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Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 4, Octobre/Décembre 2021
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Page(s) | 380 - 381 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2022013 | |
Published online | 20 May 2022 |
Débordements aux Nations unies : les systèmes alimentaires, une affaire pas tout à fait classée !
NSS s’est penchée à maintes reprises sur les enjeux des conférences internationales liées aux conventions des Nations unies sur le climat, la biodiversité ou la désertification. Nous avons exprimé nos doutes, mais aussi l’intérêt que nous trouvons à ces moments politiques qui réunissent la plupart des États autour de préoccupations communes et indiscutables.
Il sera question ici du sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires qui s’est tenu à New York en septembre 2021. L’histoire de cette préoccupation, bien plus ancienne que les trois citées ci-dessus, illustre remarquablement la manière dont est traitée au niveau global la question alimentaire.
Ainsi que cela a été développé par l’un d’entre nous1, le spectre des famines a de tout temps forgé les sociétés. Privilège du seigneur, du roi, de l’empereur vis-à-vis de ses obligés, le devoir d’alimentation a structuré les enjeux de souveraineté et les organisations politiques. Avec l’installation d’échanges à l’échelle internationale, se met en place, de fait, un processus de gouvernance de l’alimentation par le marché, et ce d’autant plus aisément que l’augmentation des quantités de biens alimentaires disponibles surpasse le croît démographique, instituant leur véritable « commoditisation ». Seules les guerres et les grandes crises mettent à mal cette gouvernance : grande dépression des années 1930, guerres mondiales, crises de 1973, 1984 et 2008. Ces « parenthèses » se traduisent par des processus de repli temporaire et de protectionnisme, la création de nouvelles institutions et la mise en œuvre de mécanismes d’aide et de distribution : coupons alimentaires aux États-Unis dans les années 1930, création de la FAO en 1945 et des deux autres agences romaines des Nations unies, le Programme alimentaire mondial (PAM) et le Fonds international de développement agricole (FIDA), dans les années 1960-1970, etc.
Deux processus bien distincts vont installer la notion de sécurité alimentaire consacrée en 1974 par une première conférence mondiale de l’alimentation et par la création du Comité de sécurité alimentaire mondiale (CSA), mettant en exergue les incertitudes d’approvisionnement. La sécurité alimentaire y est définie comme la « capacité de tout temps d’approvisionner le monde en produits de base, pour soutenir une croissance de la consommation alimentaire, tout en maîtrisant les fluctuations et les prix ». Il s’agit, d’une part, de la croissance démographique du XXe siècle, faisant ressurgir les angoisses malthusiennes et les préoccupations souverainistes. Il s’agit, d’autre part, des limites de la planète, posées sous forme de questionnement par le club de Rome dès 1972. Toutefois, ni ces mouvements ni l’affirmation du droit à l’alimentation dès 1948 n’ont conduit à une révision des règles et principes du commerce international. Même si certaines exceptions sont reconnues dès lors qu’elles impliquent une dimension sanitaire, ces règles restent fondées sur la résolution de la question alimentaire par la croissance de la production et l’échange, et sur l’acceptation d’une situation de tension ou, sinon, la mise en place de mécanismes publics ou caritatifs visant à gérer les crises.
Les XIXe et XXe siècles n’ont pas remis en cause la conviction selon laquelle une augmentation de production garantirait mécaniquement la sécurité alimentaire. Entre 1960 et 2003, la disponibilité alimentaire par personne, exprimée en kcal par jour, a ainsi régulièrement augmenté, passant de 2 500 à 3 000. Alors que la population doublait, la production mondiale exprimée en kcal était multipliée par 2,5. Nous savons aujourd’hui qu’une telle augmentation était nécessaire pour déjouer les prédictions malthusiennes et éviter guerres et famines. En intégrant à la définition de la sécurité alimentaire les questions d’accès et non seulement de disponibilité, la deuxième conférence, appelée Sommet de l’alimentation de 1996, consacre cette perception2.
Toutefois, malgré l’augmentation des disponibilités alimentaires par individu, le nombre de personnes souffrant de la faim a stagné autour de 800 millions de personnes au cours des dernières décennies. Alors que nous produisons assez pour nourrir la planète, ces données traduisent une réalité inacceptable, celle des personnes et groupes sociaux en situation d’extrême précarité ou de conflit. En outre, cette augmentation s’est accompagnée de nouveaux fléaux. Les tendances concernant l’obésité et les maladies qui en résultent, pathologies cardiovasculaires, diabète, cancers, sont effrayantes. Indirectement, le bouleversement des manières de produire est également à l’origine de crises sanitaires comme celle de la vache folle, d’épizooties se développant dans les élevages intensifs à l’exemple de la grippe aviaire ou en lien avec les modifications d’usage des terres en zones forestières comme Ebola. Enfin, cette croissance des productions a contribué à l’émergence de nouveaux problèmes sociaux et environnementaux.
La situation était-elle mûre pour que les Nations unies intitulent leur dernier sommet sur l’alimentation « Sommet sur les systèmes alimentaires », reconnaissant ainsi l’interdépendance des questions de production agricole, d’alimentation et de nutrition, de santé, de changement climatique, d’érosion de la biodiversité et de dégradation des terres… dans une vision systémique de l’ensemble ? En tout cas, c’est ce qu’il est advenu d’un processus qui n’avait pas forcément été pensé par tous pour déboucher sur un tel élargissement, étant donné les précautions prises pour maintenir l’attention sur la production et pour laisser de côté les messages exprimés en faveur d’une vision systémique par le CSA des Nations unies et son groupe d’experts de haut niveau (HLPE). Lancé par le secrétaire général des Nations unies en octobre 2019, le processus se voulait participatif et à étapes, en mobilisant le maximum de parties prenantes à l’occasion de manifestations préparatoires ou satellites au cours des années 2020 et 2021, avec trois points d’orgue : un évènement scientifique début juillet 2021 en distanciel, un « pré-sommet » de deux jours à la FAO à Rome fin juillet 2021, mobilisant 20 000 personnes présentes ou à distance, et un évènement final le 23 septembre en marge de l’assemblée générale annuelle des Nations unies à New York.
Un vaste débat a ainsi été lancé sur plusieurs mois avec des points de cristallisation à l’occasion de ces quelques moments-clés. C’est ainsi que des questions toujours présentes dans ces dispositifs internationaux, comme les rapports de genre, les peuples indigènes, leurs savoirs et leurs visions du monde, habituellement marginalisées, se sont retrouvées au cœur de nombreuses sessions, facilitées par les modalités de travail et d’intervention à distance. C’est ainsi également que l’agroécologie, ignorée à l’origine comme une option potentielle, contrairement à tout ce qui devait être attendu des progrès technologiques, en particulier génomiques, a pu trouver sa place, grâce aux soutiens de quelques gouvernements comme celui du Sénégal, alliés à des mouvements sociaux organisés, et figurer explicitement parmi les propositions issues du sommet. Il n’en demeure pas moins que le progrès technologique et sa capacité à contribuer aux enjeux de sécurité alimentaire restent plus que jamais objet de controverses3.
Signe peut-être d’un désarroi des institutions multilatérales et d’un renouveau des appels à la souveraineté – que la guerre en Ukraine intensifiera probablement –, c’est un appel à la responsabilité des États qui se voit renforcé par le sommet. Plusieurs thèmes ont été proposés pour faire l’objet de coalitions internationales fondées sur l’engagement des États pour mettre en œuvre quelques grands principes de réforme de leurs systèmes alimentaires4. La France en a retenu deux, « la restauration scolaire » et « l’agroécologie » (rejoignant sur cette dernière une trentaine d’autres pays et une cinquantaine d’organisations, d’associations, d’établissements de recherche, etc.). Bien sûr, le devenir de ces coalitions dépendra de la volonté et des moyens qu’y mettront les parties prenantes. Mais, pour s’en tenir à celle sur l’agroécologie, dont la seule mention était improbable au début du processus, elle fait bien partie désormais des pistes prioritaires vers des systèmes alimentaires durables…
Voilà un bel exemple de débordement d’un processus conçu de manière classique dans le système onusien reposant sur les experts reconnus du domaine, qui s’est retrouvé investi par certains acteurs de la société civile prenant au sérieux les offres de participation et profitant largement des opportunités ouvertes par le travail à distance du fait des conditions sanitaires. Alors, certitudes et technosciences se sont retrouvées confrontées à la diversité des savoirs, des valeurs, des expériences des parties prenantes, à l’impératif de traitement des controverses et d’organisation d’un difficile dialogue. Pour NSS, une belle illustration de la manière dont les mondes académiques ne peuvent plus aujourd’hui, sur ces enjeux d’importance planétaire, ignorer les univers sociaux qui leur donnent sens. Nous n’avons pas fini d’en parler !
Caron P., 2020. Nourrir 10 milliards d’êtres humains et assurer leur sécurité alimentaire : une question dépassée ?, Raison présente, 213, 1, 11-20, https://doi.org/10.3917/rpre.213.0011.
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