Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 30, Number 2, Avril/Juin 2022
Dossier : « Patrimoines, savoirs, pouvoirs »
Page(s) 157 - 170
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2022035
Published online 19 December 2022

© M. Boutry et al., Hosted by EDP Sciences, 2022

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Avec son entrée dans l’ASEAN (The Association of Southeast Asian Nations), la Birmanie a inauguré l’Année du tourisme en 1996. À cette époque, les autorités militaires envisageaient d’ouvrir au tourisme l’archipel Mergui (Fig. 1) dans la région du Tanintharyi (plusieurs centaines d’îles situées dans le prolongement nord des îles touristiques du sud-ouest de la Thaïlande) afin d’en faire une « vitrine » birmane du pays et donc une possibilité d’ouverture symbolique1. Dans ce contexte, les Moken, peuple de nomades marins de plus de 3 000 individus, ont d’abord été considérés comme un problème, bien qu’ils soient reconnus parmi les 135 groupes ethniques officiels du pays : à la fois « sauvages » (yaing en birman, c’est-à-dire sans état, non bouddhistes, proches de la nature, sans éducation…) et nomades marins donc incontrôlables, ces hommes et ces femmes ne représentaient pas un bon outil de promotion pour la Birmanie. Avec la création en 1996 du parc national marin de Lampi (nom dérivé du Moken Lebi), les militaires les rassemblèrent dans ce qui était appelé à devenir le « ideal salon2 village » (Ivanoff et Lejard, 2001)– un « village moken idéal » installé à Pu Nala (Ma Gyon Galet3 en birman) au sein du Parc. Toujours en 1996, les autorités construisirent un « écomusée » dans le village de Pu Nala. On y trouvait un ensemble d’objets collectés par le chef du village (nacres, nattes, harpons, coquillages, kabang), et des objets prêtés pour l’inauguration et repris par les Moken eux-mêmes peu après. Le reste des objets fut pillé l’année suivante par les militaires. Le bâtiment tomba rapidement en ruine avant d’être rasé.

Ce n’est qu’en février 2004 que le gouvernement organisa le premier « salon festival » (festival moken) dans le parc national avec l’organisation d’une célébration moken se voulant « traditionnelle ». De nombreux Birmans furent contraints de quitter le village, et les Moken du nord au sud de l’archipel, « invités » (de force) à venir participer à la manifestation et à l’animer. Cet événement ne fut pas sans conséquences pour la population moken. Outre l’intervention des militaires et les mobilisations et déplacements forcés, il perturba fortement leur calendrier rituel. Les Moken ne pratiquent les rituels qu’à la lune montante, par exemple ; un arbre ne peut être abattu – que ce soit pour faire un bateau ou pour sculpter un poteau aux esprits – sans attendre que la sève monte et que l’esprit ait donné son accord.

D’un point de vue économique, le festival fut un échec total. Il n’y eut que quelques dizaines d’invités (principalement des autorités locales et des voyagistes) et les bénéfices attendus en termes de fréquentation touristique de l’archipel ne se matérialisèrent pas.

De 2010 à 2021, le pays connut un processus de démocratisation avec l’avènement d’un gouvernement quasi civil4, avant que le pays ne retombe à nouveau sous le joug des militaires suite au coup d’État du 1er février 2021. Les dix années d’ouverture politique se traduisirent par un net accroissement des investissements étrangers. Les projets hôteliers et les circuits touristiques dans l’archipel, promettant un environnement naturel « intact » et la rencontre avec les « derniers nomades marins », se sont alors multipliés. Car, comme souvent, c’est lorsque la société que l’on veut « vendre » aux touristes disparaît qu’on désire la faire revivre dans un passé sans espoir. Mais le « festival moken » de 2004 a constitué pour les nomades la pierre de fondation d’un processus – forcé ou non – de représentation de leur culture, dévoilant une nouvelle arène (Moken, autorités locales, voyagistes, Birmans des îles, et bientôt ONG) avec les jeux de pouvoir qui lui sont propres, et soulevant des questionnements profonds – d’ordre identitaire pour les Moken – que cet article propose d’analyser5.

Attractivité de l’exotisme moken, intérêts de l’État et positionnement des chercheurs

Les Moken, population austronésienne de nomades marins, du XVIe siècle au moins (Ivanoff, 2018) jusqu’au début des années 2000, sillonnaient l’archipel en flottilles d’une douzaine de kabang6 (le bateau-maison traditionnel) pendant la saison sèche et se regroupaient à terre par sous-groupes le temps de la saison des pluies (de mai à septembre environ). L’évitement, l’égalitarisme, la non-violence, la mobilité et la non-accumulation forment l’idéologie moken contenue dans les centaines d’heures de mythes, chants et épopées qui fondent le nomadisme (Ivanoff, 2004). Cette idéologie a donné lieu à des stratégies socioculturelles (Ivanoff, 2018) qui leur ont permis de survivre en marge des grands systèmes qui dominent la région sur le plan socioéconomique et culturel (sociétés rizicultrices sédentaires des Malais, Thaïs et Birmans). Ainsi, l’évitement dicte une stratégie de non-confrontation qui, pour cette société de 3 000 individus qui ont été confrontés à l’esclavage, aux missionnaires ou même aux collecteurs d’impôts anglais, leur a permis de survivre à l’oppression (Ivanoff et Boutry, 2017) en cherchant à s’épanouir dans les « interstices » de l’Histoire (Winichakul, 2003).

L’égalitarisme et la redistribution des biens accumulés, même s’ils sont menacés par un métissage croissant avec les Birmans, sont des principes fondamentaux pour la reproduction de la société moken. Face à l’Autre, les Moken se positionnent au bas de l’échelle. Cela les a amenés, tout au long de leurs rencontres avec les explorateurs et autres missionnaires et scientifiques, à être catégorisés comme de « pauvres » hères7, des « sauvages » au plus bas de l’échelle civilisationnelle. La non-accumulation empêche de tomber dans le « piège » de la capitalisation qui conduit inexorablement aux déséquilibres sociaux et à la sédentarité. Ces stratégies de reproduction socioculturelle sont à l’origine de la méconnaissance des Moken par l’Autre : les Moken n’ont pas de leader vers qui se tourner ; ils acceptent l’identité qui leur est donnée (pauvres, pêcheurs alors qu’ils sont chasseurs-cueilleurs) ; ils ne s’opposent jamais à l’Autre sans pour autant suivre les règles dictées (l’acquiescement ou le silence valent mieux qu’une explication qui mettrait leur système de pensée à nu, donc en danger).

La multiplication des intermariages entre Birmans et Moken – conduisant à la création de nombreux villages mixtes – et la transition politique du pays sanctionnée par les élections de 2010 ont cependant conduit les Moken à devenir un point d’intérêt, voire même un enjeu, d’abord pour les autorités régionales puis au niveau national. En effet, l’adoption de la constitution de 2008 a conduit en 2011 à la restauration du premier système parlementaire fonctionnel depuis 1988 (Egreteau, 2017). C’est notamment à travers ce nouvel organe que les Birmans vivant avec les Moken se sont constitués en « porte-parole » de la préservation du mode de vie des nomades et de leur culture. Ils emmenèrent même une délégation moken jusqu’à la capitale Nay Pyi Taw (Thar et Dunant, 2019) pour protester contre l’exploitation dérégulée des ressources foncières et naturelles de l’archipel (convoitées par les migrants et les promoteurs hôteliers) et les restrictions d’accès aux îles et fonds côtiers posées par les concessions perlières et les bases militaires. Le gouvernement de la région du Tanintharyi s’est ainsi emparé de la « question moken », d’une part parce qu’ils représentent un étendard de choix pour le développement touristique de l’archipel de par leur exotisme et leur qualité de nomades, et d’autre part pour une question plus politique d’inclusion des minorités du pays au développement via l’éducation notamment. Sans porter de jugement sur les intentions des Birmans de l’archipel, l’image qu’ils donnent des Moken et les requêtes qu’ils transmettent en leur nom au gouvernement sont non seulement disparates d’un groupe et d’une île à l’autre, mais également logiquement empreintes de leurs propres représentations concernant l’inclusion des Moken au développement régional. Certains prônent l’éducation et même la bouddhisation des nomades, d’autres ont une perspective plus naturaliste concernant l’épuisement des ressources naturelles affectant le mode de vie des Moken – et par là même des Birmans qui vivent avec et à travers8 eux – et la nécessité de préserver le nomadisme.

C’est dans ce contexte que nous fûmes, en tant qu’ethnologues travaillant avec eux depuis de nombreuses années, sollicités par les Moken pour leur servir de porte-parole (ba okang, « porter la parole » en moken) et de canal de transmission de leurs idéaux et de leur culture, non pas à l’échelle d’un village ou d’un groupe mais de l’ensemble de la société. Ainsi est né le projet Moken Alive Museum9, auquel d’autres spécialistes (dont une coautrice muséologue) se sont joints dans l’objectif de concevoir un médium de communication entre les Moken et l’Autre – que ce soit le gouvernement, les développeurs ou les touristes toujours plus nombreux dans l’archipel. La question se pose alors de comment éviter de tomber dans le travers d’un volontarisme qui n’est pas toujours exempt d’ethnocentrisme ou de culturalisme (Givre et Regnault, 2015). Comment savoir ce que veulent « réellement » les Moken alors que ceux-ci passent leur temps à dissimuler, à jouer sur la polysémie et à satisfaire le discours dominant pour mieux se protéger ? Le développement de la Cartographie de l’Espace Social (CartES) moken s’est imposé dans cette réflexion. Cet outil se veut un travail participatif mettant en regard les connaissances ethnologiques accumulées sur les nomades depuis plusieurs décennies avec les objectifs de conservation et de restitution de la culture moken. Il est également à la croisée d’une analyse ethnologique de la société et d’une réflexion muséologique sur les modalités de transmission et de médiatisation de cette culture. Le caractère participatif de la CartES s’est concrétisé autour d’une cartographie consistant à identifier avec des groupes de Moken (hommes et femmes) les différentes caractéristiques topographiques, à les nommer et à recueillir des informations sur les ressources, les histoires qui s’y rapportent et leur importance historique, rituelle et sociale10. En effet, détenteurs d’une connaissance ethnologique faite d’un matériel audiovisuel, d’observations et d’interviews analysés sur le temps long – le corpus moken –, il nous semblait nécessaire de la recontextualiser dans le champ de la mobilité moken, des mécanismes qui leur permettent de survivre à l’histoire et d’y participer, de la reconfiguration des sous-groupes et des forces auxquelles ils sont confrontés aujourd’hui (développement d’infrastructures touristiques, bases militaires, parc naturel, jeux de pouvoirs des Birmans pour l’appropriation des ressources).

Rapport au territoire, processus de valorisation de la culture et modalités de production d’un patrimoine moken

Les représentations du territoire par les Moken, bien qu’ils soient des nomades marins, se concentrent moins sur la mer que sur les montagnes, les pics, les estrans, les criques, les cimetières et les champs rituels. La mer (taao « extérieur ») n’a de nom particulier que lorsqu’elle est « contenue » par deux îles : ce sont les passes ou canaux, luark en moken, là où il y a du courant et une force personnalisée par un esprit, une puissance que les morts doivent traverser pour rejoindre leurs proches dans l’au-delà. La mer est donc avant tout un lieu de passage, le support de la mobilité et du nomadisme. Les Moken ont des noms pour chaque plage, baie et pointe rocheuse de chaque île de l’archipel. Chaque lieu est lié à une histoire (« un Moken est mort ici »), à un repère historique (l’exploitation de l’étain), etc. En retour de cette anthropisation du territoire, la mort les rapproche de l’état de nature : un ancêtre est incestueux, un autre marche comme un singe, etc. Certains chamanes deviennent des montagnes-ancêtres ou se réincarnent en cachalots une fois qu’ils sont morts. Dans cette relation à double sens entre l’anthropisation du territoire et la « naturalisation » de l’homme, il y a un continuum fait de cycles (saisons, voûte stellaire, reproduction des ressources) et de « lignes de force » (routes maritimes, migrations d’animaux marins) qui structurent le territoire et l’espace du Moken autour de représentations dynamiques. Le territoire est un réseau de coordonnées historiques permettant de structurer l’espace – au sens temporel, identitaire, environnemental et spatial – des Moken. Il peut être indéfiniment reconstruit pour répondre aux nombreuses contraintes externes auxquelles les Moken sont confrontés (expulsions pour des projets d’aquaculture, par des concessions hôtelières ou par l’armée).

Les populations sédentaires dominantes considèrent cependant les Moken comme des hommes de la mer avant tout (eux se considèrent plus comme des « hommes des îles »), sans lien ni revendication à la « terre ». Preuve en est, lorsqu’il s’agit de préserver la culture moken, les multiples essais – infructueux – de revitaliser la reconstruction de bateaux moken (les kabang) par différents projets et ONG11. L’ethnologie montre, au contraire (Ivanoff et Boutry, 2017 ; Ivanoff, 2018), que les Moken continuent d’être nomades avec ou sans kabang, ou encore qu’ils se structurent en flottilles nomadisant à la saison sèche ou autour de villages auxquels ils reviennent régulièrement. Ce qui, en revanche, se dégage des préoccupations moken est l’accès aux îles et aux baies qu’elles enserrent et de manière générale la compétition acharnée pour les ressources (foncières et maritimes) qui menace leur mode de vie. Les Birmans pionniers de l’archipel, qui ont acquis leurs savoirs et fondé une certaine hégémonie sur l’exploitation des ressources de l’archipel, en sont conscients (Boutry, 2014). L’histoire de l’appropriation des ressources dans l’archipel Mergui est en fait l’histoire des rencontres entre sociétés sédentaires et nomades, où les premières peuvent difficilement concevoir un territoire comme apprivoisé ou civilisé si la terre n’y est pas systématiquement valorisée (par l’agriculture, les industries, l’habitat ou autre [Scott, 2009]), même si la plupart des peuples d’Asie du Sud-Est reconnaissent un pouvoir sur le territoire aux premiers habitants. C’est pourquoi les Birmans vivant avec les Moken, et désireux de sauvegarder cette culture, déploient beaucoup d’efforts pour que le cycle rituel des Moken soit reconnu et soutenu par le gouvernement. Ainsi, depuis quelques années, le gouvernement régional octroie des fonds pour la tenue des cérémonies aux poteaux aux esprits (bo lobung) de Lengan ou encore de Lebi. Mais ces efforts participent avant tout d’une dynamique de folklorisation contrôlée par le gouvernement central, et que l’on retrouve au cœur des nombreux musées « ethniques » du pays12. Ces musées ont pour objectif d’incarner une harmonie entre les ethnies qui est restée fantasmée pendant les sept décennies qui ont suivi l’indépendance (Douglas, 2013 ; Gleeson, 2017). L’ethnicité ainsi approuvée par l’État comme par la plupart des musées « ethniques » d’Asie du Sud-Est semble embrasser les différences culturelles comme une source de force, tout en délimitant soigneusement les arènes publiques (spectacles touristiques, parades, musées…) où « plumes et fioritures » sont appropriées (Kipp, 1993, cité dans Picard et Wood, 1997, p. 9-10). À l’exemple du kabang ou de la cérémonie des poteaux aux esprits dont le sens tend à être objectivé, les défenseurs de la « diversité culturelle » (Sarkar, 1995, p. 1846) sont généralement les premiers à prescrire un retour au passé.

Hors de ces cadres, les Moken sont quant à eux engagés dans une « guerre spirituelle et religieuse » très contemporaine d’appropriation du territoire. La plupart des Birmans migrant dans les îles depuis le milieu des années 2000 ne sont pas totalement à l’aise avec l’empreinte spirituelle des Moken sur l’archipel qu’ils tentent d’apprivoiser par le bouddhisme. À la pointe nord-est de l’île de Nyawi, par exemple, où a lieu la cérémonie annuelle des poteaux aux esprits des Moken de cette île, un autel au saint bouddhique Shin Upagupta a été érigé juste à côté par des Birmans du village. Dans l’île de Bushby, où le groupe des Moken de Jait tient le premier jour de son bo lobung, les poteaux aux esprits ont été détruits. Depuis que le chamane moken a décidé de construire les poteaux les plus récents (ils sont renouvelés chaque année) en béton, quelques individus birmans sont venus mettre l’image d’un moine bouddhiste renommé sur l’autel. En réponse à cette compétition pour l’appropriation du territoire, les Moken remplacent les poteaux aux esprits en bois changés chaque année et les tombes à peine visibles dans les sous-bois par des poteaux et des tombes en béton marquant, de manière « visible » pour le non-initié, leur territoire. La production de symboles interprétables par l’Autre est en soi un processus de production d’un patrimoine matériel et immatériel durable qui devient transmissible en dehors de la société moken elle-même. Cette production emprunte à une sémiotique (l’érection de symboles religieux durables d’appropriation du territoire) propre aux Birmans et constitue une réponse directe à une compétition accrue pour l’appropriation des ressources et du territoire. Même si cette production patrimoniale des Moken est fortement inspirée de l’interaction avec les Birmans (qui en tant que taukè ont une influence certaine et sont essentiels pour fournir le béton nécessaire à cette entreprise), il s’agit là d’un effort de patrimonialisation « ordinaire » (Isnart, 2012) hors des cadres institutionnels ou d’une politique culturelle étatisée.

Le second champ directement investi par les Birmans mariés aux Moken est celui des savoirs naturalistes moken, et en particulier relatifs à la gestion des ressources et écosystèmes marins. La raréfaction drastique des ressources marines de l’archipel au cours des 30 dernières années (en particulier des holothuries, Trochus, et des nacres) rend la perpétuation d’une économie propre aux relations structurelles des groupes mixtes Moken-Birmans de plus en plus difficile. D’une économie de niche, pionnière, propre à l’interaction entre ces deux groupes (Boutry, 2014), la pêche s’est développée dans un second temps grâce à une population de migrants birmans profitant des réseaux sociaux et économiques développés par les pionniers, et affranchie d’une dépendance aux savoirs moken. La pression accrue sur les ressources marines menace l’économie birmano-moken. À l’ère des réseaux sociaux où les questions environnementales occupent une place grandissante, les pionniers birmans investissent le champ des savoirs naturalistes des nomades pour faire valoir des modes d’exploitation durable et raisonnée des écosystèmes archipélagiques. L’effort de valorisation des savoirs moken relatifs à la gestion des ressources s’inscrit également dans de nouvelles initiatives liées à la gestion du parc marin de Lampi ou encore dans l’instauration (et la reconnaissance institutionnelle) d’aires marines administrées localement, projets qui visent tous à la participation directe des Moken à leur gestion. Les Moken impliqués dans la pratique sont de la nouvelle génération (autour de la vingtaine) et les métis y occupent une position prépondérante. Même si les plus anciens partagent ces préoccupations quant aux ressources, un fossé se rapportant principalement au degré d’intégration des Moken à la société dominante se crée entre les générations. Les anciens formulent ainsi cette segmentation : il y a les Moken d’eau de mer (moken okèn, autrement dit les « vrais ») et il y a ceux d’eau douce (moken oèn, autrement dit ceux qui sont en train de quitter le monde moken).

Voyons maintenant en quoi la CartES permet d’analyser ces différentes formes de productions patrimoniales, les jeux de pouvoir qui s’y juxtaposent et si d’autres formes de valorisation culturelle peuvent être envisagées avec les Moken. La CartES permet-elle d’envisager une valorisation de la culture moken dépassant la contradiction d’une idéologie nomade prônant l’évitement et l’adaptation, en prise avec la nécessité d’une certaine visibilité afin de défendre un droit d’existence au risque d’occulter ou de réifier les représentations et les mobilités spatiales et sociales de la société moken ?

La Cartographie de l’espace social (CartES) : du dynamisme identitaire moken et de ses représentations

La CartES a été développée à partir d’environ 500 toponymes sur les îles de résidence moken et ce tout le long de l’axe Nord-Sud de l’archipel. Ce sont autant de points d’entrée dans le monde des Moken qui nous permettent de trouver les lieux de rencontre et d’anthropisation, là où les hommes se transforment en esprits, les esprits en Moken, les chamanes en Montagnes Ancêtres ou en cétacés ; là où les mythes et épopées rappellent le processus du peuplement ; là aussi où l’exploitation des ressources s’explique par la demande extérieure (la période perles et nids d’hirondelles, puis celle des collectes de coquillages et d’holothuries, enfin l’étain, des ressources qui nous renseignent sur l’historicité de la société moken et sa participation à l’Histoire). La collecte et l’accès aux ressources « échangeables » ne sont pas le fait des Moken, mais de l’extérieur, ce qui est d’ailleurs bien expliqué dans le mythe sociologique et étiologique de Gaman (Ivanoff, 1985). Car les ressources pour les Moken sont liées comme tout le reste aux mythes. Les ignames par exemple, « le riz des Moken », apparaissent très rapidement dans les mythes étiologiques, car elles étaient à la base de la nourriture des Moken, le riz n’ayant pas encore la valeur culturelle (aux yeux des autres peuples) qu’il a aujourd’hui (Ivanoff, 1990). En consommant du riz pour ne pas apparaître comme trop « sauvages », les Moken ont fait des concessions vis-à-vis de l’extérieur et permis au héros civilisateur et à ses suivants historiques, les taukè, de s’infiltrer dans la société, puis dans le système de parenté sous la forme du biay, le « beau-frère aîné », qui est le pivot du système, la porte de sortie vers le monde contemporain. La CartES révèle ce que nous appelons la consubstantialité des mythes et de la construction sociale. Autrement dit, la lecture moken de leur territoire permet de comprendre le processus dynamique de recomposition permanente du rapport entre les mythes comme matrice identitaire et l’influence des contraintes extérieures dans le façonnage de cette identité : « la montagne-ancêtre étain » (jalai bijé) est aussi la « montagne-ancêtre Lebi » (jalai lebi), du nom du sous-groupe moken et de son île-mère.

On peut aussi remarquer, par exemple, qu’entre parenté et animaux, il existe plusieurs catégories de mythes qui permettent de déchiffrer là encore le mystère de l’ethnicité moken. Les tortues, par exemple, assimilées aux femmes, sont en même temps les enfants d’un couple (chaque enfant a un nom de tortue en fonction de son rang, sauf le dernier-né appelé duyung, le « dugong » et/ou « l’inceste »). La société moken se referme sur elle-même quand nécessaire grâce à ses mythes sur les tortues et son « anthropophagie sociale » puisqu’ils les dévorent lors de rituels, offrant au système de parenté des entrées supplémentaires sur la construction d’une société en fonction de ses mythes, se fermant sur ses « filles-tortues » (cf. mythe du dugong incestueux) ou s’ouvrant sur l’extérieur avec son biay. Encore une fois, la littérature orale moken est une matrice identitaire flexible permettant de faire sens du rapport des Moken à leur environnement (humain, technologique) et, soit de refuser l’emprunt ou le contact, soit au contraire de s’ouvrir à l’échange et aux relations.

Le « temps ethnique » des Moken s’articule autour de ces phases d’ouverture et de fermeture, elles-mêmes provoquées par les coups de boutoir de l’histoire. La société moken est en permanente transformation et l’expression culturelle de chaque sous-groupe témoigne de ces cycles qui la traversent. Les Nyawi formaient un sous-groupe important, englobant celui de Jelam dans les années 1980. Tout au long des années 1990, avec l’installation d’une base militaire à Jelam et le développement lié d’un village birman, les Jelam et les Nyawi ont été plus ou moins divisés et ont évolué en deux sous-groupes distincts. Par ailleurs, en l’absence de taukè puissant à même de prendre en charge le sous-groupe entier, les Nyawi se sont retrouvés affaiblis en termes de moyens de productions. Ainsi, avec la disparition des kabang et l’absence d’autres embarcations motorisées capables de tracter les barques moken sur de longues distances, les Moken de Nyawi sont contraints de pêcher les calamars aux alentours immédiats de leur île de résidence. Cette transformation est reflétée dans la représentation contemporaine de leur territoire par les Nyawi, ainsi qu’exprimée à travers la CartES, qui révèle une grande proximité du social et du mythe. Chaque lignée d’homme sacré (chamane, guerrier, maître de rituel) y a sa parenté inscrite en ligne directe dans le territoire, mélangeant parenté mythique (aux ancêtres fondateurs) et historique : à chacune des trois plages (panat) où est célébrée la fête des poteaux aux esprits (eux-mêmes symboles des ancêtres) est associée une lignée d’hommes sacrés, dont la parenté est (partiellement) inscrite dans le territoire par le truchement des montagnes, demeures des ancêtres masculins (ebab) ou féminins (ibum) des officiants contemporains (Fig. 2). À rebours de la stratégie consistant à « oublier » leur généalogie au-delà de deux générations13, les Moken de Nyawi offrent par ce renfermement une résistance identitaire à la segmentation de leur sous-groupe et à la pression toujours plus grande de l’appropriation de leur territoire par les Birmans.

Le sous-groupe des Jait a adopté une stratégie inverse d’ouverture en réponse à ses exils successifs (de Jait à Bushby, puis à Lengan et Lebi) causés par l’installation de différentes concessions perlières à partir des années 1990. Le cycle rituel du passage de saison sèche à la saison des pluies (bo lobung) se déroule successivement de l’île de Bushby à Lengan puis à Lebi14. Cette extension de l’espace rituel du groupe de Jait est également concomitante de l’extension de ses activités d’échange. La CartES révèle en effet l’importance des ressources d’échange dans la représentation du territoire des Jait et leur évolution au fil des décennies passées : la « plage rouge » (penat menark) en référence à l’or qu’on y trouve, la « pointe des nids d’hirondelles » (peto nanok) ou encore la « montagne raie manta » (jalai ka-un). En comparaison des Moken de Nyawi, leur sous-groupe est économiquement plus dynamique, entretenant des relations avec plusieurs taukè en fonction des ressources et des lieux de collecte et de pêche. Le sous-groupe compte d’ailleurs une douzaine de bateaux motorisés qui, bien que de facture birmane, rappellent la structure plus traditionnelle des flottilles moken. Sa distribution géographique du nord de Lengan jusqu’à Lebi plus au sud est en revanche bien plus vaste que celle d’une flottille « traditionnelle » (c’est-à-dire avant les années 2000), et il ne se rassemble qu’à l’occasion de la fête annuelle des poteaux aux esprits. Gatcha, le chamane de ce sous-groupe, considéré par ailleurs par les Moken comme le plus puissant de tous, double rituellement l’espace économique du sous-groupe. Et parce que cet espace est menacé à la fois économiquement (restrictions dues aux fermes perlières, à la pêche, aux installations hôtelières) et spirituellement (comme nous l’expliquons dans la partie précédente), Gatcha a entrepris le « balisage » de ce territoire par des poteaux aux esprits maintenant pérennes.

Malgré ces différentes modalités d’expression rituelle entre les Moken de Nyawi et de Jait, que nous pourrions d’ailleurs décliner au gré des autres sous-groupes (notamment ceux du nord qui ont purement et simplement cessé d’exécuter la cérémonie des poteaux aux esprits), l’identité moken reste partagée par l’ensemble de la société. La CartES permet d’en révéler les fondements, autrement dit une société fluide interagissant en permanence avec ses mythes, à la « merci » d’une « contamination par les rencontres », créatrice de diversité (Tsing, 2015, p. 27). C’est ainsi que les Moken se sont différenciés des Moklen, selon une « stratégie du pivot » (Ivanoff, 2018), en réponse à l’esclavage de temple15, se segmentant pour rebondir et trouver l’environnement propice – l’archipel Mergui – à une nouvelle forme d’expression identitaire. C’est également ainsi qu’à travers sa rencontre avec les forces du développement, le chamane Gatcha dessine au béton une nouvelle ligne de partage et une possible segmentation de la société. Car dans sa bouche, « après lui le déluge », certains jeunes contempleront des lobung sans chamane pour honorer les ancêtres tout en défendant la place des Moken – et de leurs savoirs – dans le monde, tandis que les « vrais » Moken (« Moken d’eau de mer ») continueront de vivre par l’oralité et une relation fluide au territoire. Les Moken élèvent au rang de structure sociale les notions de « précarité » et « d’indétermination » vues par Tsing (2015, p. 20) comme créatrices d’un renouvellement perpétuel de la société16.

À partir de cette lecture de la société, comment alors endosser le rôle de porte-parole et de canal de transmission de la culture que les Moken nous ont confié ? Est-il possible d’envisager des dispositifs de valorisation culturelle, de médiation et de communication évitant la réification de la société moken, et au contraire mettre en avant cette fluidité, sa consubstantialité au mythe ? Afin d’explorer cette question, les auteurs se sont livrés à une expérimentation muséale dont il est question dans cette dernière partie. Car que veulent-ils vraiment ? Comment répondre à leurs demandes et assumer le rôle qu’il nous est demandé de jouer ?

thumbnail Fig. 2

Géographie mythique reliant montagnes-ancêtres, lieux de cérémonie des poteaux aux esprits et lignées des officiants contemporains (© M. Boutry et OpenStreetMap).

Une première restitution muséographique de la CartES

Une première étape d’analyse avait été franchie lors de la petite exposition de la culture matérielle moken, au sens large de produits de l’art (reproduction de kabang, harpons, lunettes de plongées, paniers) qui avait accompagné l’année précédente à Kawthaung (ville côtière la plus méridionale de Birmanie) un séminaire sur la culture moken organisé par la région et le ministère des Hôtels et du Tourisme. Cette exposition et l’exotisme des objets reflétant les représentations du « vivier patrimonial » des Moken avaient ravi certains des acteurs du patrimoine, à savoir les autorités et les opérateurs touristiques participants au séminaire. Mais alors que plusieurs dizaines de Moken étaient présents, elle avait surtout mis en avant la stratégie d’évitement et de dissimilation propre aux Moken en offrant aux yeux de l’Autre uniquement ce qu’il souhaite voir.

Pour aller au-delà de cette représentation figée et intégrer les travaux menés pour la CartES dans la création d’une forme muséale acceptée et adaptée à des usages communautaires, une expérimentation muséale sous forme d’exposition a été réalisée en mars 2019 sur l’île de Lebi au centre du parc national marin. Cette « restitution tangible » de travaux de recherche sollicitant l’oralité et la mémoire collective avait pour objectif de confronter les Moken à une première tentative de représentation de leur espace social – représenter la complexité du territoire moken au croisement d’une lecture mythique du territoire (montagnes aux ancêtres, lieux d’expression rituelle, cimetières), de la mobilité et de l’exploitation des ressources. Elle se proposait aussi de mesurer comment le musée, structure exogène, peut devenir pour les Moken un espace de négociation de leur « territoire » et de leur ethnicité, et enfin de produire un support (la carte en tant que telle) qui puisse asseoir la légitimité et implicitement certaines revendications des Moken sur le territoire archipélagique et ses ressources.

Cela nécessitait donc de réfléchir en amont aux modalités de cette transposition muséale et à ce qui fait sens dans une société pour laquelle les rapports de temporalité sont bien plus complexes que ceux instaurés par la classique vision linéaire du patrimoine. Rappelons que selon Jean Davallon (2006 ; 2018), les caractéristiques pragmatiques qui fondent un « objet » comme patrimoine sont : 1) la « trouvaille », c’est-à-dire la construction par un collectif d’une valeur de l’objet qui fait qu’il mérite être gardé ; 2) la production d’un savoir sur cet « objet » ; 3) la déclaration du statut de « patrimoine » sous forme d’actes performatifs (de la simple énonciation à l’acte juridique) avec obligation de les conserver et de les transmettre ; 4) l’accès du collectif à ce patrimoine (bien commun) sous forme le plus souvent d’exposition ; 5) la transmission aux générations futures. Si les trois premiers points peuvent faire sens dans notre étude, la réception de l’extériorité d’une exposition et la transmission aux générations futures restaient à analyser. Pour aller au-delà de cette vision et intégrer les travaux menés pour la CartES mettant en valeur le lien indéfectible entre un territoire et sa société et reprenant les inquiétudes formulées par la communauté moken aux anthropologues, il a été décidé de poursuivre l’étude en réalisant une nouvelle exposition17 sur la base des résultats de la CartES uniquement.

Pour l’équipe en charge de sa réalisation, compte tenu des enjeux et du lieu, l’exposition se devait d’être de qualité. Elle a donc été réalisée comme un dispositif immersif et descriptif : un ensemble de panneaux photos installés au pourtour d’une carte satellite de grande dimension (5 m × 4 m) de l’archipel et reliés physiquement aux toponymes figurant sur la carte afin de montrer l’enchevêtrement des lieux, des savoirs et des pratiques (Fig. 3 et 4) ; la dimension textuelle étant volontairement réduite compte tenu du refus (inscrit dans les mythes) de l’écriture par les Moken, ce n’était donc pas l’écrit qui dominait l’expérience ou l’orientait (Fig. 5) ; pas d’objets dits traditionnels (poteaux, kabang, …) pour s’extraire de cette vitrinification (Hainard et Kaehr, 1984) qui fige les objets, la mémoire, le temps et limite la perception d’une société à ses productions matérielles. L’oralité de la société Moken était évoquée grâce à la diffusion de chants enregistrés par Jacques Ivanoff dans les années 1980.

L’exposition a été d’abord réalisée à destination des Moken mais a aussi pris en compte d’autres visiteurs, les autorités lors de l’inauguration officielle et les touristes à venir durant le mois consacré à l’exposition. Les Moken furent d’abord conviés pour une « ouverture » inaugurale en l’absence de tout représentant officiel de l’État, de toute autorité. Ils furent nombreux à venir, représentants différents groupes, femmes, hommes et enfants, certains hésitants mais mobilisés par les anthropologues qui travaillent avec eux depuis de nombreuses années. Après une explication détaillée de ce qu’ils allaient voir et des objectifs de cette exposition, ils ont offert aux yeux des observateurs une belle leçon d’appropriation du dispositif et de ses usages possibles. Aucun des thèmes abordés n’a été considéré comme inapproprié, les photos du présent et du passé ont été longuement observées, voire photographiées par les plus jeunes. Rien n’a suscité la moquerie, le mécontentement ou la gêne. C’est là que notre rôle de médiateurs prend toute sa mesure car les Moken peuvent s’exprimer à travers nous (nous « portons » la parole), même s’il reste difficile de savoir s’ils subissent plus qu’ils n’interagissent. Il est encore difficile de dire si l’exposition est considérée comme un objet extérieur pensé par les Autres ou s’ils se retrouvent vraiment dans ce travail. Puisque les Moken ne s’opposent pas et participent, il est difficile de savoir. Ce n’est que par la transmission de leur savoir et de leur histoire que nous saurons s’ils nous ont fait confiance, et si donc la CartES est juste et l’exposition un bon rendu. En attendant la formulation du corpus et son expression à travers une médiation adaptée, nous essayons de les intégrer dans le processus et d’intégrer leurs réactions et commentaires. Mais il est sûr que cette exposition a eu un impact, devenant source d’échanges et de discussions entre les visiteurs moken, tout âge, toute fonction et tous sexes confondus.

Cette installation pourrait-elle infléchir la dynamique touristique à l’œuvre depuis quelques années qui voit dans les rares productions matérielles moken des produits du patrimoine « exotiques » pouvant satisfaire les appétits touristiques (comme à Lebi où des propriétaires d’installations hôtelières ont incité les Moken à fabriquer des reproductions réduites de kabang vendues dans les petites échoppes, comme en Thaïlande où cela se fait pour répondre à la demande touristique du parc naturel de Ko Surin) ? Ce dispositif muséographique est la première restitution du travail de remémoration initié à l’intérieur de la mémoire collective des Moken par les anthropologues. Pour reprendre les idées de McLuhan (1982), le fait essentiel qui est apparu ici, c’est la communication plus que le message communiqué. En d’autres termes, le véritable message, c’est l’exposition vue comme un moyen de communication, un media (Davallon, 2006).

Lors de l’inauguration officielle avec les autorités birmanes, l’exposition, comme forme de reconnaissance publique du territoire moken, a été exploitée dans sa dimension politique et d’espace public animé par la parole des Moken, et comme un dispositif au service d’une communauté consciente de pouvoir recouvrer sa légitimité dans l’archipel. Nous avons ainsi pu assister à une scène rare, celle d’un Moken prenant à partie un ministre régional pour lui expliquer le sentiment général d’impuissance des Moken face aux Birmans et à un accès toujours plus contraint aux îles et aux ressources. L’effet du médium comme nous le rappelle McLuhan (1982, p. 10) peut être puissant et intense. Mais le choix du lieu, c’est-à-dire les îles – et en dépit du fait que cela se soit passé dans l’enceinte des bâtiments du département des Forêts et de l’ONG Istituto Oikos –, fut également déterminant. Pour comparaison, lors de l’atelier organisé par le gouvernement régional sur le continent, dans la ville de Kawthaung, aucun échange de ce type n’eut lieu entre les Moken et les autorités. Les Birmans venus avec eux en leur qualité de porte-parole monopolisèrent en revanche la communication. Le médium proposé ici pour la restitution était situé dans les limites du territoire moken, et en est ainsi devenu partie entière. Il s’adressait en premier lieu aux Moken, et ensuite aux Birmans.

Si l’exposition ne s’est pas appuyée sur le registre de l’exotisme, de la disparition, et au final du patrimoine, elle a matérialisé pour la première fois en Birmanie le territoire social et complexe moken, à savoir tout un champ de savoirs intimement enchâssés à l’archipel. Elle a rendu compte d’une articulation fine entre territoire et culture, de la place de l’oralité et de la mémoire dans sa restitution. Elle pointe aussi une vision politique contrastée de la dynamique patrimoniale dans le contexte actuel : celle que veulent voir les politiques libérales du tourisme et qui s’appuie sur des productions matérielles pérennes et quelques manifestations immatérielles (danses traditionnelles) destinées à satisfaire les touristes et visant à dégager au plus vite les Moken de leurs ressources naturelles et de leur territoire ; et celle moins tangible présentée dans l’exposition comprise par les Moken comme une « reconnaissance sociale », ne s’appuyant pas sur un rapport au passé idéalisé pour se reconstruire mais plutôt sur un territoire où passé, présent et futur s’entremêlent ; un « fait patrimonial total », pourrions-nous dire, structuré par une idéologie forte soutenue par des mythes et des récits fondateurs.

thumbnail Fig. 3

Exposition de préfiguration du Moken Alive Museum dans l’île de Pu Nala (Lebi) : panneaux photos installés au pourtour d’une carte satellite de grande dimension (5 m × 4 m) de l’archipel et reliés physiquement aux toponymes figurant sur la carte (© Moken Alive Museum, 2019).

thumbnail Fig. 4

L’exposition a été conçue comme un dispositif immersif. Ici les Moken à l’inauguration (© Moken Alive Museum, 2019).

thumbnail Fig. 5

Dispositif audiovidéo d’explication des légendes pour contourner le refus de l’écriture par les Moken, complété par la diffusion de chants enregistrés évoquant l’oralité (© Moken Alive Museum, 2019).

Conclusion

Par leur emphase sur l’entraide, la non-violence, la non-accumulation, les Moken, petite population de chasseurs de la mer, à la littérature orale fervente et à l’idéologie solide, illustrent ce qu’une société peut offrir de mieux en dehors de nos systèmes de pensée, de classification et d’organisation dominateurs. L’examen des dynamiques à l’œuvre révèle qu’en dépit du message véhiculé par la plupart des médias et acteurs du développement de l’archipel, la culture moken n’est pas « en voie de disparition18 ». Comprendre qu’une identité soit capable de transcender la transformation des signes extérieurs de son expression (la disparition du kabang, la plus grande sédentarité des Moken ou les intermariages avec les Birmans) n’est néanmoins pas donné à tout le monde, et c’est là que l’effort ethnologique, muséologique et participatif entre les Moken et les scientifiques peut se révéler un médium efficace de transmission de valeurs qui échappent à la plupart. Il s’agit cependant maintenant de mettre les Moken dans une situation où ils acceptent que se construire « contre » l’Autre n’est pas suffisant et qu’il faut s’impliquer, à un degré qu’il leur conviendra et que nous sommes en train de définir avec eux, notamment à travers la restitution du Corpus. On s’aperçoit en réalité que les « dons » qui ont été faits aux auteurs (en savoirs, objets…) sont considérés par les Moken comme des moyens de transmission de leur culture pour l’extérieur, à charge pour nous d’en faire le meilleur usage pour eux au-delà de leurs « frontières » sociales qu’ils délimitent à Mergui au Nord et à Ranong au Sud. Et au final ce sont eux qui décideront ce qu’ils veulent faire du corpus.

Bien que le travail soit loin d’être achevé, le projet Moken Alive Museum laisse entrevoir qu’une entreprise de médiation prenant en compte les différentes dynamiques de prise de pouvoir et le jeu de stimuli-réponses provoqué par les forces à l’œuvre entre les Moken et « l’Autre » (les forces du développement, les enjeux politiques de la conservation culturelle et naturelle de l’archipel, les revendications socioéconomiques, voire même identitaires des Birmans mariés aux Moken19) permettra d’offrir une perspective dynamique de la société moken, répondant à la fois à la mission de conservation et de transmission des savoirs, et de valorisation de ceux-ci dans l’espace politique birman.

Références

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1

À cette époque, la Birmanie est gouvernée depuis plus de 30 ans par un régime militaire que l’icône de l’opposition Daw Aung San Su Kyi, assignée à résidence surveillée, appelle à boycotter, notamment en matière de tourisme.

2

« salon » est l’exonyme utilisé par les Birmans pour désigner les Moken.

3

Nom emprunté au moken.

4

Les militaires au pouvoir jusqu’en 2010 se sont réservés, dans l’écriture de la constitution, la nomination de 25 % des sièges au parlement pour des membres de l’armée.

5

Cet article est issu de nombreux terrains de recherche dans l’archipel. Les plus anciens datent de 1997. Certains, plus récents, ont été effectués dans le cadre de L’International Research Network (IRN) « Tanaosri » (CNRS). Le projet Moken Alive Museum, lui, a été soutenu par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) via le Fonds de solidarité pour les projets innovants (FSPI), https://mokenalivemuseum.org/.

6

Le kabang transporte une famille nucléaire et une flottille représente généralement une famille étendue.

7

Depuis les explorateurs du XIXe siècle jusqu’à nos jours, les Moken ont été qualifiés de « pauvres, sales, ignorants, imperfectibles, fuyants, craintifs, incapables, paresseux » (Ivanoff, 2004, p. 45-46).

8

Chaque sous-groupe moken possède un intermédiaire, appelé taukè qui échange avec eux les produits de leur collecte contre du riz ou des biens de consommation de première nécessité. Autrefois chinois et malais, ils furent progressivement remplacés par les Birmans arrivés dans les îles de l’archipel Mergui dans les années 1980/1990. La colonisation de l’archipel par les Birmans a conduit à de nombreux intermariages avec des femmes moken, répondant à une demande de légitimité coutumière (sur le territoire et dans la sphère rituelle en tant que population exogène) et économique (appropriation de savoirs pour la survie et l’exploitation des ressources).

10

La CartES sera également déclinée sous forme numérique, comme une carte géographique alliant une base de données où les informations recueillies, classées selon des champs construits avec les Moken eux-mêmes, permettront de relier les informations au corpus ethnologique.

11

Voir par exemple http://projectmoken.com, ou encore https://www.andamannetwork.org/cause/build-a-new-moken-kabang-houseboat/ concernant le sud de la Thaïlande.

12

Des musées dits « régionaux » furent créés dès 1955 selon les directives du ministère de la Culture (Zan, 2016).

13

Ce qui permet une grande adaptation, notamment aux changements d’île de résidence principale forcés par le développement de fermes perlières (cas du sous-groupe de Jait) ou encore de bases militaires (cas des Moken de Jengo).

14

L’île de Jait reste totalement inaccessible encore aujourd’hui.

15

Les Moklen racontent notamment avoir construit le grand temple bouddhique de Nakhon Sri Thammarat (l’ancienne Ligor), sur la côte est de la Thaïlande, et qui pour cette raison leur est interdit (Ivanoff, 2004).

16

Et bien qu’on ne puisse encore parler de « ruines du capitalisme » à propos de l’archipel – cadre théorique et géographique de la thèse développée par Tsing (2015) – la situation s’en rapproche drastiquement au regard de la raréfaction systématique des ressources dont les Moken dépendent pour leur survie.

17

Cette exposition a pu être réalisée grâce à un financement de l’ONG Istituto Oikos, ainsi qu’au Fonds de Solidarité aux Projets Innovants (ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) attribué en 2019 au Moken Alive Museum.

19

Pour plus de détails sur ce sujet voir Boutry et Ivanoff (2008) et Boutry (2014).

Citation de l’article : Boutry M., Galangau-Quérat F., Ivanoff J. De la fabrique à la valorisation de la mémoire collective des Moken, nomades marins de l’archipel Mergui. Réflexions croisées entre anthropologie et muséologie. Nat. Sci. Soc., 30, 2, 157-170.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Nom des îles de l’archipel en moken et empreinte territoriale approximative des principaux sous-groupes moken au tournant des années 1990 (© M. Boutry et OpenStreetMap).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Géographie mythique reliant montagnes-ancêtres, lieux de cérémonie des poteaux aux esprits et lignées des officiants contemporains (© M. Boutry et OpenStreetMap).

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Exposition de préfiguration du Moken Alive Museum dans l’île de Pu Nala (Lebi) : panneaux photos installés au pourtour d’une carte satellite de grande dimension (5 m × 4 m) de l’archipel et reliés physiquement aux toponymes figurant sur la carte (© Moken Alive Museum, 2019).

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

L’exposition a été conçue comme un dispositif immersif. Ici les Moken à l’inauguration (© Moken Alive Museum, 2019).

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Dispositif audiovidéo d’explication des légendes pour contourner le refus de l’écriture par les Moken, complété par la diffusion de chants enregistrés évoquant l’oralité (© Moken Alive Museum, 2019).

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