Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Number 3, July-September 2018
Page(s) 320 - 327
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2018046
Published online 28 November 2018

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2018

Ce texte présente l’initiative Sciences en questions, prise au sein de l’Inra il y a bientôt 25 ans. Si cette démarche, qui allie l’organisation d’une conférence à la publication d’un livre, remporte toujours autant de succès en interne, elle est également très appréciée à l’extérieur de l’établissement grâce à la collection d’ouvrages diffusée par Quæ et qui a reposé dès l’origine sur l’intense travail éditorial d’Étienne Landais et de Raphaël Larrère. Nous ne doutons pas que ces petits volumes, aux sujets proches des thématiques de NSS, sont bien connus de nos lecteurs, qui pourront ici découvrir quels sont la genèse et le fonctionnement de Sciences en questions.

La Rédaction

Naissance et parrainage

Créé en 1994 au sein de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), à l’initiative de Denise Grail (Mission communication) et de Josiane Teissier (Formation permanente nationale), le groupe Sciences en questions était alors, et demeure, qualifié de « groupe de travail ». Il est né d’une conférence organisée cette année-là par – et pour – le service de la formation permanente de l’Inra1. Les invitations avaient été envoyées à un certain nombre de chercheurs2. L’orateur, Bruno Latour, avait intitulé sa conférence : « Le métier de chercheur. Regard d’un anthropologue ». Celle-ci connut un succès qui surprit les organisateurs et les incita à en publier le texte afin d’en élargir l’audience aux agents qui n’avaient pu y assister. L’intérêt manifesté par les personnels de l’Inra pour cette réflexion critique sur leur activité fut une incitation à poursuivre l’organisation de tels événements et à alimenter une collection d’ouvrages, principalement, mais pas exclusivement, destinés aux agents de l’Inra.

En 1997, Pierre Bourdieu a accepté de donner une conférence pour Sciences en questions au cours de laquelle il s’est félicité de l’existence du groupe et lui a adressé, dans le livre qui en est issu, les encouragements suivants (Bourdieu, 19973) :

« Je suis heureux de m’insérer dans cette série de conférences, parce que leur organisation me paraît une manière assez exemplaire, pour une institution scientifique, d’entreprendre une réflexion collective sur soi-même. […]

Il est important d’instituer des lieux pour une discussion à la fois réglée et libre, où l’on puisse venir, avec ses intérêts professionnels, sa compétence professionnelle, ses pulsions professionnelles, ses révoltes professionnelles, pour discuter en termes professionnels – ce qui ne veut pas dire corporatistes, encore moins mandarinaux – avec d’autres professionnels, qu’il s’agisse de problèmes pratiques, personnels ou généraux, et cela, sans attendre d’être consulté. Et il est souhaitable que le travail de réflexion collective réalisé en ces lieux débouche sur des prises de positions publiques à la fois compétentes, rigoureuses, autorisées et engagées, critiques et efficaces […].

Si c’est cela que vous commencez à faire à l’Inra, à travers ce groupe Sciences en questions, je ne puis que vous engager à poursuivre, et je vous dis que je suis disposé à vous y aider si vous le souhaitez, dans la mesure de mes moyens. »

Le groupe Sciences en questions applique l’idée que les agents de l’Inra sont suffisamment investis dans leurs missions pour pouvoir collectivement et utilement adopter une attitude réflexive sur leurs pratiques. Mettre les sciences en questions, c’est en particulier se demander ce que sont les sciences, comment elles se transforment, dans quel contexte, et en fonction de quels objectifs politiques, économiques et sociaux ; mais aussi ce qu’elles changent dans le monde et dans les rapports sociaux ; enfin ce qu’elles pourraient être ou devraient devenir. C’est aussi s’interroger sur les conditions de travail des métiers de la recherche, sur ses méthodes, sur sa gestion. Il s’agit également de se soucier de la responsabilité des scientifiques vis-à-vis de la société et de la nature, ainsi que de la place qu’occupe la science dans la culture. Ces questions sont inhérentes à la vocation de la recherche finalisée qui est pratiquée à l’Inra.

Contexte conté

Au moment de la création de Sciences en questions, l’époque était à la discussion, les débats étaient permanents, la politique agricole était remise en cause et l’on s’interrogeait sur la place de la recherche dans la réponse aux besoins et aux aspirations de la société4. Mais le temps des personnels de l’Institut était déjà encombré par la nécessaire quête de financements, par un début d’inflation des évaluations, avec pour corollaire toutes sortes de gestions administratives, humaines et techniques supplémentaires. Pierre Boistard, l’un des fondateurs du groupe, faisait déjà le constat que le chercheur perdait le temps nécessaire à une réflexion approfondie sur son travail et sur ses responsabilités vis-à-vis de la science et de la société. Cette situation n’a fait qu’empirer depuis lors.

Sciences en questions a souhaité pallier cette évolution et ouvrir des espaces consacrés à un travail collectif de réflexion sur la science en train de se faire, en apportant les outils proposés par l’épistémologie et les autres sciences humaines5.

En 1994, l’Inra avait 48 ans. Le temps des pionniers était déjà loin mais l’Institut était encore animé par l’élan scientifique d’après-guerre et par la démocratisation de la recherche qui suivit Mai 68 : des recrutements en nombre, sur des profils diversifiés et par des concours nationaux ; une liberté certaine dans le choix des sujets qui tenait non seulement à des dotations de base plus confortables que celles qui étaient allouées au même moment, par exemple au CNRS, mais surtout au choix possible de bailleurs de fonds diversifiés, privés ou publics, ayant des objectifs différents. Mais les temps ont changé, la gestion de la recherche se fait aujourd’hui majoritairement par projets avec appels d’offres, elle est associée à ce qui pourrait être considéré comme une forme d’industrialisation, avec ses objectifs de production, ses évaluations, la précarisation des métiers, etc. Le temps pour la réflexion se trouve encore plus mis à mal par cette évolution du « management » de la recherche.

Science en quête de sens

Le groupe s’est donné une raison d’être, sans avoir été chargé d’une mission par son institution – mais avec son soutien – dans une démarche soucieuse de partage, d’interdisciplinarité, de prise de distance et promouvant conjointement le sens de la critique et la liberté de parole (y compris en son sein).

Le groupe Sciences en questions ne figure pas sur l’organigramme de l’Inra. Il fonctionne de façon autonome grâce au soutien du service de la formation permanente qui participa à sa naissance et l’accompagne depuis, et grâce au crédit qu’il a su gagner auprès de l’Institution, du fait de la qualité de ses productions. Le soutien de l’Inra se traduit par des dotations de fonctionnement et du temps d’animation, de secrétariat et d’édition, sans lequel le groupe ne pourrait pas fonctionner. Enfin, l’Inra relaye et augmente l’action du groupe en achetant aux Éditions Quæ (jusqu’en 2017) 3 000 exemplaires de chaque livre qui sont mis gracieusement à la disposition de ses personnels.

Depuis lors, nous avons tenté de maintenir le cap, tout en nous adaptant – avec essais et erreurs – à l’évolution du contexte institutionnel et aux transformations des pratiques et des avancées scientifiques. Nous avons donc adopté une démarche qui est loin d’être linéaire. Pour aborder une question complexe, pour explorer une intuition, nous nous sommes autorisés des détours plus ou moins longs, en proposant, par exemple, plusieurs conférences qui abordent par des angles différents un même thème et finissent par former un cycle, tels que celui autour de l’animalité (Lestel, 20006 ; Despret, 2009 ; Marguénaud, 2011), celui autour de la notion de nature (Blandin, 2009 ; Maris, 2014 ; Hermitte, 2016) ou celui autour du management de la recherche (Dejours 2003 ; de Gaulejac, 2012 ; Ogien, 2013 ; Busch, 2014). La thématique de la modélisation et de la complexité, après une conférence qui a fait date (Legay, 1997), a resurgi seulement 12 ans et 20 ans plus tard, en 2009 (Delahaye) et en 2017 (Bouleau).

Nous ne voulons pas éviter les sujets sensibles ou polémiques, conscients des risques que, ce faisant, nous prenons. Ce furent, face aux transgenèses, la discussion du renouvellement de l’éthique de responsabilité vis-à-vis du génie génétique (Kahn, 1996 ; Parizeau, 2010) et la critique de la théorie génétique (Atlan, 1999 ; Kupiec, 2012) ; et face à l’expérimentation animale, l’animalité et le droit (Despret, 2009 ; Marguénaud, 2011). De même, en fonction des opportunités, il nous arrive de suivre des chemins de traverse – par exemple, de prendre le pari hardi d’ouvrir la réflexion sur les controverses scientifiques à la critique littéraire (Citton, 2013).

Matériel et méthodes

Sur le groupe

Sciences en questions est actuellement un groupe d’une quinzaine de membres actifs, tous volontaires. Il comprend un bureau de trois animateurs, deux directeurs de la collection des ouvrages « Sciences en questions » et trois collègues mis à disposition à temps partiel par le service de la formation permanente de l’Inra. Ces derniers assurent les fonctions indispensables d’administration, de coordination, d’assistance à l’édition, de l’organisation pratique des conférences et de leurs enregistrements, ainsi que du développement et du portage de la dimension de formation des actions de Sciences en questions à l’Inra. Certains de nos livres ont par exemple été utilisés comme supports lors d’écoles-chercheurs de l’Inra (à l’école sur les risques chimiques et microbiologiques dans les aliments [Riscalim] en 2015, l’ouvrage de Chevassus-au-Louis (2007) a été distribué aux 50 participants ; l’école des doctorants et de leurs encadrants [Eden] utilise depuis 2013 nos livres lors de ses sessions annuelles).

Le groupe évolue, certains membres le quittent, d’autres y sont intégrés. Nous choisissons collectivement et de façon informelle les nouveaux membres en essayant de rassembler des représentants des différentes disciplines scientifiques, dont les sciences humaines, et de la palette des métiers de la recherche à l’Inra.

Sciences en questions travaille sur la base d’une réunion plénière par trimestre au cours de laquelle nous nous attachons à discuter des pistes thématiques et à identifier les conférenciers que nous désirons solliciter. Depuis sa naissance, le groupe les choisit hors de son institution afin d’éviter les interférences entre ses activités et des enjeux hiérarchiques ou politiques internes à l’Inra.

Les ouvrages de la collection « Sciences en questions » depuis 1995.

  • Bruno Latour, 1995. Le métier de chercheur : regard d’un anthropologue, Paris, Inra Éditions (2e éd. revue et corrigée, 2001, Éditions Quæ).

  • Axel Kahn, 1996. Société et révolution biologique. Pour une éthique de la responsabilité, Paris, Inra Éditions.

  • Michel Sebillotte, 1996. Les mondes de l’agriculture, Paris, Inra Éditions.

  • Philippe Roqueplo, 1997. Entre savoir et décision, l’expertise scientifique, Paris, Inra Éditions.

  • Jean-Marie Legay, 1997. L’expérience et le modèle. Un discours sur la méthode, Paris, Inra Éditions.

  • Pierre Bourdieu, 1997. Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, Inra Éditions.

  • Inra, École nationale supérieure des mines de Paris, 1998. Les chercheurs et l’innovation. Regards sur les pratiques de l’Inra, texte mis en forme par Isabelle Savini, Paris, Inra Éditions.

  • Henri Atlan, 1999. La fin du « tout génétique ». Vers de nouveaux paradigmes en biologie, Paris, Inra Éditions.

  • Jean-Pierre Dupuy, 2000. Les savants croient-ils en leurs théories ? Une lecture philosophique de l’histoire des sciences cognitives, Paris, Inra Éditions.

  • Christian Arnsperger, Catherine Larrère, Jean Ladrière, 2001. Trois essais sur l’éthique économique, Paris, Inra Éditions.

  • Michel Dron, Marie de Lattre-Gasquet, 2001. Politiques d’aide et recherche agricole, Paris, Inra Éditions.

  • Jean-François Théry, Rémi Barré, 2001. La loi sur la recherche de 1982. Origines, bilan et perspectives du « modèle français », Paris, Inra Éditions.

  • Pierre-Henri Gouyon, 2001. Les harmonies de la nature à l’épreuve de la biologie. Évolution et biodiversité, Paris, Inra Éditions.

  • Dominique Pestre, 2003. Science, argent et politique. Un essai d’interprétation, Paris, Inra Éditions.

  • Christophe Dejours, 2003. L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, Inra Éditions.

  • Bernadette Bensaude-Vincent, 2004. Se libérer de la matière. Fantasmes autour des nouvelles technologies, Paris, Inra Éditions.

  • Bernard Chevassus-au-Louis, 2007. L’analyse des risques. L’expert, le décideur et le citoyen, Versailles, Éditions Quæ.

  • Michel Morange, 2008. À quoi sert l’histoire des sciences ? Versailles, Éditions Quæ.

  • André Pochon, 2008. Agronomes et paysans. Un dialogue fructueux, Versailles, Éditions Quæ.

  • Michel Claessens, 2009. Science et communication : pour le meilleur et pour le pire, Versailles, Éditions Quæ.

  • Jean-Paul Delahaye, 2009. Complexité aléatoire et complexité organisée, Versailles, Éditions Quæ.

  • Patrick Blandin, 2009. De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Versailles, Éditions Quæ.

  • Vinciane Despret, 2009. Penser comme un rat, Versailles, Éditions Quæ.

  • Marie-Hélène Parizeau, 2010. Biotechnologie, nanotechnologie, écologie. Entre science et idéologie, Versailles, Éditions Quæ.

  • Philippe Descola, 2011. L’écologie des autres, l’anthropologie et la question de la nature, Versailles, Éditions Quæ.

  • Jean-François Théry, Jean-Michel Besnier, Emmanuel Hirsch, 2011. Éthique et recherche. Un dialogue à construire, Versailles, Éditions Quæ.

  • Jean-Pierre Marguénaud, 2011. L’expérimentation animale, entre droit et liberté, Versailles, Éditions Quæ.

  • Guillaume Lecointre, 2012. Les sciences face aux créationnismes. Ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs, Versailles, Éditions Quæ.

  • Jean-Jacques Kupiec, 2012. L’ontophylogenèse. Évolution des espèces et développement de l’individu, Versailles, Éditions Quæ.

  • Vincent de Gaulejac, 2012. La recherche malade du management, Versailles, Éditions Quæ.

  • Albert Ogien, 2013. Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public, Versailles, Éditions Quæ.

  • Yves Citton, 2013. Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Versailles, Éditions Quæ.

  • Virginie Maris, 2014. Nature à vendre. Les limites de l’approche par services écosystémiques, Versailles, Éditions Quæ.

  • Lawrence Busch, 2014. Le marché aux connaissances. Néolibéralisme, enseignement et recherche, Versailles, Éditions Quæ.

  • Léo Coutellec, 2015. La science au pluriel. Essai d’épistémologie pour des sciences impliquées, Versailles, Éditions Quæ.

  • Marie-Angèle Hermitte, 2016. L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant, Versailles, Éditions Quæ.

  • Nicolas Bouleau, 2017. Penser l’éventuel. Faire entrer les craintes dans le travail scientifique, Versailles, Éditions Quæ.

  • Mathias Girel, 2017. Science et territoires de l’ignorance, Versailles, Éditions Quæ.

Sur la préparation des conférences

Le groupe se donne une grande liberté de choix des enjeux scientifiques, sociaux, environnementaux et politiques à mettre en débat. Lorsqu’après discussion, certains thèmes se sont dégagés au sein du groupe (qu’il s’agisse de s’interroger sur les sciences en train de se faire, sur la façon dont elles évoluent en fonction du contexte politique, économique et social ou sur les transformations du monde qu’elles accompagnent et auxquelles elles contribuent), nous choisissons la personne qui nous paraît la plus susceptible de faire une conférence originale sur ce sujet. Si elle est disponible et accepte de se lancer dans l’aventure, deux ou trois d’entre nous (parfois plus, compte tenu de leurs compétences, de leurs disponibilités et de l’intérêt qu’ils portent à la thématique envisagée) forment alors un « groupe de contact » qui aura un nombre a priori indéterminé de réunions avec l’orateur (au moins deux, souvent plus). Il s’agit d’accorder nos attentes, nos suggestions avec ce que le conférencier a le désir et la capacité d’exposer. Bien évidemment, nous n’y parvenons pas toujours, surtout quand la personne pressentie est soumise à de très nombreuses autres sollicitations. Mais, outre que cette démarche permet dans la plupart des cas de concevoir un exposé qui convient à tout le monde, il arrive parfois que le futur orateur, stimulé par nos suggestions, entreprenne des investigations qu’il n’avait pas prévues de prime abord. Il est même advenu que deux conférencières (Vinciane Despret, 2009 ; Marie-Angèle Hermitte, 2016) entreprennent des enquêtes supplémentaires auprès d’agents de l’Inra, que nous soyons associés à la maturation d’une recherche (Laura Centemeri, conférence 20177, témoignage dans l’Encadré 2) ou que, de la discussion avec le « groupe de contact », se dégage un sujet auquel nul (ni le conférencier ni les membres de Sciences en questions) n’avait pensé et que tous plébiscitent (Yves Citton, 2013). Enfin, à l’issue d’une de ces réunions, l’un d’entre nous s’entretient avec le futur conférencier pour pouvoir le présenter et expliquer les raisons qui nous ont conduits à solliciter son intervention ; cette introduction servira de préface au futur ouvrage.

L’expérience de collaboration d’une conférencière avec le groupe Sciences en questions.

L’invitation à présenter une conférence dans le cadre des activités du groupe Sciences en questions est un honneur et, en même temps, un risque que l’on choisit de courir. C’est tout d’abord un honneur. Il suffit de parcourir rapidement la (longue) liste des intervenants et des intervenantes invités par ce groupe de réflexion, qui existe depuis plus de vingt ans. Les ouvrages témoignent de contributions qui font émerger des objets d’enquête, des espaces de pensée, de critique, d’imagination et d’action, à même d’alimenter la réflexivité des chercheurs sur les relations entre science, nature et société. Mais il s’agit également, pour l’invité, de prendre un risque, le risque venant de la manière même dont le groupe Sciences en questions pense les conférences qu’il organise, en tant que le résultat, l’aboutissement, d’un processus que l’on peut définir comme une co-création. Accepter l’invitation de Sciences en questions équivaut, alors, à accepter de rentrer dans une relation de collaboration et d’échange, qui se tisse au fil des mois, dans un travail d’accompagnement à la préparation des conférences. Il s’agit de partager avec les membres du groupe ce qu’on a l’habitude de laisser dans les coulisses : le cheminement qui amène à la construction d’une interrogation de recherche, ou simplement un certain regard sur les objets étudiés. Ce cheminement est toujours le résultat d’une biographie personnelle et intellectuelle. L’exercice du récit biographique que Sciences en questions exige n’est pas simple. En même temps, il permet de resituer une pensée dans un parcours, offrant ainsi des clés de compréhension, autant à celui ou celle qui se plie à l’exercice qu’à ceux qui l’écoutent. Les échanges avec les membres du groupe sont indispensables à la construction des conditions d’une véritable communication avec le public de l’Inra, et au-delà. Cela est d’autant plus vrai si, comme cela a été mon cas, la réflexion développée s’intéresse à une réalité amplement débattue à l’Inra, comme celle de la permaculture.

J’ai rencontré les membres du groupe Sciences en question trois fois, à partir de septembre 2016, en prévision de deux conférences programmées à l’automne 2017. Chaque rencontre a duré une demi-journée, consacrée à la discussion de notes de préparation de la conférence que j’avais envoyées une semaine avant nos réunions. Ces moments de travail collectif ont produit des notes qui ont circulé dans le groupe et fait l’objet de commentaires à l’écrit, de la part des unes et des autres. Ils ont été aussi l’occasion de discuter ensemble des lieux les plus adaptés à accueillir les conférences, en termes de public (étudiants, chercheurs) et d’intérêt de recherche des centres qui nous accueillaient. Les possibles malentendus disciplinaires à prendre en compte dans la manière d’exposer mes arguments ont également été discutés. Nous avons échangé sur des lectures et des travaux qui auraient pu nourrir et élargir ma perspective. Tout cela s’est fait dans une ambiance amicale, par des échanges intellectuels d’une très grande richesse et d’une grande générosité. Un vrai travail d’équipe. Après notre dernière rencontre, en juin 2017, j’ai rédigé le texte final des conférences, nourrie par les échanges et les notes cumulées lors des trois rencontres, et également consciente du type de publics auquel j’allais m’adresser. Dans les deux cas, l’accueil a été chaleureux et la conférence a été l’occasion de découvrir des espaces de formation et de recherche, de connaître les travaux des étudiants et des chercheurs, de tisser des liens. Les débats qui ont suivi mes interventions ont été marqués par une grande diversité de perspectives et de questionnements, qui vont aujourd’hui alimenter le travail de rédaction de l’ouvrage que je prépare, dernière étape de ce véritable chantier collaboratif.

Tout cela fait de Sciences en questions un vrai lieu de production culturelle et non simplement une vitrine.

Laura Centemeri (sociologie de l’environnement, CNRS)

Les conférences sont conçues pour la diversité des professionnels d’un institut public de recherche scientifique et sont pensées comme relevant du champ de la formation professionnelle. Elles sont ouvertes à tout autre public, mais sont généralement données dans des locaux de l’Inra et pendant les jours ouvrables, aux heures de travail.

Initialement, et jusqu’en 2007, les conférences avaient exclusivement lieu à Paris. Par la suite, nous avons décidé de les transporter, autant que faire se peut, dans un ou plusieurs des centres Inra disséminés dans toute la France (Paris compris). Chaque orateur est donc invité à répéter son propos – ou à l’enrichir s’il le désire – généralement dans deux centres. Certains d’entre eux (Guillaume Lecointre, Jean-Jacques Kupiec ou feu Jacques Weber) l’ont même fait dans cinq centres différents. Sciences en questions organise ainsi 2 à 3 conférences par an, la plupart étant données dans plusieurs centres. Pour compléter ce qui est conçu comme une séance de travail collectif, chaque exposé est suivi d’un dialogue entre l’orateur et l’assistance. Depuis 1994, 38 conférenciers ont ainsi donné 70 conférences dont 41 en région. Avec l’appui des centres Inra, depuis 2010, 8 d’entre elles ont pu être suivies sur la toile, à distance et en direct.

Sur les catégories des conférences

Les conférences de Sciences en questions se répartissent selon cinq grands thèmes. Le nombre de conférences organisées dans chaque thème est donné entre parenthèses, chacun étant décliné sous forme de quelques questions qu’il nous a semblé opportun et utile de traiter :

  • théories scientifiques (15) : quelles théories nouvelles ; quelles controverses ; quelle histoire ; quels effets ; quelles métaphysiques implicites sous-jacentes aux choix théoriques ?

  • métiers et organisation de la recherche (12) : qu’est-ce qui influence les conditions de travail des collectifs de recherche, les connaissances produites, leur orientation et les rapports à la société ?

  • rapports à la nature (14) : quelle nature ou quels rapports à la nature et au vivant l’activité scientifique contribue-t-elle à construire ou à détruire ?

  • rapports à la technique (3) : quelle technique ou quels rapports à la technique, l’activité scientifique contribue-t-elle à construire ? Science et technique : quelles influences réciproques et quelles autonomies ?

  • savoirs et décisions publiques (15) : quelles interactions entre les connaissances, les pratiques scientifiques et les décisions publiques ?

Sur le processus de fabrication des ouvrages

Les conférences donnent lieu à la rédaction d’une série d’ouvrages. L’idée étant que quelque chose de ce qui fait l’intérêt d’une conférence pourrait être conservé dans l’écrit : un moment de concentration, un style synthétique porté par la parole et les échanges avec le public qui ont suivi. Les exposés et les débats sont enregistrés. Ainsi Sciences en questions fournit à l’orateur, qui deviendra auteur de la collection, la transcription d’une des conférences et de l’ensemble des dialogues avec le public. Il rédige alors un texte, qu’il doit développer et enrichir afin d’atteindre une taille minimale qui tourne autour de 100 000 caractères et peut aller jusqu’à 200 000 caractères sans que nous nous sentions obligés de le réduire. Et lorsque l’auteur décide avec notre accord d’entreprendre des investigations supplémentaires pour réaliser son ouvrage, le tapuscrit peut être encore un peu plus long.

Lorsque le manuscrit nous parvient, deux ou trois membres, dont nécessairement la personne chargée par l’Inra d’assurer cette tâche et l’un des directeurs de collection, vont effectuer le travail d’édition (corrections, suggestions de compléments, de précisions, de reformulations ou de suppressions, mise aux normes éditoriales, etc.). Au vu du manuscrit, certaines questions posées à l’issue des conférences sont sélectionnées, elles sont reformulées afin qu’elles conservent leur caractère spontané, tout en éliminant les redondances, les hésitations et autres approximations d’interventions orales improvisées. Il arrive aussi qu’un membre du groupe veuille ajouter une question qu’il n’a pas eu le temps de poser lors de la conférence ou que l’esprit d’escalier lui a suggérée ultérieurement. L’auteur n’est pas tenu de répondre à toutes les questions qui lui sont alors envoyées. Il a tout loisir de supprimer celles qui ne l’inspirent pas, ou qui exigeraient des développements trop importants.

À l’issue de ces nombreux échanges, le manuscrit est livré clés en main aux Éditions Quæ.

L’effet Sciences en questions

Pour fêter son vingtième anniversaire, en novembre 2015, élargissant sa formule classique « conférence-livre », le groupe a animé une journée de forum au centre Inra de Toulouse. L’idée était de tester l’hypothèse que l’organisation des conférences et la diffusion de livres permettent aux agents de l’Inra de prendre du recul par rapport à leur quotidien. Trois binômes « chercheur confirmé – jeune chercheur » se sont prêtés au jeu de la lecture croisée d’ouvrages de la collection en lien avec trois thématiques bien représentées à Toulouse, la génétique (Atlan, 1999), l’expérimentation animale (Despret, 2009 ; Marguénaud, 2011), les agroécosystèmes (Pochon, 2008 ; Maris, 2014, dans la suite de la conférence donnée le jour même par Franck-Dominique Vivien8). Ils ont apporté leurs visions personnelles et parfois impertinentes, en interrogeant aussi bien l’évolution des métiers que les questions de recherche. Une centaine de personnes, de l’Inra ou d’autres établissements, ont participé à tout ou partie de cette journée ce qui, avec les binômes qui avaient offert un beau travail, a été une réponse largement positive à la question posée. Les présents ont en effet qualifié cette journée de moment rare et se sont félicités de l’existence de Sciences en questions, faisant souvent le constat que peu d’équivalents à notre structure existaient ailleurs (voir les témoignages filmés de l’événement sur la toile9 et l’Encadré 3).

Des personnels de la recherche et Sciences en questions : extraits de courts entretiens réalisés le 20 novembre 2015, à la sortie du forum de Toulouse, pour le vingtième anniversaire du groupe Sciences en questions.

« Ce qui m’a particulièrement intéressé, c’est la réflexion des scientifiques sur leurs propres pratiques, plus que les questions que nous pourrions poser à la société ou que la société nous poserait. Prendre un moment pour s’interroger sur nos approches et pourquoi nous les menons. » (Neo Peeters, biologie moléculaire, Inra, Toulouse)

« Les conférences Sciences en questions permettent un véritable « pont des arts » entre les disciplines. Moment d’échange privilégié avec d’autres disciplines, rencontres entre spécialistes et profanes, démarches didactiques, mobilisation de concepts, réflexivité… » (Julie Labatut, sciences de gestion, Inra, Toulouse)

« Je m’intéresse à Sciences en questions, d’une part, du fait de ses productions, les conférences et les petits livres qui sont des respirations, des ouvertures sur différents sujets scientifiques, et, d’autre part, pour le modèle d’interface entre la science et la société qu’il représente. » (Catherine Cibien, directrice du comité français du programme Man and Biosphere – MAB, Unesco)

« Participer aux séances de Sciences en questions, c’est s’offrir la chance d’élargir les frontières de nos disciplines, de nos approches et de nos concepts par la rencontre avec des points de vue très différents. J’y retrouve l’intérêt pour la diversité que je connais dans mon métier de chercheur, celle qui est synonyme de richesse, d’intelligence, de complexité et de plus de raisonnement sur les choses et sur le monde. Sciences en questions, c’est tout ça. Je suis le groupe depuis la conférence de Bruno Latour. Historique ! » (Vincent Thénard, zootechnie, Inra, Toulouse)

« Sciences en questions nous permet de réaliser un exercice salutaire, que chaque chercheur devrait pratiquer : la prise de recul, par rapport à nos objets de recherche et nos pratiques. Cela permet de se situer dans un paysage scientifique plus large et aussi de démasquer et questionner les idéologies ou les présupposés qui sont à la base de toute discipline et qui sont constitutifs de véritables visions du monde. Pour ça, je suis reconnaissant envers Sciences en questions qui m’a donné des occasions de m’échapper, de relever la tête pour regarder avec plus de distance mes activités. » (Étienne-Pascal Journet, agroécologie, CNRS, Toulouse)

« Je considère comme essentiel de communiquer mes recherches et de les rendre accessibles aux chercheurs d’autres domaines, ou aux citoyens souhaitant se cultiver. Les volumes de Sciences en questions m’ont permis d’avoir une vision rapide de certains domaines proches ou éloignés de mon domaine de recherche. La trace des échanges entre l’auteur et le public apporte un éclairage direct sur les domaines présentés. Enfin, le format des ouvrages, de petite taille et au nombre de pages relativement réduit, rend propice leur lecture. » (Stéphane Uroz, écologie microbienne des sols forestiers, Inra, Nancy)

Les livres de la collection « Sciences en questions » (Éditions Inra, puis Quæ), sont connus et appréciés. Leur petite taille et leurs couvertures de couleur sont leur marque de fabrique. Ils ont rapidement fait la notoriété du groupe Sciences en questions et contribué à celle de l’Inra. Trente-sept ouvrages sont actuellement disponibles10. Ils forment la plus importante collection des Éditions Quæ, première maison d’édition scientifique publique de langue française.

Ces ouvrages sont aussi disponibles en librairie. Ils se vendent bien (pour la catégorie des livres de sciences) et dans la durée. Certains livres ont été écoulés à plusieurs milliers d’exemplaires et ont été réédités, comme ceux de Bruno Latour (2001), de Pierre Bourdieu (1997), de Christophe Dejours (2003), de Vinciane Despret (2009) ou de Philippe Descola (2011). Grâce aux compétences des personnels qui l’assistent, le groupe a diversifié ses supports de production vers le numérique. Il touche ainsi un plus grand nombre de collègues, et poursuit son compagnonnage de longue date avec le service Inra de la formation permanente. Ainsi :

  • Sciences en questions a créé un site internet11 ouvert, qui présente le groupe, ses activités, propose des documents, signale les projets en cours ;

  • la plupart des conférences peuvent maintenant être suivies à distance et en direct ; certaines d’entre elles sont enregistrées et peuvent être consultées sur le site internet de Sciences en questions12 et sur l’intranet de la plateforme e-formation du service de la formation permanente de l’Inra ;

  • les DVD des conférences d’Yves Citton (2013) et d’André Pochon (2008) peuvent être demandés auprès du même service.

Sciences en questions, un groupe durable ?

Sciences en questions a su perdurer en surmontant un certain nombre de difficultés : celle de convaincre les conférenciers, celle de rassembler un public autour de sujets exigeants sur la forme comme sur le fond, et quelquefois, celle de soulever des questions épineuses. Cette durée, Sciences en questions la doit peut-être au fait que le groupe n’a pour ambition ni de fournir des réponses, ni des mots d’ordre, ni de dicter des conduites, ni d’inciter à des réorganisations. Son ambition est de nourrir une réflexion sereine face à des formes de travail absorbantes, à l’urgence des interrogations, aux débats indispensables autour de la science et de la recherche.

Le groupe Sciences en questions croit devoir continuer ce que Pierre Boistard lui proposait13 :

« Afin de combattre la propension à la simple extrapolation des tendances du moment et d’encourager au contraire l’exploration des voies d’avenir, sans céder à l’influence des lobbies créateurs de modes, l’attention aux parcours hors pistes doit être constamment stimulée par l’appel aux réflexions provocantes, hérétiques peut-être aujourd’hui en attendant d’inspirer demain la norme. […] La diversité des points de vue exprimés par les conférenciers devrait, nous l’espérons, favoriser une meilleure perception, par les membres de l’Inra, des enjeux de leur activité et des choix d’orientation de la recherche auxquels ils ne peuvent échapper et pour lesquels leur responsabilité est engagée. »

Et dans les moments difficiles, le groupe doit se souvenir du plaisir ressenti à l’occasion de telle ou telle conférence et de ce qu’elle a suscité d’échanges entre acteurs de la recherche scientifique – et donc entre citoyens –, et savourer ce qui témoigne de ces événements : les enregistrements tant qu’ils sont accessibles et les livres qui sont lus et appréciés.

Observant le chemin parcouru, et envisageant sa poursuite, dans un paysage de recherches et de sciences en évolution, nous espérons avoir semé – et souhaitons continuer à le faire – des graines d’espèces et de couleurs aussi variées que les couvertures des livres de la collection, et que celles-ci soient des sources d’inspirations et de réflexions.

En quête de sens, pour un travail collectif de réflexion sur la science telle qu’elle se fait, le groupe Sciences en questions aspire toujours, plus de 20 ans après sa création, à construire, à partir de chemins non prédéterminés, un sentier qui fait découvrir et comprendre le paysage.


1

Champagne P., 2011. Intervention au séminaire de Sciences en questions, Jouy-en-Josas, avril, http://www6.inra.fr/sciences-en-questions/Presentation

2

Savini I., Landais É, 1995. Compte rendu de la réunion du groupe de travail Sciences en questions du 8 mars 1995, Courrier de la formation permanente Inra, JT/SL/no 95-117.

3

Les ouvrages de la collection Sciences en questions mentionnés dans ce texte sont identifiés entre parenthèses par leur auteur et leur date de publication. L’encadré 1 encadré 1 liste les 37 ouvrages parus dans la collection.

4

Boistard P., 2006. Politique scientifique et liberté du chercheur : une alliance difficile mais nécessaire, Futuribles, 317, 25-31.

5

Ibid.

6

Lestel D., 2000. Réinventer l’animalité. Conférence Sciences en questions, 20 décembre, Paris.

7

Centemeri L., 2017. Le mouvement de la permaculture ou la critique écologique par l’art de réhabiter. Conférence Sciences en questions, 16 novembre, Angers, 7 décembre, Avignon.

8

Vivien F.-D., 2015. Les services écosystémiques. Une autre économie de la nature ? Une autre nature de l’économie ? Conférence Sciences en questions, 16 mars, Nancy, 7 avril, Dijon, 20 novembre, Toulouse.

13

Boistard P., 2006, op. cit.

Citation de l’article : Groupe Sciences en questions, 2018. Le groupe Sciences en questions : un espace de réflexion sur les sciences à l’Inra. Nat. Sci. Soc. 26, 3, 320-327.

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