Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 4, Octobre/Décembre 2021
Page(s) 382 - 395
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2022008
Published online 20 May 2022

© C. Boukacem-Zeghmouri et al., Hosted by EDP Sciences, 2022

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

L’explosion du nombre de revues électroniques, depuis ces vingt dernières années, comme la pression du « publish or perish » ont contribué au développement de revues prédatrices qui promettent une publication rapide, contre frais de publication pour les auteurs, sans que la qualité du processus d’évaluation ne justifie une publication la plupart du temps. Ce phénomène fait l’objet des analyses présentées dans cet article, en dressant un état des lieux pour en définir le périmètre et discuter des évolutions dans le champ de l’éthique scientifique. Plus fondamentalement, ce texte ouvre un espace de réflexion et balise un champ de recherche en pleine évolution, où Natures Sciences Sociétés veut se positionner face aux enjeux associés à ce phénomène des revues prédatrices, qui traduisent des recompositions dans les rapports entre sciences et sociétés, mais aussi entre le monde scientifique et les firmes privées du secteur de l’édition, pas toujours bien intentionnées. Indirectement, la publication par NSS de ce texte milite aussi pour maintenir la qualité de notre processus éditorial : un processus exigeant qui prend du temps, mais qui nous permet aussi d’accompagner les auteurs jusqu’à leur version finale publiée. C’est là une éthique de la communication scientifique à laquelle nous sommes attachés et que la publication du présent texte nous donne l’opportunité de réaffirmer.

La Rédaction

Parmi les sujets qui font l’actualité de la publication scientifique, on retrouve le tristement célèbre phénomène des revues prédatrices qui pullulent et prospèrent (Butler, 2013). Il ne se passe plus une semaine sans qu’une revue, un billet de blog1 ou des médias (Kolata, 2017 ; 2019 ; Le Monde, 2018 2) s’en fassent l’écho. Apparu au début des années 2000, le phénomène des revues prédatrices est concomitant du développement de l’offre de revues en libre accès (open access). Ce dernier a été défini selon la déclaration de Budapest en 20023 par deux voies complémentaires. D’une part l’auto-archivage, complètement gratuit pour l’auteur, repose sur les archives ouvertes et est aujourd’hui désigné par la voie verte (green road). D’autre part, les revues en libre accès, gratuites pour l’auteur et le lecteur, sont désignées par la voie dorée (gold road).

À partir du début des années 2000, de jeunes maisons d’édition proposent des catalogues de revues en libre accès à partir d’un modèle de publication qui demande aux auteurs une somme (frais de traitement des articles – FTA ou article processing charge – APC en anglais) destinée à couvrir les coûts de publication et de diffusion en libre accès. BioMed Central – BMC (fondé en 2000) et Public Library of Science – PLOS (fondé en 2005) ont été pionniers dans l’aménagement de la version « auteur-payeur » du modèle doré originel.

Aujourd’hui, la voie dorée du libre accès est souvent confondue, voire réduite au modèle « auteur-payeur » (Beall, 2012 ; Boukacem-Zeghmouri, 2014) ; elle est décriée par les militants du libre accès. Elle est considérée comme un détournement du modèle doré originel, au profit d’une stratégie économique des éditeurs (Legendre, 2013) et d’une manifestation de « l’extension du capitalisme sur la publication scientifique » (Althaus, 2019).

En effet, les revues dorées « auteur-payeur » ont introduit une composante transactionnelle et financière dans la relation entre l’auteur et le rédacteur en chef (editor). Habitués à interagir sur des questions de fond (validité scientifique de l’article, retours des évaluateurs, délais de publication…), l’auteur et son éditeur (publisher) abordent désormais – voire dans certains cas négocient – la question du coût de la publication. Dès lors, une brèche s’ouvre et permet d’entrevoir le potentiel d’une manne financière.

En même temps, le développement du mouvement pour le libre accès conduit à des arbitrages entre voie verte et voie dorée qui mettent en avant des enjeux politiques et économiques sensibles. Le développement de l’offre de ce nouveau modèle de revues encouragé par le rapport Finch (2012) en Grande-Bretagne et plus récemment par l’adoption du Plan S (Else, 2018) a favorisé le développement des revues prédatrices. Car comme le souligne un article récent : « Plan S, most likely the largest visionary plan for OA publishing globally, fails to mention or recognize the existence, potential threats and risks of “predatory” OA journals and publishers, weakening the implementation of the plan » (Teixeira da Silva et al., 2019).

Les revues prédatrices sont une réalité dont l’accroissement est aussi régulier qu’important. Elles étaient estimées à 1 800 (soit 53 000 articles) en 2010. En 2015, leur nombre était estimé à 8 000 revues (soit 420 000 articles) [Shen et Björk, 2015]. On compte aujourd’hui 13 000 revues prédatrices publiées par près d’un millier d’éditeurs4.

Le coût de la prédation se compte en millions comme cela a été estimé par La Federal Trade Commission américaine qui a gagné un procès contre un éditeur prédateur indien notoire, OMICS5. Ce dernier s’est vu adresser une amende de 50 millions de dollars (Kolata, 2019 ; Linacre et al., 2019). Le procès pointe le « gaspillage » des moyens alloués à la recherche (Moher et al., 2017 ; Perlin et al., 2018 ; Linacre et al., 2019 ; Eykens et al., 2019) car la prédation touche des chercheurs bénéficiant des financements des agences de moyens nationales et internationales.

Notre article6 vise à présenter un état de l’art critique des enjeux de la prédation dans le champ de la communication scientifique7. Il s’agit d’identifier les principaux enjeux qui structurent les problématiques liées aux revues prédatrices et de rendre compte des caractéristiques du phénomène telles qu’elles ont été révélées par les recherches les plus récentes. Ce faisant, l’article se penche sur un phénomène qui demande à être pris en charge en tant qu’objet de recherche, contribuant ainsi aux analyses des mutations de la communication scientifique contemporaine.

La bibliographie a été établie à partir des bases de données du Web of Science et de Scopus et le module de recherche avancée de Google Scholar pour la littérature francophone. La période délimitée (entre janvier 2012 et décembre 2020) permet de prendre en compte le début d’apparition du phénomène dans la littérature scientifique.

Les requêtes ont été menées à l’aide des mots-clés « predatory publishing », « predatory publishers », « revues prédatrices » et « éditeurs prédateurs ». Le corpus constitué de près de 200 références est essentiellement anglophone. Il montre que le nombre de documents augmente sensiblement sur la période 2012-2018 (avec un maximum en 2018, 48 références dans le WOS et 75 références dans Scopus)8. Près de la moitié du corpus bibliographique identifié est publiée dans des revues des domaines biomédicaux, où les enjeux financiers sont parmi les plus importants et où la diffusion d’une science non vérifiée présente des enjeux éthiques et sociétaux majeurs (Ferris et Winker, 2017). Seul un cinquième du corpus correspond à des articles de recherche et à des articles de synthèse (reviews). Le reste des documents se partage principalement entre essais (Eriksson et Helgesson, 2018), éditoriaux (Smart, 2017) et lettres à l’éditeur (Narimani et Dadkhah, 2017). Un peu plus de 80 références ont été sélectionnées sur la base de leur pertinence pour réaliser l’état de l’art. Le manque d’épaisseur de la littérature scientifique nous a conduits à prendre en compte des articles de blogs académiques (The Scholarly Kitchen9, LSE Impact Blog10…) lorsque ces derniers étaient rédigés par des spécialistes (Neylon, 2017 ; Anderson, 2019).

Qualifier et représenter la prédation

Jeffrey Beall (bibliothécaire à l’Université du Colorado) a été le premier à utiliser les expressions « éditeurs prédateurs » et « revues prédatrices » dans son blog lancé en janvier 2012 (Beall, 2017). Selon sa définition, ces revues exploitent le modèle doré « auteur-payeur » pour leur seul profit sans apporter aucune plus-value aux lecteurs, notamment une évaluation par les pairs des articles (Beall, 2012). Ces revues trompent donc les auteurs qui pensent avoir publié un article dans une revue à comité de lecture et se trouvent ainsi dupés et piégés, d’où le terme de « prédation ».

Pour autant, la qualification de J. Beall ne fait pas l’unanimité (Neylon, 2017). Le principal reproche qui lui a été adressé est son côté simpliste : « The term ‘predatory journal’ blinds us to important possibilities, needs, and questions arising in the developing scholarly landscape. The current scholarly publishing environment cannot rely on such a simplified classification of journals into predatory or not » (Eriksson et Helgesson, 2018).

Depuis que le blog a été suspendu en 2017 suite à une menace de procès par un éditeur « listé », plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer les caractères stigmatisants de l’expression (Eriksson et Helgesson, 2018) et binaires de sa liste qui divise les revues en deux catégories, les « bonnes » et les « mauvaises » (Memon, 2019). En effet, il n’est pas anodin de voir paraître régulièrement des articles révélant des chercheurs d’un pays comme l’Allemagne11 ou l’Italie (Bagues et al., 2017), d’une communauté comme les économistes (Wallace et Perri, 2018) ou d’un établissement en particulier (Pyne, 2017) qui publient dans des revues dites « prédatrices ». Cette approche que l’on peut qualifier de « chasse aux sorcières » garantit l’attention des communautés scientifiques et de leurs institutions. Ces dernières peuvent d’ailleurs dans certains cas se retourner contre les « chasseurs » (Mac Lean et Graebner, 2019).

Il faut néanmoins souligner que le phénomène de la prédation touche peu ou prou tous les pays et que la France n’est pas en reste. Les données dont nous disposons aujourd’hui montrent que des organismes comme le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) ont déjà étudié « l’infiltration12 » dans la production scientifique de leurs communautés. L’analyse est sans appel et montre qu’entre 2012 et 2017, 294 articles du CIRAD ont été publiés dans des revues qualifiées de prédatrices. Pour l’année 2016, la proportion de ces articles atteint 9 % de la totalité de la production de l’organisme. De même que près de 100 chercheurs de cet établissement ont participé à des comités éditoriaux de revues dites prédatrices.

Dans le même temps, les contrepropositions à la qualification de la « prédation » rivalisent entre elles : décevantes, déloyales, parodiques, douteuses, illégitimes, parasites, pirates… Elles accompagnent le plus souvent un vocabulaire médical pour qualifier l’évolution du phénomène de la prédation : viral, épidémie, pandémie… Même les intitulés des articles traitant du sujet n’hésitent pas à employer des formules accrocheuses : « dark side 13 », « A walk on the wild side 14 », etc. La bibliographie de notre article en donne un aperçu représentatif.

Un billet de blog récent (Rakotoary, 2020) s’est penché sur les visuels qui accompagnent les textes traitant des revues prédatrices. L’analyse, de nature sémiotique, rend compte de manière inédite des représentations véhiculées autour de la prédation et elle est sans appel. Loups, requins ou reptiles sont autant de figures mobilisées pour illustrer le prédateur qui navigue sans contraintes dans un océan qui symbolise le monde de la communication scientifique en libre accès. On retrouve également les proies, représentées sans surprise dans une relation « victime-bourreau », avec l’image du loup traquant une brebis égarée. Parfois, l’idée suggérée est que les victimes commencent à comprendre les stratégies des éditeurs prédateurs et essaient de les déjouer : dans ce cas, c’est l’image du chat et de la souris qui est mobilisée.

Une « morphologie » de la prédation

Si la qualification des revues prédatrices fait débat, les caractéristiques de la morphologie de la prédation, elles, font consensus. Celles exposées ci-dessous incarnent ce que nous pouvons considérer aujourd’hui comme les fondamentaux des stratégies de prédation.

Le libre accès, condition sine qua non

Une revue prédatrice se réclame nécessairement du libre accès et en fait même la promotion. Reposant sur le modèle doré « auteur-payeur », elle justifie ainsi sa demande de paiement des APC par ses auteurs. Cela a conduit J. Beall à adresser ses critiques au modèle doré du libre accès qui, d’après lui, a permis aux revues prédatrices de s’infiltrer (Beall, 2012).

Le modèle « auteur-payeur » a rendu la prédation d’autant plus facile que le prix des APC des revues prédatrices, estimé en moyenne à près de 200 dollars (Shen et Björk, 2015), n’a pas de commune mesure avec celui des revues dorées « auteur-payeur » légitimes qui se comptent en milliers de dollars. C’est pourquoi dans les analyses conceptuelles développées autour du phénomène, les revues prédatrices représentent une phase nouvelle et quasi caricaturale du processus de marchandisation de la revue engagée après la Deuxième Guerre mondiale ; elles sont considérées comme l’expression brutale du capitalisme à l’assaut des revues (Althaus, 2019).

L’absence d’évaluation par les pairs (peer reviewing)

L’absence d’évaluation ou d’évaluation rigoureuse des articles est assurément l’un des critères les plus caractéristiques de la prédation dans la publication scientifique. Car aucune expertise n’est fournie à l’article et donc aucune valeur ajoutée n’est apportée en échange de l’APC payé par l’auteur. L’article canular démontrant la corrélation entre l’administration de l’hydroxychloroquine et la pratique de la trottinette15, soumis au Asian Journal of Medicine and Health, est assurément l’illustration la plus récente et la plus magistrale d’absence de processus d’évaluation par les pairs.

Dans d’autres cas, l’évaluation par les pairs est réalisée, mais ne respecte pas les bonnes pratiques aujourd’hui en vigueur en raison d’une professionnalisation déficitaire du processus éditorial (Dobusch et Heimstädt, 2019 ; Wager, 2017). Or, l’organisation d’une évaluation par les pairs représente aujourd’hui le cœur de métier de l’édition scientifique. Dès lors, plus la revue établit des standards élevés autour de l’organisation et de la mise en œuvre de l’évaluation par les pairs, plus elle éloigne le risque d’être taxée de prédatrice (Smart, 2017 ; Salehi et al., 2020). L’open peer review devient de fait la garantie d’un processus d’évaluation en accord avec les règles d’éthique de la communication scientifique (Dobusch et Heimstädt, 2019).

Mimétismes et usurpation d’identités

Pour susciter de l’intérêt et des soumissions et donc pour trouver des auteurs, les revues prédatrices s’emploient à mimer les revues légitimes. Pour ce faire, elles affichent tous les marqueurs et les standards de la publication scientifique : numéros d’ISSN et DOI, faux ou usurpés, tables des matières avec numéros et volumes, faux facteurs d’impact ou bien encore des listes de bases de données où elles sont censées être indexées. Elles affichent également des comités éditoriaux où il n’est pas rare qu’elles insèrent des noms de chercheurs qui n’ont jamais été contactés et encore moins donné leur accord pour en faire partie (Sorokowski et al., 2017). Elles utilisent des titres de revues très proches des titres des revues officielles, et dans certains cas vont jusqu’à prendre le même titre, usurpant ainsi leur identité. Ce phénomène a été qualifié de « détournement » (hijacking) [Jalalian et Mahboobi, 2014].

Telles des parodies ou des contrefaçons, les revues prédatrices tentent de « coller » aux standards d’une édition internationale qui fait autorité. C’est à partir de ces standards (usurpés ou parodiés) qu’elles tentent de gagner visibilité et légitimité auprès des chercheurs pour les convaincre de soumettre un article.

Géographie de la prédation

Même si le phénomène de la prédation est globalisé, la géographie des revues prédatrices et de leurs auteurs se concentre dans les pays d’Afrique et du Sud-Est asiatique : Afrique, Inde, Sri Lanka, Chine, Pakistan (Nwagwu, 2015 ; Nwagwu, 2016 ; Hedding, 2019 ; Vaidyanathan, 2019b ; Vaidyanathan, 2019c) et les pays arabes (Shehata et Elgllab, 2018). Soit autant de pays ou de régions du monde qui ne disposent pas d’une industrie d’édition scientifique mature et dont les chercheurs éprouvent des difficultés à publier dans les revues internationales (Beigel, 2014). Comme le montre Allman (2019) dans son analyse, ce phénomène se confond avec la prédation : « These data on Internet penetration and geographical location of researchers and scientific publications illustrate a context where much of the growth in consumption is dominated by regions of the global south, but much of the world’s production of scientific publication is based in the global north. It is within this context that the problematic of predatory publishing has appeared ».

Cette géographie se comprend d’autant mieux que la conception même de la prédation est intrinsèquement liée aux hiérarchies légitimes du prestige dans les milieux académiques (Saint-Martin, 2018). Elle reflète donc le recours de ces chercheurs à un modèle d’auto-publication qui leur permet de prétendre à une visibilité (Nwagwu, 2016). Selon certaines analyses (Allman, 2019 ; Beigel, 2014), cela peut être appréhendé comme une riposte des chercheurs des pays du Sud vis-à-vis d’un système de publication scientifique occidental (capitaliste, pensé par les pays du Nord qui contrôlent la légitimité et l’autorité scientifiques) qui les exclut et ne véhicule donc pas l’universalisme de la science.

L’omerta de la publication prédatrice

Les revues prédatrices sont devenues un sujet sensible pour les auteurs qui craignent pour leur crédibilité et leur réputation. Les études de Pyne (2017) et de Demir (2018) ont par exemple montré à quel point les entretiens avec des auteurs (ayant publié un article dans une revue prédatrice) pouvaient être difficiles à mener, malgré une garantie d’anonymat.

Pour autant, lorsque les revues s’infiltrent dans des cercles ou des listes institutionnelles, les dommages sur la réputation ou la carrière ne se posent plus de la même manière (Cortegiani et al., 2020 ; Salehi et al., 2020). Ce phénomène a été qualifié d’omerta (Djuric, 2015) dans certains contextes car il pointe la complaisance des pairs et des instances académiques officielles vis-à-vis de ces revues dès lors qu’elles sont indexées dans des bases de données internationales. Cela peut même avoir pour effet d’encourager les auteurs à y publier, dans la mesure où l’indexation reconnue désamorce le risque pour la carrière. Allman (2019) fait appel au concept de « pollution symbolique » pour qualifier une situation qui porte atteinte à l’intégrité de l’édition scientifique et agit sur l’engagement des chercheurs envers leurs institutions.

Fixer la définition de la revue prédatrice

Bien plus que la qualification, la définition de la prédation ne fait pas consensus en raison de la multidimensionalité du phénomène. Ainsi s’est mis en place un travail important de définition, fondé entre autres sur les caractéristiques identifiées plus haut. Le grand apport de cette démarche est qu’elle a rationalisé un débat stigmatisant, moralisateur, passionné, émotionnel, voire radical dans ses appréciations. L’intérêt corollaire est que cela a permis de prendre en compte toutes les caractéristiques par lesquelles une revue est susceptible d’être « diagnostiquée » prédatrice. Enfin, la démarche a présenté l’avantage de s’adapter à l’évolution de la communication scientifique en retenant de nouveaux critères. Nous retiendrons à cet effet trois principales études :

En 2018, un travail de synthèse (Cobey et al., 2018) a été réalisé à partir d’un corpus de 344 références, dont seulement 38 étaient des études empiriques, ce qui a permis d’extraire 109 caractéristiques regroupées en six catégories (journal operations, article, editorial and peer review, communication, article processing charges, and dissemination, indexing and archiving). La deuxième étude (Memon, 2019) a proposé une analyse qui a caractérisé le profil de prédation en dégageant 14 critères qui permettent d’envisager trois catégories de revues en libre accès : les revues « décevantes », les revues de « faible qualité » et les revues de « grande qualité ».

Enfin, en avril 2019, s’est tenue à Ottawa une manifestation sans précédent, qui a réuni 43 acteurs du monde académique (éditeurs, agences de moyens, bibliothèques, chercheurs, politiques, associations de patients) pendant trois journées. Elles ont été consacrées à une nouvelle définition des revues prédatrices dans le domaine des sciences biomédicales. Le résultat de ce travail, publié récemment dans la revue Nature, consiste en une définition qui fait désormais référence et est considérée comme la plus exhaustive et la plus consensuelle parmi celles proposées jusque-ici : « Predatory journals and publishers are entities that prioritize self-interest at the expense of scholarship and are characterized by false or misleading information, deviation from best editorial and publication practices, a lack of transparency, and/or the use of aggressive and indiscriminate solicitation practices » (Grudniewicz et al., 2019).

Les listes de revues : un nouveau marché de la « démarcation »

Peu après la suspension du blog de Jeffrey Beall en 2017, de nouvelles listes ont vu le jour. L’une des plus célèbres, celle de Cabells16, propose deux types de listes : une « whitelist » de revues approuvées et une « blacklist »17 de revues prédatrices de 13 000 titres dont la mise à jour est mensuelle (Bisaccio, 2018). Cameyron Neylon (2017), spécialiste du libre accès, s’est insurgé et inquiété de la démarche : « Consigning an organisation to the darkness based on a misstep or, worse, a failure to align with a personal bias, is actually quite easy, hard to audit effectively and usually oversimplifying a complex situation ».

Pour autant, des listes fleurissent aujourd’hui et sont même devenues payantes. Elles viennent grossir les rangs des listes des revues indexées dans les bases de données internationales (Web Of Science, Scopus, Dimensions), les listes de revues de références établies par des institutions académiques (HCERES ou CNU pour la France), communautés de recherche (DBLP pour l’informatique), ou bien encore les listes de revues en libre accès recensées dans des répertoires internationaux (DOAJ18). Le Web of Science a même proposé en 2015 un nouvel index (Emerging Sources Citation Index – ESCI) qui regroupe des revues « sérieuses et prometteuses » issues des pays émergents19. Il continue sa contre-attaque et propose quatre nouveaux index : le Chinese Science Citation Database, Le SciElo Citation Index, le Russian Science Citation Index, le KCI-Korean Journal Database et tout dernièrement, le Arabic Citation Index20.

À la différence près que les nouvelles listes, fondées sur des critères alignés sur ce qui est considéré comme les « standards » de qualité dans l’édition scientifique, s’érigent en gardiennes de la « démarcation », entre les « bonnes » et les « mauvaises » revues. Nous assistons donc à l’émergence d’un véritable marché des listes des revues qui n’a pas pour but de recenser les revues de référence, mais les revues « légitimes » et les revues « illégitimes ». Ces listes établissent donc des frontières et des zones d’exclusion. Elles participent de cette manière à la banalisation de l’existence même des revues prédatrices.

Or, il a été récemment établi (Grudniewicz et al., 2019) que lorsqu’il s’agit de croiser le périmètre de couverture de certaines de ces listes, des titres qualifiés comme légitimes dans les unes sont considérés comme prédateurs par les autres et vice versa. Le croisement entre les listes Cabells, DOAJ et celle de J. Beall a ainsi identifié 72 revues relevant des deux statuts : « Predatory journals have found ways to penetrate these lists, and new journals have to publish for at least a year before they can apply for indexing » (Grudniewicz et al., 2019). La prédation s’infiltre donc dans les listes de références par une prise en compte de critères, de seuils et d’importance différents.

Comme le montrent des études récentes (Cobey et al., 2019 ; Siler, 2020), dans l’univers sulfureux des revues prédatrices, il existe donc bien des revues « grises » qui peuvent se retrouver à la fois dans les blacklists et dans les whitelists. Cela peut être le cas de revues relevant de la définition de la prédation, qui devant leur succès ont décidé de se professionnaliser (Peters, 2007 ; Salehi et al., 2020 ; Siler, 2020). Il peut aussi s’agir de jeunes revues qui tentent de se développer ou bien encore de revues au fonctionnement artisanal, peu adapté aux standards attendus de l’industrie de l’édition scientifique. Dans tous les cas de figure, ce sont des revues en « transition » sur lesquelles pèse l’incertitude de la pérennité.

Cette indétermination est rendue possible par le nombre toujours plus grand de critères tentant de produire cette distinction entre « bon grain » et « ivraie ». Comme le souligne un article récent qui fait appel à la notion de « démarcation » du philosophe Karl Popper : « In the realm of scholarly publishing, open access performs as technique to dissolve fundamental distinctions at the border of the scholarly allowing space for the pseudo, that drawing from Popper, is the indeterminate space between real and fake » (Allman, 2019). Virginie Althaus (2019), pour sa part, s’interroge sur la distinction faite entre une revue prédatrice et une revue légitime qui demande à l’auteur un prix d’APC exorbitant de 5 000 dollars ?

Les études qui investissent les facettes de la prédation à partir de ces listes (pour comparer, croiser ou même analyser les titres de revues, par domaine, par pays, etc.) montrent que les voies de la prédation sont multiples. Elles montrent aussi que leur exploration peut être difficile et limitée (Strinzel et al., 2019). En réaction, des institutions académiques du Sud ont établi des listes « locales » pour guider leurs chercheurs dans leur stratégie de publication. Cela a eu pour effet d’ajouter de la confusion chez les chercheurs qui se retrouvent ainsi avec une énième liste à prendre en compte (Matumba et al., 2019 ; Vaidyanathan, 2019c). Les craintes et inquiétudes exprimées par Cameyron Neylon (2017) se sont donc confirmées.

La « démarcation » est aujourd’hui laissée aux régulations du marché et à ses acteurs privés. Au vu du prix d’abonnement aux listes (25 000 dollars par an dans le cas de Cabells), peu de bibliothèques sont aujourd’hui en mesure de rajouter cette dépense aux coûts importants des abonnements numériques. Cela a pour conséquence de placer les chercheurs dans une situation d’inégalité quant à la connaissance des lieux de publication pour leur stratégie de publication.

Revues prédatrices : risques et mesures d’impact

L’inquiétude principale autour des revues prédatrices porte sur leur présence et leur visibilité dans les résultats des requêtes des moteurs de recherche (Kurt, 2018). Aux côtés des fake news viennent donc s’ajouter les résultats non évalués et donc non vérifiés de la science. Les revues prédatrices peuvent laisser passer des articles présentant des erreurs, des faiblesses ou de la manipulation, propres au phénomène de la « fake science » (Dobusch et Heimstädt, 2019 ; Althaus, 2019 ; Linacre et al., 2019).

Ce risque existe dans tous les domaines, particulièrement dans la recherche médicale (Cohen et al., 2019) où le phénomène des revues prédatrices est le plus important et où la communauté de chercheurs est mobilisée pour le dénoncer (Grudniewicz et al., 2019). Au moment où nous écrivons ces lignes (juillet 2020), et alors que la pandémie Covid-19 fait des milliers de victimes chaque jour dans le monde, des inquiétudes pointent. Elles portent sur l’apparition de nouveaux titres de revues prédatrices (Singh Chawla, 2020b) qui viendraient profiter de l’explosion du nombre d’articles traitant du virus (Brainard, 2020) pour trouver un vivier de soumissions et d’auteurs.

Le risque est également présent en sciences humaines et sociales dont les épistémologies sont questionnées (Althaus, 2019). Le danger se présente alors sous la forme de manœuvres de légitimation d’idéologies pour lesquelles les revues prédatrices fournissent une « infrastructure » de diffusion (Dobusch et Heimstädt, 2019). Pour autant, alors que le ton employé pour aborder les risques du phénomène de la prédation est souvent alarmiste (Camacho et Reckley, 2018 ; Anderson, 2019), des voix s’élèvent pour mettre un bémol sur ces risques (Martin, 2018), les qualifiant même de « tempête dans un verre d’eau » (Leininger, 2018).

L’approche bibliométrique de mesure de la citation a été une des voies explorées pour mesurer, observer l’infiltration des revues prédatrices dans l’environnement de lecture des chercheurs (Frandsen, 2017) et des étudiants (Schira et Hurst, 2019). Fondées sur l’hypothèse qu’un article cité est un article lu, de nombreuses études ont étudié la question suivante : est-ce que les articles des revues prédatrices sont cités, par qui et dans quelle proportion ?

Frandsen (2017) fait le constat que la littérature scientifique centrée sur la question des auteurs ne répondait pas à ces questions. En examinant un corpus de 124 revues, l’étude analyse les citations qui leur sont adressées. Les résultats, sur ce corpus certes limité, sont sans appel : les auteurs citant les revues prédatrices présentent les mêmes caractéristiques que les auteurs des articles publiés. Ils sont jeunes, inexpérimentés, et originaires d’Afrique ou d’Asie du Sud-Est. Ce parallèle renforce les résultats des études portant sur les auteurs.

Les travaux bibliométriques se poursuivent de manière plus systématique et longitudinale. Une étude brésilienne (Perlin et al., 2018), sur un corpus de plus de 2 millions d’articles, tous domaines confondus, a montré que la publication prédatrice reste marginale entre 2000 et 2015 même si elle augmente de façon exponentielle sur la même période, notamment en raison de l’entrée de certains titres, considérés comme prédateurs dans la liste nationale de référence. L’un des résultats les plus importants a mis en évidence que les chercheurs expérimentés ayant obtenu leur doctorat dans leur pays et publiant dans des revues non indexées sont également ceux qui publient dans les revues prédatrices.

Une autre étude (Björk et al., 2020) s’est penchée sur cinq années de citations reçues pendant cinq ans par un corpus de 250 articles publiés en 2014 (dans des revues prédatrices). Elle donne à voir que les articles reçoivent peu de citations (2,6 en moyenne), mais surtout que 60 % des articles ne reçoivent aucune citation. L’influente revue Nature a repris ces résultats pour insister sur le lectorat limité des revues prédatrices (Singh Chawla, 2020a).

Pour observer la pénétration des revues dans le travail des chercheurs, une autre approche a été développée à partir de l’exploitation des mails intempestifs reçus quotidiennement par les chercheurs (Erdağ, 2018), mais qui n’épargnent pas non plus les étudiants en master (Jayanth, 2019). Ces mails de sollicitation incessants sont un des indicateurs de l’expansion du marché de la prédation et font l’objet d’études destinées à estimer leurs effets sur l’activité des chercheurs (Wilkinson et al., 2019 ; Teixeira da Silva et al., 2020). Là encore, l’approche est quantitative et se concentre sur l’importance des flux et du coût que représente leur gestion. Les résultats montrent qu’ils constituent une « pollution21 » non négligeable pour le temps de travail du chercheur car il lui faut jusqu’à une minute pour traiter le mail (Wilkinson et al., 2019). Or, plus le chercheur reçoit ces SPAM, plus il consacre de temps à les traiter. Dans les cas où les chercheurs répondent favorablement à ces invitations, soumettent un article et paient les APC demandés, on estime le manque à gagner à 2,6 milliards de dollars par an (Teixeira da Silva et al., 2020). Les auteurs de ces études recommandent de mettre en place des filtres dans les messageries permettant de protéger le temps de travail du chercheur.

Focus sur les « victimes »

Plus récemment, les débats autour des revues prédatrices ont davantage ciblé les auteurs. Cela s’explique par le constat que si les revues prédatrices connaissent un essor aussi important, c’est parce qu’elles parviennent à trouver des chercheurs qui soumettent des articles et/ou acceptent de faire partie des comités éditoriaux de ces revues (Linacre et al., 2019 ; Downes, 2020). Certains médias sont passés du procès des bourreaux à celui des victimes, publiant des articles de presse peu tendres sur les motivations qui animaient les auteurs (Kolata, 2017). L’attention s’est donc tournée vers les auteurs pour comprendre leurs motivations ou les mécanismes qui les ont conduits à « tomber dans les mailles du filet ». Pour comprendre les motivations de ces chercheurs, des études de nature qualitative (ayant recours aux entretiens semi-directifs) ont été privilégiées (Kurt, 2018).

Le profil des auteurs des revues prédatrices diffère selon la période étudiée. Au début de l’apparition du phénomène, l’autorat est majoritairement constitué de jeunes chercheurs inexpérimentés et venant des pays dits du Sud (Xia et al., 2015). Dans certains de ces pays, les états ont alloué des moyens financiers importants à la recherche au début des années 2000, particulièrement après la crise économique mondiale de 2008 (Xia et al., 2015). Ces politiques ont été accompagnées de leur corollaire d’évaluation, alignée sur les pratiques de publication internationales et les indicateurs de pays européens ou nord-américains (Omobowale et al., 2014 ; Vaidyanathan, 2019a). Cela alors même que la formation et l’acculturation à la publication scientifique ne sont pas toujours présentes ou suffisantes pour accompagner les communautés locales à ce changement de cap (Boukacem-Zeghmouri et al., 2014).

Le manque de connaissance de l’écosystème de la publication scientifique figure parmi les raisons qui conduisent les chercheurs à soumettre des articles. Ce résultat confirme une hypothèse couramment faite autour des raisons qui poussent des chercheurs à publier dans des revues prédatrices. Manquant de ce qui est désormais désigné par une culture de la publication scientifique (Tijdink et al., 2016), les auteurs peinent à trouver des critères et des repères pour opérer une distinction et donc une sélection fiable des revues (Strong, 2019). La sonnette d’alarme a été tirée sur l’effort de formation et d’acculturation des chercheurs (Wager, 2017) et il n’est donc pas anodin de voir fleurir de nouveaux outils méthodologiques comme « Think Check Submit 22 » aidant les chercheurs à opérer une sélection.

La pression à la publication compte également parmi les facteurs incitatifs : « Promotions are based on points awarded for publishing papers in research journals with different impact factors a measure of the frequency with which an article in a journal is cited in a year. Some people fall into the trap unknowingly, but many others do it otherwise too » (Jayanth, 2019). Comme cela a été souligné, cela « révèle les tensions normatives au sein du champ académique, dont les membres et les organisations sont mis en concurrence par les agences et instances de cotation académique et luttent donc pour faire valoir un capital réputationnel indexé sur la bibliométrie » (Saint-Martin, 2018).

Des travaux identifiant un facteur qui relève de l’identité sociale (Kurt, 2018) méritent d’être mentionnés ici au vu de la problématique. Les chercheurs du Sud se sentent désavantagés par rapport aux chercheurs du Nord car manquant de formation et d’expérience. Ils ne croient donc pas en leur chance d’être publiés dans des revues internationales (Beigel, 2014). Et le fait que les revues prestigieuses auxquelles ils s’adressent rejettent les articles qui ne répondent pas à leurs standards sans rapport d’évaluation renforce ce sentiment (Salehi et al., 2020). Renonçant explicitement à ces dernières, les chercheurs de ces pays font donc le choix de soumettre leurs articles à des revues plus identifiées à leurs zones géographiques.

Enfin, des études (Kurt, 2018 ; Demir, 2018) révèlent qu’une catégorie de chercheurs soumet ses articles à des revues prédatrices en toute connaissance de cause. Les auteurs expliquent leur démarche par le fait qu’ils s’estiment satisfaits des services proposés par ces revues, notamment la diffusion rapide de l’article (Salehi et al., 2020). L’exploration des motivations a permis de comprendre que ces publications avaient été bien prises en compte par les institutions des chercheurs pour leur évolution de carrière et leur promotion (Demir, 2018).

Séniors et consentants

Le phénomène du jeune chercheur victime des revues prédatrices n’est qu’en partie réel. Ce constat peut même se révéler complètement faux comme cela a été révélé par une recherche longitudinale qui s’est penchée sur les pratiques d’autorat d’un panel de jeunes chercheurs (Nicholas et al., 2017). Les résultats ont montré qu’aucun des jeunes chercheurs interviewés pendant les trois années de l’étude n’avait publié dans une revue prédatrice.

Or, les mails flatteurs d’invitation à la publication (Teixeira da Silva et al., 2020 ; Wilkinson et al., 2019) ciblent les jeunes et les moins jeunes. Il a été établi que les chercheurs plus expérimentés (souvent qualifiés de séniors) font bien partie de l’autorat des revues prédatrices (Pyne, 2017 ; Shaghaei et al., 2018 ; Eykens et al., 2019).

Car devant l’injonction de l’évaluation par la publication (Gingras, 2014), le vivier des « victimes » s’est élargi aux séniors (Jayanth, 2019 ; Perlin et al., 2018 ; Salehi et al., 2020). Qu’ils soient victimes consentantes ou pas, le point commun des auteurs est leur subordination à l’implacable règle du « publish or perish » (Sarewitz, 2016). Plus la pression à la publication se fait sentir, plus la « victime » se confronte à ses limites de recherche et de repérage de l’information sur un Web qu’elle connaît mal (Bawden et Robinson, 2009). Elle perd son sens critique dans la précipitation et l’urgence de publier (Chambers, 2019) ou bien cède à la tentation de la facilité (Nwagwu, 2015 ; Demir, 2018) pour publier rapidement, en touchant un large public (Shaghaei et al., 2018).

Cependant, ces facteurs n’opèrent pas de manière isolée dans la décision de l’auteur, mais plutôt en conjonction, augmentant ainsi les risques pour l’auteur de soumettre son article à une revue prédatrice (Shaghaei et al., 2018). Car comme le souligne Genae Strong (2019), les éditeurs prédateurs connaissent bien les auteurs, leurs besoins et leurs vulnérabilités. La relation de l’auteur à la revue prédatrice est donc fondée sur des intérêts différents mais convergents conduisant ainsi à justifier la soumission d’article : « It is more like a symbiotic relation between researchers who try to cheat the system, and greedy publishers » (Memon, 2019).

Des analyses récentes font clairement le distinguo entre les « victimes » et les « victimes consentantes » des revues prédatrices, quel que soit leur âge (Frandsen, 2019 ; Kolata, 2017). Des recherches portant explicitement sur l’événement de soumission d’un article à une revue prédatrice montrent qu’il n’y a pas de vision commune chez les chercheurs de ce que sont les revues prédatrices (Cobey et al., 2019). Les représentations dont ces revues font l’objet sont donc multiples et participent au brouillage et à la confusion entre revues.

L’éditorial de Pippa Smart (2017), rédactrice en chef de la revue spécialisée Learned Publishing, s’appuie justement sur la pluralité des visions et des perceptions des chercheurs pour porter un propos plus nuancé sur ce qu’est la prédation dans la publication scientifique. Elle pointe la pluralité des motivations des chercheurs, défend l’idée qu’il n’est pas possible de traiter le phénomène de manière unilatérale et s’interroge plutôt sur l’avènement d’un nouveau modèle de publication. Son propos est confirmé par des analyses récentes montrant justement qu’il existe un large éventail des niveaux de légitimité dans la publication scientifique (Dobusch et Heimstädt, 2019 ; Siler, 2020) et qu’en fixer les nuances devient indispensable.

Dépasser l’exploration : quelles nouvelles questions de recherche ?

La jeunesse toute relative du phénomène de la prédation a permis de mener des travaux principalement empiriques et exploratoires. La littérature mobilisée pour cet état qui s’en est faite l’écho nous a permis de caractériser le phénomène et en cela, nous est utile à souligner les enjeux des premières connaissances acquises sur la prédation dans la publication scientifique. En creux de cet état de l’art se dégagent donc de nouvelles questions de recherches qui méritent d’être abordées par de futurs travaux. Trois questions nous semblent urgentes à traiter.

D’abord, ne serait-il pas plus pertinent d’aborder la problématique de la prédation sous l’angle des asymétries et des tensions et équilibres entre producteurs et usagers, entre auteurs du Sud et auteurs du Nord, entre auteurs en recherche de reconnaissance et de validation scientifique et auteurs en recherche de diffusion et de visibilité ? Analyser la prédation du point de vue des mutations de la communication scientifique, c’est donc observer les mécanismes de redistribution du capital symbolique et économique dans la sous-filière de la publication scientifique où des acteurs historiques publics et privés se confrontent à de nouveaux acteurs qui se professionnalisent et développent des stratégies destinées à leur reconnaissance. Ces dernières, par leur parodie et leur mimétisme, gardent une forme de filiation avec les codes et les standards d’une édition internationale, désignée comme légitime et faisant autorité.

La deuxième question est celle du rôle et de la place de la revue scientifique dans la communication scientifique, devenue moins un vecteur de diffusion, qu’un moyen d’évaluation de la recherche. Le phénomène de la prédation peut donc être abordé comme la conséquence d’une règle du « publish or perish » instrumentalisée à l’extrême par les institutions, et qui a fini par dévier le système de la communication scientifique de ses objectifs premiers. Ainsi peut-on se demander si la revue peut encore être considérée comme le moyen le plus « légitime » pour assurer la communication scientifique ? Cela d’autant que de nouveaux modèles de diffusion et de validation de la recherche émergent et expérimentent de nouvelles manières de penser la publication scientifique à l’heure de la science ouverte. La pandémie que nous traversons encore au moment où nous écrivons ces lignes permet de poser cette question avec encore plus d’acuité.

La troisième question, corollaire des précédentes, prend le contrepied des critiques adressées à la prédation pour tenter de comprendre ce qu’elle nous enseigne de l’actuel système de l’édition scientifique, dominé par une marchandisation extrême chez les grands groupes commerciaux (Larivière et al., 2015). Dans leur mode opératoire, les revues prédatrices qui miment et parodient les titres et marques prestigieux de l’édition scientifiques, n’exhibent-elles pas, de la manière la plus caricaturale, les déviances et les travers d’un système saturé, où la figure de l’éditeur peine à être identifiée ? Ne participent-elles pas à un détachement des auteurs d’un système d’évaluation qui ne prend en compte que la phase finale d’un long cycle d’activités de recherche ? Ne favorisent-elles pas une refondation du système de la communication scientifique et de l’évaluation de recherche pour lui permettre d’adopter des approches plus inclusives (y compris géographiquement) et des valeurs plus en phase avec les idéaux de la science numérique contemporaine ?

La lecture de « Histoire du livre et de l’édition. Production et circulation, formes et mutations 23 », ouvrage récemment paru de Yann Sordet, nous engage à prendre cette problématique au sérieux car le travail de l’historien montre que dans la filière du livre, la concentration extrême du marché et le recul de la figure de l’éditeur laissent la place à de nouveaux modes de fonctionnements plus souples, plus innovants, plus accueillants de la diversité des produits et des profils de lecteurs. Si l’on adoptait une perspective historique suffisamment longue, ce même constat pourrait également se faire pour l’édition scientifique, sous-filière du livre.

Conclusion : un objet de recherche à investir

Les revues prédatrices sont désormais une réalité bien installée et reflètent pour partie les effets des transformations du champ de la communication scientifique depuis la Seconde Guerre mondiale (Gingras, 2018).

Après la période d’identification du phénomène, de sa caractérisation, de la mesure de son étendue et des débats qu’il a suscités entre les différents acteurs, on voit apparaître depuis peu les premières recherches approfondies. Elles sont encore peu nombreuses, localisées (un pays, un établissement) et sectorielles (une discipline, un corpus de revues). Elles nourrissent notre compréhension du phénomène de la prédation, de manière contextualisée, même si elles nous interdisent toute montée en généralités.

En raison de sa sensibilité et de sa complexité, la problématisation même du phénomène interroge. À commencer par la question épineuse des listes de revues qui ne sont pas toujours établies par les communautés et/ou leurs institutions, et ne suscitent pas toujours de consensus. Elles font débat par leur approche, les critères retenus mais aussi en raison de leur marchandisation par des acteurs privés cherchant à s’imposer comme des intermédiaires qui monétisent à prix fort la définition et l’identification légitime d’une revue savante.

La nature des méthodologies employées a été un des points sur lesquels ont achoppé les premiers travaux de recherche. En effet, comment traiter d’un sujet qui touche tous les domaines, qui évolue en même temps qu’évolue l’écosystème de l’édition scientifique et qui porte en lui le risque du jugement de valeur et de la stigmatisation ? Les méthodes quantitatives, principalement bibliométriques, permettent de réaliser des états des lieux des phénomènes mais ne fournissent qu’une partie des analyses. Elles ont besoin d’être couplées avec des méthodes qualitatives et interprétatives. Ces dernières sont indispensables pour saisir les contextes, les représentations et les motivations des chercheurs.

Enfin, les travaux discutés dans cet état de l’art révèlent qu’il n’est pas possible de s’en tenir à une définition polarisée des revues prédatrices, opposant de manière tranchée « revues légitimes » et « revues prédatrices ». La prédation se ramifie désormais en nuances grisées (Cobey et al., 2019 ; Siler, 2020). Cette zone grise représente tout un pan de l’univers de la communication scientifique qu’il faut analyser pour mieux appréhender ses mutations. D’une part, elle nous interroge sur le sens même et l’objectif réel de l’acte de publication, tel qu’il a été pensé à son origine, et sur le devenir de l’ethos de la science qui en est éclaboussé comme le souligne Arnaud de Saint-Martin (2018). D’autre part, plus que jamais, elle pose la question de la légitimité dont les contours et le contrôle sont régis par le marché, ses acteurs les plus dominants et ses mécanismes tarifaires les plus mercantiles.

Il s’agit donc d’une problématique d’économie politique de la communication scientifique qui permet de traiter de la prédation rendue possible par le numérique et le modèle de diffusion du libre accès. Observer la zone grise de la prédation permet ainsi de comprendre les mécanismes sociaux, structurels (pratiques et valeurs) et les rapports de force économiques par lesquels la légitimation des modèles contemporains de diffusion numérique des savoirs scientifiques opère. La prédation dans la publication scientifique est donc un phénomène d’intérêt pour les sciences de l’information et de la communication qui disposent des cadres théoriques et de l’appareillage méthodologique adéquats pour appréhender ce phénomène récent du monde de l’édition savante et de la recherche scientifique.

Remerciements

Nous adressons nos remerciements sincères à Geneviève Lallich-Boidin (Lyon 1 – Elico) et à Yves Gingras (UQAM) pour leur lecture attentive et leurs commentaires qui ont aidé à préciser notre analyse. Nous tenons également à remercier les évaluateurs, Hervé Mainsonneuve et Jean-Claude Guédon, dont les critiques constructives ont permis d’améliorer la première version de ce texte en vue de sa publication.

Références


6

L’article est rattaché à l’étude PAPERS (PredAtory PublishErs ReSearch) lancée en février 2020 qui analyse les mécanismes du phénomène de la prédation dans l’univers de la communication scientifique numérique, https://papers.hypotheses.org/category/cadrage-de-letude. L’étude émarge aux thèmes de recherche du laboratoire Elico, plus particulièrement « Science et Société : production, circulation et légitimation des savoirs ».

7

Ce phénomène affecte également les conférences et les livres, mais dans cet article, nous nous focaliserons uniquement sur les revues.

8

Le nombre de références est toujours plus important dans Scopus dont la couverture est plus large que celle du Web of Science.

13

En référence à la saga Star Wars.

14

Célèbre chanson de Lou Reed.

17

L’actualité américaine, avec l’affaire Georges Floyd, a conduit Cabells à modifier le nom de ces listes ; elles sont désormais baptisées « Journalytics », pour la whitelist et Predatory Reports, pour la blacklist : https://blog.cabells.com/2020/06/08/announcement/.

18

Directory of open access journals, https://doaj.org/.

21

La dimension écologique de cette pollution n’est pas mentionnée dans la littérature, mais pourrait fort à propos être abordée compte tenu du nombre toujours plus important de ces mails.

Citation de l’article : Boukacem-Zeghmouri C., Rakotoary S., Bador P. La prédation dans le champ de la publication scientifique : un objet de recherche révélateur des mutations de la communication scientifique ouverte. Nat. Sci. Soc., 29, 4, 382-395.

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