Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 33, Number 2, Avril/Juin 2025
Page(s) 145 - 158
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025049
Published online 30 October 2025

© B. Girard et M.-H. Zérah, Hosted by EDP Sciences

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L’originalité de la démarche des autrices est de questionner l’idée de transition énergétique en Inde en faisant une comparaison entre deux transects urbains situés dans deux États aux situations économiques et sociales très contrastées. En se centrant sur le couple diesel/solaire et son interaction avec le réseau, elles montrent que différentes logiques sont à l’œuvre dans la transformation des modalités de production et d’accès à l’électricité. Elles relèvent aussi des écarts importants entre les deux territoires étudiés qui tiennent à leur histoire énergétique, à la nature et à l’intensité de leur urbanisation, à la structuration des marchés des équipements et aux ressources cognitives et financières dont disposent les usagers. Elles nous donnent ainsi à voir une « transition banale » au niveau local qui peut prendre différentes voies qui ne sont pas forcément linéaires et décarbonées.

La Rédaction

L’Inde est aujourd’hui au cœur des débats internationaux sur la question du changement climatique. Elle est le troisième émetteur mondial de gaz à effet de serre (GES) et le troisième consommateur mondial d’électricité. Le pays représente en outre près de 12 % de la consommation mondiale de charbon, en deuxième position, loin derrière la Chine. L’Inde se caractérise aussi par la faible intensité énergétique de son économie et va devoir faire face à une forte croissance, voire à un doublement, de sa demande énergétique à l’horizon de 2040. Enfin, comme le rappelle le dernier rapport du GIEC, le sous-continent indien est très vulnérable aux effets du changement climatique, qu’il s’agisse de la fonte des glaces dans la zone himalayenne, des variations de la mousson, des inondations, des périodes de sécheresse ou de la montée des températures.

Dans ce contexte, l’urgence d’une trajectoire bas carbone est désormais reconnue par les gouvernements de l’État fédéral et des États fédérés. Les débats portent sur la mise en œuvre de différentes transitions sectorielles. Parmi celles-ci, la « transition énergétique » dans le secteur électrique jouera un rôle majeur, car ce dernier représente plus d’un tiers des émissions de GES du pays (36 % en 2018). Elle passera par une diminution de la dépendance au charbon (encore aujourd’hui près de 45 % de la capacité électrique installée1) et une accélération du développement des énergies renouvelables. Le gouvernement indien a ainsi deux grandes ambitions pour ce secteur. La première est d’étendre et de moderniser le réseau, avec le double objectif d’atteindre 100 % d’électrification2 et d’améliorer la qualité d’approvisionnement. La seconde ambition est le développement massif des énergies renouvelables afin d’atteindre 500 GW d’énergies non fossiles d’ici à 2030.

Si la compréhension de cette trajectoire nationale a son importance, nous nous inscrivons dans une approche qui vise à saisir la dimension spatiale des mutations à l’œuvre (Bridge et al., 2013 ; Coenen et al., 2012). Dans les espaces urbains (Rutherford et Coutard, 2014 ; Verdeil et Jaglin, 2023) ou ruraux (Fontaine, 2021) et dans une diversité de contextes, ces travaux abordent des thématiques variées : celle des innovations techniques et/ou institutionnelles (Bulkeley et al., 2014 ; Nadaï et al., 2015), des conditions de réussite des projets locaux de développement des énergies renouvelables (mini-réseaux, communautés énergétiques, etc.) (Ariztia et Raglianti, 2020 ; Pappalardo, 2021) ou encore des politiques de soutien aux territoires pour s’engager dans la planification énergétique (Chailleux et Hourcade, 2021 ; Poupeau, 2013).

Cette démarche plus attentive aux territoires est lacunaire dans les travaux sur l’Inde, à l’exception d’enquêtes sur des projets d’électrification hors réseau dans les zones rurales (Kumar, 2021 ; Joshi et Yenneti, 2020 ; Balls, 2016) et de quelques recherches sur les trajectoires singulières des États fédérés (Dubash et al., 2018). Plus rares encore sont les travaux sur les transformations des paysages énergétiques en ville (Basu, 2021 ; Castán Broto, 2019). En outre, alors que l’intensification de l’urbanisation transforme les espaces ruraux, la compréhension des mondes énergétiques dans ces espaces à la frontière entre l’urbain et le rural est très limitée. Des travaux récents ont cependant montré leur valeur heuristique pour comprendre les logiques de transformations en cours (Zérah et Das, 2023 ; Guillou et Girard, 2022).

Dans cet article, nous défendons l’idée qu’une analyse territorialisée peut contribuer à nourrir une réflexion plus générale sur la transition énergétique indienne et ainsi interroger certains des angles morts des politiques publiques. Cette démarche « par le bas » permet de mettre à jour des effets de site enrichissant l’analyse des logiques de transformations énergétiques, leurs impacts et les ressorts différenciés qui les constituent. Pour ce faire, nous nous appuyons sur plusieurs choix analytiques et empiriques.

En premier lieu, à contre-courant des travaux centrés sur la construction de typologies de l’hétérogénéité des dispositifs (Lawhon et al., 2017 ; Koepke et al., 2021), nous mettons la focale sur les interactions entre ce que nous nommons le couple « diesel/solaire » et le réseau électrique. L’évolution de ces interactions est le prisme analytique qui nous permet d’étudier les logiques de transformations singulières qui gouvernent la manière dont les usagers accèdent à l’électricité, soit par le réseau, soit de manière autonome, soit en combinant réseau et autres dispositifs sociotechniques. Le diesel et le solaire sont, en effet, les deux sources d’énergie principales qui sous-tendent les dispositifs sociotechniques hors réseau. Si le solaire est mis en avant dans les discours politiques et les politiques publiques, le diesel est invisibilisé malgré un marché florissant à l’échelle mondiale (Arik, 2019) et une présence forte dans les Suds. En accord avec Fressoz (2024), nous ne considérons pas ces sources d’énergie comme en compétition, l’une remplaçant l’autre, mais bien au contraire comme des entités interdépendantes qui peuvent se cumuler.

Notre second choix consiste à mener une comparaison entre deux États, aux profils très contrastés, à l’échelle de transects comprenant des villes de taille différente et des villages. Ces transects sont caractéristiques de la rencontre entre une urbanisation rapide du bâti et une nomenclature administrative séparant strictement le rural de l’urbain (Zérah et al., 2021). Cette approche multisituée, le long d’un gradient d’urbanisation, permet de « faire parler le terrain » et l’ensemble des acteurs qui l’habitent et qui consomment et produisent de l’électricité.

Avançant l’idée que les logiques « situées et territorialisées » des mutations énergétiques en cours sont construites dialogiquement avec les politiques publiques régionales, les histoires énergétiques locales, les rationalités des usagers et la structure locale du marché, l’article est structuré en quatre parties. La première partie revient sur la présentation de nos choix méthodologiques et de la comparaison entre États. La deuxième partie introduit quatre logiques de transformations des modalités de production et d’accès à l’électricité, identifie pour chaque État la logique dominante et décrit les formes variées que ces dernières prennent au sein des deux transects, en lien avec les histoires énergétiques locales et les politiques publiques. Nous analysons dans la troisième partie le mouvement de balancier entre ces logiques, les aspirations des acteurs et la structure locale du marché avant de revenir en conclusion sur les angles morts de la vision des politiques énergétiques indiennes.

Pour une approche territorialisée des transformations énergétiques

Haryana et Bihar, deux États aux profils très contrastés

Les deux États au centre de notre étude, l’Haryana et le Bihar, se situent aux deux pôles de la géographie de l’Inde. L’Haryana fait partie des États les plus riches du pays, tandis que le Bihar figure souvent tout en bas de l’échelle, qu’il s’agisse du PIB par habitant ou de l’indice de développement humain (Tab. 1). Le premier est aussi un État industriel bénéficiant des économies d’agglomération liées à sa proximité avec Delhi, la capitale nationale. Même si certains districts demeurent très ruraux (en termes de population et d’activités), d’autres s’urbanisent très rapidement sous l’influence de l’industrialisation et du secteur de la construction immobilière. Le Bihar, à l’inverse, se caractérise par une très forte densité de population, une agriculture à la productivité faible, très peu d’industries et une urbanisation pauvre de ses campagnes, résultant de petites activités de services et d’une croissance rapide du secteur de la construction (Mukhopadhyay et al., 2016)3.

De tels contrastes ont longtemps été visibles dans les fortes disparités régionales de l’accès à l’électricité. Le secteur électrique est, en effet, une compétence partagée entre le gouvernement central et les États fédérés. Le gouvernement central définit le cadre législatif et les grandes orientations, et finance, au moins partiellement, les grands projets infrastructurels. Les États régionaux4, quant à eux, décident de leurs politiques d’électrification (investissements, structures tarifaires, part des énergies renouvelables) et en assurent la régulation. Ainsi, en 2015-2016, tandis que le taux d’électrification (zones rurales et urbaines confondues) s’élevait, au niveau national, à 88,2 % et à 98,9 % en Haryana, il était au Bihar de 60 %. Pour la population urbaine, ce taux d’accès était de 97,5 % pour l’ensemble du pays, de 99,6 % pour l’Haryana et de 88,2 % pour le Bihar, représentant un écart de plus de 10 points entre ces deux États. Les ménages raccordés au réseau au Bihar devaient en outre faire face à de très longues coupures journalières d’électricité.

Ces disparités semblent aujourd’hui progressivement se résorber. Une forte volonté politique au niveau de l’État fédéral et des États fédérés a permis une expansion rapide du réseau conventionnel dans les États les plus pauvres. Elle s’est aussi accompagnée d’une amélioration du service, grâce à une augmentation de la durée moyenne d’approvisionnement. Ainsi, le Bihar tend aujourd’hui à rattraper un État plus riche comme l’Haryana. Malgré ce processus de convergence, les écarts entre urbain et rural restent très marqués dans les deux États du fait de politiques d’électrification et de modernisation des infrastructures différenciées selon les espaces (Tab. 2). On retrouve en outre de fortes différences dans la structuration du secteur électrique : à titre d’exemple, tandis que l’industrie est le premier consommateur d’électricité en Haryana, elle représente moins de 15 % de la consommation électrique du Bihar. De même, alors que le secteur agricole représente près d’un quart de la consommation électrique en Haryana, il représente moins de 5 % de la consommation totale au Bihar, probablement du fait d’un faible recours à l’électricité pour l’irrigation, contrairement à l’Haryana où l’usage des pompes est très répandu (Tab. 3).

Tab. 1

Indicateurs de base. Inde, Haryana, Bihar.

Tab. 2

Niveaux d’accès à l’électricité en Haryana et le Bihar.

Tab. 3

Pourcentage des ventes d’énergie électrique aux consommateurs finaux (GWH).

Territorialiser à partir d’une approche fonctionnelle de l’urbain

Comme nous l’indiquions en introduction, les travaux en études urbaines sur l’énergie sont très limités en Inde (Castán-Broto, 2019). Cela est certainement lié au fait que les pouvoirs locaux urbains n’ont aucune compétence en matière d’énergie. Dans cet article, notre approche ne se limite pas à l’analyse comparée de municipalités car l’urbanisation en cours, porteuse à long terme de nouvelles pratiques énergétiques, dépasse leurs limites administratives (Zérah et al., 2021). Par conséquent, nos terrains s’ancrent dans des transects le long d’un gradient d’urbanisation comprenant une ville moyenne et ses zones périphériques qui contiennent de petites collectivités urbaines et des agglomérations villageoises qui connaissent une croissance rapide. L’outil du transect est heuristique car il permet de définir une coupe dans un territoire marqué par des gradients d’urbanisation. Méthode de représentation, il est aussi une approche méthodologique propice à la rencontre avec tous les acteurs présents sur un espace sans grille analytique définie a priori.

En Haryana, l’enquête, menée entre janvier et juin 2020, a porté sur le district de Rewari, situé à proximité de Delhi et de Gurugram5. Ce district se caractérise par la présence d’acteurs industriels de taille importante et par un marché de l’enseignement privé en plein essor. Au Bihar, le terrain a été mené en quatre séjours de dix à quinze jours chacun, entre novembre 2018 et septembre 2019, dans le district de Bhagalpur, situé à l’est de l’État (Fig. 1). Ce district périphérique, mal connecté au reste du Bihar, a pour centre économique la ville de Bhagalpur. L’activité industrielle y est pratiquement inexistante, à l’exception d’une petite activité textile en crise. Dans les deux cas, le transect étudié comprend une ville de taille moyenne, capitale du district éponyme (Rewari, 150 000 habitants en Haryana ; Bhagalpur, environ 500 000 habitants au Bihar), une petite ville (Dharuhera, environ 50 000 habitants en Haryana ; Sultanganj, environ 60 000 habitants au Bihar) et des villages en cours d’urbanisation (Sidrawali environ 5 600 habitants en Haryana ; Akbarnagar, environ 30 000 habitants au Bihar).

D’un point de vue méthodologique, le travail mené n’est pas une comparaison terme à terme. En Haryana, la recherche s’est centrée sur le déploiement des énergies solaires. Elle s’est appuyée sur une quarantaine d’entretiens semi-qualitatifs auprès de ménages et d’acteurs institutionnels et industriels dans le district de Rewari, et d’entretiens auprès des autorités publiques6, tandis qu’un travail de nature plus « ethnographique », portant sur la panoplie des solutions énergétiques, a été conduit au Bihar. Si les protocoles d’enquête adoptés ont varié (représentant aussi la diversité disciplinaire des deux auteures), les deux terrains ont été menés dans le cadre d’un programme ANR7 portant sur les logiques d’hybridation entre le réseau conventionnel et d’autres dispositifs sociotechniques dans les villes du Sud (Verdeil et Jaglin, 2023). Ils ont fait l’objet de discussions régulières entre les deux auteures, qui partageaient alors la même affiliation institutionnelle en Inde.

thumbnail Fig. 1

Lieux d’enquête en Haryana et au Bihar (réalisation : Cathy Chatel, Université Paris-Cité, 2024).

Le couple diesel/solaire

Nous présentons, dans le tableau 4 ci-dessous, la diversité des dispositifs que nous avons pu observer sur le terrain. Ces dispositifs, principalement alimentés par du diesel ou des panneaux solaires, interagissent avec le réseau, mais leurs usages sont aussi liés les uns aux autres, selon les conditions de fonctionnement du réseau, l’offre locale et les stratégies des acteurs.

Il est important de noter que ces solutions sont largement invisibilisées dans les discours politiques et les analyses nationales et régionales. La politique de déploiement des énergies renouvelables est principalement conçue comme l’addition de sources dites « vertes » dans le mix énergétique, et, pour le solaire, elle mise sur le développement des grands parcs solaires (Arabindoo, 2020). Si la promotion des énergies renouvelables comprend aussi l’installation de systèmes solaires décentralisés, ces derniers ne représentent qu’une part limitée de la capacité installée totale : 12,6 % pour les toits solaires raccordés au réseau et 3,4 % pour les systèmes solaires autonomes à la fin 2022, selon les données gouvernementales8. Il est par ailleurs très difficile de quantifier les systèmes solaires autonomes non subventionnés, ces derniers n’étant pas comptabilisés malgré leur présence dans les zones rurales. Cette invisibilisation est encore plus vraie pour les groupes électrogènes diesel, très présents en ville, mais pour lesquels il n’existe aucun chiffre officiel.

Tab. 4

Diversité des dispositifs d’accès à l’énergie observés sur nos terrains.

Deux dynamiques infrarégionales de transition sectorielle

Cette partie est centrée sur la manière dont les différents dispositifs étudiés sont utilisés. La diversité des types d’usagers (secteur résidentiel et secteurs productifs), la variabilité des pratiques, influencée par les politiques publiques et la modernisation du réseau, les histoires énergétiques locales et la structuration du marché, les ressorts cognitifs et sociaux (organisation sociale, relation de réciprocité, etc.) sont autant de facteurs enchevêtrés qui façonnent les transformations énergétiques à l’œuvre. Tout en cherchant à donner à voir la granularité des usages, des pratiques et des motivations individuelles et collectives, nous identifions quatre logiques de transformations des modalités de  production et d’accès à l’électricité.

La première, la logique d’accès, résulte d’un contexte d’absence ou d’extrême défaillance du réseau conventionnel. Les usagers ont besoin d’électricité et dépendent de solutions hors réseau. La seconde, la logique de compensation, résulte, quant à elle, d’un contexte où l’électricité n’est desservie par le réseau que quelques heures par jour. L’enjeu pour les usagers est alors d’assurer un approvisionnement en électricité, quasi-continu pour ceux qui peuvent se le permettre, ou visant à assurer les besoins fondamentaux pour les autres (ventilation en été, éclairage le soir), et donc de compenser l’intermittence du réseau. La durée d’utilisation du diesel et du solaire est alors similaire, voire supérieure, à la durée d’utilisation du réseau. Troisièmement, la logique de sécurisation résulte d’un contexte où le réseau conventionnel permet d’accéder à l’électricité toute la journée ou une très large partie de celle-ci. Lorsque des coupures ont lieu, elles sont courtes et ne dépassent pas quelques heures. Les solutions fondées sur le diesel et le solaire viennent ici en appoint du réseau, elles sont des sources secondaires d’accès à l’électricité pour s’assurer un service 24h/24. Enfin, la logique de baisse des coûts correspond à un contexte où le réseau est très largement fonctionnel. Les solutions fondées sur le solaire deviennent alors un moyen de réduire le montant de ses factures d’électricité.

Bihar : d’une logique de compensation à une logique de sécurisation

Au Bihar, la logique dominante est une logique de sécurisation qui prend des formes différentes selon les localités et le type d’usagers (résidents ou secteur productif). Elle est largement influencée par la logique de compensation qui dominait fortement jusqu’à l’amélioration de l’approvisionnement par le réseau. Les logiques d’accès et de baisse des coûts sont très marginales, limitées respectivement aux populations urbaines les plus vulnérables (vendeurs de rue, résidents de l’habitat informel) et à quelques ménages très aisés vivant à Bhagalpur.

On trouve une grande variété de solutions individuelles et collectives d’accès à l’électricité. S’adressant à des clientèles urbaines et rurales, ces dispositifs se sont imposés dans un contexte de forte défaillance du réseau conventionnel. Les solutions individuelles incluent groupes électrogènes, systèmes alliant panneaux solaires et batteries, lanternes solaires (Fig. 2) et kits onduleur/batteries. L’utilisation des trois premières, qui permet de s’autonomiser durablement du réseau et de pallier les longues coupures d’électricité, se raréfie aujourd’hui. Pour autant, ces solutions ne disparaissent pas entièrement. Les ménages et institutions déjà équipés les conservent par précaution. Ainsi, un réparateur de groupes électrogènes situé à Bhagalpur nous indiquait une forte baisse de son activité de maintenance puisque les propriétaires de groupes électrogènes individuels (principalement des condominiums situés à Bhagalpur, des hôpitaux, quelques bâtiments publics et de petits ateliers textiles) ne les utilisaient plus que de manière ponctuelle. Plusieurs ménages propriétaires de systèmes panneaux solaires/batteries ou de lanternes solaires nous ont similairement indiqué qu’ils conservaient leur système tant que celui-ci fonctionnait mais qu’ils ne prévoyaient pas ensuite d’en racheter. Les ménages les plus aisés privilégient désormais les solutions d’appoint raccordées au réseau, et en particulier les kits onduleur/batteries non solaires. Ces kits sont moins onéreux que les versions avec panneaux et le prix joue un rôle dans les arbitrages des ménages. Les gérants des commerces vendant ce type de produits s’accordent pour parler d’un boom du marché pour ces kits qui reflète une évolution du rapport au réseau, plusieurs des ménages ayant investi dans ce type de systèmes signalant être de plus en plus gênés par les coupures d’électricité. Ces kits sont en effet particulièrement adaptés à des durées d’approvisionnement par le réseau de 18/20 h. Leur usage reste cependant réservé aux classes moyennes urbaines, car leur prix (100 à 300 euros) reste inabordable pour une grande partie de la population.

Concernant les solutions collectives, celles-ci prennent principalement la forme de services d’approvisionnement en électricité via des groupes électrogènes développés par des entrepreneurs locaux pour les ménages et pour les commerçants (Fig. 3). Certains de ces services datent au moins des années 1980, et si ce type de mini-réseaux existe dans d’autres États, ceux du Bihar sont connus pour leur diversité et leur complexité technique. Certains offrent un approvisionnement à heure fixe, d’autres un service de back-up, le groupe électrogène se mettant en route dès qu’il y a une coupure. Les prix facturés aux usagers, de 1 euro par mois pour une ampoule à quelques dizaines d’euros par mois pour plusieurs points de raccordement, sont très variables selon les localités d’étude. Ces dispositifs fonctionnent largement en dehors du cadre légal mais font l’objet de régulations informelles : à la demande du voisinage, plusieurs gérants ont développé des solutions techniques pour réduire les nuisances en termes de bruit et de pollution de l’air. À Bhagalpur, les gérants ont aussi longtemps été organisés en cartels afin de se répartir les zones d’approvisionnement, de s’accorder sur les tarifs et de défendre leurs intérêts face à la puissance publique. Si ces services sont, dans l’ensemble, en voie de disparition, leur présence ancienne dans les localités d’étude, leur complexité technique et leur intégration dans le fonctionnement social contribuent à leur maintien dans certains secteurs et dans certaines zones, en particulier les zones urbaines denses et les zones rurales.

Ainsi, les mini-réseaux diesel pour la consommation domestique ont pour la plupart disparu. L’abonnement à ces services est trop onéreux pour les ménages. Akbarnagar fait figure d’exception, certains ménages y étant encore raccordés. Cela s’explique par le statut rural de la localité, qui implique un approvisionnement via le réseau inférieur à celui des zones urbaines et, d’autre part, par l’accès, jusqu’à récemment, à du kérosène subventionné par l’État, qui est utilisé pour payer le service de mini-réseau.

Les mini-réseaux diesel s’adressant au secteur commercial illustrent, quant à eux, les variations très localisées des pratiques énergétiques au sein du transect étudié. Ils se maintiennent à Bhagalpur et Akbarnagar, mais disparaissent rapidement à Sultanganj. Si, à Akbarnagar, les raisons de leur résilience sont les mêmes que celles mentionnées ci-dessus, d’autres facteurs expliquent qu’ils continuent à être utilisés par les commerçants à Bhagalpur. Certains s’adressent aux vendeurs de rue qui sont durablement exclus du réseau conventionnel. D’autres commerçants ne disposent pas de l’assise financière leur permettant d’investir dans des solutions individuelles, ou ne sont pas en mesure d’utiliser des groupes électrogènes individuels ou des kits solaires de taille substantielle du fait de la forte densité du marché. Les mini-réseaux de Bhagalpur sont aussi insérés dans des relations sociales complexes : ils sont souvent gérés par le propriétaire du marché, par une connaissance, voire parfois par des entrepreneurs impliqués dans des activités illégales. L’organisation en cartels des gérants permet en outre de limiter la concurrence et de se trouver ainsi protégé d’une disparition trop rapide. Enfin, la complexité technique de leur système, qui leur permet de proposer un service de back-up, s’adapte facilement aux évolutions de la qualité de l’approvisionnement. À l’inverse, à Sultanganj, les mini-réseaux destinés aux commerçants sont en voie de disparition rapide. Cela s’explique par une très bonne qualité de l’approvisionnement en électricité, une plus faible densité de la zone commerçante de la ville et l’absence d’organisation collective des gérants, qui a entraîné concurrence et baisse des tarifs. De ce fait, les gérants de Sultanganj n’ont pas investi pour améliorer techniquement leurs mini-réseaux, qui ne sont pas adaptés à une logique de sécurisation. Avec la disparition de ces services, les commerçants de Sultanganj se raccordent au réseau ou investissent dans des solutions individuelles d’accès à l’électricité.

thumbnail Fig. 2

Lanternes disponibles à la vente chez un commerçant de Sultanganj (© B. Girard, 2019).

thumbnail Fig. 3

Panneau électrique d’un mini-réseau diesel à Bhagalpur (© B. Girard, 2019).

Haryana : d’une logique de sécurisation à une logique de baisse des coûts

En Haryana, dans le transect étudié, la logique de baisse des coûts devient dominante, même si elle ne s’appuie pas sur les mêmes ressorts selon les espaces. Elle se substitue aux logiques de compensation et de sécurisation dans un contexte d’amélioration notable de l’approvisionnement, qui explique l’inexistence de la logique d’accès.

À Sidrawali, où tous les ménages ayant installé des panneaux solaires connectés à une ou plusieurs batteries ont été interviewés, l’achat et l’utilisation de l’énergie solaire relevaient, jusqu’à récemment, d’une logique de compensation. Dans ce village caractéristique d’un village « urbanisé » coexistent des ménages à bas revenu avec un petit nombre de ménages aisés. Les premiers n’ont jamais investi dans le photovoltaïque même si jusqu’à récemment l’électricité n’était disponible que 6 à 7 h par jour. Certains, parmi les seconds, ont installé des panneaux de petite taille (moins de 1 KVA), ne demandant pas d’entretien et qui avaient d’abord constitué une réponse aux coupures. Ces ménages n’ont bénéficié d’aucune subvention pour ces installations. Ces dernières années, sous l’impulsion d’une politique volontariste dans les zones rurales, la qualité du service par le réseau s’est rapidement améliorée. Les ménages de Sidrawali ont aujourd’hui accès à 18 h d’électricité par jour et ne craignent plus un retour en arrière. Par conséquent, l’installation du dispositif solaire et batterie est quasiment à l’arrêt, rappelant, comme au Bihar, que l’horizon d’un service d’électricité de qualité fourni reste indépassable. En revanche, pour les ménages déjà équipés, le solaire n’est plus uniquement un dispositif permettant d’accroître le nombre d’heures d’électricité disponible et de compenser les défaillances du réseau. La logique qui gouverne l’usage de ces systèmes s’en trouve modifiée et ces ménages équipés soulignent avant tout que le solaire leur procure un bénéfice économique, en leur permettant de diviser par deux leur facture d’électricité puisqu’ils ont déjà récupéré une partie de leur investissement.

Pour ce qui est des ménages urbains, un des dispositifs les plus courants de la logique de sécurisation est le kit onduleur/batterie pour l’habitat individuel et les groupes électrogènes pour l’habitat collectif (grands condominiums). Cependant, comme notre enquête en Haryana a surtout porté sur le déploiement du solaire, nous centrons notre analyse sur le couple diesel/solaire. Les politiques de soutien ont un rôle clé dans l’adoption des systèmes photovoltaïques sur toiture raccordés au réseau. Une subvention à hauteur de 30 % du coût total (achat de matériel, installation) pour les ménages (mais aussi les écoles, les hôpitaux et les ONG) a été mise en œuvre. Les procédures sont très simples et le suivi administratif est efficace. L’analyse de nos données nous autorise à faire deux constats. D’abord, les ménages urbains ayant saisi l’opportunité de ce programme sont, à quelques exceptions près, localisés à Rewari car ils sont plus informés et ont des moyens financiers plus importants9. Dans leur cas, c’est la rentabilité du photovoltaïque qui l’emporte sur toutes les autres motivations, même s’ils se drapent, parfois, d’un discours « écologique » (voir partie suivante). M. G., un des premiers à avoir installé des panneaux solaires sur son toit, martèle cet argument pour convaincre ses connaissances parfois réticentes de faire l’investissement de départ : « Je leur [aux personnes de sa connaissance à Rewari] ai dit que c’était déjà rentable pour moi, il y a neuf ans, lorsque le coût de l’énergie solaire était élevé et qu’il n’y avait pas de subvention gouvernementale. Aujourd’hui, c’est très rentable et je leur répète que le retour sur investissement est autour de 20 à 30 %, ce qui n’est le cas pour aucun autre secteur d’activité ». En moyenne, les personnes interrogées estiment que leur investissement dans le solaire se traduit par une division par deux de leurs factures d’électricité. Cela n’est cependant pas incompatible avec le maintien des groupes électrogènes et des kits onduleurs/batteries, en cohérence avec l’idée que les changements de modèles énergétiques se construisent sur un temps long avec des périodes d’empilement de dispositifs anciens aptes à se maintenir, résister ou cohabiter avec les nouvelles sources d’énergie (Jarrige et Vrignon, 2020).

Ce mille-feuille énergétique et cette double logique de sécurisation et de baisse de coûts caractérisent aussi le secteur productif mais de manière différenciée. Dans le secteur industriel, ce sont au départ les nouvelles réglementations qui ont favorisé l’expansion du solaire, avec le passage de la State Solar Policy en 2016. Les objectifs de production d’énergie solaire sous forme d’obligations d’achat (8 % en 2021-2022) ont poussé les dirigeants d’entreprises interrogés à faire les investissements nécessaires. Ce faisant, ils ont pris conscience que le solaire injecté leur permettait de fortement diminuer leurs dépenses, d’autant plus que le prix unitaire de l’électricité pour un usage industriel est élevé. Ils expriment aujourd’hui leur volonté d’augmenter leur capacité installée de photovoltaïque, mais les contraintes imposées à l’achat de renouvelable, pour éviter une déstabilisation de l’équilibre financier des sociétés publiques de distribution, les en empêchent. Face à ces limitations, les groupes électrogènes sont toujours présents et les études de marché continuent de tabler sur un marché en croissance malgré une réglementation qui se durcit du fait de l’extrême pollution de l’air de la région de Delhi. En 2020, une commission a été créée pour définir un plan annuel de réponse en fonction des pics de pollution. Concrètement, cela se traduit par l’interdiction d’utilisation des groupes électrogènes diesel en hiver10. Mais les industriels, déjà dépendants du diesel, demandent des exemptions car, malgré la baisse des coûts que permet le développement du photovoltaïque, l’utilisation des groupes électrogènes diesel est, à ce jour, le seul dispositif permettant une sécurisation de leur chaîne de production11.

Dans le secteur éducatif, le passage au solaire n’est pas imposé par la politique d’achat de renouvelable mais poussé par la même politique de subvention que celle dont bénéficient les ménages urbains (Fig. 4). Par conséquent, aussi bien dans la ville de Rewari que dans les 17 km séparant Rewari et Dharuhera, où l’on trouve près d’une dizaine de très grands lycées et pensionnats, l’analyse coût-bénéfice entre le solaire et le diesel est largement en faveur du premier. Les groupes électrogènes ne jouent plus qu’un rôle d’appoint pour les spectacles de fin d’année. La transition est d’autant plus rapide que les investissements sont très vite amortis et contribuent à une image positive de ces établissements (voir infra).

La comparaison entre le Bihar et l’Haryana permet à la fois de montrer les chevauchements de logiques liés à la diversité des usagers et à l’évolution de leurs pratiques et d’identifier une logique dominante qui caractérise la trajectoire de chacun de nos cas. Loin d’être fixes, ces logiques sont pensées dans une temporalité en constante évolution. Dans les deux transects, la logique d’accès n’existe quasiment plus et ne concerne que les populations durablement exclues du réseau. De manière similaire, la logique de compensation semble en voie de disparition, laissant place à une logique de sécurisation très forte sur l’ensemble des espaces étudiés. En revanche, les trajectoires électriques régionales et l’écart économique important entre les deux États contribuent à ce que le passage à la logique de baisse de coûts ne soit pas visible au Bihar où l’enjeu principal reste la sécurisation. Les différences entre l’Haryana et le Bihar et au sein des transects sont aussi liées aux politiques publiques et aux histoires énergétiques locales (Cross, 2019). Ainsi en Haryana, le développement du solaire est accéléré par les subventions en ville mais freiné par la qualité du réseau en zone rurale, tandis qu’au Bihar, certains dispositifs, qui datent de l’époque où le réseau conventionnel était extrêmement défaillant, perdurent du fait de leur ancrage social. On se tient donc loin d’une vision linéaire des trajectoires de transition.

thumbnail Fig. 4

Panneaux solaires sur le toit de l’école Holy Child (Rewari) [© M.-H. Zérah, 2020].

Évolution des rationalités des usagers et structure locale du marché

Cette partie s’intéresse à la manière dont les logiques dominantes décrites ci-dessus contribuent à l’émergence de nouvelles pratiques et aspirations énergétiques des usagers. Elles font aussi évoluer les marchés locaux de fourniture d’électricité. En retour, ces transformations renforcent et structurent les logiques observées dans un mouvement de balancier.

Bihar : évolution lente des autres pratiques énergétiques et du marché

Le passage d’une logique de compensation à une logique de sécurisation a, pour l’instant, des incidences limitées sur les autres pratiques énergétiques des ménages au Bihar. Si la consommation électrique augmente sans nul doute, et si les usagers utilisent parfois un vocabulaire proche de l’addiction pour décrire leur nouveau rapport à l’électricité, nous n’avons pas observé d’investissement massif dans de nouveaux équipements électriques. Un vendeur d’appareils électroménagers à Sultanganj se plaignait ainsi d’un marché peu dynamique, signalant que les ménages se refusaient souvent à investir dans des produits neufs de peur d’augmenter leurs factures d’électricité.

À l’inverse, les effets sont plus notables sur le marché local de fourniture d’électricité. Les petits entrepreneurs locaux et les commerçants réagissent à l’évolution des logiques en adaptant leur stratégie. Ce faisant, ils contribuent à accentuer plus encore les dynamiques à l’œuvre. Ainsi, les gérants de mini-réseaux diesel dans les différentes localités étudiées ont, pour la plupart, une vision pessimiste de l’avenir de leur service, jugeant qu’il est amené à disparaître à moyen terme du fait des progrès du réseau. Dans ce contexte, ils ont tendance à réinvestir leurs bénéfices, non pas dans l’amélioration technique de leurs services, mais dans d’autres secteurs d’activité (commerce, construction, etc.). Ils contribuent dès lors eux-mêmes à la disparition progressive de leur activité.

Parmi les revendeurs de systèmes solaires, nous avons pu observer deux stratégies principales. La plus fréquente consiste à changer progressivement sa gamme de produits pour suivre le marché, et donc à abandonner la vente de kits solaires/batteries au profit de kits onduleurs/batteries. Les commerces de petite taille, qui dominent le marché à Bhagalpur, ont très vite fait ce choix. Ils n’ont ni les compétences techniques ni les capacités financières pour se lancer dans des projets d’envergure ou dans la vente de systèmes photovoltaïques raccordés au réseau. Les acteurs locaux en mesure de développer de tels projets sont très peu nombreux et manquent d’expérience. Nous n’avons pu en identifier que deux, situés à Bhagalpur. Leur stratégie vise à essayer de développer le solaire raccordé. Mais ils se heurtent à l’absence de marché. La demande locale est en effet pratiquement absente, les ménages et les commerçants étant dans leur ensemble très peu informés de l’existence de ces solutions. Les quelques ménages qui connaissent ces systèmes les ont vus dans d’autres régions indiennes. Ils restent cependant méfiants à l’égard des programmes de subventions, jugeant la puissance publique corrompue. Les deux installateurs rencontrés sont quant à eux peu au fait des subventions publiques disponibles. Ils n’ont en outre pas ou peu de contacts auprès de la compagnie publique de distribution pour faciliter leurs démarches administratives, ce qui entraîne délais et complications. Ils ne subissent cependant pas la compétition d’acteurs privés d’envergure régionale ou nationale, mieux expérimentés, car ces derniers ne sont pas présents à Bhagalpur, et souvent hésitants à développer des projets dans le district en raison de sa mauvaise connectivité routière. Tout cela contribue à restreindre l’émergence d’une logique de baisse des coûts et d’un marché du solaire injecté, restriction aussi favorisée par l’absence de solutions de financement, les banques ne proposant pas, au moment de nos terrains, de prêt pour de tels projets, et par le manque de coopération de la compagnie publique de distribution, laquelle voit dans ces projets une menace pour ses revenus.

Haryana : nouvelles pratiques et diversification rapide du marché du photovoltaïque

Le passage vers une logique de réduction des factures renforce, chez certains ménages, la logique d’optimisation « financière » de leur service d’électricité et ouvre la possibilité à de nouvelles pratiques. Dans la ville de Rewari où le solaire raccordé au réseau se développe, la décision a été prise essentiellement par des hommes d’affaires, des cadres supérieurs ou des ingénieurs. D’âge moyen et instruits, ces chefs de famille ont un sens clair des avantages économiques que procure à long terme l’énergie solaire. Ils arbitrent entre le coût de l’électricité, le montant des subventions et le retour sur investissement. Certains d’entre eux mentionnent aussi l’enjeu environnemental (parfois même associé à un discours nationaliste) et voient dans le solaire une proposition gagnant-gagnant, loin du discours des organisations non gouvernementales engagées autour des enjeux climatiques. Ils illustrent au contraire la rencontre entre l’environnement, le désir pour de nouvelles pratiques de consommation et la croyance en un marché concurrentiel.

Comme pour les usages industriels, « consommer moins cher » permet de « consommer plus », de faciliter la transition vers l’usage des climatiseurs ou d’autres équipements et de répondre à de nouvelles aspirations, comme la scolarisation des enfants dans des écoles où les salles sont équipées d’ordinateurs et de climatiseurs. En effet, les entretiens auprès des directeurs d’école sont symptomatiques de la transformation sociale des villes moyennes. Tous ont exprimé leur souci de l’environnement en réduisant l’usage du diesel à un strict minimum de quelques heures par mois et en investissant dans des systèmes photovoltaïques. De tels discours doivent néanmoins être entendus avec prudence. Le recours au solaire permet de projeter une image de modernité et c’est un outil de marketing dans un contexte de concurrence accrue liée à la demande partagée dans les zones rurales et les zones urbaines pour une éducation de qualité. On peut investir dans du matériel informatique, des laboratoires scientifiques, moderniser l’éclairage, utiliser les lampadaires la nuit et les climatiseurs. Tandis que le potentiel de la climatisation monte en flèche dans la région de Delhi (Khosla, 2021), ces pratiques pourraient contribuer à augmenter durablement la consommation d’énergie qui est déjà la plus élevée d’Inde. Même à Sidrawali, les comportements changent (utilisation de ventilateurs dans toutes les pièces, acquisition d’une machine à laver), soulignant ainsi l’existence d’une demande chez les ménages plus aisés, même en milieu rural.

Cela n’est pas sans influence sur l’offre privée dans un contexte où la place grandissante des logiques de marché est favorisée par les politiques publiques. La diversification de l’offre et des produits vendus (qualité, prix, origine) est patente en Haryana. Certains magasins vendent aussi bien des petits générateurs et des kits onduleurs/batteries que des panneaux solaires dont la qualité, l’origine et les prix peuvent fortement fluctuer. D’autres magasins revendeurs proposent une offre de service intégrée qui inclut l’installation des panneaux et un contrat d’entretien sur plusieurs années. Une troisième catégorie correspond à des entreprises qui se spécialisent dans les systèmes photovoltaïques de grande taille. Ces dernières prennent en charge la documentation pour obtenir les subventions et démarchent les usagers, les institutions et les industries. Entre ces deux pôles, des commerçants réputés localement ont fait évoluer leur gamme de produits auparavant centrée sur les usages agricoles (pompes, générateurs) vers des panneaux solaires de qualité. Concrètement, ce marché, très hétérogène, est à la fois un bénéficiaire et un incitateur du déploiement de l’énergie solaire. À titre d’exemple, six entreprises différentes ont installé les dispositifs solaires dans les sept écoles étudiées. De même, dix-neuf noms de marque de panneaux ont été donnés par les vingt ménages qui s’en souvenaient. Cette offre est aussi caractérisée par son ancrage local, voire régional. Dans deux tiers des cas observés, les entreprises étaient situées à Rewari, à Dharuhera ou à Gurugram et Noida, deux des grandes villes situées dans la région de Delhi. Dans ce marché en pleine structuration, certaines entreprises sont fragiles ou peu fiables, comme le montre l’exemple d’une entreprise pionnière à Rewari, dont l’ambitieux créateur a soudainement mis fin à ses activités suite à un scandale financier. Néanmoins, l’éventail de choix est adapté aux capacités d’investissement et aux préférences des usagers et nombre d’entre eux sont informés et à même de comparer les offres en fonction du coût, de l’entreprise et des solutions proposées.

Aussi bien en Haryana qu’au Bihar, on constate une aspiration partagée à des services modernes. Pour les habitants du Bihar, cela correspond avant tout à un service électrique 24 heures sur 24, soit la promesse d’un bien essentiel généralisé. En Haryana, en revanche, ces aspirations se traduisent très concrètement dans l’achat de nouveaux équipements qui transforment en profondeur les modes de vie. Dans les deux cas, ces mutations vont dans le sens d’une augmentation des consommations qui transforment la structuration des offres électriques hors secteur public. Au-delà du constat de la place d’un marché compétitif dans les dispositifs à base de diesel ou de solaire, l’approche territorialisée met en évidence la diversité des dynamiques marchandes et des entrepreneurs de l’énergie, l’ancrage local des entreprises qui installent, réparent et maintiennent ces dispositifs, et leur rôle dans le façonnement des trajectoires électriques locales. Elle permet ainsi de rendre visible ce monde concurrentiel localisé, à contre-courant d’une vision centrée sur les grands parcs solaires et la place des conglomérats indiens et internationaux du secteur électrique.

Conclusion : quelle est cette transition que nous ne saurions voir ?

La mise en évidence des logiques de transformations des modalités de production et d’accès à l’électricité se révèle riche d’enseignements. Au Bihar comme en Haryana, le premier constat est que l’horizon du réseau reste dominant. Il s’impose comme une norme dont tous les usagers souhaitent bénéficier. L’échelle des logiques décrites dans cet article reflète en partie le niveau de développement des deux États, mais pas seulement. Notre approche par l’urbanisation fonctionnelle montre que c’est à Rewari que se concentre le déploiement de systèmes solaires raccordés au réseau chez des usagers informés (allant jusqu’à 50 KVA pour les écoles), alors que la situation à Dharuhera (Haryana) est plus proche de celle de Bhagalpur (Bihar), où le solaire est encore marginal et installé par de petits entrepreneurs locaux. Niveau de développement économique et caractéristiques des sociétés urbaines se combinent ainsi pour dessiner un gradient dans les logiques de mutation des mondes électriques. Néanmoins, le versant diesel de notre couple analytique démontre la non-linéarité des changements à l’œuvre et la plasticité de ces logiques. D’une part, des effets de réversibilité du déploiement du solaire existent : les onduleurs remplacent le photovoltaïque de petite taille lorsque la logique de sécurisation supplante la logique de compensation. D’autre part, les dispositifs s’additionnent dans un mille-feuille énergétique par un double effet : celui de garder par précaution des dispositifs existants et par l’apport de nouveaux dispositifs plus performants.

En démontrant cette diversité des ressorts et des acteurs des mutations du secteur électrique à l’échelle locale, nous contribuons à affiner la compréhension d’une « transition », pensée de manière linéaire et irénique. En effet, chiffres à l’appui, la réalité d’un développement massif des énergies renouvelables, et du solaire en particulier, est indéniable à l’échelle nationale. Les variations entre États sont expliquées par les écarts de niveau économique, les politiques publiques et réglementations régionales et les histoires énergétiques de chaque État. Mais les analyses s’arrêtent souvent là. Notre focale au plus près des territoires permet d’aller plus loin. D’une part, elle souligne les différenciations existantes dans la structuration du marché et des compétences publiques et privées de maîtrise des dispositifs de solaire décentralisé. D’autre part, elle met en évidence les pratiques et les processus à l’œuvre à un autre niveau de gradient, sensibles à la nature et à l’intensité du phénomène d’urbanisation. Au-delà des effets structurels, se jouent ainsi des effets de site, illustrés par l’existence de variabilités au sein même de nos transects.

Ces effets de site ne sont ni anecdotiques ni des scories locales en marge d’une transition qui se déploie rapidement à une autre échelle. Nous sommes loin des innovations institutionnelles, des projets expérimentaux de communs énergétiques ou de politiques d’accompagnement territorial qui sont privilégiés par la recherche. À l’inverse, les mutations que l’on observe sont constitutives d’une transition déjà en cours et complexe. Cette transition banale n’est pas nécessairement décarbonée et ne correspond pas au tableau d’une voie unique de développement des énergies renouvelables faite de grands parcs éolien ou solaire. Ces larges infrastructures, qui se répandent aujourd’hui massivement en Inde, sont de plus en plus critiquées pour leurs impacts socioenvironnementaux néfastes. S’intéresser aux territoires des mutations peut contribuer à une mise en oeuvre socialement plus juste et à une meilleure répartition des énergies dite vertes sur le territoire. Notre recherche démontre que l’accès à l’énergie solaire est dépendant, non seulement des capacités financières des usagers, de leurs connaissances, des réglementations et des subventions, mais aussi de leur lieu de résidence. La prise en compte des besoins en fonction des espaces, ainsi que de l’état des compétences au niveau local, permettrait de développer des politiques publiques mieux adaptées à une diversité de lieux. En outre, la réponse aux besoins réels des usagers, la mise en place de chaînes de maintenance et d’entretien, ainsi que l’encadrement des acteurs de marché fourniraient certainement les conditions pour aller vers une plus grande soutenabilité sociale et environnementale. En Inde, comme ailleurs, la nécessité d’allier enjeux de justice et décarbonation est criante.

Remerciements

Nous tenons à remercier Éric Verdeil et Alain Dubresson pour leurs commentaires sur des versions précédentes de cet article ainsi que Cathy Chatel et Sarada Das pour leur aide avec la collecte des données statistiques et la réalisation des cartes. Les commentaires des relecteurs anonymes nous ont aussi été précieux. Nous remercions enfin l’Agence nationale de la recherche (projet Hybridelec : ANR-17-CE05-0002) et l’Université de Stavanger (programme Sustainability Transformation) pour leur soutien financier.

Références


2

Cet objectif est presque atteint selon certaines études qui annoncent un taux d’électrification des ménages de 97 % (IIPS et ICF, 2021).

3

Les niveaux de densité très élevés au Bihar suggèrent une sous-estimation du niveau d’urbanisation de cet État (Mukhopadhyay et al., 2016).

4

Nous utilisons de manière interchangeable les termes « États régionaux » et « États fédérés ».

5

Gurugram est située au sud de Delhi. En 30 ans, l’essor des secteurs de l’informatique et de l’automobile a transformé plusieurs villages en une ville verticale d’environ 1,5 million d’habitants.

6

Pour une analyse détaillée, voir Zérah et Das, 2023.

7

ANR Hybridelec (ANR-17-CE05-0002), Hybridations électriques : formes émergentes de la transition énergétique dans les villes du Sud.

8

Les données sont mises à jour par le ministère des Énergies nouvelles et renouvelables (voir https://mnre.gov.in/solar/solar-ongrid). Sur une capacité totale de production d’énergie solaire de 61,97 GW en novembre 2022, 83 % provient des grands parcs solaires.

9

Quelques systèmes photovoltaïques sur toiture de plus petite taille ont été installés à Dharuhera, mais sans recours aux subventions.

10

Période pendant laquelle les pics de pollution sont les plus élevés. Les groupes électrogènes hybrides gaz-diesel sont autorisés et des subventions viennent d’être annoncées pour promouvoir le passage du diesel au gaz, https://caqm.nic.in/.

11

Par exemple, les deux centres commerciaux localisés dans notre transect utilisent de gros groupes électrogènes.

Citation de l’article : Girard B., Zérah M.-H., 2025. Territorialiser la « transition énergétique » indienne : les trajectoires contrastées de deux États (Bihar et Haryana). Nat. Sci. Soc. 33, 2, 145-158. https://doi.org/10.1051/nss/2025049

Liste des tableaux

Tab. 1

Indicateurs de base. Inde, Haryana, Bihar.

Tab. 2

Niveaux d’accès à l’électricité en Haryana et le Bihar.

Tab. 3

Pourcentage des ventes d’énergie électrique aux consommateurs finaux (GWH).

Tab. 4

Diversité des dispositifs d’accès à l’énergie observés sur nos terrains.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Lieux d’enquête en Haryana et au Bihar (réalisation : Cathy Chatel, Université Paris-Cité, 2024).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Lanternes disponibles à la vente chez un commerçant de Sultanganj (© B. Girard, 2019).

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Panneau électrique d’un mini-réseau diesel à Bhagalpur (© B. Girard, 2019).

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Panneaux solaires sur le toit de l’école Holy Child (Rewari) [© M.-H. Zérah, 2020].

Dans le texte

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