Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 33, Number 2, Avril/Juin 2025
Page(s) 203 - 209
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025041
Published online 08 October 2025

© J. Gargani et al., Hosted by EDP Sciences

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Le colloque « Sciences fondamentales et développement soutenable : que faudrait-il changer dans nos recherches ?», qui s’est déroulé le 31 mai 2023 en présentiel et en distanciel1, prolonge les multiples initiatives qui ont eu lieu depuis plusieurs années dans le monde de la recherche en relation avec les enjeux environnementaux, tant à l’échelle locale2, que nationale3 et internationale4. Ces nombreuses initiatives interrogent la capacité à transformer les pratiques des communautés académiques et à influencer le devenir environnemental de la planète, même indirectement, par l’intermédiaire des débats d’idées et d’échanges de savoir. Depuis plusieurs dizaines d’années, la capacité de la recherche à influencer le monde est parfois niée par certains acteurs, alors que d’autres la considèrent positivement, et que d’autres encore jugent ses effets significatifs mais néfastes. C’est dans ce contexte que la question d’agir, et de la manière d’agir « bien », était posée à la communauté académique, question pour laquelle plus de trois cents personnes avaient manifesté leur intérêt. Ces trois cents participants, sans être représentatifs de l’ensemble des acteurs de la recherche5, présentaient une grande diversité, que ce soit en termes de statut (des doctorants aux émérites, des titulaires aux précaires), d’appartenance institutionnelle (universités, établissements de recherche) ou disciplinaire (des sciences expérimentales aux sciences humaines et sociales). Cette diversité a imposé un effort commun pour échanger les arguments de façon intelligible par tous.

La prise de conscience de la nécessité d’agir par et au sein de la recherche se développe dans la communauté académique, même si des biais disciplinaires, générationnels ou de statuts peuvent exister. Cependant, il reste de nombreux obstacles sur la route d’une recherche qui contribuerait plus fortement à la réorientation vers une trajectoire soutenable des sociétés, c’est-à-dire qui garantisse à toutes et tous, y compris aux générations futures, de vivre dans des conditions environnementales et sociales considérées comme acceptables. C’est justement autour de la volonté d’agir et des difficultés à agir que se sont organisés les débats lors de ce colloque.

La recherche académique a montré qu’elle est capable de produire l’analyse de ses propres dérives, constatées ou potentielles, mais également d’ouvrir des perspectives et d’anticiper le futur. Par ailleurs, la critique, parfois radicale, des dérives des technosciences ou encore la remise en cause de l’idée d’un lien univoque et systématique entre progrès scientifique et progrès humain sont souvent issues du monde académique, de Grothendieck à Ellul, de Latouche à Latour. Et c’est notamment par des discussions au sein de la communauté académique, fussent-elles aiguillonnées par l’expression de doutes ou d’exigences provenant de la société, que des pratiques spécifiques au monde de la recherche peuvent et pourront évoluer.

La difficulté des collectifs scientifiques à comprendre et à maîtriser l’ensemble de leurs impacts, d’un côté, et, de l’autre, les conséquences potentielles de l’orientation des recherches vers des thèmes plus en phase avec les problématiques environnementales, étaient les objets d’intérêt de ce colloque. Il ne s’agit pas ici de résumer chaque intervention (six interventions plénières6 et deux tables rondes7 lors de quatre sessions8 comprenant des échanges avec le public), mais de rendre compte des principaux questionnements et propositions issus de ce colloque.

Dans une première partie, nous évoquerons le contexte des conditions d’exercice de la recherche et leurs conséquences en termes d’impacts environnementaux. Dans un second temps, nous rapporterons quelques propositions issues du colloque qui pourraient permettre de mieux tenir compte des impacts de la recherche. Enfin, nous reviendrons sur les niveaux d’organisation et d’action qui peuvent être pertinents pour agir sur ces enjeux dans un monde académique hétérogène. Le récit que nous faisons de ces présentations et de ces débats ne transcrit pas à l’identique l’ensemble des interventions, dont celles de la salle, mais traduit notre lecture des principaux échanges qui ont eu lieu. Pour avoir une idée plus précise des différentes interventions, le lecteur pourra se reporter aux captations vidéo de l’évènement.

Quels sont les effets des conditions actuelles de production du savoir sur l’environnement ?

S’il faut changer quelque chose dans la recherche, comme le suggère le titre du colloque, c’est que, comme toute activité, elle induit des impacts environnementaux. Ils proviennent à la fois de la manière dont la science est produite, et de ce qu’elle produit, mais également de la transformation du monde qu’elle induit indirectement. Comme tout ce qui s’est construit sans viser la minimisation de l’impact environnemental, l’empreinte carbone du monde académique n’est pas optimale et peut varier considérablement selon les disciplines ou sous-disciplines. Courir les conférences en se déplaçant en avion sans égard pour l’empreinte environnementale, pour y créer son réseau et augmenter (ou maintenir) sa visibilité (Berné et al., 2022), est une pratique qui subsiste. Des règles d’achats plus adaptées qui ne contraignent pas les laboratoires à dépenser tout leur budget avant la fin de l’année, la mise en place de marchés publics ne rendant pas plus difficiles les pratiques environnementales vertueuses que celles qui ne le sont pas, la capacité financière des établissements de recherche à isoler leurs bâtiments, voire l’optimisation des calculs scientifiques les plus énergivores ou du développement de certains gros instruments, sont des possibilités connues et dont certaines ont été rappelées lors du colloque, notamment par A.-L. Ligozat. Il existe donc des possibilités d’amélioration. Qu’est-ce qui, dans la production actuelle du savoir par la recherche, conduit à ne pas prendre en compte les objectifs d’une trajectoire soutenable ou empêche l’émergence de bonnes pratiques et de solutions pertinentes ? Le colloque n’a pas passé sous silence les difficultés pratiques et certaines injonctions contradictoires qui affectent le monde de la recherche pour parvenir à en limiter les impacts. Ce propos est ressorti de plusieurs interventions, y compris du public, parmi lequel beaucoup de doctorantes et de doctorants. Le début de carrière dans la recherche, où la compétition est organisée en espérant faire émerger l’excellence, est souvent marqué par la précarité du statut et limite la possibilité de « bifurquer » vers des sujets ou des méthodes qui pourraient être plus cohérents avec la prise en compte des problématiques environnementales et sociales actuelles.

La prise de conscience écologique conduit à des critiques de plus en plus vives des sujets de recherche, notamment appliquée, dont les conséquences sont ou pourraient être délétères sur le plan environnemental. Certains en arrivent aussi à discuter de l’utilité de la recherche fondamentale, jugée non prioritaire face à l’urgence. Il n’est pas rare de constater qu’à l’échelle individuelle, chez plusieurs collègues, des réorientations thématiques ou des désengagements progressifs, plus rarement des démissions, se produisent. Quels sens ont certains travaux face aux urgences environnementales ?

Des effets négatifs inattendus peuvent surgir des recherches – même si elles sont fondamentales – ou des moyens de leur mise en œuvre : ainsi les bases de données libres, souvent construites dans un but vertueux de partage des connaissances, peuvent aussi être utilisées à des fins mercantiles, avec des bénéfices qui ne sont parfois ni sociaux, ni environnementaux, comme l’a évoqué P. Leadley dans la première partie du colloque. L’application des recherches en dehors du monde académique peut ne pas correspondre aux intentions initiales des scientifiques qui les ont produites.

Lors de ce colloque, le débat s’est focalisé principalement sur la recherche publique, reflétant probablement un biais dans la composition des participants. Mais cela ne veut pas dire que la recherche publique est la principale responsable des impacts négatifs de certains travaux scientifiques. L’écosystème de la recherche imbrique le public et le privé dans des proportions croissantes. Les discussions – notamment lors de la table ronde à laquelle participaient H. Aubry, Y. Langevin, D. Suchet et A.-L. Ligozat – ont fait apparaître que l’objectif visant à réduire l’impact environnemental direct de la recherche, fondamentale ou appliquée, faisait l’objet d’un relatif consensus lors du colloque, mais qu’il n’est cependant pas partagé par tous quant à la méthode ou même sur l’ampleur des changements qui devront avoir lieu selon les disciplines. Quant aux conséquences négatives à long terme de la recherche, c’est un thème qui est encore peu discuté de façon transversale entre toutes les communautés scientifiques et sur lequel des points de vue différents se sont exprimés, par exemple entre le physicien Michel Spiro et A. Barberousse, des technosolutions à des approches interdisciplinaires véritables.

De quelle(s) recherche(s) avons-nous besoin pour construire des trajectoires soutenables ?

De nombreux membres des différentes communautés scientifiques se sentent de plus en plus concernés par les impacts environnementaux ou sociaux de la recherche, s’emparent de ces questions, les discutent et tentent d’insuffler de nouvelles pratiques. Des chartes commencent à être discutées et mises en place dans certains laboratoires pour réduire les émissions des gaz à effet de serre, comme l’a rappelé A.-L. Ligozat. Des moratoires sont demandés sur certaines recherches à l’intérieur même du monde académique. Jusqu’où les préoccupations environnementales et sociales peuvent-elles influencer les thématiques et les pratiques scientifiques ? Du choix des thématiques aux types d’expériences réalisées, en passant par les processus d’achat des équipements, qu’est-ce qui doit changer ? Y a-t-il des pistes pour faire autrement de la recherche ?

Certains travaux descriptifs « inutiles » qui n’avaient pas d’objectifs particuliers trouvent aujourd’hui des applications et, au contraire, des travaux qui sont menés dans un but appliqué spécifique ne seront peut-être jamais employés pour faire ce pour quoi ils ont été développés. Des observations fondamentales précises et réalisées depuis plusieurs décennies, attestant des trajectoires inquiétantes suivies par les écosystèmes, sont désormais considérées comme d’une importance primordiale pour quantifier la chute de la biodiversité. Dès à présent, la recherche académique a montré, dans de multiples cas, sa capacité à produire des solutions applicables pour une trajectoire soutenable. La part d’imprévisibilité des résultats des recherches, l’intérêt de la diversité des sciences, l’importance de la « connaissance pour la connaissance » ont été évoqués à travers quelques exemples, de P. Leadley à A. Barberousse. L’analyse empirique conduite par S. Ruphy (2017), et présentée lors du colloque, montre, en revanche, que des retombées positives inattendues peuvent être aussi le fruit de recherches finalisées, pilotées par des questions exogènes, qui n’émanent pas toujours directement des scientifiques.

Le rôle des interactions entre la recherche et la société

Certaines initiatives ouvertes sur la société, avec la société et pour la société, ont déjà vu le jour. Cependant, inclure les collectifs citoyens dans la coconstruction des problématiques prend du temps. Les sciences participatives, qui les intègrent dès la phase de réflexion sur les questions de recherche, peuvent conduire à la prise en compte de sujets orphelins.

S. Ruphy a proposé de créer un observatoire de ces sujets négligés, afin d’attirer l’attention des communautés de recherche sur l’immensité des besoins identifiés et d’inciter des scientifiques en quête de sens à suivre de nouvelles voies.

L’engagement des scientifiques peut se manifester par le choix des sujets de recherche, mais aussi par le militantisme politique ou par l’expertise fournie à la cité. Cet engagement passe parfois aussi par la diffusion des connaissances dans des enseignements universitaires pluridisciplinaires ou par des interactions renouvelées entre sciences et société, comme en a témoigné D. Suchet, par exemple. Les sciences peuvent éclairer le débat pour dévier de la trajectoire inquiétante qui se dessine devant nous, mais les actions entreprises par le monde académique doivent aller de pair avec des changements majeurs dans les façons d’agir de collectifs beaucoup plus larges, pour que l’impact sur l’environnement et la société soit vraiment important. Il est donc cohérent que les personnels de la recherche contribuent à faire émerger cette prise de conscience dans la société, ainsi qu’à développer de bonnes pratiques, comme cela se fait déjà, même si c’est avec des effets insuffisants pour le moment. Les produits de la connaissance issue de la recherche sont, non seulement ce qu’en font les scientifiques, mais aussi ce qu’en font les acteurs de la « société civile » qui vont se les approprier.

Soutenir l’interdisciplinarité

Comme le montrent les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), les questions du climat et de la biodiversité sont des objets complexes qui ne peuvent être traités dans leurs différentes facettes que dans une démarche réellement interdisciplinaire, pour analyser les trajectoires soutenables. Il faut parvenir à faire interagir, de façon suffisamment prolongée et suffisamment en profondeur, différents secteurs disciplinaires dont les dynamiques propres tendraient « naturellement » à les conduire à leur isolement. L’acculturation au langage et à la conceptualisation des autres disciplines prend du temps, comme l’a souligné A. Barberousse. La communauté académique doit s’entendre sur les faits scientifiques, issus des différentes communautés via des méthodologies très différentes, et parvenir à les articuler entre eux. Il s’agit non pas de réduire la diversité académique mais de permettre une meilleure compréhension des apports d’autres disciplines lorsqu’on étudie des objets complexes. Il pourrait être pertinent de mettre en œuvre des formations spécifiques qui favorisent l’ouverture interdisciplinaire, là où la spécialisation et l’hyperspécialisation sont souvent les marqueurs de la réussite académique et de la visibilité, d’encourager les projets de recherche et d’enseignement sur le thème de la soutenabilité, même hors des critères de l’excellence, de faciliter l’accueil dans des structures de recherche adéquates. Actuellement, les connaissances larges et l’interdisciplinarité nécessaires pour aborder les questions complexes liées aux transitions sont soutenues de manière insuffisante car, comme souligné lors du colloque, en particulier par A. Barberousse, les systèmes de récompense disciplinaires incitent plutôt à l’hyperspécialisation et aux problématiques pointues. Les évaluations et les critères de promotion sont perçus comme majoritairement peu compatibles avec les recherches interdisciplinaires sur le changement climatique (Hein et al., 2018).

Des initiatives transdisciplinaires multiples voient le jour mais leurs durées sont souvent limitées. Le temps long des sciences pour produire des résultats solides, et donc des solutions dont on a évalué sérieusement les effets, est difficilement « compressible », même en contexte de crise et d’urgence permanente. Durant le colloque, plusieurs intervenants ont proposé ou décrit la mise en place d’instituts pérennes pour expérimenter des formes d’organisation alternatives : des instituts transdisciplinaires sur les transitions, évoqués par A. Barberousse, voire un institut sur la bifurcation écologique suggéré par A. Saint-Martin, pour faire émerger de nouvelles pratiques et de nouvelles connaissances. Ces instituts devraient partir d’objets de recherche complexes plutôt que de questions disciplinaires.

Quelle organisation et quels niveaux d’action pour faire de la recherche soutenable ?

Une des difficultés semble être de parvenir à changer en même temps les mentalités, les thèmes et les méthodes de recherche, ainsi que l’organisation de la recherche elle-même. La volonté de comprendre par des méthodes éprouvées ou nouvelles et d’agir à travers des collectifs capables d’intégrer une diversité significative d’approches semble fonder la structure commune de ces organisations en devenir. Cependant, les luttes d’autorité pour imposer les arguments et les observations les plus pertinents laissent présager des difficultés potentielles, notamment lorsque des collectifs interdisciplinaires hétérogènes seront en conflit et que des hiérarchies, fondées sur la distribution des financements ou le nombre de personnes dans les groupes, tendront à s’imposer.

Au niveau collectif, comme évoqué lors du colloque, notamment par le public, il faudrait probablement tenir compte dans l’évaluation des activités de recherche, du temps passé à se former à des savoirs et des méthodes loin des spécialités disciplinaires, à réaliser des tâches d’utilité collective pour la réduction de l’empreinte environnementale des activités de recherche, qui représentent bien une plus-value collective mais apparaissent « improductives » par rapport aux indicateurs standard de publication et d’excellence scientifique.

Une des possibilités est de réorienter les recherches qui portent sur des thèmes incompatibles avec la soutenabilité. Mais de quelle manière le monde académique y parviendra-t-il ? Par des politiques et financements incitatifs, par la coercition ou par une prise de conscience et des changements de pratiques venant de la base ? La recherche académique est peu habituée aux méthodes coercitives d’orientation9. Le rapport du comité d’éthique du CNRS de décembre 2022 (Comets, 2022), auquel l’intervention de P. Dayez-Burgeon était consacrée, incite fortement à discuter, à tous les niveaux, des mesures à prendre pour tenir compte, de manière proportionnée, des impératifs du développement soutenable dans l’orientation de la recherche et ce colloque a été une contribution à la mise en œuvre des discussions nécessaires entre personnels de la recherche suggérées par le Comets.

Le principe de démocratie académique suppose que ces initiatives fassent l’objet d’une forte adhésion, y compris dans les secteurs disciplinaires qui pourraient être les plus affectés. Les échelles les plus pertinentes pour mettre en place ces espaces de discussion et de décision restent à préciser, mais on ne peut faire l’économie de débats nombreux et véritables. Le dialogue entre les différents acteurs académiques, divers par leurs disciplines, leurs sensibilités, leurs statuts, était l’ambition de ce colloque. La concrétisation de ces échanges pourra-t-elle participer à concilier l’urgence d’agir et le devoir d’être cohérent vis-à-vis des pratiques académiques (autonomie, démocratie interne, jugement par les pairs, etc.) ?

Le colloque a montré que des difficultés émergeaient souvent lorsqu’il s’agissait de trouver la manière d’articuler concrètement les relations entre l’individuel et le collectif, que ce soit à l’échelle d’une équipe, d’un laboratoire, d’une université ou d’un système de recherche dans son ensemble, c’est-à-dire au moment de répartir les efforts de réduction des impacts qui ne sont pas les mêmes selon les disciplines, comme l’a souligné H. Aubry. Certains intervenants, comme S. Kazamias, ont clairement pointé le niveau national, qui seul possède la capacité à orienter de gros moyens financiers, comme étant le niveau stratégique pour changer le système : ce qui peut être fait à l’échelle individuelle ou locale n’est pas rien mais ne sera pas suffisant sans des politiques scientifiques nationales pertinentes. Bien sûr, si l’alignement des décisions à tous les niveaux est indispensable, cela ne saurait justifier de ne pas activer les moyens d’action offerts à une échelle plus locale ou individuelle. Quels types d’organisation mettre en place pour parvenir à coordonner toutes les actions de soutenabilité sans brider les initiatives locales vertueuses ? Faut-il demander à un comité d’éthique de valider la pertinence d’une recherche concernant son impact, comme le font déjà certaines disciplines qui travaillent avec le vivant ? Quelles conditions pratiques d’exercice de la recherche faut-il favoriser et comment ? Comment faire cohabiter urgence permanente et organisation pérenne ? À quelle échelle peut-on agir ?

Pour une « transition » écologique à l’intérieur du monde académique, doit-on piloter la recherche ?

Dans un monde aux enjeux multiples et aux moyens limités, un des choix organisationnels est le fléchage des financements et des moyens, qui conduit au moins implicitement à hiérarchiser les priorités entre les enjeux. Ce fut l’une des questions abordées dans la partie finale du colloque. Les objectifs de croissance économique, de souveraineté technologique et industrielle ont été de longue date, et sont encore, prioritaires. Les promesses autour des technosciences ont orienté une importante partie des financements de la recherche sur des projets dont on peut discuter la compatibilité avec les objectifs d’une trajectoire soutenable de nos collectifs de recherche et de nos sociétés.

Hiérarchiser les enjeux est une question politique. A. Saint-Martin a particulièrement insisté sur le rôle et la responsabilité du politique dans le bon déroulement des recherches, en insistant sur les moyens alloués. Au-delà des moyens, comment, au niveau d’un laboratoire, d’une université, d’un établissement de recherche, d’un État ou d’institutions internationales, faire ces arbitrages sur les enjeux, lorsque ces structures décident de mener une « politique des sciences » ? Quel niveau pertinent de consultation des institutions de recherche, des collectifs citoyens ou des comités d’éthique ? Quelles procédures pour attribuer les priorités (si des priorités sont données) ? Comment permettre la diversité des travaux et traiter tous les enjeux, y compris celui de la « connaissance pour la connaissance » ?

L’autonomie de la recherche dans la définition de ses sujets d’étude et dans les modes de validation de ses résultats s’est construite lentement, et parfois dans la douleur, sur la base du rejet des effets négatifs de l’intrusion du politique et du religieux dans ses travaux. Cette autonomie sur les orientations reste cependant toute relative, que ce soit à l’échelle des institutions, des collectifs de chercheurs ou individuelle, les financements étant fortement cadrés par des arguments d’utilité et de nécessité à répondre aux enjeux sociaux et économiques. Les modes de financement et le fléchage des moyens, que ce soit en termes de montants, de système d’allocation des ressources (sur projet versus récurrent), d’emplois, d’évaluation (recrutements et carrières) ont une influence décisive sur l’orientation des thèmes de recherche et les approches utilisées, ce qui peut fermer des voies intéressantes pour une trajectoire soutenable. Par ailleurs, au-delà de la contrainte exogène, les questions environnementales et sociales interpellent les membres de la communauté scientifique et peuvent inciter des scientifiques à répondre aux défis de la transition écologique. Comment articuler la nécessaire autonomie de la recherche, garante de la pertinence épistémique (objectivité, faisabilité des approches…), et la pertinence sociale des travaux à mener ? Et qui doit et peut participer à la définition de cette pertinence ?

On retrouve un certain nombre de ces questions dans le rapport du comité « éthique en commun » mis en place par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) ainsi que l’Institut de recherche pour le développement (IRD), et publié ultérieurement à ce colloque (Comité « éthique en commun », 2023). Prenant acte du rôle non neutre de la recherche et des injonctions parfois contradictoires qui sont faites à ses personnels, notamment dans les institutions qui travaillent sur des objectifs pouvant être problématiques, le comité « éthique en commun » propose l’instauration d’un droit de retrait pour les personnels et la possibilité de réorienter leurs activités, en particulier vers les recherches qui présentent un intérêt pour des acteurs en dehors des secteurs marchands et académiques (Comité « éthique en commun », 2023).

Pour une « transition » écologique à l’intérieur du monde académique, faut-il éveiller les consciences ou concevoir de nouvelles normes ?

Quand il s’agit uniquement de décrire le monde, d’influer peu sur son orientation et sa transformation, le chercheur ou la chercheuse n’a que peu de comptes à rendre. À partir du moment où il s’agit de transformer le monde en profondeur, la question de la responsabilité des recherches vis-à-vis des personnes affectées et de l’environnement peut être posée. La transformation du monde à plus ou moins longue échéance, avec une plus ou moins grande ampleur, n’est pas réservée à la sphère politique proprement dite, mais est au cœur de nombreuses activités de recherche, aussi bien pour servir des projets soutenables et des enjeux partagés, que dans le cadre de projets de recherches appliquées ayant pour but une valorisation économique à relativement court terme. Cela oblige le monde académique à être conscient de ses responsabilités, donc à tenir compte des enjeux sociaux et des impacts environnementaux de la recherche de façon effective.

Jusqu’où un groupe de scientifiques peut-il s’autoriser à ouvrir la porte à la transformation de l’existant, sans prendre l’avis de tiers (un comité d’éthique, un collectif citoyen, des représentants élus) ? Est-il légitime que la recherche et ses applications transforment le monde sans l’aval de la population ? Ces questions ne sont plus réservées aux sciences médicales et à celles agissant directement sur le vivant ; elles sont désormais posées à l’ensemble de la communauté académique et ont été évoquées dans la seconde partie du colloque, principalement. Dans le contexte de la réduction de l’impact environnemental de la recherche, la question de normes nouvelles est posée. A. Barberousse a d’ailleurs souligné le caractère normatif d’un certain nombre de discours tenus lors du colloque.

La difficulté à choisir collégialement des normes qui encadrent la recherche tient en partie à l’hétérogénéité de la communauté académique. Les impacts et les responsabilités ne sont pas distribués de façon homogène suivant les disciplines et les acteurs. Cependant, la capacité à transformer le monde n’est pas circonscrite aux seules technosciences. Au vu des discussions lors de ce colloque et des mouvements qui ont lieu parmi les personnels de la recherche autour des problématiques environnementales, nombreux sont ceux qui sont sensibles à ces questions. Mais le colloque a mis en évidence la diversité des positionnements, depuis la défense la plus traditionnelle de la science « pure et autonome », jusqu’à l’idée qu’il est de la responsabilité des scientifiques de répondre à la demande de connaissances en lien avec la crise environnementale et de proposer des solutions pour y faire face.

Donner du crédit à la capacité de ce type de colloque à susciter une prise de conscience des membres de la communauté académique, à faire naître des discussions, voire à déboucher sur des propositions, c’est considérer que des pistes où s’engager existent ou peuvent émerger. C’est aussi faire le pari que les choix collectifs sont encore entre nos mains. Les choix qui seront faits, et la manière dont ils seront faits, sont encore à débattre. Contribuer à la transformation des mentalités et des pratiques en faveur d’une plus grande soutenabilité de la recherche nous semble essentiel. Les évolutions de la recherche peuvent-elles être bénéfiques, si elles ne le sont pas aussi pour l’environnement et la société ?

Références


1

Le programme et les vidéos du colloque sont consultables sur le site : https://www.centre-dalembert.universite-paris-saclay.fr/2023-sciences-fondamentales-et-developpement-soutenable-que-faudrait-il-changer-dans-nos-recherches/. Parmi les organisateurs, figurait Jean-Louis Martinand, ancien directeur et président du Centre d’Alembert, membre du comité de rédaction de NSS de 2007 à 2024, décédé le 28 août 2025, à qui nous tenons à rendre hommage.

2

Le thème du séminaire du Centre d’Alembert portait en 2022-2023 sur la question « Réchauffement climatique, alertes environnementales : va-t-on faire de la recherche autrement ? » : https://www.centre-dalembert.universite-paris-saclay.fr/seminaire-2023-rechauffement-climatique-alertes-environnementales-va-t-on-faire-de-la-recherche-autrement/.

3

Voir, par exemple, les activités de Labos 1point5 : https://labos1point5.org/.

4

On peut citer, par exemple, l’année internationale des sciences fondamentales pour le développement soutenable (YBSSD 2022) et la déclaration de Kigali sur « la science du climat pour un avenir durable pour tous » (WCRP, 2024).

5

Lors des colloques, il y a une absence significative ou une autocensure dans la prise de parole des ingénieurs et personnels techniques de la recherche. Ce colloque n’est pas parvenu à surmonter cette difficulté et à les intégrer pleinement dans les discussions.

6

L’écologue Paul Leadley (Université Paris-Saclay) : « L’exploitation, pour le meilleur et pour le pire, de la recherche fondamentale sur la biodiversité » ; le physicien Pierre Morel (Université Paris-Saclay) : « Fusion : une énergie d’avenir ? » ; l’informaticienne Anne-Laure Ligozat (Université Paris-Saclay) : « Changer les pratiques de la recherche : retour d’expérience » ; la philosophe des sciences Stéphanie Ruphy (École normale supérieure) : « S’engager par le choix de ses sujets de recherche : enjeux épistémologiques et politiques » ; la philosophe des sciences Anouk Barberousse (Sorbonne Université) : « Construire des connaissances en faveur de la transition écologique, un bouleversement culturel » ; le secrétaire général du comité d’éthique du CNRS, Pascal Dayez-Burgeon : « Présentation du dernier avis du Comets sur l’éthique environnementale de la recherche ».

7

Table ronde « Comment chercher en 2023 ? » avec la juriste Hélène Aubry (Université Paris-Saclay), le planétologue Yves Langevin (CNRS), le physicien Daniel Suchet (École polytechnique) et A.-L. Ligozat ; table ronde « Organisation de la recherche et politique scientifique » avec le sociologue Arnaud Saint-Martin (CNRS), la physicienne Sophie Kazamias (Université Paris-Saclay), l’agronome Thierry Doré (INRAE) et P. Dayez-Burgeon.

8

Session 1. Sujets de recherche : la science sans fin ? Session 2. Pratiques de la recherche : changer notre manière de faire de la recherche ? Session 3. Production de savoir, production de valeur, valeurs de la recherche : comment le développement soutenable nous interroge-t-il ? Session 4. Organisation de la recherche : comment le développement soutenable nous interroge-t-il ?

9

Des méthodes coercitives pour imposer des méthodes et des thèmes de recherche ont existé par le passé. Il arrive encore dans le monde que les activités du monde académique soient attaquées ou contraintes, de fait, à travailler selon des cadres imposés de l’extérieur.

Citation de l’article : Gargani J., Jacq A., Doré T., Szopa S., Gispert H., Audouin L., 2025. Comment la recherche peut-elle agir en faveur d’une trajectoire soutenable du monde académique et de la société ? Nat. Sci. Soc. 33, 2, 203-209. https://doi.org/10.1051/nss/2025041

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