzetti10 l'a montré en étudiant la construction d'une biobanque au sein de l'Hôpital universitaire cantonal de Lausanne (CHUV). Le jeu de mot dans le titre de sa communication − qui parle d'un milieu « (in)hospitalier » – se réfère au fait que les patients interviewés considèrent la biobanque comme une « intruse ». Quel est l'avantage du patient de donner des éléments de son corps à la biobanque, puisque le prélèvement est effectué en dehors des soins et qu'il n'y a pas d'intérêt direct pour lui ? Est en jeu la capacité du patient à garder un contrôle sur son échantillon, et à bénéficier des résultats issus de l'utilisation de ses dons, ce qui soulève des questions de gouvernance : comment impliquer le patient dans la gestion de la biobanque ? Quel lien maintenir entre lui et son échantillon ? Comment susciter la confiance ? Le modèle économique est aussi concerné et une tension peut apparaître entre accès aux échantillons et appropriation privée, la logique de brevets et le partage des bénéfices avec les patients.

Les donneurs sont des personnes à considérer dans le processus de mise en banque, comme l'a précisé Philippe Esterre11, responsable de la communication scientifique de la plateforme ICAReB (Investigation clinique et accès aux ressources biologiques) de l'Institut Pasteur. Cette plateforme gère des collections d'échantillons provenant de donneurs sains en impliquant ces derniers dans les recherches menées autour des prélèvements − au moment du don et de la restitution des résultats. Si les donneurs peuvent être affectés par les connaissances issues des recherches fondées sur leurs prélèvements, le simple fait de participer à une biobanque, avec ou sans connaissance in fine, produit déjà des effets. Ainsi, Klaus Hoeyer12 a souligné les implications épistémiques, émotionnelles, relationnelles et morales que la production de connaissance effective peut avoir sur les patients.

Après avoir vu les problèmes soulevés, lors de la phase de collecte, par les continuités et les discontinuités entre les personnes et les parties d'eux-mêmes, une autre problématique concerne la mise en collection et son exploitation. Comment les éléments sont-ils conservés et/ou cultivés ? Comment sont-ils classés ? Comment peuvent-ils être réinsérés dans d'autres chaînes sociotechniques, voir dans d'autres organismes ?

Exploiter (examiner, classer, conserver)

Les questions éthiques posées par les prélèvements n'affèrent pas seulement aux humains. Dans le domaine microbien, le manque de volontarisme politique quant au financement d'activités de mise en banque tranche avec la hauteur des défis. Philippe Silar13 en a livré un témoignage bien documenté au sujet des champignons, formes vivantes encore peu connues alors que les perspectives d'application sont nombreuses. Ces organismes sont en effet omniprésents dans les écosystèmes : ils contribuent au recyclage du carbone, participent à la santé des sols, sont des partenaires commensaux des plantes, et servent de nourriture à de nombreuses autres espèces. Leurs potentielles applications sont adossées aux enjeux qui constituent les défis du XXIe siècle : biocarburants et transition énergétique, assainissement d'un milieu (eau, air, sol) ou d'un substrat de culture, utilisation dans les industries agroalimentaire14 et pharmaceutique.

Les infrastructures dédiées à la conservation de souches sont pourtant rares et insuffisamment financées. L'état de la mise en banque mycologique rappelle les premiers temps du biobanking dans le domaine humain, il y a plus de trente ans, quand les échanges de collections se réalisaient à travers des dons à l'échelle d'un établissement sans certification, rendant impossibles des déplacements et des mobilisations dans des programmes de recherche internationaux. Cela a des conséquences en termes d'activités de production des connaissances : la compréhension de la régénération et de la reproduction de ces organismes est sommaire, la variabilité intraspécifique méconnue avec comme corrélat de nombreuses confusions taxonomiques qui demeurent (deux noms pour une même espèce).

Ce dernier registre, classificatoire, a été abordé par Adrian Van Allen15 dans son intervention « Crafting nature: ethnography of biodiversity biobanking at the Smithsonian ». Son étude porte sur la Global Genome Initiative qui s'est fixé comme objectif de conserver des échantillons cryopréservés de la moitié de la diversité des formes vivantes dans les collections de l'institution (environ 129 millions d'objets). Dans ce contexte, la « collection » d'échantillons biologiques ou d'artefacts ne consiste jamais en une simple accumulation d'objets : elle repose sur un continuel assemblage de personnes, de lieux, de matériels et d'intérêts. Le fait que la conservation soit engagée dans une entreprise de classification implique que les fragments et les échantillons acquièrent un nouveau statut. À côté des espaces dédiés à la recherche médicale ou des réserves naturelles qui conservent des entités végétales et animales, les musées constituent donc d'autres lieux névralgiques au sein desquels l'articulation entre processus vitaux et processus techniques est retravaillée. Ces endroits sont d'autant plus intéressants qu'en plus des critères utilitaires, ils attestent que les humains ont recours à des critères esthétiques pour ordonner la diversité des êtres vivants − comme A. Van Allen l'a exploré en photographiant les collections pour la préparation d'un livre d'anthropologie visuelle. Traditionnellement, cette question était soulevée à partir de la ligne de partage entre musée d'histoire naturelle et musée des cultures humaines, qui établissait une distinction entre être vivant et artefact. Désormais, en intégrant l'échelle du génome, c'est au cœur même des objets conservés dans le musée, selon qu'ils contiennent ou non des éléments provenant des êtres vivants, qu'une distinction peut être effectuée.

Gérer (administrer, mettre à disposition)

Dans le domaine végétal, les biobanques gèrent des collections en fonction d'une remarquable diversité de finalités : développer des connaissances, valoriser des ressources adaptées à un environnement donné (domestication et sélection), préserver l'évolutivité de ressources devant faire face aux changements de leur environnement. François Lefèvre16 a abordé ces points à partir de la gestion des ressources génétiques forestières qui oblige à prendre en compte une multiplicité de temporalités et de scénarios futurs au regard des changements globaux (environnements extrêmes, variations régionales, réponses biologiques des systèmes complexes, impact des mesures adaptatives…). La question de l'évolutivité du vivant et de son adaptabilité s'avère alors fondamentale et se manifeste dans la préservation d'une diversité permettant de multiples possibilités d'adaptation à des environnements futurs. Insérées dans un questionnement sur l'articulation de dispositifs de gestion du vivant statique (biobanques) et dynamique (gestion in situ), les ressources génétiques doivent être conservées dans une pluralité d'états pour tenir compte de leur diversité. Ici encore la question de la gouvernance de ces biobanques est pointée, avec un travail politique autour de la distribution de pouvoirs entre les institutions humaines, mais aussi entre humains et non-humains.

Modéliser

Les institutions (hôpital, centre de recherche, réserve naturelle, musée) étudiées ont en commun de produire des données. Même si cela implique des dispositifs matériels sophistiqués − pour mesurer, indexer, classer, etc. –, le développement de la biologie moléculaire semble s'accompagner d'un découplage entre la matérialité des processus vitaux. De sorte qu'ils puissent être pensés comme des processus d'information (Rajan, 2006) et qu'il convient, comme l'a fait José Carlos Guttierez-Privat17, de se demander si les biobanques ne font pas émerger « un nouveau modèle pour la connaissance du vivant ».

Par-delà la réflexion épistémologique sur les changements de paradigmes, l'enjeu est de comprendre l'évolution de la fonction de la modélisation. Modéliser consiste à élaborer un dispositif analytique pour rendre intelligibles des processus vitaux, souvent en ayant recours à des analogies (la vie comme mécanique, comme texte, etc.). Mais cela ouvre aussi sur des nouvelles possibilités d'expérimentation, comme l'ont expliqué Sven Saupe et Sonia Dheur18, à propos des « banques de séquences génomiques ». À mesure que des phénomènes biologiques sont traités dans un espace numérisé immatériel et que le domaine de l'« a-biologie » s'étend au détriment du lien matériel qui unissait au vivant les chercheurs travaillant dans les laboratoires de culture cellulaire et de biologie moléculaires, c'est une ontologie nouvelle qui émerge.

Les biobanques : transformer et valoriser le vivant dans la biomédecine

Après avoir présenté les principales modalités de la reconfiguration du vivant, un domaine particulier est examiné : la biomédecine contemporaine.

Les biobanques sont aujourd'hui au cœur de plusieurs activités biomédicales par le stockage, le traitement et la circulation des substances du corps humain. Trois études de cas, présentées par des chercheurs en sciences sociales, sont dédiées au sang au Japon, aux gamètes en Inde et aux embryons aux États-Unis ; elles mettent en lumière les reconfigurations sociocorporelles que ces activités supposent. Tout en décrivant des contextes locaux, ces présentations font apparaître des thématiques communes, liées au fait que les substances du corps sont dotées de pouvoirs relationnels fluides, c'est-à-dire multiples et variables, que les biobanques reconfigurent à travers des mécanismes de valorisation et de négociation (Merleau-Ponty, 2017).

Dans « Redeemable blood: the social life of blood and blood banks in Japan », Jieun Kim19 a examiné le rôle des biobanques de commerce dans la reconfiguration du sang au Japon, à partir d'une analyse des yoseba, ces quartiers urbains victimes de ségrégation où habitent des travailleurs journaliers pauvres appartenant à des minorités ethniques marginalisées. Leur sang, historiquement considéré comme pollué et étranger, a été collecté en échange d'argent par des biobanques commerciales qui se sont développées du fait de l'augmentation des transfusions sanguines au XXe siècle.

J. Kim montre avec clarté la fluidité historique du sang et le rôle des biobanques dans la reconfiguration de sa valeur à travers le temps. Remontant au VIIIe siècle, avec la présentation des pensées Shinto et bouddhiste, dans lesquelles le sang est associé à une pollution, elle explique comment, au XIXe siècle, il est considéré comme une force de vie positive, tant qu'il n'est pas mélangé, à travers des mariages ou des relations sexuelles, à un sang impropre issu de groupes marginalisés. Après la Seconde Guerre mondiale, la présence des biobanques dans les quartiers ouvriers établit entre les différents sangs des relations non plus sexuelles ou conjugales, mais médicales mettant en rapport des malades, des citoyens, l'État et l'économie. La monétarisation de la collecte de sang et les scandales sanitaires de transmission du sida ou d'hépatites ont généré une image très négative de ces activités. Malgré ces scandales, les biobanques commerciales ont cependant fleuri jusqu'en 1990, date de leur interdiction par l'État japonais. Des campagnes sont aujourd'hui menées pour promouvoir le don de sang, offrant là une nouvelle reconfiguration de cette substance vitale, dont la collecte gratuite est promue comme une démarche altruiste et « amusante ».

Dans « (Re-)storing reproductive substances: biobanks as transformative spaces in in vitro fertilisation hospitals in India », Sandra Bärnreuther20 s'est penchée sur le statut de substances reproductives cryopréservées en Inde. Son enquête ethnographique dans des cliniques de fertilité montre que les biobanques de ces institutions médicales ne sont pas de simples dépositaires des embryons et des gamètes de patients infertiles : elles agissent comme des espaces de transformation. Ces éléments du corps reproductif sont reconfigurés, souvent en transgressant des limites socialement opérantes en dehors de ces cadres, ce qui est particulièrement visible à travers la gestion du sperme, dans la mesure où, en contexte hindou, la filiation paternelle passe par lui. La nécessité de réaliser un don de sperme, pour contourner l'infertilité d'un patient, est à l'origine de négociations concernant la valeur attribuée à ce biomatériau. Sont préférés les transferts intrafamiliaux plutôt qu'anonymes, puisqu'ils permettent le maintien de la lignée familiale. Mais ils ne sont pas toujours possibles. Les biobanques jouent alors un rôle majeur dans l'intervention d'un tiers. À travers l'anonymisation des prélèvements, l'interdiction de rencontrer le donneur ou encore l'affirmation que « les gamètes n'ont ni classe, ni religion », les administrateurs des biobanques cherchent à séparer ces cellules de leur contexte social d'origine.

Encore une fois, la fluidité des substances est soulignée, tout en mettant en avant les tensions et négociations nécessaires pour faire circuler des éléments du corps humain dans des parcours de soins qui établissent des relations inhabituelles entre des personnes. Cette fluidité est donc dynamisée par des effets de revalorisation, ces mécanismes institutionnalisés fixant des points structurants autour desquels la négociation sociale produit un résultat, le contournement d'une infertilité et la conception d'une grossesse dans le cas présent.

La présentation de Risa Cromer21 a porté sur la cryopréservation embryonnaire aux États-Unis ; elle était intitulée « Banking (on) potential: saving frozen embryos within stem cell science and Christian embryo adoption in the United States ». Entre 2008 et 2013, elle a enquêté auprès de la Sunflower Adoption Agency − une agence chrétienne d'adoption d'embryons – et de la biobanque REDEEM, qui promeut l'utilisation d'embryons congelés dits « surnuméraires » pour développer la recherche sur les cellules souches. Les techniques de congélation sont stables depuis le milieu des années 1980 et il y a aujourd'hui environ cinq cents millions d'embryons dits « surnuméraires » et cryopréservés. R. Cromer a analysé cette situation en se penchant sur deux événements survenus en 1998. D'un côté, la dérivation de la première lignée de cellules souches embryonnaires humaines à partir d'un embryon a ouvert la voie aux recherches biologiques qui espèrent mettre au point des traitements en médecine régénérative. De l'autre, la création d'un programme chrétien dédié à l'adoption de ces embryons cherche à induire leur développement dans la parenté, à travers des naissances. Ces deux directions, parfois considérées comme opposées, se retrouvent autour des notions de potentiel et de « saving » − cette dernière renvoyant aussi bien à une cure médicale sauvant des malades qu'à la salvation chrétienne ou à l'épargne financière.

La fluidité des substances embryonnaires est clairement établie à partir des cadres de leur prise en charge. On comprend alors que les biobanques sont toujours implantées dans des institutions qui en construisent l'entière signification. La valeur est tout à la fois projective, car elle renvoie au type de forme de vie qui va pouvoir advenir. Elle est aussi monétaire, car les biobanques de recherche canalisent des millions de dollars et, contre toute attente, l'adoption d'embryon aussi, grâce à des abattements d'impôts et des systèmes d'assurance qui établissent la valeur monétaire de ces potentiels de vie.

En somme, ces trois interventions démontrent l'intérêt de faire jouer les perspectives temporelles et géographiques autour d'un même objet d'étude. Dans tous les cas, les biobanques s'avèrent être des lieux où les frontières corporelles se dissolvent à travers des négociations autour des normes d'association entre les personnes. Ce sont aussi des lieux où l'investissement monétaire et la promotion de l'innovation biotechnologique accompagnent des visions du futur irriguées par des valeurs bien ancrées dans des histoires locales, que ce soit celle du sang marginal au Japon, des règles de mariage et de procréation en Inde ou des interactions entre religion et science aux États-Unis. Ces jeux normatifs produisent d'importants effets d'ambivalence autour desquels les biobanques, ces ensembles d'infrastructures et de réseaux d'acteurs, sont le théâtre de négociations sur la manière dont leurs précieux stockages sont traités.

Conclusion

Le terme de biobanque est porteur d'équivoques : il semble suggérer d'aborder ces nouvelles institutions à travers des catégories économiques. Certes, le développement des biotechnologies et du « biomedical mode of reproduction » (Thompson, 2005) favorise l'émergence d'un biocapital (Franklin et Lock, 2003), dont les liens avec le capitalisme, voire l'ultralibéralisme, ont été soulignés (Cooper, 2008). Les biobanques ne se réduisent toutefois pas à cette seule dimension financière, notamment parce que, comme le soulignent Waldby et Mitchell (2008), les « tissue economies » s'insèrent dans des régimes très distincts, allant de l'échange marchand au don − l'influence du contexte culturel se révélant alors cruciale. Plus fondamentalement, la pluralité des cas étudiés lors du colloque, qui renvoie à la fois à la multiplicité des êtres vivants impliqués et à la diversité des contextes institutionnels et culturels, invite à ne pas se limiter à un seul type d'approche. La fécondité des investigations d'inspiration pragmatique est indéniable pour restituer les étapes du processus de transformation et de reconfiguration du vivant. En envisageant les biobanques comme des dispositifs qui coordonnent la participation d'agents, humains et non humains, les enquêtes sociotechniques suivent dans le détail comment des fragments d'êtres vivants sont prélevés, collectés, conservés, classés et mis à disposition, avant d'être éventuellement réinsérés dans de nouveaux êtres vivants ou de nouveaux processus vitaux.

Cela étant dit, la complexité des opérations impliquées dans les étapes de ce processus explique que les enquêtes sur les biobanques ne sauraient se limiter ni à une approche purement économique, ni à l'observation de la distribution de l'agentivité au sein d'un réseau. Les problèmes soulevés par la classification des êtres vivants, ou de leurs fragments, invitent à développer une démarche qu'on pourrait qualifier de « sémiotico-structurale ». La communication portant sur les pratiques muséales a rappelé que, dans certains cas, des critères d'ordre esthétique participent à la classification des êtres vivants ou de leurs éléments. Plus largement, même si cela n'a pas été thématisé lors du colloque, c'est toujours à travers des manifestations sensibles, médiatisées ou non par des instruments, que les humains établissent un rapport avec la vitalité des êtres. Comme dans La pensée sauvage (Lévi-Strauss, 1962), une méthode « sémiotico-structurale » s'attacherait à comprendre comment les vivants, saisis comme des signes dans l'environnement, sont des matériaux sur lesquels l'esprit humain exerce des opérations de catégorisation, opérations qui se prolongent dans des techniques (linguistiques, scientifiques) et des institutions qui en gardent la trace. De même, le fait que les biomatériaux − en particulier provenant des corps humains – fassent l'objet d'un fort investissement existentiel, émotionnel et symbolique indique qu'une investigation sur les biobanques gagne à s'appuyer sur une approche « phénoménologico-biographique ». L'enjeu est alors de réfléchir à la redéfinition de l'identité – des personnes, des artefacts, des biomatériaux – que les biobanques produisent. C'est là un problème fondamental que soulève le développement croissant de « bio-objets » (Vermeulen et al., 2012). En oscillant entre choses et personnes, et plus généralement entre objets inertes et « objets vivants », selon leur contexte d'élaboration et leur « processus d'objectification » (Vermeulen et al., 2012), ces êtres hybrides ouvrent sur des questionnements inédits pour les systèmes bioéthiques ou les catégories employées.

Lors du colloque « Des êtres vivants et des artefacts » (Pitrou et al., 2016), la pépinière interdisciplinaire CNRS-PSL « Domestication et fabrication du vivant » avait engagé une réflexion interdisciplinaire autour de la question de l'imbrication des processus vitaux et des processus techniques. En poursuivant ces recherches dans le domaine des biobanques, on découvre un objet instructif pour vérifier le supplément analytique qu'une méthodologie plurielle − socio-économique, pragmatico-technique, structuralo-sémiotique, phénoménologico-biographique – apporte à l'anthropologie de la vie.

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1

Cf. le numéro de la Revue d'anthropologie des connaissances consacré aux ressources biologiques (2011, 5, 2, et notamment l'article de F. Milanovic, p. 189-205).

2

Cf. Nicholas Georgescu-Roegen (1971 ; 1995 [1re édition : 1979], avec l'éclairante présentation de Grinevald et Rens). Voir aussi La bioéconomie à l'horizon 2030. Quel programme d'action ? (OCDE, 2009).

3

Organisé dans le cadre des activités de la pépinière interdisciplinaire CNRS-PSL « Domestication et fabrication du vivant », en partenariat avec l'EHESS et Sup'Biotech, le colloque « Biobanques : quelles reconfigurations pour le vivant ? » a eu lieu les 12 et 13 mai 2016 à Paris. Programme complet : https://domesticationetfabricationduvivant.wordpress.com/2016/04/25/colloque-biobanques-quelles-reconfigurations-pour-le-vivant-jeudi-12-et-vendredi-13-mai-2016-auditorium-ehess-190-avenue-de-france-paris-13/.

4

Les termes de « biobanque » et « biothèque » ne disposent pas de définition juridique en droit français, seule la notion de « collection d'échantillons biologiques humains » est consacrée dans la législation française, notamment à l'article L. 1243-3 du code de la santé publique. Dans ce texte, c'est avec une acception étendue que nous les employons : entité organisatrice de collections de matériaux biologiques et de données à des fins de soin et de recherche, composée et traversée de réseaux d'acteurs impliqués dans ces activités. Pour des précisions, voir notre rapport (Pontille et al., 2006) et la synthèse de Bellivier et Noiville (2009).

5

Biologiste, professeure des universités et praticienne hospitalière au CHU de Rouen.

6

Biologiste de la reproduction, professeur émérite à l'Université Paris-Descartes.

7

Docteure en pharmacologie moléculaire, responsable du département Biologie, transfert et innovations de l'Institut national du cancer.

8

Cambrosio et ses collègues étudient la biomédecine moderne comme un ensemble de pratiques incorporant une forme d'objectivité dite « régulatoire », fondée sur la production collective de preuves, impliquant des niveaux de coordination et des systèmes de conventions largement inédits (Cambrosio et al., 2006). Cette forme d'objectivité en biomédecine joue ainsi sur les manières de coordonner les actions collectives dans la production et la gestion de connaissances médicales nouvelles. Et elle se pratique dans les biobanques.

9

Docteur vétérinaire et docteur en physiologie de la reproduction, professeur à l'École polytechnique et directeur de recherches à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra, Tours).

10

Philosophe, maître-assistante en éthique, Université de Lausanne.

11

Docteur-vétérinaire, parasitologue et mycologue.

12

Anthropologue, professeur à l'Université de Copenhague.

13

Professeur de biologie à l'Université Paris-Diderot.

14

Pour le mycologue Paul Stamets, les potentialités des champignons (pour dépolluer les sols, fabriquer des pesticides bio, remplacer les matières plastiques ou servir à produire du biocarburant) leur confèrent un rôle de premier plan au regard des défis environnementaux (cf. son ouvrage Mycelium running. How mushrooms can help save the world, 2005).

15

Anthropologue, post-doctorante à l'Université de Californie, Berkeley.

16

Directeur de recherche en biologie à l'Inra (Avignon).

17

Philosophe, chargé de cours à l'Institut d'études politiques de Paris.

18

Biologistes, respectivement directeur de recherche et chargée de recherche au CNRS.

19

Postdoctorante à la Graduate School of East Asian Studies de la Freie Universität Berlin.

20

Postdoctorante au département d'anthropologie sociale et culturelle de l'Université de Zurich.

21

Docteure en anthropologie de l'Université de New York. Elle mène un postdoctorat à Stanford University dans le programme « Thinking Matters ».

Citation de l'article : Milanovic F., Merleau-Ponty N., Pitrou P., 2017. Biobanques : quelles reconfigurations pour le vivant ? Approches interdisciplinaires. Nat. Sci. Soc. 25, 3, 268-275.

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